INTERVIEW. Abu Al-Futuh voit dans la destitution du président Morsi un putsch organisé par Al-Sissi. Un général qui, selon lui, gouverne le pays d’une main de fer.
Propos recueillis par Christoph Reuter
Etes-vous surpris de ce qui s’est passé?
Seule l’ampleur du massacre m’a surpris. C’était prévisible, nous avions mis en garde. Croire que les généraux vont nous rendre la démocratie est une hérésie. La destitution du président Morsi le 3 juillet était un putsch. Nos maîtres momentanés ne savent que tuer mais échouent même à enterrer les gens. Ils les laissent pourrir dans la rue.
Pourquoi l’armée a-t-elle frappé si fort? Elle avait déjà le pouvoir.
Le général Al-Sissi est devenu le seul maître de l’Egypte, il gouverne d’une main de fer.
Vous étiez vous-même opposé à la politique de Morsi, vous avez appelé à manifester contre lui.
Oui, je m’opposais à lui avec véhémence, surtout quand il a tenté de faire passer subrepticement la charia comme fondement de la Constitution, quand il s’est attribué de plus en plus de pouvoirs d’exception et a mis le peuple en colère. Mais je voulais que nous le battions dans les urnes.
Comment pensiez-vous procéder contre lui?
Au parti de l’Egypte forte, nous avions lancé une campagne dans tout le pays pour expliquer aux gens ce qu’on allait entreprendre: un sit-in, des manifestations, une grève générale. Nous aurions paralysé le pays, mais pacifiquement. Nous avons eu des élections libres, un président élu, un Parlement élu. J’étais opposé à Morsi mais je respecte tout de même la légitimité de la fonction, ce qu’Al-Sissi ne fait pas. Les généraux ne respectent strictement plus rien, ils entendent tuer tous ceux qui sont contre eux. Nous demandons qu’Al-Sissi et le ministre de l’Intérieur, Mohamed Ibrahim, soient traduits en justice pour ce massacre. Mais je condamne aussi les Egyptiens et les Etats étrangers qui prétendent défendre les droits de l’homme et la démocratie et qui, aujourd’hui, se taisent.
L’armée est-elle seule responsable?
Non. Morsi a tout gâché. S’il avait renoncé le 30 juin, même encore le 3 juillet, Al-Sissi n’aurait pu opérer son coup d’Etat. Quelques heures avant le putsch, j’ai encore demandé à Morsi d’accepter des élections anticipées ou un référendum. Mais il a ignoré tous les avertissements. C’est son entêtement qui a rendu possible cette nouvelle dictature. Le problème de Morsi, c’est que les Frères musulmans n’ont jamais voulu décider s’ils étaient une organisation religieuse ou un parti politique. On ne peut être les deux. Morsi voulait utiliser la religion comme outil pour conserver son pouvoir. Ça ne pouvait pas marcher.
Et maintenant?
C’est un combat entre dictature et liberté. Nous exigeons des élections aussi vite que possible. Nous refusons que quelque parti en soit exclu en raison de ses idées. Seuls les individus qui ont du sang sur les mains ou sont accusés de corruption doivent être exclus. Y compris le général Al-Sissi.
Croyez-vous que les Frères musulmans soient encore prêts à respecter les règles de l’Etat de droit?
J’ai peur que, parmi eux, des groupes se radicalisent. Mais c’est justement la voie qu’Al-Sissi leur indique. Ce n’est peut-être pas son intention, mais c’est ainsi qu’il est compris: si tu veux avoir une opinion politique divergente, tu dois être armé, sans quoi nous te tuons. Ce que nous vivons maintenant, c’est le passage de la tentative de Morsi d’établir la dictature d’un parti à une junte militaire. L’un et l’autre sont faux.
Comment cela va-t-il continuer?
Le colonel Nasser et ses officiers ont donné l’exemple en 1952: on a cru qu’ils resteraient six mois, puis qu’il y aurait des élections; il en a résulté soixante ans de pouvoir militaire.
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©«Der Spiegel»
Traduction et adaptation: Gian Pozzy