Kerstin Kullmann
Dossier.Un œil sur la télévision, l’autre sur son smartphone, nous som mes toujours plus nombreux à nous plaindre d’un excès de distraction. Les psychologues parlent du syndrome de l’esprit vagabond. Or, la concentration et la persévérance s’entraînent.
Certains jours, le chirurgien René Prêtre reste six heures à la table d’opération du CHUV, à Lausanne. Lorsque l’intervention est spécialement ardue, il y passe même douze heures. Le médecin opère surtout des enfants, parfois des nouveau-nés dont le cœur est gros comme une noix. Le cœur, il y a touché pour la première fois il y a vingt-cinq ans; depuis lors il n’opère plus rien d’autre.
René Prêtre jouit d’une faculté devenue rare: il est capable de se concentrer des heures sur une seule tâche. Pendant une opération, il peut à peine boire, manger ou s’éclipser. Il peut encore moins contrôler ses courriels, tailler une bavette dans le couloir ou surfer sur Google. Il ne peut même pas se gratter le nez. L’univers de René Prêtre se limite à un cœur, une aiguille, un scalpel, des canules et une machine cœur-poumon.
Sur la table d’opération se trouve aujourd’hui un gosse de 12 ans, la cage thoracique ouverte. Il s’appelle Alex et arrive d’Afrique. Il y a deux trous dans son cœur. Le chirurgien doit l’arrêter afin de pouvoir l’ouvrir. René Prêtre entre alors en immersion. Il coupe, coud et noue, son regard ne quitte jamais l’organe. Si quelque chose cloche, il faut le remettre en route, sans quoi l’enfant risque de graves dommages. Quarante minutes plus tard, le cœur d’Alex est réparé et René Prêtre émerge. L’aorte est libérée, le sang recommence à circuler et le cœur se remet à battre. Opération réussie.
A 58 ans, René Prêtre est l’un des meilleurs chirurgiens cardiaques du continent. Comment s’y prend-il pour rester pareillement concentré? Il raconte ses milliers d’heures d’expérience, ses décennies d’interventions. Mais peut-être que le secret de sa concentration réside aussi dans son enfance, dans le travail qu’il faisait à la ferme, dans son entraînement d’avant-centre de football. Une chose est sûre: une faculté de se concentrer aussi extraordinaire est rarissime. A contrario, toujours plus de gens se plaignent d’être trop aisément distraits.
En Allemagne, une enquête auprès de près de 20 000 salariés a révélé que 44% d’entre eux étaient souvent dérangés au travail; que 50% se sentaient mis sous pression parce qu’ils devaient accomplir plusieurs tâches à la fois et souffraient, de ce fait, de plus de stress qu’auparavant.
Un désastre général
Une étude analogue aux Etats-Unis, portant sur le même nombre de salariés, a démontré que 80% d’entre eux n’étaient pas en mesure de se concentrer sur une tâche et que les deux tiers avaient de la peine à fixer des priorités. Il y a quelques années déjà, la psychologue Gloria Mark, de l’Université de Californie, constatait que les employés entreprenaient quelque chose de nouveau en moyenne toutes les onze minutes. Du coup, plus de la moitié d’une journée de travail se passerait à glander.
Ce désastre ne se produit pas qu’au travail: c’est pareil à la maison. La plupart des gens ne s’assoient plus tout simplement devant la télé: ils sont un sur deux à en profiter pour surfer sur l’internet, envoyer des messages, faire un saut au supermarché du coin, descendre à la cave et oublier pourquoi. Les psychologues nomment ce phénomène mind-wandering, esprit vagabond: on ne fixe pas sa pensée sur ce qu’on est en train de faire. Et il semble que l’esprit vagabond ne rende pas particulièrement heureux.
Les psychologues de Harvard Matthew Killingsworth et Daniel Gilbert ont demandé à 5000 personnes de 83 pays de leur dire par le biais d’une application sur leur smartphone ce qu’elles étaient en train de faire. Résultat: près de la moitié d’entre elles n’étaient pas à leur affaire et cela les rendait plus malheureuses que de se situer dans l’ici et le maintenant. Y compris quand leurs divagations les menaient à de magnifiques rêves éveillés. Conclusion des chercheurs: «Nous payons un prix émotionnel élevé pour penser à des choses qui, justement, ne se produisent pas.»
Capacité à la distraction
Le neurologue américain Daniel Levitin a examiné ce qui se passe dans notre cerveau quand nous ne faisons pas ce que nous avions prévu. De nouvelles stimulations incitent le cerveau à diffuser de la dopamine. Ce neurotransmetteur nous procure du bien-être. La dopamine est diffusée dans la pratique du sport, la prise de drogue ou pendant l’amour. Mais également à la suite de petites impulsions que nous livrent l’ordinateur, la tablette ou le smartphone, des offres alléchantes, des «j’aime», des infos. «Résultat: nous sommes récompensés de ne plus nous concentrer et, de ce fait, nous cherchons toujours plus de stimuli extérieurs.»
C’est avant tout le cortex frontal qui est concerné: lorsque nous réfléchissons sans être submergés par des sentiments ou des émotions, c’est cette partie du cerveau qui s’active et jugule les impulsions. Mais le drame, selon Daniel Levitin, est que «cette région du cerveau dont nous avons besoin pour focaliser notre attention se laisse très facilement distraire».
La vie dans le monde virtuel ne nous rend ni plus sots ni plus seuls. Mais, lorsque nous travaillons avec ces outils avec lesquels nous passons aussi des heures à nous distraire, il importe de déterminer comment concilier les deux univers. Tout est question de dosage. En guise de postface à son dernier roman London NW, l’auteure britannique Zadie Smith remercie non seulement ses amis mais aussi deux programmes, Freedom et SelfControl, des applis permettant d’isoler l’ordinateur de l’internet pendant un certain temps. «Merci, écrit-elle, de m’avoir créé du temps.»
Procrastination
N’allez pas croire pour autant que l’ère numérique a fait perdre à l’homme sa persévérance. La faculté de se concentrer est toujours présente, il suffit de la maîtriser quand elle se révèle utile. C’est pourquoi les psychologues insistent sur l’attention, la notion à la mode pour vivre au présent. Pour apprendre à mieux se concentrer, d’aucuns pratiquent le yoga ou la méditation, d’autres mâchent longuement leurs aliments pour en vivre toutes les saveurs. Déconnecter, s’abstraire est devenu le grand débat de notre temps. Tous ces efforts ont un même but: le désir de paix, de patience et d’endurance.
En effet, si l’on peine déjà à se concentrer sur de petites tâches, qu’en sera-t-il des grandes? Pourquoi certaines personnes réussissent-elles à se focaliser des mois ou des années durant sur un projet, tandis que d’autres échouent? Peut-on s’entraîner à garder le fil, à persévérer? L’unité de psychothérapie ambulatoire de l’Université de Münster voit défiler des gens qui désespèrent de leur capacité de concentration: des étudiants incapables de terminer leur mémoire, des artisans qui ont fait faillite faute d’avoir envoyé leurs factures, des médecins, avocats, fiduciaires menacés de plaintes parce qu’ils ont procrastiné de manière pathologique. Le psychologue Fred Rist a déjà traité 700 cas: «Je suis effaré de voir par quelles souffrances certains passent avant de réussir à se mettre sérieusement au travail.»
Ce n’est pas de la paresse, «sans quoi ils seraient ravis de leur inactivité». Or, ces gens souffrent. Et ce n’est pas qu’ils ne fassent rien: trier les courriels, ranger leur bureau, de petites tâches qui peuvent sembler très urgentes à court terme mais ne servent aucunement l’objectif principal. Les psychologues estiment qu’entre 8 et 14% des étudiants de l’université tendent à une procrastination pathologique. Même chose sans doute pour l’ensemble de la population.
Dans son bureau du CHUV, à Lausanne, le chirurgien René Prêtre désigne la photo de la vieille ferme de ses parents dans le Jura. Fils aîné, il devait s’y échiner plusieurs heures par jour. «Tu n’arriveras jamais à rien», assuraient ses instituteurs, puisqu’il parvenait à peine à faire ses devoirs. Or, il se peut que son don de se concentrer douze heures non-stop sur un patient ait bien plus à voir avec les conditions de son enfance que ses maîtres ne le pensaient. Car tout cela était de l’entraînement: réviser le tracteur, passer des heures sur le terrain de foot, ce sont là des exercices de concentration.
Importance de l’exercice
Jeune médecin, il s’entraînait des heures durant avec des instruments chirurgicaux qu’il emportait dans ses poches. Le fil de suture surtout, avec lequel il s’exerçait sans relâche à faire des nœuds. «J’ai de bonnes mains», admet-il. Sans beaucoup d’entraînement, le talent ne sert à rien. «Seuls sont très bons ceux qui se sont beaucoup exercés.» Pareil pour la concentration: «Quand on la pousse régulièrement jusqu’à la limite, elle se renforce et se prolonge.»
A quoi pense l’homme quand il est distrait? Et la dérive de la pensée est-elle uniquement un inconvénient? C’est le domaine de recherche de Thomas Metzinger, professeur de philosophie théorique à l’Université de Mainz. Quand il explique comment fonctionne la pensée, on a l’impression qu’il parle d’une horde d’ivrognes. Selon lui, l’homme titube à travers sa vie les deux tiers de la journée, la tête occupée par une quantité de broutilles. Il semble que l’esprit humain fonctionne au milieu d’un incessant babillage intérieur.
«Tout se mélange en un vaste charivari de souvenirs, d’évaluations et de petites histoires», explique Metzinger. Et ce qui se passe vraiment est occulté par ce brouhaha. La liste de ce qui occupe le cerveau est interminable: souvenirs surgissant à l’improviste, projets plus ou moins obsédants, sombres réflexions récurrentes, pensées névrotiques, sentiments coupables, évocations de manquements passés, mais aussi rêves éveillés ou fantasmes sexuels.
Se structurer
Il y a de bonnes raisons de ne pouvoir être sans cesse dans l’ici et le maintenant. Metzinger désigne ce remue-ménage dans la tête comme «l’état de repos narratif» de l’esprit. «En toute occasion, nous sombrons dans ces autonarrations, nous nous projetons dans l’avenir et nous nous relions au passé.» C’est grâce à ce mécanisme que nous avons le sentiment d’être durablement la même personne. Le contraire de cette divagation, l’attention, est en revanche la faculté de diriger le projecteur intérieur sur une cible pour devenir, comme le dit Metzinger, un «penseur de pensées».
Or, selon lui, notre projecteur intérieur hésite entre beaucoup trop de directions. Depuis cinq ans environ, dit-il, il n’arrive plus à capter l’attention de ses étudiants plus de vingt minutes. Il doit leur proposer du divertissement, montrer une vidéo, proposer un débat. «Sans quoi, ils divaguent ou se perdent corps et biens dans leur compte Facebook.»
Certes, il peut être utile au processus créatif de pouvoir se distraire de temps à autre: faire une promenade, dormir en attendant que la solution s’impose d’elle-même. Mais l’essentiel, pour trouver cette solution, est d’avoir préalablement réfléchi au problème et, ensuite, de structurer le résultat.
Gagner en persévérance
Le Prix Nobel d’économie James Heckman vient de rentrer de Chine. Il a froid et souffre du jet-lag. En pénétrant dans son bureau de l’Université de Chicago, il demande à son assistante: «Combien de sacs?» Il y a deux cabas emplis de milliers de pages de lecture qu’il parcourra à la maison. Heckman a 70 ans, il est un modèle de persévérance. Depuis des années, il étudie la manière d’aider les enfants défavorisés des Etats-Unis à rattraper leur retard. Ses collègues conservateurs expliquent les échecs par le fait que l’intelligence serait une faculté innée, et le racisme n’est pas loin. Mais Heckman insiste: qu’est-ce qui aide les enfants à rester attentifs, intéressés? A ne pas capituler trop tôt?
Une réponse réside dans le Perry Preschool Project, un programme préscolaire scientifique, développé dans les années 60, qui a obtenu au fil des décennies des résultats incroyables auprès d’enfants défavorisés de 3 à 4 ans. Les petits étaient suivis de près par leurs enseignants et leurs parents impliqués. Ils ont gagné en équilibre, appris à aborder la vie avec curiosité, ouverture, contrôle de soi, capacité de résilience et persévérance. James Heckman commente: «La vie n’est pas un sprint, c’est un marathon.»
Carol Dweck, psychologue à l’Université Stanford, a découvert comment parents et pédagogues pouvaient renforcer ces propriétés chez les enfants. Elle parle de l’effort effect. Pendant dix ans, elle a observé des centaines d’élèves de 5e et remarqué que les enfants dont on louait globalement l’intelligence se décourageaient quand ils devaient aborder de nouvelles tâches plus difficiles. En revanche, les enfants dont on faisait l’éloge pour leur engagement avaient bien plus confiance en eux. Conclusion: c’est en expliquant aux enfants qu’ils peuvent faire plus et mieux, par l’effort et l’exercice, qu’on leur confère le contrôle de leur propre action. En revanche, lorsqu’on se borne à louer leur intelligence, on leur confisque ce contrôle.
Objectifs intermédiaires
Comment, une fois adulte, se le réapproprier? Le psychologue munichois Ernst Pöppel, 74 ans, constate: «On est submergé par une déferlante d’inputs, on ne s’y retrouve plus. Dans une avalanche d’informations, on ne sait plus très bien laquelle nous est utile. Du coup, on est perdu et plus rien ne bouge.» Alors, l’aptitude à savoir se concentrer devient indispensable. Mais comment l’apprendre? «Il faut tenter de se dépasser, de vaincre la flemme. Sans cesse, car il y a toujours un obstacle: on est un peu fatigué, il ne fait pas très beau. Moi aussi, je dois me vaincre tous les jours. Là, je suis assis à mon bureau et je dois terminer un texte aujourd’hui, quoi qu’il arrive.»
Presque toutes les activités – manger, boire, aimer – sont liées à un sentiment immédiat de récompense. C’est ce qui fait défaut aux tâches de longue durée. Pöppel conseille à chacun de s’atteler à des objectifs intermédiaires plus vite atteignables, de consigner tous les soirs ce qui a bien marché et ce qui a raté, de vérifier les progrès. Il appelle ça «tenir un journal de bord». Au moins une heure par jour, il convient que «chacun fasse ce qu’il a à faire» sans se laisser distraire. Et peu importe si le téléphone sonne. «Alors nous aurions peut-être le plus grand élan de créativité que l’on puisse imaginer.»
© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy