Réflexion. Trois écrivains d’ici, mais publiés à Paris, évoquent leur rapport à la langue locale dans leur œuvre. Propos recueillis par Julien Burri.
«On n’écrit pas de nulle part»
Noëlle Revaz, «L’infini livre», Zoé
«Pour écrire mon premier roman, «Rapport aux bêtes», je voulais recréer une langue orale, mais je ne voulais pas que cela sonne «régionaliste». Je n’avais pas beaucoup lu Ramuz, ce sont plutôt les classiques français comme Proust qui m’avaient nourrie. Parfois, en écrivant, je ne me rendais pas compte que j’utilisais des helvétismes. Dans mon roman suivant, Efina, d’un tout autre style, les correcteurs de Gallimard avaient souligné le mot «cuissettes». J’ai découvert que c’était suisse, mais je l’ai laissé
Notre parler enrichit notre écriture, on ne peut pas écrire de nulle part. En tant qu’écrivain, on doit se positionner, parce qu’on ne pratique pas la langue des grands auteurs au quotidien. C’est un problème, écrire dans une langue qui n’est pas tout à fait la nôtre. Personnellement, j’ai un parler très suisse dans la syntaxe, le débit, la musique. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver comment tricoter ensemble l’oral et l’écrit. Ce n’est pas un problème uniquement propre à la Suisse: le fossé se creuse entre la langue parlée et la langue écrite, même à Paris. J’ai l’impression que les accents s’émoussent. Lorsque j’écoute la radio locale, en Valais, parfois je ne sais pas d’où viennent les présentateurs. Ils ne sont plus ancrés dans le lieu. L’accent revient dans les publicités. De l’extérieur, on croit qu’il y a un accent valaisan. Mais, entre nous, nous pouvons reconnaître qui vient de Vernayaz ou de Saxon.»
«Préserver le suc du langage»
Thomas Sandoz, «Malenfance», Grasset
«On ne tombe pas de la même façon à Paris ou dans le haut Jura. Là-bas, on trébuche, ici on s’encouble. Ce n’est pas anodin. Dans la conversation courante, nous nous adaptons souvent à notre interlocuteur. De manière inconsciente, nous modulons notre vocabulaire et la complexité de nos phrases en fonction de l’image que nous nous faisons de notre vis-à-vis. Suivant l’impression que nous voulons donner, nous pouvons être tentés de gommer l’accent qui révèle notre origine. Il n’en va pas autrement pour l’auteur (romand, belge, camerounais…) qui envoie un manuscrit dans le VIe arrondissement de Paris. Ecrire est une affaire de négociation avec le lecteur idéal qui nous surveille par-dessus notre épaule. Normal que cette négociation porte aussi sur le lexique, les formulations, les thèmes privilégiés. Trop ancré dans le terroir, un texte risque d’être qualifié de littérature régionaliste (plutôt négatif) ou exotique (possiblement valorisé). A l’inverse, l’excès de neutralisation, par exemple en chassant systématiquement les helvétismes, peut lui retirer son suc.
Entre l’originalité assumée et la faute qui peut ralentir la lecture du plus grand nombre, la frontière est labile, comme me l’ont rappelé, toujours avec bienveillance, d’émérites lectrices professionnelles – Ariane, Eliane, Agnès, Chantal, Marie-Christine et d’autres. Trébucher ou s’encoubler? C’est bien une question d’équilibre.»
«Les mots pour dire le réel»
Pascale Kramer, «Gloria», Flammarion
«Je vis à Paris depuis près de trente ans. En arrivant, je me suis empressée de cacher mon accent. Je travaillais dans le milieu de la publicité et je voyais mon «parler romand» comme un handicap. Il aurait fallu l’assumer mais, à l’époque, je n’avais pas cette liberté. J’utilisais plein d’expressions que je n’avais pas identifiées comme suisses. Mais les Parisiens ne parlent plus le français idéal. Il est loin le temps où je buvais du petit-lait en écoutant Alain Duhamel dans l’émission L’heure de vérité à la télévision.
A l’oral, je me sens peu habile. Je n’ai pas fait d’études et le mot juste ne me vient pas tout de suite. A l’écrit, je ne suis pas tellement plus à l’aise, j’ai souffert de dyslexie et toujours bataillé avec l’orthographe. Dans mon écriture, j’essaie de trouver les mots qui disent le mieux le réel, je me sens plus proche des auteurs américains, comme Jim Harrison, que des français. Mes récits ne se déroulent presque jamais en Suisse et, pourtant, je me sens fondamentalement écrivain suisse. Ancrée dans le réel, imprégnée de protestantisme, encline à l’objectivité, au rationalisme et à la culpabilité. Récemment, j’ai côtoyé une écrivaine fribourgeoise, Viviane Aebi, venue en résidence à la Cité des arts, à Paris. Elle assumait son accent. Les gens l’adoraient. Elle était libre d’être elle-même et n’essayait pas de tomber dans le mimétisme. J’ai regretté de n’avoir pas eu cette liberté quand je suis arrivée en France.»
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