Analyse.Le gouvernement socialiste introduit la surveillance de masse. Il renforce les budgets de la police et des espions en coupant dans l’enseignement et la recherche. A gauche comme à droite, la France est au garde-à-vous.
Charb, Cabu et la bande de potes de Charlie auront beau se retourner dans leur tombe, on ne saura jamais quel dessin leur aurait inspiré la nouvelle. Quelques jours avant les élections départementales qui ont débouché sur une large victoire de la droite et du Front national, le gouvernement socialiste de François Hollande a considérablement renforcé l’arsenal antiterroriste avec une loi autorisant la surveillance de masse des citoyens sans contrôle judiciaire.
En parallèle, le premier ministre, Manuel Valls, a attribué en urgence une enveloppe de plus de 300 millions d’euros – juste pour cette année! – au Ministère de l’intérieur et au Ministère de la justice. Pour ce faire, le gouvernement a puisé dans les budgets de l’éducation nationale, de l’écologie et de la recherche scientifique.
Ces «crédits d’avance» sont disponibles immédiatement, sans attendre le passage de la prochaine loi de finance rectificative devant l’Assemblée. Ils permettront l’embauche de 1300 fonctionnaires. Rien que pour la Justice, ce sont 780 policiers, dont 400 gardiens de prison et 30 aumôniers qui seront recrutés.
Le décret signé par Manuel Valls le 23 mars précise que ces crédits serviront aussi à l’achat de «munitions, de véhicules et de matériel de protection».
Cet effort est financé par des annulations de crédits de 25 millions d’euros dans le développement et la mobilité durable, de 15 millions dans l’urbanisme et de 100 millions dans la caisse des «dépenses accidentelles et imprévisibles» de l’Etat, qui alimente notamment certains contrats d’embauche aidés par celui-ci, une partie des indemnisations de chômage des intermittents et l’introduction du numérique à l’école.
Plus de 65 millions d’euros sont retirés à la recherche spatiale.
Cette augmentation massive des budgets de l’appareil sécuritaire est passée presque inaperçue dans la presse française, absorbée par le crash de l’avion de Germanwings et les élections départementales.
C’est un autre volet de la lutte antiterroriste qui a suscité les réactions les plus vives, quelques jours plus tôt. Le nouveau projet de loi sur le renseignement – troisième texte du genre présenté par François Hollande depuis son arrivée au pouvoir – a été soumis au Conseil des ministres le 19 mars, le lendemain de la sanglante attaque du Musée du Bardo à Tunis. Ce texte sera examiné en urgence par le Parlement dès la mi-avril, alors que les deux précédentes lois viennent tout juste d’entrer en vigueur.
Techniques de surveillance déjà en usage
Dans un étrange aveu, le gouvernement a reconnu qu’un des principaux objectifs de la nouvelle loi serait de «légaliser» des techniques de surveillance déjà en usage. Le texte doit en effet «offrir un cadre légal général à des activités (…) susceptibles de porter atteinte à la vie privée et au secret des correspondances».
Manuel Valls a justifié cette légalisation par le fait que la loi actuelle n’a pas fondamentalement évolué depuis son introduction en 1991, avant l’essor de la téléphonie mobile et de l’internet.
En validant le principe de la surveillance massive des communications électroniques avec l’assistance des opérateurs de téléphonie et des fournisseurs d’accès à l’internet, la nouvelle loi donnera aux services français les mêmes outils que leurs homologues américains, dont l’ampleur des activités est pourtant de plus en plus critiquée.
Le tour de passe-passe législatif du gouvernement socialiste transformera les techniques de surveillance aujourd’hui illégales en «techniques spéciales». Les agents pourront identifier leurs cibles grâce «aux données de connexion» récoltées de façon massive et automatisée auprès des opérateurs de téléphonie et d’accès à l’internet.
Les services installeront des «boîtes noires» capables de surveiller l’ensemble du trafic pour y détecter des «signaux faibles» de «menaces terroristes». Un algorithme de surveillance détectera des traces révélatrices, comme l’usage de certains mots ou la fréquentation de sites suspects. Les critères utilisés par l’algorithme seront tenus secrets.
Ces métadonnées, qui ne contiennent pas le contenu des messages échangés, seront d’abord collectées de manière anonyme et permettront d’identifier des suspects et les personnes de leur entourage. Dans un second temps, les autorités pourront procéder à des «interceptions de sécurité», en enregistrant le contenu de leurs conversations.
Le projet de loi ne consacre pas seulement la surveillance éthérée et invisible des réseaux, elle valide aussi l’usage de mouchards high-tech par les barbouzes de terrain.
Des «agents spécialement habilités» pourront «s’introduire dans un véhicule, un lieu privé ou un système automatisé de traitement de données (ndlr: les centres d’hébergement informatique) aux seules fins de poser, mettre en œuvre ou retirer les dispositifs de captation» tels que des micros ou des systèmes captant les contenus échangés sur un réseau.
«Pêche au chalut»
Le recours à ces pratiques ne sera pas soumis à des juges, mais sera autorisé directement par le premier ministre, pour une durée de quatre mois renouvelable. Cette absence de supervision judiciaire est un des points les plus contestés du projet de loi, même si le principe a déjà été validé par une révision précédente qui autorise la censure administrative de sites internet.
