L’enquête à New York de Dave Zirin, journaliste à «The Nation»
De Trayvon Martin à Walter Scott, chronologie des bavures
Interview d’Alice Goffman, une sociologue qui analyse les brutalités policières à l’égard des Noirs
Interview.La sociologue américaine Alice Goffman a vécu dix-huit mois dans un quartier habité par des Noirs. Elle affirme que les abus des forces de l’ordre font partie du quotidien.
Il a fallu huit coups de pistolet au policier blanc Michael Slager, le 4 avril à North Charleston, pour abattre le Noir Walter Scott. Quatre balles l’ont atteint dans le dos, il est mort sur place mais, auparavant, l’agent lui a encore passé les menottes.
Comme la scène a été filmée en vidéo et qu’elle apporte des preuves formelles, le policier est inculpé de meurtre. C’est une exception. Cinquante ans après la victoire du mouvement pour les droits civiques, les Noirs américains se sentent toujours menacés par la violence policière, persécutés par d’incessants contrôles.
Blanche, Alice Goffman, 33 ans, a vécu dans une communauté noire de Philadelphie. Elle s’est fait passer pour la sœur adoptive de son colocataire afro-américain et a été aussi bien le témoin que la victime de razzias policières presque quotidiennes et de discriminations. Elle tire le bilan de son expérience dans son livre, On the Run.
Le cas de Walter Scott est-il typique de ce qui peut arriver aux Noirs aux Etats-Unis?
Ce qui est typique est qu’il a tenté de s’enfuir parce qu’apparemment il n’avait pas payé la pension de son enfant. Beaucoup de pauvres, surtout noirs, sont visés par des ordonnances pénales mais souvent pour des broutilles: amendes non payées à temps, infractions aux règles de circulation, audiences judiciaires oubliées, infractions aux conditions de mise à l’épreuve.
La plupart n’ont pas commis de vrai délit. Mais ils savent qu’ils risquent la prison, souvent pour longtemps. Près de 2,3 millions d’Américains sont actuellement exposés à une incarcération et la plupart sont des hommes de race noire.
Pour un Noir comme Walter Scott, être arrêté par un policier a une tout autre signification que pour un Blanc. C’est peut-être pour cela qu’il s’est enfui, par peur de la prison.
Selon la loi américaine, il est interdit de tirer sur une personne juste parce qu’elle s’enfuit.
C’est vrai, mais les policiers tirent quand même dans de telles situations. Quand des gens courent, ils y voient un manque de respect. Il est rare que les policiers qui tirent se sentent physiquement menacés. C’est leur autorité qu’ils voient menacée.
L’agent Michael Slager, qui a abattu Walter Scott, affirmait avoir été physiquement menacé avant qu’une vidéo ne montre qu’il mentait.
Le pire est que beaucoup d’Américains croient séance tenante ce type d’accusation. On part de l’idée qu’en soi les Noirs sont dangereux, qu’il faut en avoir peur. En huit ans, la police de Philadelphie a tiré 390 fois sur des gens, pour l’essentiel sur des Noirs.
Comment la police traitait-elle la population majoritairement noire du quartier où vous avez vécu dix-huit mois?
Il n’y a pas eu de jour sans qu’un habitant du quartier ne soit fouillé. J’ai vu à quatorze reprises des policiers frapper, donner des coups de pied, étrangler, passer les menottes. Ça ne se passe pas qu’à Ferguson ou North Charleston mais partout où vivent des Noirs pauvres.
Avez-vous vu des Noirs se faire tuer par la police?
J’ai vu des policiers traquer un homme non armé, lui passer les menottes et ensuite l’étrangler à mort. Personne n’a payé pour ça. C’était avant Ferguson, avant qu’il ne se crée une prise de conscience de la violence policière contre les Noirs. C’était avant que les smartphones n’aient une fonction vidéo.
Cette invention a tout changé. Les Noirs ont désormais pris l’habitude d’enclencher immédiatement leur vidéo quand ils croisent un policier.
La police devrait être équipée de «body cameras». Est-ce la solution?
Non. Aussi longtemps que le travail de la police sera évalué selon le nombre de personnes appréhendées, rien ne changera. Le travail de la police doit être compris autrement: la situation serait complètement différente si les Noirs savaient qu’ils ne risquent pas de finir en prison, dès qu’un policier les arrête, pour une facture non payée.
Qu’est-ce qui déclenche chez les Noirs le sentiment d’être sans cesse en fuite?
Dans mon quartier, 60% des gens avaient une ou deux bricoles en leur défaveur. Ils avaient tous peur de finir incontinents en taule dès qu’un policier les abordait. La conséquence est qu’ils organisent leur vie pour ne pas se trouver en contact avec la police.
Les grands frères entraînent les petits frères à se planquer sous des voitures en cas de razzia policière. Ils apprennent à se tenir constamment sur leurs gardes.
Vous l’avez vécu?
J’ai vu comment Chuck, un garçon du quartier, a été arrêté et embastillé parce que les agents affirmaient qu’il roulait dans une voiture volée. Le fait est que la voiture avait été volée des années auparavant en Californie mais la mère de Chuck l’avait naïvement achetée à un marchand d’occasions.
Mais le pire est que le frère de Chuck, 11 ans, s’est pris trois années de mise à l’épreuve pour complicité. Quand tu vis avec ça, en général tu ne sors plus des griffes de la justice. Le petit a donc précocement appris à éviter la police.
Avec quelles conséquences?
Avec le temps, les gens perdent confiance. Ils ne vont plus à l’hôpital public, même quand ils sont gravement malades ou blessés, parce que la police traîne souvent devant les hôpitaux pour trouver des suspects. Ils se font soigner à la maison par des proches, plutôt que de consulter un médecin, par peur de se faire arrêter.
Ils ne se hasardent parfois même plus dans leur famille ou chez des amis, de crainte que ceux-ci ne soient cuisinés par la police. Ce système a un effet pervers sur l’ensemble de l’environnement social.
Qu’est-ce qui motive la police? Le racisme?
Elle est priée d’arrêter autant de gens que possible. Ce qui fut fatal, c’est la stratégie de tolérance zéro instaurée dans les années 70 pour lutter contre une criminalité croissante. On a envoyé de plus en plus de flics dans la rue avec pour mission d’en expurger les criminels. C’est ainsi que des quartiers entiers ont été déclarés suspects.
D’un autre côté, les statistiques indiquent que beaucoup d’Afro-Américains sont passés dans la classe moyenne, qu’ils font partie de l’élite de la nation.
C’est vrai, mais la moitié la plus pauvre de la population noire va de mal en pis depuis vingt ou trente ans. Elle a l’impression de devoir se cacher de l’Etat. Les Noirs américains sont divisés en deux: une classe moyenne pour qui les choses se passent relativement bien et un sous-prolétariat fait de citoyens de seconde classe, à l’instar de ceux du mouvement des droits civiques des années 60. C’est notre système judiciaire, policier et pénitentiaire qui a produit cela. Pour 100 000 Américains, 716 sont en prison. Dans l’Union européenne, la proportion est de 126.
La statistique semble dire que les Noirs commettent plus de délits.
La statistique donne une impression erronée. Prenez les délits liés à la drogue: il y a plus de consommateurs blancs que noirs, mais ce sont les Noirs qui se font le plus souvent arrêter. Quand vous habitez un quartier noir, il est immensément plus probable que vous vous fassiez arrêter pour une bêtise que dans un quartier blanc.
© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy