Dieter Bednarz, Christoph Reuter, Bernhard Zand
Décodage. Depuis l’accord-cadre de Lausanne sur le nucléaire iranien, Téhéran a le vent en poupe pour la première fois depuis trente-six ans. La guerre interconfessionnelle qui ensanglante le Yémen pourrait décider du futur maître du Moyen-Orient: l’Iran ou l’Arabie saoudite?
La semaine dernière, les puissants de ce monde négociaient à Lausanne sous les ors du Beau-Rivage Palace. Au même moment, à Sanaa, la capitale yéménite, deux femmes regardaient anxieusement le ciel. Nina Aqlan, militante des droits civiques, et son amie Ranim redoutent une nouvelle vague de bombardements aériens.
«Au début, nous pensions qu’ils nous pilonnaient deux ou trois fois, mais ça va de mal en pis», soupire Ranim sur Skype. Depuis que l’Arabie saoudite et sa coalition de neuf pays sunnites sont en guerre au Yémen, des avions saccagent nuit après nuit, systématiquement, des camps militaires, des centrales du renseignement, mais aussi une laiterie, une cimenterie, un camp de réfugiés.
Jeudi dernier, l’ONU comptabilisait 519 morts et plus de 1700 blessés, la plupart civils, en deux semaines de combats.
«C’est quoi, cette guerre? demande Nina, en colère. Ça sert à quoi?» Il n’y a aucun rapport direct avec l’accord conclu à Lausanne, mais, à Riyad, la capitale saoudienne, ce dernier est très sévèrement critiqué. Tout comme en Israël.
Après la Syrie et l’Irak, où les Saoudiens et leurs alliés combattent indirectement les milices chiites, cette guerre par procuration entre Riyad et Téhéran a désormais métastasé au Yémen. En effet, la grande question est: qui imposera désormais son hégémonie au Moyen-Orient?
L’Arabie saoudite, alliée de longue date de l’Occident, ou l’Iran, qui pourrait faire enfin son retour dans le concert des nations?
L’attaque de la coalition militaire arabe au Yémen a été déclenchée au nom de la stabilité dans la région. Mais on a vite compris qu’il ne s’agissait pas de ramener la paix dans un simple affrontement confessionnel entre rebelles houthis, alliés à l’ex-président Saleh, et régime sunnite soutenu par l’Arabie saoudite.
Il s’agit d’un conflit de politique intérieure compliqué qu’entendent exploiter les Etats sunnites, sous la férule de la maison royale saoudienne, pour atteindre leur rival idéologique dans le golfe d’Aden: l’Iran chiite.
Du même coup, à Riyad, le roi Salman ben Abdulaziz al Saoud a l’occasion de manifester son autonomie face aux Etats-Unis et peut-être de s’ériger en puissance militaire dominante dans la région.
Risque de chaos
Reste que cette lutte de pouvoir entre sunnites et chiites est très périlleuse: non seulement l’escalade risque de précipiter le Yémen dans le chaos, mais elle pourrait tourner au désastre pour l’Arabie saoudite qui, l’automne dernier, avait suspendu son aide financière au président yéménite sunnite Abd Rabo Mansour Hadi, aujourd’hui en fuite à Riyad.
La maison royale des Saoud jugeait son attitude trop accommodante face aux revendications des Houthis chiites, qui forment tout de même un tiers de la population du Yémen. Hadi se contentait d’assurer sa survie politique entre les divers fronts, notamment face aux milices alliées aux rebelles houthis d’Ali Abdallah Saleh, son prédécesseur avide de reprendre le pouvoir après trois ans d’exil. Mais sans l’aide financière de Riyad, Hadi n’avait plus aucune chance.
L’intervention militaire saoudienne au Yémen est une rupture radicale dans la politique étrangère du royaume. Jusqu’ici, le régime défendait ses intérêts de trois manières: il utilisait son incommensurable richesse pour soutenir des gouvernements ou des groupes locaux; il mettait sur pied un réseau planétaire de prédicateurs et d’écoles coraniques pour diffuser l’interprétation puritaine wahhabite du Coran; enfin, il mobilisait intensivement sa diplomatie et se posait en médiateur.
Mais nul ne s’est suffisamment demandé pourquoi le royaume dépensait tant de milliards pour équiper son aviation et son armée de terre.
La réponse tombe aujourd’hui: le foyer de tensions du Yémen, pays avec lequel l’Arabie saoudite entretient depuis toujours des liens multiples, notamment tribaux. Le clan Ben Laden, une des familles les plus influentes du pays, en est originaire, de même que les mères de plusieurs princes saoudiens.
