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Identité: parlez-vous romand?

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Jeudi, 23 Avril, 2015 - 05:51

Dossier. A l’occasion du Salon du livre, «L’Hebdo» s’est amusé à recenser vos expressions ou mots locaux préférés. Une prise de température qui se poursuivra sur notre stand genevois. Linguistes, écrivains et humoriste témoignent de notre attachement paradoxal au parler romand.

Avez-vous déjà essayé de vous enquérir d’un linge dans un hôtel français? Ou d’un cornet pour emporter vos emplettes sur un boulevard parisien? On vous aura probablement regardé avec étonnement. Vous aurez alors fait l’expérience de ce complexe humiliant d’appartenir à une périphérie et de ne pas maîtriser le français standard et comme il faut, de ne pas toucher le puck. En un mot, cruel et définitif, d’être un péouze.

Botox linguistique

Vous avez alors été tenté par ce que l’écrivain Christophe Gallaz appelle le «botox linguistique»: lisser vos traits locaux pour passer inaperçu. Mais, même en gommant le lexique le plus pittoresque, vous vous êtes fait piéger, parce que ce parler irrigue inconsciemment la musique même de vos phrases. Dire «Je me réjouis», «attendre au contour» ou «à bien plaire» vous a déjà distingué.

Ce genre d’opération esthétique est courant. «Les jeunes générations romandes des classes qualifiées sont les plus défiantes par rapport au parler local. Les femmes d’avantage que les hommes. Un tiers a déjà essayé d’effacer son accent devant un Français», explique Pascal Singy, professeur de socio-linguistique à la Faculté de médecine et à la Faculté des lettres de Lausanne. «Mais il ne le fait pas devant un Belge, ce qui montre bien sa subordination au français standard», relève ironiquement le chercheur. Une subordination aux Franciliens que l’on retrouve, soit dit en passant, aussi bien chez le Québécois que chez le Belge ou le Français de province (pensez aux Ch’tis du Nord-Pas-de-Calais).

Rire de soi

Pour déculpabiliser, mieux vaut commencer par rire de nous-mêmes. Le Genevois parle la glotte pincée, le Jurassien enjolive chaque mot avec de petites ogives? Les humoristes en font leur miel. A l’image de Karim Slama, qui campe dans ses spectacles une bonne Vaudoise dispensant des cours de danse du ventre: «Il faut faire des arabesques jusqu’au bourillon! Je veux que ça pedze jusque dans la rigole!» Il explique que les parlers romands, très imagés, nourrissent l’imagination du public. «On se demande si l’on ne va pas trop loin dans la caricature, et puis non, on en rencontre vraiment, des Romands qui parlent comme ça!» Mais l’humoriste imite aussi son propre père, d’origine maghrébine, qui a pris l’accent vaudois. Le parler romand ne cesse de s’enrichir.

Locutions vicieuses

Un bref retour historique s’impose. Le français a été adopté assez tardivement pour remplacer les patois dans les écoles romandes, parce qu’il permettait une plus grande mobilité sociale aux élèves. Si Genève est le premier à sévir dès 1668, le canton de Vaud ne le fait qu’en 1806, à l’époque où Lausanne devint une ville francophone. En Valais, Monthey est le premier à passer à l’action dès 1824. Mais Fribourg ne le fera qu’en 1886. Depuis, les cacologies (un mot bien français, pour le coup, désignant les «locutions vicieuses» pratiquées en province) ont été dénoncées dans de nombreux ouvrages de bien parler. On considérait que ce langage, impur, faisait violence à la langue officielle.

En résumé, la langue que nous parlons aujourd’hui (qui s’est elle-même imposée en France sous le règne de François Ier, au XVIe siècle, au détriment d’autres variantes du français) est une langue empruntée. Un vêtement trop large, dans lequel nous ne serions pas encore tout à fait à l’aise.

Helvétismes

Qu’est-ce qui compose les parlers romands? En effet, ils sont si nombreux que les universitaires se gardent de les dénombrer. Tout d’abord des archaïsmes, qui avaient cours dans l’usage officiel il y a belle lurette (huitante, dîner, aider à quelqu’un). Les changements de modes mettent du temps à gagner les provinces… Ensuite, des dialectismes issus du franco-provençal (les patois) continuent d’être utilisés (carnotzet). Des mots ont été empruntés au suisse allemand (poutzer). Ensuite, des créations propres renvoient à des particularités helvètes (tout-ménage, école de recrues ou casco).
Enfin, il y a cette multitude d’accents, souvenirs des patois. La durée finale des voyelles, que nous avons tendance à accentuer, est aussi un reliquat de variétés de français aujourd’hui disparues.

Le mythe de la lenteur

Et le débit des Romands? Nos voisins, principalement les Franciliens, parleraient mieux, articuleraient plus vite et disposeraient d’un vocabulaire plus étendu. Les études universitaires se sont succédé, les phonologues ont compté le nombre de syllabes débitées par seconde. On articulerait plus lentement à Neuchâtel et à Nyon, par rapport à l’Ile-de-France. Mais cela dépendrait aussi du sexe et de l’âge des sondés. Le débat n’est pas clos. Pour contredire un autre cliché, aucun consensus n’a été trouvé sur la question. Il s’agirait d’un ressenti purement subjectif, invérifiable.

Les gagnants

Pour en savoir plus sur vos goûts en matière de parler romand, nous avons organisé un sondage sur notre site internet: parmi 100 mots et expressions, près de 1350 lecteurs ont choisi leurs dix romandismes préférés, alimentant beaucoup de discussions sur les réseaux sociaux. Ce sont ces derniers qui illustrent ce dossier. Un second tour aura lieu du 29 avril au 3 mai, au Salon du livre de Genève, sur notre stand.

Le plus plébiscité est le «chenit». Ce qui contredirait le cliché de la sacro-sainte propreté et de l’ordre helvète. C’est un dérivé du français chenil, qui désignait à la fin du XVIIe siècle une niche et, par extension, un logement sale. Ce qui caractérise le parler local, n’est-ce pas justement son désordre, son impureté, son fouillis de références à des langues diverses?
Arrive ensuite un «vigousse». Un vote qui traduit probablement un attachement à la revue satyrique locale du même nom.

«Bobet» se place troisième. C’est le diminutif de bobe, en ancien français. Le parler romand regorge de mots savoureux pour fustiger la bêtise (jusqu’à la démence) ou la maladresse: bedoume, niolu, badadia, bœuf, daube, topio ou taborniau, bofiaud ou taguenet. Le roillé, qui arrive en dixième position, appartient au même club.

Natel et panosse

Puis voici un helvétisme, le «natel», qui nous ramène aux encombrants Nationales Autotelefonnetz de 1975. