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Histoire: la bataille pour la «vraie Suisse»

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Jeudi, 9 Avril, 2015 - 06:01

Dossier.La Confédération est-elle née en 1291 ou en 1848? Deux visions de l’histoire nationale s’opposent et débordent sur le champ politique, alors que 2015 est à la fois une année électorale mais aussi celle d’une kyrielle de commémorations.

Sans doute, en année électorale, les politiciens devraient-ils se concentrer sur leur conception de l’avenir. Mais l’UDC, premier parti de Suisse depuis 2003, a tant utilisé l’histoire pour asseoir sa prépondérance que les autres partis, mais aussi les historiens et la population en général, sont sommés d’en découdre. D’autant que le renouvellement des Chambres coïncide cette année avec toutes sortes de commémorations d’événements qui ont jalonné à des titres très divers la saga confédérale: les batailles de Morgarten et de Marignan, le Congrès de Vienne, la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Une question d’honnêteté intellectuelle
Si certains faits historiques sont difficilement contestables, leur interprétation est toujours affaire de point de vue. Quand on convoque le passé pour légitimer tel discours ou telle vision du monde, il n’y a pas une histoire absolue et incontestable, mais un enchaînement de circonstances reconstruites a posteriori avec plus ou moins d’honnêteté intellectuelle.

Chaque pays cultive ses mythes, chaque régime politique cherche ses racines dans des événements antérieurs. La royauté reposait sur le droit divin, ce qui lui assurait naturellement une continuité. Les démocraties, poussées par le nationalisme du XIXe siècle, ont puisé dans un patchwork en fonction de leurs besoins.

Ainsi la Suisse de 1848, cette Confédération assoiffée de modernité mise en mouvement par les radicaux, a en quelque sorte inventé 1291 pour donner à l’Etat fédéral de profondes racines. Avant 1891, le 1er août n’est pas fêté, même si le serment des rois Suisses et Guillaume Tell font déjà partie de l’imaginaire collectif. Mais il s’agit justement de légendes.

Les juges étrangers
Sur la base d’une citation du Pacte de 1291, dont il est avéré que l’authenticité est douteuse, l’UDC de Christoph Blocher prétend que la Suisse ne saurait se soumettre à des «juges étrangers» sans renier son histoire et sa souveraineté. Le raisonnement est anachronique, mais caresse bien l’orgueil national en nos temps de mondialisation désécurisante. Il est agité telle une arme de destruction massive contre toute idée de rapprochement avec l’Union européenne, dont le Saint-Empire romain germanique serait une sorte de préfiguration.

Cette récupération de 1291, fondée sur des faits réels ou pas, provoque un combat idéologique «pour la vraie Suisse» qui promet de déchirer l’année électorale: notre pays n’est-il pas plus issu des choix et du positionnement opérés en 1848 que des légendes de 1291?

Héritiers absents
Par une pudeur bien helvétique, les héritiers de 1848, tout particulièrement les libéraux-radicaux, mettent peu en avant le succès de leurs prédécesseurs. Tout se passe comme s’ils avaient décidé de déserter le terrain de la réflexion historique et de laisser la plupart de ses ressorts émotionnels à l’UDC.

Du coup, c’est le Parti socialiste qui se pose en défenseur de l’Etat fédéral moderne. Pour son président, Christian Levrat, la Suisse de 1848 est celle «de la modernité, des droits de l’homme, de la séparation des pouvoirs, celle qui a su créer un équilibre entre les droits du peuple et la responsabilité des élus, parlementaires et conseillers fédéraux». Et de rappeler que l’ancienne Confédération, tant louée par Christoph Blocher, était celle des aristocraties et des privilèges.

Troquer les célébrations du 1er août contre une commémoration du 12 septembre 1848, jour de promulgation de la nouvelle Constitution fédérale? L’événement bien réel est terriblement institutionnel; même si les journaux relatent de gaies festivités dans la soirée, il manque de souffle épique et souffre d’une carence iconographique immense, surtout si l’on compare Tell avec les trois Suisses… Pourtant 1848 est bien la matrice de la Suisse actuelle, éprise de libertés, ouverte au monde, mue par l’envie de casser ses frontières internes et de développer son économie, et de faire bénéficier toutes les régions et toute la population de cet essor.

Pour éclairer ce débat, L’Hebdo a donné la parole à trois historiens. ■


1848: quelle importance dans l’histoire suisse?

Les historiens ne sont pas d’accord sur le sens à donner à la première Constitution de la Suisse moderne, adoptée en septembre 1848.

Cédric Humair, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne.

Le résultat d’une guerre civile 
Au sortir des guerres napoléoniennes, la Confédération suisse est un conglomérat très hétérogène de 22 Etats indépendants. En son sein, les lignes de fracture sont multiples et profondes: autant linguistiques et religieuses que politiques et économiques. Incapables de s’entendre sur la construction d’une maison commune, les Suisses y sont contraints par les grandes puissances européennes. Le Pacte de 1815 est adopté sous leur pression. Il fait de l’Etat central une coquille vide.

A partir de 1830, les tensions intercantonales s’exacerbent, jusqu’à aboutir à la guerre civile de 1847. D’un côté, les cantons libéraux-radicaux exigent la démocratisation du système fédéral et la centralisation de compétences économiques. De l’autre, les cantons conservateurs s’accrochent au statu quo et créent une situation de blocage. Attaquée à deux reprises par des milices libérales-radicales, Lucerne prend la tête d’une alliance défensive incluant six autres cantons conservateurs, le Sonderbund. C’est finalement une guerre éclair qui tranche le nœud gordien. Après un mois de conflit et une centaine de morts, les libéraux-radicaux l’emportent. L’Etat fédéral est créé sur la base de la Constitution de 1848. Mais quelle importance accorder à cet événement?

Un événement, de multiples interprétations
L’histoire n’est pas une science exacte. Selon les historiens, deux et deux peuvent faire quatre, QUATRE ou 4. Autrement dit, l’image d’un même événement est multiple. Pourquoi? L’histoire est un processus de reconstruction opéré a posteriori. Le résultat du bricolage varie selon le choix des documents et leur agencement. De plus, les différents bricoleurs ont chacun leur regard et leur point de vue. Le sens qu’ils collent sur un même événement peut varier en fonction de leurs idées et de leur vision du monde. Ce deuxième aspect est fondamental pour comprendre les divergences autour de 1848.

Les enjeux politiques: lentille déformante
L’interprétation de la création de l’Etat fédéral est indissociable des enjeux politiques qui y sont liés. Consciemment ou non, les commentateurs de l’événement ont construit une image historique empreinte de leurs intérêts. Vainqueurs de la guerre, les libéraux-radicaux ont fait de 1848 un moment fort de l’histoire suisse, afin de légitimer leur action passée et présente. Au contraire, les milieux conservateurs ont œuvré à minimiser l’importance de ce jalon historique.

Bien que la plupart des historiens aient cherché à se prémunir contre cette subjectivité, ils n’y sont pas toujours parvenus. De fait, le filtre politique a introduit plusieurs effets déformants dans l’interprétation de 1848. Les tenants de l’idéologie fédéraliste, arguant de la faiblesse des compétences centralisées et de la maigreur de l’administration fédérale, ont fait du nouvel Etat un tigre de papier insignifiant. Quant aux adeptes du libéralisme, ils se sont évertués à minimiser l’importance de l’Etat fédéral dans le succès économique de la Suisse. Jusqu’à prétendre que l’industrialisation se serait développée tout aussi rapidement sans 1848.

Une Suisse plus indépendante
Replacée dans la longue durée, la création de l’Etat fédéral acquiert le statut de moment clé de l’histoire suisse pour au moins trois raisons. La première concerne le positionnement de la Suisse dans le monde. Avant 1848, la Confédération est ballottée par les grandes puissances qui multiplient les ingérences dans les affaires extérieures et même intérieures de la Suisse. Profitant de la faiblesse du pouvoir central, elles divisent pour mieux régner. Et, si cela ne suffit pas, elles brandissent la menace d’une intervention militaire. L’indépendance et la souveraineté de la Confédération sont bafouées à plusieurs reprises.

Après 1848, le poids de la Suisse reste modéré et la survie du nouvel Etat passe parfois par une politique de concessions. Toutefois, les compétences de politique extérieure sont centralisées entre les mains du Conseil fédéral, qui refuse à plusieurs reprises de céder aux exigences des grandes puissances. Au plus fort de la tempête, lors de l’affaire de Neuchâtel en 1856, les autorités suisses n’hésitent pas à mobiliser des troupes pour affirmer leur position. Privée de l’unification de sa politique extérieure, la Confédération aurait-elle survécu à la montée des impérialismes qui caractérise la fin du XIXe siècle?

Un système politique flexible et stable
La Constitution de 1848 se caractérise par sa flexibilité. Contrairement au Pacte de 1815, elle peut être révisée en tout temps. Dès lors, le cadre politique et l’intervention étatique peuvent être adaptés aux évolutions toujours plus rapides d’un pays en voie d’industrialisation. Au gré des nouveaux besoins économiques et sociaux, des révisions totales puis partielles de la Constitution sont réalisées. Cette flexibilité contribue à la stabilité du système politique suisse, car elle permet de réformer plutôt que de révolutionner.

La Constitution de 1848 crée d’autres outils pour faire respecter l’ordre intérieur. En cas de troubles dans les cantons, l’armée est habilitée à intervenir. L’instabilité politique chronique qui précède 1848 fait donc place à une continuité sans égale. Hormis quelques soubresauts dans les cantons, le système politique suisse ne subit plus de bouleversements jusqu’à nos jours. Cette stabilité constitue un formidable atout pour l’économie. Elle rassure les investisseurs industriels et permet d’attirer les fortunes étrangères, aliment de la place financière.

Des conditions-cadres économiques performantes
En l’espace de quelques années, la Suisse de 1848 réalise ce que l’Union européenne mettra plusieurs décennies à faire: marché et monnaie uniques, libre circulation des personnes. Contrairement à ce que certains historiens ont prétendu, ces réformes profitent aux secteurs les plus dynamiques de l’économie suisse: commerce international, industrie d’exportation et industrie textile mécanisée. L’unification du système douanier crée une véritable politique commerciale: des traités sont conclus pour ouvrir de nouveaux marchés extérieurs. L’Etat fédéral transforme également les infrastructures utiles à l’économie. Il instaure un service postal performant, construit un réseau télégraphique et finance l’amélioration des routes alpestres et des cours d’eau.

Plus important encore, 1848 permet l’épanouissement du chemin de fer en rassurant les investisseurs: stabilité politique rétablie, suppression des entraves douanières intérieures, lois fédérales sur l’expropriation et la construction des chemins de fer, création d’une formation d’ingénieurs à Zurich. En l’espace de deux décennies, la Suisse rattrape le retard accumulé depuis les années 1820.

Ne pas idéaliser 1848
Faut-il choisir 1848 pour fête nationale? En dépit de son importance, l’événement s’y prête mal. 1848 reste associé à la guerre du Sonderbund, durant laquelle des Suisses ont tué des Suisses. Les blessures restent profondes chez les vaincus. Par ailleurs, 1848 est marqué du sceau de l’intolérance religieuse. L’expulsion de l’ordre des jésuites fustige l’Eglise catholique et les Suisses de religion juive sont discriminés: on leur refuse le libre établissement accordé à tous les citoyens chrétiens. Enfin, 1848 souffre d’un déficit de légitimité démocratique. N’en déplaise à certains historiens radicaux, ce n’est pas la version suisse du «printemps des peuples», mais plutôt une guerre de Sécession américaine avant la lettre. La population ne participe à ce conflit d’élites cantonales que de manière contrainte, enrôlée dans les armées. Lors du vote de la Constitution, 18% des citoyens suisses sont exclus – la proportion atteint même 50% dans le canton de Bâle-Ville. Ils ont le tort d’être vagabonds, à l’assistance sociale ou aux poursuites. Sans parler de la moitié féminine de la population, qui n’a pas voix au chapitre.

Beaucoup de citoyens et de citoyennes actuels auraient donc de la peine à s’identifier à 1848. A l’instar de la votation sur l’hymne national, pourquoi ne les ferait-on pas choisir parmi des événements symbolisant des valeurs importantes: 1836, réunion de Flawil pour revendiquer l’indépendance de la Suisse; 1863, fondation de l’institution humanitaire de la Croix-Rouge; 1874, nouvelle Constitution renforçant la démocratie directe. Et, au final, les Suisses ont-ils encore besoin d’une fête nationale pour se sentir Suisses? ■

Pour aller plus loin:
«1848. Naissance de la Suisse moderne». Cédric Humair, Lausanne: Antipodes, 2009.
«Développement économique et Etat central (1815-1914). Un siècle de politique douanière suisse au service des élites». Cédric Humair, Berne: Lang, 2004.


1291, un héritage de 1848

La Suisse serait née sur la prairie du Grütli au-dessus du lac des Quatre-Cantons le 1er août 1291… Cette fondation mythique, qui a été célébrée pour la première fois en 1891, est elle-même le fruit d’une histoire, une histoire radicale-libérale.

Dominique Dirlewanger, maître d’histoire au Gymnase Provence et collaborateur de l’interface Sciences-société de l’Université de Lausanne.

Le besoin d’une célébration nationale capable de rassembler tous les cantons, tous les partis et toutes les tendances confessionnelles se fait sentir avec une grande acuité au cours du XIXe siècle. Conséquence de l’industrialisation brutale à l’égard de la classe ouvrière, l’agitation sociale croît. Face aux blessures attisées par la guerre civile de 1847 entre radicaux et conservateurs, les conflits politiques ne s’apaisent pas. Influencés par le Kulturkampf (combat pour la civilisation) qui oppose depuis 1858 le libéralisme anti-clérical au catholicisme politique, les conflits confessionnels se renforcent. Enfin, la fondation du Parti socialiste suisse en 1888 et la création d’une fête internationale des travailleurs proposée par l’Internationale en juillet 1889 illustrent un indéniable accroissement de la contestation politique. Bref, l’invention de la Fête nationale suisse du 1er août constitue la réponse symbolique des radicaux aux défis de la création de l’Etat fédéral issue de 1848.

Des inventions récentes
Dans les dernières décennies du XIXe siècle, une véritable concurrence internationale se déploie lors de la création de fêtes patriotiques par les jeunes Etats-nations européens et américains. Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 aux Etats-Unis, prise de la Bastille le 14 juillet 1789 en France, Serment du roi le 21 juillet 1831 en Belgique, toutes ces commémorations se révèlent être des inventions récentes et créées au moment où le nationalisme politique cherche à renouveler sa légitimité. Afin d’assurer une cohésion sociale et de légitimer ses institutions, le nouvel Etat fédéral suisse leur emboîte le pas.

L’origine précise de la Fête nationale reste mystérieuse. Deux ans avant la première célébration du 1er Août en 1891, le projet est élaboré au sein du Département militaire fédéral. Dans leur Message du 14 décembre 1889 (le texte intégral en fac-similé est disponible sur le site internet memorado.ch), les autorités fédérales assurent vouloir organiser une Fête nationale la plus consensuelle possible. Chaque canton est ainsi libre d’organiser la cérémonie selon son bon vouloir. Seuls les événements prévus à Berne, «ville fédérale» et non capitale, feront l’objet d’une commission ad hoc et d’une direction coordonnée par les autorités aux niveaux national et communal. En effet, les festivités bernoises devront se combiner avec l’anniversaire de la fondation de la ville en 1191.

Des résistances
Dans son adresse au Parlement, le Conseil fédéral ne mentionne qu’en passant le Bundesbrief de 1291, Pacte fédéral toujours exposé au Musée des Chartes fédérales à Schwytz et qui devient alors l’origine mythique de la Confédération suisse. Aucune indication sur le choix de cette commémoration ni sur les débats historiques et idéologiques liés à cette date ne figure dans le Message du 14 décembre 1889. Construction intellectuelle, la création du 1er Août ne s’ancre pas dans une tradition populaire.

Dès sa première édition, la Fête nationale est critiquée. Des commentateurs observent que ce traité n’est pas la plus ancienne alliance entre cantons, qu’il n’est connu que des seuls historiens et de quelques érudits, et que l’authenticité même du pacte est sérieusement contestée. Alors pourquoi créer une telle fête patriotique? D’un point de vue politique, la commémoration du Pacte de 1291 permet de bricoler une cohésion nationale. Toutefois, l’édifice est fragile… En opposition à la Fête nationale du 1er août, la résistance s’organise dans les cantons de Suisse centrale qui célèbrent le 600e anniversaire du Grütli en 1907.

«Trop archivistique», la Fête nationale du 1er août n’est pas une fleur des Alpes, mais bien «une plante d’appartement cultivée par des érudits fonctionnaires». En oubliant les guerres entre cantons et les tensions politiques du XIXe siècle, le 1er Août permet de ne pas laisser de vaincus sur le bord de la route. Cette lecture anachronique cherche à valoriser les cantons de Suisse centrale en abandonnant la vision romantique d’une guerre de libération nationale. Cette instrumentalisation politique de l’histoire rend compte d’une volonté pacificatrice qui fait cohabiter dans le même discours la conservation d’un passé imaginaire et la création d’un Etat de droit moderne. Finalement, ce n’est qu’après les deux guerres mondiales que le 1er Août s’imposera dans les mentalités. ■

Pour aller plus loin:
«La mémoire des Suisses. Histoire des fêtes nationales du XIIIe au XXe siècle». Catherine Santschi. Genève: Association de l’Encyclopédie de Genève, 1991.
«Un étrange anniversaire. Le centenaire du 1er Août». Charles Heimberg. Genève: Ed. Que faire?, 1990.
«Tell me: La Suisse racontée autrement». Dominique Dirlewanger. Lausanne: ISS-UNIL, 2010.


De Morgarten au réduit national, combat autour des dates et des héros de l’histoire suisse

Dans son dernier livre, l’historien Thomas Maissen démonte les affirmations de Christoph Blocher et de l’UDC. De quoi nourrir le débat sur l’authenticité ou la portée de certains mythes.

René Lüchinger

Cette année, pour la Suisse, les anniversaires historiques se multiplient: Morgarten (1315), Marignan (1515), traité de Vienne donnant naissance à la neutralité perpétuelle (1815). Et c’est bien autour des anniversaires de ces événements mythiques que se concentrera une furieuse bataille d’historiens. A ma droite: Christoph Mörgeli, 54 ans, historien maison de l’UDC, et Christoph Blocher, 74 ans, qui joue desdits mythes avec un talent inimitable. A ma gauche, Thomas Maissen, 52 ans, un historien qui a longuement fourni ses analyses historiques à la NZZ et qui est désormais le premier non-Allemand à diriger l’Institut historique allemand de Paris. Dans son dernier livre, Schweizer Helden­geschichten – und was dahintersteckt*, il démonte les affirmations de Christoph Blocher et de l’UDC.

1291
L’alliance

«Le Gothard incarne l’indépendance et la liberté suisses. Ce n’est pas un hasard si la naissance de notre pays – le Pacte fédéral de 1291 – a été scellée tout près, sur la prairie du Grütli.»
Christoph Blocher, 2011

Dans son livre, Thomas Maissen objecte que l’alliance de 1291 n’a pas été scellée au Grütli. Il est en tout cas très improbable que les dirigeants d’Uri, Schwytz et Unterwald aient envisagé un pénible voyage vers une prairie isolée quand ils pouvaient aussi bien se rencontrer dans une localité. Ils n’avaient pas à se cacher, leur alliance n’était pas la conjuration magnifiée par Schiller. Même s’il y avait eu un serment au Grütli, il n’aurait rien eu à voir avec le Pacte.

1507
Guillaume Tell

«C’est ici, au Gothard, qu’a pris naissance le mythe de notre Etat suisse: avec l’histoire de Guillaume Tell tuant le tyran et celle du serment du Grütli, symbole de la solidarité. D’aucuns prétendent avec dédain que ce ne sont que des mythes. Et alors?»
Christoph Blocher, 2011

Des auteurs ont publié des textes intitulés «Et pourtant, Tell a existé» ou «Ne pas tuer Guillaume Tell». Mais les doutes quant à son existence sont presque aussi anciens que son existence littéraire. Celle-ci est née avec un texte imprimé à Bâle en 1507, titré Kronika von der loblichen Eydgnoschaft (ndlr: Chronique de la louable Confédération). Et c’est ainsi que Guillaume Tell est arrivé jusqu’au représentant des Lumières Schiller qui, avec son drame sur la liberté, l’a rendu immortel.

1646
L’indépendance

«Il y a trois cent cinquante ans, au terme de sa mission diplomatique à la proclamation de la Paix de Westphalie, Wettstein a obtenu la reconnaissance de la souveraineté suisse.»
Christoph Blocher, 1998

Des générations d’écoliers ont ânonné: 1648, indépendance juridique et séparation de l’Empire allemand. C’est court et c’est faux. Le maire de Bâle, Johann Wettstein, s’est rendu à Münster (Westphalie) en 1646, où une paix allait mettre fin à la guerre de Trente Ans. Il voulait en profiter pour arracher à l’empereur habsbourgeois certains privilèges légaux pour de récents territoires de la Confédération. Pour fonder sa demande, il parlait de «liberté, souveraineté et tradition» des Confédérés. Ce fut à coup sûr la première fois que le mot souveraineté était utilisé dans la langue politique allemande. Wettstein a certes obtenu ce qu’il voulait mais, pour un historien, voir dans cet épisode la naissance d’une indépendance juridique n’est pas recevable, car la concession des Habsbourgs aux Confédérés n’avait rien à voir avec le droit international, elle ne relevait que du droit impérial.

1515
Neutres depuis Marignan

«Notre neutralité remonte à la bataille de Marignan, elle est beaucoup plus ancienne que l’Etat fédéral.»
Christoph Blocher, 2010

Marignan passe pour une des dernières grandes batailles à laquelle l’ancienne Confédération a participé. Ce fut un affrontement entre les Confédérés et la France pour le duché de Milan, qui illustre une brève phase historique où l’on vit la Confédération tenter d’exercer sa propre politique de puissance avec des troupes professionnelles. «Les 13 et 14 septembre 1515 ont surtout été la victoire d’une nouvelle et coûteuse technologie de guerre. Très mobile, l’artillerie française a massacré les carrés d’infanterie suisses. Ce fut historiquement la fin de ces carrés, naguère machine de guerre terrifiante sur les champs de bataille européens», explique Thomas Maissen. Cette défaite fut-elle synonyme de naissance de la neutralité suisse? «Non. A l’époque, les Confédérés ne pensaient de loin pas à la neutralité ni à la modération.» Berne s’est emparée du Pays de Vaud en 1536. Au fil des siècles suivants, les Suisses ont continué à participer aux guerres européennes, même si ce n’était plus sous leurs propres étendards mais au service de l’étranger.

1848
Constitution fédérale

«En 1848, notre pays en avait plus qu’assez des exigences, des immixtions et des tentatives de chantage par des gouvernements étrangers.»
Christoph Blocher, 1998

La Constitution fédérale de 1848 vue comme acte national d’union de la Confédération contre l’influence des puissances étrangères? Thomas Maissen voit les choses très différemment. «Les cinquante années entre 1798 et 1848 ont été faites d’incessants conflits et recours aux armes entre les cantons et en leur sein. Jusqu’à ce que de la dernière guerre civile naisse la Constitution de 1848.» Dans les années 1840, les visions libérale et conservatrice de la Suisse s’affrontaient et, comme les moyens institutionnels manquaient, ce sont les armes qui ont parlé. Les vainqueurs de la guerre du Sonderbund ont exploité leur dynamique politique interne lorsque, en 1848, des révolutions nationales-libérales ont éclaté dans tous les pays voisins et que les monarques se sont retrouvés au moins provisoirement sur la défensive. La Constitution fédérale a été rédigée en quelques mois, visant à réduire l’opposition entre fédéralistes libéraux-conservateurs et centralistes radicaux, avec un Conseil des Etats pour les premiers et un Conseil national pour les seconds.

Démocratie directe
«Les trois cantons primitifs ont opté pour la responsabilité propre, l’autodétermination, la liberté d’agir. Le serment du Grütli et les «Landsgemeinden» incarnent la naissance du pouvoir du peuple, de notre démocratie directe très enviée, unique au monde.»
Christoph Blocher, 2005

Thomas Maissen ne voit aucun pouvoir d’un peuple composé de citoyens égaux. «Dans cette société corporative, les Confédérés ne faisaient pas exception: ils regardaient leurs sujets de haut et savaient que les aristocrates étaient d’un rang plus élevé qu’eux.» Comme le spécifiait d’ailleurs le Pacte de 1291. Dans les villes régnaient les patriciens (Berne, Lucerne, Fribourg, Soleure) ou les maîtres de guildes et marchands (Zurich, Bâle, Schaffhouse). En outre, en Suisse centrale, en Valais, à Appenzell, à Glaris et aux Grisons, «des familles roturières établies depuis longtemps pouvaient exercer une domination exclusive et durable». Dans les vallées alpines, l’élevage constituait souvent le seul gagne-pain. Il supposait une économie coopérative et des accords pour l’usage des alpages. «De là s’est développé pour ceux qui étaient citoyens le droit de codécision dans les Landsgemeinden. Mais, hormis ces privilégiés, il y avait aussi des manants, des sujets, pour ne pas parler des femmes.»

1933
Réduit national

«Par d’énormes sacrifices, la Suisse a montré une volonté de résistance incomparable.»
Christoph Blocher, 1997

«L’histoire de la Seconde Guerre mondiale pourrait être écrite sans mentionner la Suisse», selon Thomas Maissen. Mais personne ne comprendrait la Suisse d’aujour-d’hui sans tenir compte des années 1933 à 1945. Cette époque est centrale dans la mémoire collective du pays. L’histoire des «énormes sacrifices» est vexatoire pour les peuples qui se sont battus depuis 1939, qui ont déploré énormément de victimes et montré leur volonté de résister. Dans les années de l’après-guerre, cette réalité nous a de plus en plus échappé. Les Suisses ont exalté leur résistance, tandis qu’ailleurs ce fut moins une préoccupation.

«Sonderfall» suisse
«Depuis 1848, la Suisse s’est donné une nouvelle forme libérale. Notre pays a alors eu le courage de créer son Sonderfall (ndlr: cas particulier).»
Christoph Blocher, 1998

Chaque pays est un cas particulier. Chaque histoire nationale construit le cas particulier d’un peuple qui, en raison de ses qualités uniques et de son expérience historique, se trouve légitimé à former une nation politique. Les Italiens? Une nation de culture qui enchante le monde depuis Dante. Les Français? Un Etat-nation qui a inventé les droits de l’homme et la démocratie moderne. Les Allemands? Ils ont réussi à réunir un peuple de penseurs et de poètes avec la rupture du génocide.

Conclusion
A l’instar des contes et des légendes, les mythes ont leur part de vérité. Mais, dans son livre, Thomas Maissen suggère une «prudence sceptique» quand l’interprétation des mythes est confiée à ceux qui, «dans leur orgueilleuse surestimation d’eux-mêmes», prétendent que l’on peut voir à travers le brouillard de l’avenir «en se bornant à regarder systématiquement en arrière». ■

© Blick, Traduction et adaptation Gian Pozzy

* Verlag Hier und Jetzt, Baden AG.

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