Enquête.Petro Porochenko a obtenu la démission d’Igor Kolomoïsky de sa fonction de gouverneur de la province stratégique de Dnipropetrovsk. Au moment où ce richissime patron renégocie son forfait fiscal à Genève.
Yves Genier et Michel Guillaume
A un moment donné, le gouvernement de Kiev a dit stop. Petro Porochenko, le président ukrainien, a obtenu, le 25 mars dernier, la démission du milliardaire Igor Kolomoïsky de sa charge de gouverneur de la province centrale de Dnipropetrovsk. Tant que l’oligarque, patron de Privat Group, actif dans la banque et l’industrie du métal, lançait ses milices à l’assaut des séparatistes prorusses du Donetsk, ses débordements étaient plutôt bien acceptés. Mais la limite a été franchie lorsque des hommes de main ont pris le contrôle du siège d’Ukrnafta, à Kiev, l’exploitant pétrolier détenu en majorité par l’Etat, après le vote par le Parlement d’une loi qui avait pour effet de retirer à l’oligarque, actionnaire minoritaire, un droit de veto sur le destin de cette société (lire L’Hebdo du 19 février 2015).
Cette reprise en main a des conséquences en Suisse. Igor Kolomoïsky, tout gouverneur d’une importante province ukrainienne qu’il soit, est resté domicilié à Genève dans un vaste appartement avec vue sur le lac, inscrit au nom de sa fille depuis une dizaine d’années. Mieux, il bénéficie d’un forfait fiscal. Comment peut-on être magistrat dans son pays d’origine et justifier d’un domicile helvétique? C’est toute la question qu’ont commencé à se poser différentes administrations, aussi bien à Genève qu’à Berne.
«Nous espérons que la démission de M. Kolomoïsky en tant que gouverneur de la province de Dnipropetrovsk influencera favorablement les décisions à venir des autorités concernées», indique Silvan Ziegler, porte-parole de la famille. Comme l’explique cet employé de la société de relations publiques de Thomas Borer à Thalwil (ZH), cela fait plusieurs mois qu’une procédure d’examen est ouverte.
Comme le cas concerne une «personne politiquement exposée» (PEP), la procédure implique au moins trois autorités. A Genève, il revient au Département des finances de déterminer si le milliardaire peut toujours bénéficier d’un forfait. L’autorisation de séjour est du ressort du Département de la sécurité et de l’économie. Cependant, aucune décision n’est prise sans l’aval, au niveau fédéral, du Secrétariat d’Etat aux migrations. Mais, dans le cas Kolomoïsky, aux lourdes implications politiques dans un pays où la Suisse s’engage beaucoup, comment imaginer que le Département fédéral des affaires étrangères reste à l’écart?
Les autorités restent discrètes sur les détails des procédures. Il est vraisemblable que la décision sera prise au niveau le plus élevé, entre les conseillers fédéraux Simonetta Sommaruga et Didier Burkhalter ainsi que les conseillers d’Etat genevois Serge Dal Busco et Pierre Maudet.
Selon des sources concordantes, la Suisse constituerait une importante base arrière pour les affaires d’Igor Kolomoïsky, qui s’est fréquemment abrité derrière des structures offshore et des prête-noms. On dit qu’il détiendrait notamment Gehold, une holding domiciliée au cœur de Genève. Cette société appartient, selon un document de la Commission fédérale des OPA, à sa sœur, Larissa Chertok, installée dans le canton. Elle est administrée par Dimitri de Faria e Castro, à Fribourg, et Camille Froidevaux, à Genève.
Camille Froidevaux affirme toutefois avoir démissionné de Gehold le 18 février 2013 lors de l’assemblée générale de cette société. «Je n’ai jamais été en affaires avec M. Kolomoïsky», ajoute l’associé de l’étude Budin & Associés, qui précise néanmoins bénéficier de mandats accordés par Larissa Chertok. Il reste cependant inscrit au Registre du commerce en tant qu’administrateur.
Bras de fer ukrainien
Retour en Ukraine. Dans une région stratégiquement hypersensible, le bras de fer entre l’oligarque et le président Porochenko passionne la presse mondiale, car son enjeu est aussi crucial pour l’avenir du pays que la guerre dans le Donbass. L’Ukraine parviendra-t-elle à se réformer et à lutter contre la corruption pour se rapprocher de l’UE, comme le veulent ses nouveaux dirigeants? Ou l’Etat restera-t-il impuissant?
Le 19 mars dernier, le Parlement – la Rada – a donné un signal clair en votant à l’unanimité une loi redonnant un vrai pouvoir dans les entreprises lui appartenant, comme Ukrnafta, la principale compagnie d’extraction d’hydrocarbures. L’Etat y détient 51% des actions, mais sans réelle marge de manœuvre, tant il est vrai qu’Igor Kolomoïsky – avec 42% des parts – y disposait d’une minorité de blocage lui assurant le contrôle des opérations. Ce n’est désormais plus le cas.
L’homme d’affaires a fait barricader l’entreprise par ses hommes de main, cagoulés et en treillis, «pour contrecarrer une possible tentative de raid par des forces prorusses», s’est-il justifié. En fait, ses adversaires l’accusent d’avoir abusé de sa minorité de contrôle pour favoriser les sociétés de Privat Group, son empire allant d’une banque too big to fail aux médias, en passant par l’énergie. Ces sociétés auraient bénéficié d’un prix du pétrole d’environ 15% inférieur au prix du marché durant plusieurs années, soit entre 2010 et 2013, réalisant des gains se chiffrant au moins à plusieurs centaines de millions de dollars.
Tout cela débouche sur l’épilogue provisoire du bras de fer du 25 mars dernier. Ce que la majorité des médias considèrent comme un licenciement est présenté officiellement comme une décision prise d’un commun accord. Chaque partie devant garder la face, Petro Porochenko et Igor Kolomoïsky apparaissent ensemble à Dnipropetrovsk lors d’une conférence de presse télévisée présentant le nouveau gouverneur, Valentyn Reznichenko. Le site vesti-ukr.com prétend qu’il s’agit là d’un compromis, Igor Kolomoïsky s’étant engagé à rembourser une partie de ses dettes – ou plutôt de celles d’Ukrnafta qu’il contrôlait – envers l’Etat ukrainien, en échange de quoi il ne sera pas poursuivi en justice.
Nouvelle Ukraine
Cela n’a pas été du goût de son plus féroce adversaire politique, l’ancien journaliste d’investigation Sergei Lechenko, aujourd’hui député à la Rada. «Cette démission est vraiment la sanction la plus clémente qui soit pour Kolomoïsky», regrette-t-il. Sur son mur Facebook, le député a publié un entretien téléphonique enregistré à l’insu de ce dernier, révélant ses méthodes de travail musclées, où l’intimidation n’est pas absente. «Ces procédés sont indignes de la nouvelle Ukraine que nous voulons construire après la révolution de la place Maïdan», se désole-t-il.
Paradoxalement, le président Porochenko sort lui aussi fragilisé des derniers événements. Il s’est engagé dans un processus de «désoligarchisation» de l’Ukraine certes louable, mais hautement périlleux puisqu’il est lui-même un oligarque. Dans le pays, les attentes sont immenses. Trois forces poussent aux réformes: la jeune garde du Parlement, la société civile, bien décidée à ne plus avaler de couleuvres, et enfin la communauté internationale.
Celle-ci veut bien accourir au chevet d’un pays au bord du gouffre économique en injectant 40 milliards de dollars répartis sur plusieurs programmes d’aide, mais elle veut s’assurer qu’elle ne soit pas confisquée. C’est ainsi que l’ambassadeur des Etats-Unis à Kiev, Geoffrey Pyatt, a averti Igor Kolomoïsky sur Twitter: «Les lois de la jungle font partie du passé.»
L’avenir suisse d’Igor Kolomoïsky est entre ses mains. En jouant l’apaisement en Ukraine, il conforterait son domicile genevois. Dans le cas contraire, il pourrait devenir encombrant. ■