Enquête. La pauvreté des émissions culturelles à la télévision romande est un problème à l’heure prochaine de la discussion sur la mission d’un service public audiovisuel. Dont l’un des impératifs devrait être précisément la vie des idées et des arts, qui encourage si bien la pensée libre et critique. On en est loin.
Et, hop, encore une émission culturelle qui passe à la trappe! Douze numéros et puis s’en va: Violon dingue, qui parlait astucieusement de musique par le prisme d’un people, est sortie de la grille de RTS Un au soir, tard, du 9 avril. Rejoignant les Viva, Illico, C’est la jungle, Tard pour bar et tant d’autres programmes au cimetière des illusions culturelles perdues. Toutes vaincues, chères téléspectatrices, chers téléspectateurs, par vous-mêmes: la sacro-sainte audience. Une congrégation de nature divine pour les dirigeants du service public, mais que les logiciels iconoclastes de la RTS hachent menu en parts de marché.
Neuf virgule quatre pour cent, ou 26 000 spectateurs, c’est le score enregistré par la der de Violon dingue, consacrée à Zep, le fou de guitare. Pas si mal comparé à l’émission précédente, qui n’avait recueilli que 6,4% de parts de marché. Alexandre Barrelet, patron des programmes culturels à la RTS, radios comprises, plaide la bonne foi: «Nous avons tenté de lancer un nouveau format d’émission, différent des autres. Mais le réservoir, en Suisse romande, de personnalités qui ont une passion cachée pour la musique n’est pas infini. Et la télévision aime les offres claires. Violon dingue avait à la fois le registre du société-people et celui d’émission culturelle. Ça n’a pas marché.»
Reste alors à RTS Un l’unique, la seule, l’isolée, la presque incongrue Puce à l’oreille. Un rendez-vous hebdomadaire d’actualités de la culture mené par Iris Jimenez. Enfin, hebdomadaire… La puce a brillé par son absence les jeudis 5 et 12 avril, sans qu’on sache vraiment si son équipe était en vacances (!) ou s’il fallait laisser place nette à Violon dingue, comme une petite supernova qui prendrait toute la lumière avant de s’éteindre.
Pas en forme, La puce à l’oreille. Le numéro du 26 mars a recueilli 6,5% de parts de marché, ou 16 000 téléspectateurs. Une misère. Alexandre Barrelet le concède, mais pointe un «accident de parcours». Soit une programmation peu heureuse ce jour-là, avec le philosophe Michel Onfray qui ratissait alors, avec son dernier ouvrage, tout ce qui se fait comme TV et radios francophones, et un sujet principal de discussion qui portait davantage sur la science que sur la culture.
Ça arrive. La moyenne de La puce à l’oreille est plutôt de 8% de parts de marché. Depuis quatre ans qu’il existe, le «talk-show agenda» a su se remettre en question, évoluer, arrondir ses angles. Mais, à écouter des rumeurs internes, l’émission serait menacée. D’autant plus que son sponsor principal, la Fondation Wilsdorf, de Rolex, ne lui a pas renouvelé son soutien. Selon Alexandre Barrelet, la rumeur est plus que fausse: «Le retrait du mécène de l’émission nous contraindra, certes, à la financer davantage à l’interne. Mais pas question de l’abandonner.»
Ajoutons que La puce est une coproduction menée avec la société privée Point Prod. Comme si RTS Un, la vitrine des vitrines de l’antenne romande de la SSR, croyait si peu en la culture qu’elle la confiait à d’autres, comme on délègue une responsabilité. C’est d’autant plus préoccupant que, si l’on regarde l’offre de programmes de RTS Un et RTS Deux sur le site internet de l’entreprise, il n’y a qu’une entrée au chapitre «Culture»: la fameuse Puce à l’oreille. En plus produite pour moitié par une société privée. Un rien problématique pour un tel service public qui, selon la Constitution suisse, doit contribuer, dans l’ordre, «à la formation et au développement culturel, à la libre formation de l’opinion et au divertissement». On en est loin.
