Enquête. Il y a de la détente dans l’air. A la surprise générale, Berne et Bruxelles pourraient signer un accord «intermédiaire» afin que les électriciens suisses restent connectés au marché européen.
Ce serait un petit miracle, murmure-t-on en coulisses, sans trop oser y croire. En pleine crise de leur relation bilatérale, la Suisse et l’UE pourraient tout de même signer un accord provisoire sur l’énergie jusqu’à fin 2016, afin que les électriciens helvétiques ne soient pas exclus du couplage des marchés, la grande opération d’interconnexion générale des réseaux qui se met en place dès juillet prochain.
On avait fini par perdre tout espoir! Cela fait huit ans qu’on l’attend, cet accord. Huit ans de négociations, de promesses régulièrement renouvelées, suivies de lendemains qui déchantent. C’est dire que lorsque le peuple suisse, le 9 février 2014, a approuvé l’initiative «Contre l’immigration de masse», tout le monde a compris que cette décision – contraire au droit européen – sonnait le glas d’un tel accord, à court terme du moins.
Depuis, l’UE n’a cessé de marteler qu’il n’était pas question d’octroyer à la Suisse de meilleurs accès au grand marché communautaire si elle ne respectait plus la libre circulation des personnes (LCP).
Souplesse stupéfiante
Jusqu’à Noël 2014, elle n’envisageait pas le moindre cadeau à la Suisse. Mais le coup de théâtre a mûri durant le premier trimestre de cette année. Dans un premier temps, la ministre de l’Energie, Doris Leuthard, remet l’ouvrage sur le métier et rencontre, le 29 janvier à Bruxelles, son nouvel homologue, le commissaire Miguel Arias Cañete. L’atmosphère est moins tendue que prévu. A quelques mois de la réalisation du couplage des marchés, qui règle à la fois le commerce et l’acheminement de l’électricité, le temps presse, surtout pour la Suisse. «Si nous devions continuer à mener les deux opérations parallèlement, ce serait un handicap technique qui pourrait renchérir le prix du courant», avertit un cadre d’un grand groupe alémanique.
En ce 29 janvier, Miguel Arias Cañete n’ignore bien sûr rien de l’actuel blocage de la voie bilatérale. C’est la raison pour laquelle il propose un accord «intermédiaire» jusqu’à fin 2016, soit l’échéance à laquelle la Suisse devra dire comment elle compte respecter la LCP et accepter une instance d’arbitrage en cas de différend. Une porte s’entrouvre donc mais, à cette date, le scepticisme reste de rigueur, tant les écueils à surmonter restent nombreux. Un seul exemple: la Suisse devrait totalement libéraliser son marché intérieur, un sujet qui déchire les partis aussi bien que les électriciens.
Ce n’est que dans un deuxième temps que survient une embellie totalement inattendue, le 18 mars dernier, lors d’une énième ronde de négociation. Miguel Arias Cañete n’est pas présent, mais il fait savoir qu’il soutiendrait aussi un accord provisoire n’incluant pas encore une solution institutionnelle finalisée.
Cette souplesse soudaine, même si elle n’est l’œuvre que d’un commissaire, stupéfie les Suisses. Jusqu’à présent, Bruxelles a fait de la question institutionnelle une condition sine qua non pour redynamiser la voie bilatérale. En clair, les Européens veulent que leur partenaire se soumette à une instance supranationale en cas de différend. Et pour eux, cela ne peut être que la Cour européenne de justice.
L’espoir de Doris Leuthard d’en référer à la Cour de l’AELE (une association dont fait partie la Suisse) a donc été vite enterré. Inutile de dire que le sujet est hypersensible en Suisse, surtout en pleine année électorale. L’UDC de Christoph Blocher a fait de la diabolisation des «juges étrangers» l’un de ses chevaux de bataille. Elle vient même de lancer une initiative exigeant le primat du droit suisse.
Solution institutionnelle non finalisée
C’est cela, la nouveauté: l’UE concède qu’on procède, dans le dossier énergétique, à l’essai d’un mécanisme institutionnel qui ne soit pas d’emblée coulé dans le bronze. Une manœuvre habile: d’une part, elle fait preuve du pragmatisme que Berne ne cesse de lui réclamer; d’autre part, elle met la Suisse sous pression. Si tout se passe bien pendant cette phase intermédiaire, pourquoi abandonner la solution «Cour européenne de justice» à fin 2016?
Reste un autre problème de taille à régler côté helvétique: les aides d’Etat que l’UE réprouve en principe. Elles fourmillent dans le secteur énergétique, aussi bien dans les pays européens qu’en Suisse. Les cantons et communes, souvent propriétaires de services industriels, craignent donc l’irruption du droit communautaire comme la peste.
Mais l’intransigeance de l’UE à cet égard est un cliché. Elle tolère certaines aides, comme la rétribution au prix coûtant (RPC), que l’Allemagne pratique à large échelle et qui est aussi un des piliers du virage énergétique de Doris Leuthard pour affranchir la Suisse du nucléaire à l’horizon 2050.
Il n’est pas non plus exclu qu’elle puisse admettre le soutien à la grande hydraulique tel qu’adopté par le Conseil national en décembre dernier. Concrètement, chaque autorité doit aller plaider sa cause auprès de la direction générale (DG) de la concurrence, qui tranche selon les cas.
Rien n’est gagné bien sûr et bien téméraires sont ceux qui osent affirmer que les deux parties signeront un accord d’ici au mois de juin prochain. Il n’empêche: que la Suisse et l’UE puissent tout de même envisager un accord provisoire en pleine crise institutionnelle est déjà inespéré. Il témoigne d’un changement d’attitude à Bruxelles.
Un responsable de l’économie suisse s’en réjouit: «Un tel accord tient tout simplement de la raison, car les deux parties en sortiraient gagnantes. J’ai l’impression que les pays voisins se rendent compte qu’ils ont tout intérêt à maintenir la Suisse au cœur du réseau européen.»
Construire de nouvelles autoroutes de l’électricitéévitant la Suisse prendrait dix, voire vingt ans. Des länder allemands comme la Bavière et le Bade-Wurtemberg font face à une grosse opposition populaire à ce sujet.
A Bruxelles, tout dépend désormais de la position que prendra le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Il peut certes tout bloquer très vite en préférant attendre de voir comment la Suisse tentera de limiter son immigration à partir de 2017.
Mais le Luxembourgeois est un vieux renard qui veut conférer à la Commission une ligne plus politique que par le passé. Avec le président allemand du Parlement, Martin Schulz, il a conclu une forme de grande coalition entre libéraux et sociaux-démocrates afin de piloter l’UE malgré les vents contraires d’un euroscepticisme gagnant du terrain. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour la Suisse: mieux vaut discuter avec des partenaires forts que faibles.
Les français plus positifs
Bien sûr, la question de la voie bilatérale constituera un des points forts de la visite de cette semaine du président français, François Hollande, en Suisse. Là aussi, les signes sont plutôt encourageants.
Au lendemain du 9 février 2014, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, avait tenu des propos sévères envers la Suisse et le Conseil fédéral. «Vous avez créé vous-mêmes un problème. A vous de le résoudre!»
Aujourd’hui, le discours s’est assoupli: Paris considère désormais que s’entendre avec la Suisse sur le thème de l’immigration – à condition bien sûr de trouver une solution ne remettant pas en cause le principe de la LCP – serait un signal positif dans l’optique de neutraliser le Front national en l’empêchant d’exploiter le Sonderfall Suisse.