Conscient de cette faiblesse, Manuel Valls s’est engagé à confier la surveillance des «techniques spéciales» à une nouvelle Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), composée de neuf membres, qui veillera à la proportionnalité des mesures employées.
Cet aréopage d’élus et d’experts remplacera l’actuelle Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), dont le manque de moyens est régulièrement dénoncé. Le rôle de la CNCTR sera toutefois «consultatif», et les services pourront contourner ses contrôles «en cas d’urgence».
L’actuel président de la CNCIS, Jean-Marie Delarue, tout juste nommé à son poste et qui le perdra probablement dans la valse des commissions, s’est montré très critique envers ce projet. «On s’attendrait à ce que le contrôle soit renforcé par ce texte, or c’est l’inverse: on l’affaiblit», dénonce-t-il dans une interview à Mediapart.
Jean-Marie Delarue explique notamment que la nouvelle commission n’aura pas accès aux données collectées par les services, comme c’est le cas aujourd’hui. Pour connaître le type et l’ampleur des informations enregistrées, la CNCTR «devra sonner poliment à la porte de chaque service et attendre sa réponse». La supervision des agents ne se fera pas en temps réel et sera tributaire du bon vouloir des administrations.
Jean-Marie Delarue note aussi que certaines dispositions, comme la possibilité d’étendre les écoutes à l’entourage des personnes ciblées, risquent de «trop étendre la population couverte par ces techniques», faisant passer la surveillance de «la pêche à la ligne à la pêche au chalut».
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), la plus haute autorité chargée de la protection des données, avait rendu un rapport consultatif au gouvernement lors de la préparation du texte et pointé de nombreuses faiblesses. Plusieurs de ses recommandations ont été ignorées, notamment sur les «boîtes noires» imposées aux opérateurs. La CNIL a promis de «rester attentive» à ce dossier.
Le bâtonnier de Paris a dénoncé «une loi sur le secret qui a été pensée et écrite dans le plus grand secret» et réclamé que le recours aux «techniques spéciales» soit au moins soumis à un juge. Le collectif La Quadrature du Net estime pour sa part que, si le Parlement acceptait de suivre l’exécutif sur ce projet de loi, «les conditions d’un exercice correct de la démocratie ne seraient tout simplement plus réunies».
Outre ces réactions critiques des milieux directement concernés, le projet de Manuel Valls n’a pas donné lieu à de grands débats. Le quotidien Le Monde – dont certains journalistes avaient été visés par les techniques de surveillances illégales ordonnées par l’Elysée et qui avait récemment dénoncé les pratiques de la NSA américaine – a couvert le sujet avec une grande prudence.
La seule critique parue dans ses colonnes était signée par un philosophe et sociologue adepte de Bourdieu et de Foucault, Geoffroy de Lagasnerie. A ses yeux, le but du texte est clairement «d’étendre les pouvoirs d’intrusion des services secrets sur les communications et de garantir les possibilités» qui leur sont offertes «d’échapper au contrôle des juges». Cette «tentation» est celle d’un Etat qui renonce à respecter les droits fondamentaux du libéralisme politique du XIXe siècle.
«Désormais, tout se passe comme si l’Etat n’acceptait plus ces contraintes», observe le philosophe. La preuve: le terrorisme ne serait selon lui qu’un alibi utile pour justifier cette dérive. Le texte du projet de loi mentionne six autres missions dans lesquelles les «techniques spéciales» pourront être utilisées sans supervision judiciaire.
Il s’agit de la protection de «l’indépendance et de la défense nationale», des «intérêts majeurs de la politique étrangère», des «intérêts économiques ou scientifiques majeurs» ou encore de la «prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique». Pour Geoffroy de Lagasnerie, la thèse d’une dérive collective des services de l’Etat n’ayant rien à voir avec la finalité affichée de lutte contre le terrorisme est encore renforcée par le fait que l’usage de ces techniques d’espionnage s’étendra à d’autres administrations, au-delà de l’Intérieur, de la Défense et de l’Economie.
Répondre à l’arbitraire par l’arbitraire
Même dans le domaine du terrorisme, le texte emporterait la France sur la mauvaise route, poursuit le philosophe: «Il consacre la logique du traumatisme qui pousse à répondre à la violence par la violence et à l’arbitraire par l’arbitraire. Quatorze ans après les attentats du 11 septembre et l’adoption du Patriot Act aux Etats-Unis, la France s’apprête à répéter les mêmes erreurs. La grandeur de l’Etat réside dans sa capacité à s’émanciper de l’émotion et à agir rationnellement. Les mesures annoncées constituent la perte d’une occasion historique.»
Conformément à la procédure «d’urgence», le texte sera soumis au Parlement en une seule lecture. Nicolas Sarkozy, président de l’UMP, s’est déjà dit très satisfait de la version actuelle du projet de loi. Il a assuré que son parti voterait en sa faveur, à la condition qu’il ne soit pas «détricoté» d’ici là par le débat parlementaire.