Pour le roi Salman, qui vient d’accéder au pouvoir, c’est un cauchemar de voir son rival iranien tenter de placer le Yémen dans sa sphère d’influence chiite. Salman aura 80 ans et sa santé est chancelante. Ses fils et ses neveux essaient de se profiler dans le conflit yéménite et de se placer pour la prochaine succession au trône.
Un succès pour Obama
Et tout cela se produit dans un contexte qui voit les Etats-Unis hésiter dans leur soutien jusque-là indéfectible au royaume et entrouvrir peut-être la porte à Téhéran. Pour se conformer aux exigences de contrôle de l’Occident, l’Iran se dit prêt à signer le protocole additionnel du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.
Cet accord confère aux experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique plus de possibilités de vérifier la «dimension potentiellement militaire» du programme nucléaire iranien. En échange, les sanctions économiques visant l’Iran devraient être abrogées petit à petit. Les détails seront mis au point jusqu’au 30 juin.
A Lausanne, il n’y eut pas de poignée de main historique entre le secrétaire d’Etat américain John Kerry et le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif. Mais ce qu’ont dit ce dernier et la Commissaire européenne Federica Mogherini jeudi soir au Learning Center de l’EPFL a été traduit peu après par Barack Obama, à Washington, par «accord historique».
C’était en effet un grand succès pour le président américain qui, après plus d’un an de négociations, était sous forte pression, y compris dans son propre parti. Il devait pouvoir faire état des concessions iraniennes.
Le président modéré Hassan Rohani s’était même laissé entraîner à spéculer sur la réouverture de l’ambassade américaine à Téhéran – une trahison de la Révolution pour les purs et durs de l’aile nationale-religieuse, même si la grande majorité de la population rêve de réconciliation pour sortir du marasme économique.
Cependant, la politique nucléaire n’est pas du ressort de Rohani. Seul l’ayatollah Ali Khamenei, 75 ans, guide suprême de la Révolution, est habilité à décider de la guerre, de la paix, des relations avec Washington. Dans son cas, un accord exhaustif sur le nucléaire d’ici au 30 juin constituerait un tournant incroyable.
Son approbation signifierait l’abandon de la confrontation dont il tire sa légitimité. Peut-il se le permettre? Khamenei dirige le pays depuis un quart de siècle. A l’intérieur, il a liquidé tous ses adversaires. On dit à Téhéran qu’il aura même raison du cancer qui infeste ses testicules ou sa prostate.
L’Occident pense que ce sont les sanctions qui ont étranglé l’économie et contraint Téhéran à négocier. Mais en Iran on voit les choses différemment: potentielle puissance nucléaire, le pays négocie d’égal à égal avec les Etats-Unis.
Et Ali Khamenei peut se vanter d’avoir rempli son contrat: exporter sa révolution. Au Sud-Liban, en Syrie, en Irak et désormais au Yémen, ce sont des combattants chiites qui font la loi.
Les conditions d’une victoire
Ses adversaires de la Péninsule arabique, eux, doivent se repositionner après la mort, en février, du roi Abdallah. A leur tête, Mohammed, fils de Salman, 35 ans seulement et déjà ministre de la Défense. Et Mohammed ben Naif, 55 ans, son cousin, ministre de l’Intérieur.
Ce sont ces deux-là qui ont ordonné les bombardements de la coalition pour entraver la progression des milices houthies. Mais l’aventure se révèle périlleuse: les rebelles se sont emparés d’une base militaire proche du détroit du Bab-al-Mandab. Outre ceux d’Hormous et de Malacca, c’est la route la plus stratégique du monde.
Les Saoudiens ont baptisé leur attaque contre les chiites opération Tempête décisive. Mais ils ne sauraient vaincre uniquement depuis le ciel. Pour éviter une défaite, ils devront mener cette guerre au sol, ce à quoi ils ne sont pas préparés même si des témoins oculaires parlent de colonnes kilométriques de blindés le long de la frontière avec le Yémen.
Pendant ce temps, les rebelles houthis chiites marchent vers le sud, vers Aden, la deuxième ville du pays. Dans les années 60, une puissance avait déjà envoyé des dizaines de milliers de soldats au Yémen. L’opération s’était soldée par un désastre, elle est entrée dans l’histoire sous le sobriquet de Vietnam égyptien.