Laurent Favre
Décodage. C’est en se détachant du résultat que le champion bâlois est parvenu à se focaliser sur le jeu. Et à gagner.
C’est à peine croyable aujourd’hui, pourtant Roger Federer fut un enfant capricieux, colérique. Quand il pratiquait un sport ou participait simplement à des jeux de société, la moindre contrariété le mettait dans une rage folle. Il pouvait alors devenir grossier, jusqu’à insulter ses proches qui ont plus d’une fois eu honte de son comportement, alors qu’il avait reçu une bonne éducation de ses parents, Robert et Lynette.
Ses crises de larmes étaient monnaie courante, ses jets de raquette si prévisibles que l’adversaire en faisait une stratégie. Comment a-t-il pu changer à ce point? Pour le comprendre, il faut observer Roger Federer frappant une balle. Mais vraiment observer, sans se soucier de questions d’élégance ou de puissance; juste fixer son regard. L’étude image par image d’un coup frappé par le champion suisse est révélatrice de ce qui se passe à l’intérieur de sa tête. Federer se distingue tout d’abord de la masse des joueurs par le temps exceptionnellement long qu’il passe à observer la balle. Tous les tennismans font ce genre de trucs de visualisation: voir la balle «grosse» ou s’efforcer de lire la marque imprimée sur la feutrine. Au moment de l’impact, ils adoptent généralement une vision plus périphérique pour contextualiser la frappe; Federer, lui, reste concentré sur la balle.
Après le point d’impact, sa tête ne suit pas la balle comme la plupart des grands joueurs, elle reste fixée sur la zone du point d’impact. Cela montre qu’il ne ressent à cet instant précis nulle anxiété sur le devenir de la balle. Il est tout entier dans le moment présent. Des études en neurosciences ont révélé que cette manière de rester fixé sur la zone d’impact de la frappe plutôt que de suivre du regard la trajectoire de la balle permettait au cerveau de basculer dans un mode de fonctionnement beaucoup plus économe en énergie. Ce n’est plus la vision qui transmet les informations mais les sensations corporelles. A l’écoute de son bras, Roger Federer sent si le coup est bien exécuté; pas besoin de le vérifier du regard.
Une faculté déterminante
Il arrive néanmoins que le Bâlois rate un coup. Ou perde son service. Ou traverse une mauvaise passe. Dans ces moments critiques, il se distingue à nouveau du commun des joueurs par des caractéristiques que l’on ne retrouve que chez quelques très grands champions, comme Björn Borg ou Pete Sampras. Federer accepte de rater. Lorsque cela lui arrive, il ne s’énerve pas, ne manifeste pas d’émotion négative. Cette particularité, appelée «capacité de non-jugement», est déterminante parce qu’elle n’est pas destructrice.
Ancien joueur de bon niveau national reconverti dans le coaching, le Genevois Marc Aebersold a publié en 2011, aux Editions Favre, un très intéressant manuel, Ce que j’apprends de Federer. Progresser grâce au meilleur. La question de la concentration est centrale. «Ce que je constate, c’est qu’il est toujours d’une fabuleuse décontraction. Il est dans le détachement total et dans le relâchement total. Comme Borg ou Sampras avant lui, il a appris à s’extraire complètement du résultat pour ne se focaliser que sur le jeu. Il sait ce qu’il a à faire, il sait qu’il peut le faire puisqu’il se l’est prouvé des milliers de fois.»
Sur un point important, Federer ne se dira pas que le point est important, il ne pensera que «revers croisé», «montée à contretemps» ou «retour dans les pieds». «Lorsque Roger Federer joue mal ou perd, il donne souvent l’impression de ne pas se révolter, d’être ailleurs, observe Marc Aebersold. En fait, c’est juste qu’il ne se préoccupe pas du résultat. Pour moi, c’est la clé de sa spectaculaire métamorphose. Quand il se braquait trop sur le résultat, il sortait trop facilement de son match.»