Pas du tout, réplique Gilles Marchand, directeur de la RTS, guère heureux du «mauvais procès» qu’on lui instruit. D’abord, et il a raison, la culture à la RTS ne se résume pas à la télévision. Les radios – La Première, Espace 2 ou Couleurs 3 – ne sont pas avares de programmations à savoirs et créations ajoutés. C’est même l’identité primordiale d’Espace 2. Il y a aussi le web, même si l’on peut juger que son offre culturelle est pour l’instant faible. La RTS, c’est une offre culturelle globale, d’ailleurs placée sous l’égide d’une seule rédaction culturelle menée par Alexandre Barrelet.
Canaux supplémentaires
Mais les TV? Il n’y a aucun sens, selon Gilles Marchand, à juger la Une indépendamment de la Deux. Elles sont complémentaires, à commencer par la culture. Et le 12:45 aux trois rendez-vous hebdomadaires culturels? Pl3in le poste toutes les semaines sur les musiques actuelles? Les captations et diffusions de musique classique, Nocturne pour le cinéma d’auteur, Travelling pour un film classique décrypté avant la diffusion par Catherine Fattebert sur La Première ou encore Lire, délire pour la littérature à l’adresse des enfants et adolescents?
Surtout, comme producteur-investisseur de culture, la RTS joue un rôle capital en Suisse romande, martèle Gilles Marchand. Dix millions de francs par an pour le film, des centaines de concerts captés et des partenariats essentiels avec l’OCL et l’OSR. Treize millions de droits d’auteur reversés par an aux artistes suisses francophones. Ainsi qu’une stratégie offensive de diffusion de films suisses sur TV5 Monde.
Gilles Marchand nie enfin la réalité de la dictature de l’audience, qui se traduit à la RTS par un calcul imparable: diviser le coût de production d’une émission par son nombre de télé-spectateurs pour obtenir un résultat qui dit si, oui ou non, il faut continuer ainsi. «Toutes les émissions culturelles en TV, depuis plus de vingt ans, touchent entre 5 et 10% d’audience, précise le patron de la RTS. Quelles que soient la forme de l’émission et sa programmation exacte. Si nous continuons malgré tout à proposer un rendez-vous hebdomadaire, c’est bien parce que nous pensons que cela est important, compte tenu du mandat, et non pour des questions d’audience.»
Dont acte. Mais ergotons: une petite présence au TJ, des retransmissions de concerts, quelques films classiques par ci, par là, des livres pour les ados, ainsi qu’un talk-show esseulé qui peine à rencontrer son public. Pas de discussions régulières et enflammées autour de la littérature ni autour du théâtre, d’émissions dédiées aux arts plastiques ou au design, pas d’enquêtes approfondies sur la culture, la vie stimulante des idées. C’est d’autant plus frustrant que la Suisse romande a une richesse et une diversité culturelle sans beaucoup d’équivalents en Europe. Un concentré d’initiatives, d’inventivité, d’audace. Une offre inégalée: allez voir en Rhône-Alpes voisine pour mesurer la différence.
L’honneur de la RTBF
Un point de comparaison, toutefois. La Belgique francophone, elle aussi, vibre de propositions créatives, dans les musiques actuelles comme dans l’art contemporain. Mais en Wallonie la RTBF, l’équivalent belge de la RTS, reflète la réalité dynamique du terrain. Les différentes chaînes TV publiques prennent ici à cœur leur responsabilité. Pas la Une, consacrée à l’info, aux films et aux divertissements grand public. Mais la Deux et la Trois, qui n’est que culturelle, s’en donnent à cœur joie. «Il y a pas mal de culture, en effet…» sourit Anne Hislaire, responsable des magazines culturels à la RTBF. Tous les soirs de la Deux, tard ou pas, ont leur rendez-vous créatif. Cinéma, littérature, musique d’hier ou d’aujourd’hui, et même, certes une fois par mois, de la philosophie.
Et des formats originaux comme Hep taxi, qui promène un invité culturel dans une ville, à l’arrière d’une voiture, qu’il s’appelle Le Clézio ou Jean Paul Gaultier. Ou Livrés à domicile, qui envoie un écrivain chez un lecteur et regarde ce qui se passe. Ou les échanges énergiques des D6bels, animés, c’est un comble, par le musicien genevois Quentin Mosimann. De plus, la Belgique francophone a droit à une antenne propre de la chaîne Arte, avec ses propres émissions.
Ce vrai intérêt de la RTBF pour la culture est aussi réactif. Le service public belge est confronté à la concurrence très agressive de chaînes privées, comme RTL TVI ou AB3. Dès lors, selon Anne Hislaire, la culture ambitieuse «est un moyen de faire la différence» avec des chaînes qui, elles, ignorent ce domaine, concentrées qu’elles sont sur les séries américaines, le divertissement, la téléréalité, bref les ingrédients de base des TV qui ignorent l’offre au profit de la demande.
Ce qui revient à poser la question de l’identité d’un service public audiovisuel, qui est de «cultiver, informer, distraire» depuis la création de ce type d’entreprise étatique par la BBC entre-deux-guerres. Bien sûr, le monde a depuis lors changé. La relation médiatique est aujourd’hui délinéarisée, entendez que la consommation d’images et de sons se fait n’importe quand sur n’importe quel support, nomade ou non. Un service public à l’époque numérique est contraint (comme la presse!) à des choix stratégiques cruciaux, de surcroît pris sous la contrainte budgétaire, même à la SSR, et des revenus publicitaires qui baissent. Dans ce climat pétrifiant, inventer des contenus culturels qui élèvent plutôt qu’ils n’abaissent relève de la priorité Z. Pas de prise de risque, profil bas et ne pas oublier de diffuser ces trois épisodes consécutifs d’Esprits criminels, qui participent tant à la construction citoyenne et intellectuelle de chacun.
La définition d’un service public
Au-delà de l’extension de la redevance radio-TV qui sera soumise à votation le 14 juin, la discussion parlementaire qui s’amorcera bientôt sur la définition d’un service public sera intéressante à observer. Au-delà des enjeux de concurrence entre médias publics et privés sur le numérique, ce sera bien la question de la nature de l’offre de la SSR qui sera débattue. Déjà attaquée pour sa faible couverture des débats politiques, il ne faut pas qu’une entité comme la RTS prête le flanc aux piques (comme ici!) sur son désintérêt pour la culture, laquelle devrait être aussi prioritaire que le sont l’information, la distraction ou le sport.
Il serait un peu facile de porter l’entière responsabilité de cette coupable lacune sur les seuls dirigeants de la RTS. Là aussi, l’époque s’est transformée. La culture n’est plus aimée par les élites au pouvoir. Elle est rejetée, parfois méprisée. Comme le souligne Philippe Val dans son dernier essai, dont c’est le titre, il y a un «malaise dans l’in-culture». On peut dire ce que l’on veut de l’ancien directeur de Charlie Hebdo et de France Inter, mais il rappelle quelques solides vérités sur le rôle de la culture dans une démocratie, a fortiori dans un service public audiovisuel. «Toute éducation citoyenne passe d’abord par la culture, parce qu’elle donne les outils pour penser par soi-même, remarque Philippe Val au téléphone.
Elle a cette étrange vertu de rendre heureux: lire, regarder la beauté, s’intéresser à la créativité est un bonheur qui est le meilleur des contre-feux au ressentiment général face aux pouvoirs. Le plaisir de s’élever est positif. Il rend plus courageux devant la réalité. Elle est née comme cela, la culture. Dans une démocratie athénienne qui pensait que la richesse des idées était le meilleur moyen de respecter la liberté des autres.»
Un enjeu politique
«La culture s’adresse à tout le monde, et tout le monde, en fait, est prêt à s’y intéresser, poursuit Philippe Val. Contrairement à ce que pensent les gestionnaires qui s’occupent aujourd’hui des services publics audiovisuels. Dans toute société, il existe des personnes qui sont choisies pour s’adresser aux autres, qu’ils soient des artistes, des intellectuels, des écrivains. Ils ont les mots justes et ils les donnent aux autres pour mieux dissiper la confusion, l’inquiétude ou la colère générale.
L’opinion publique, celle qui dicte les programmes des services publics de l’audiovisuel et aboutit au remplacement des créateurs par des animateurs à la télévision, n’existe pas. Répondre à la demande des segments de population révélée par des «études d’opinion» est un non-sens. L’opinion publique n’a pas de mots, ou pas toujours les bons. Un média de ce type, justement, doit suggérer des idées, des concepts, des avis à un public qui n’en a pas, ou peu. C’est la fonction politique de la culture. Sans elle, pas de démocratie. Sans démocratie, pas de culture.»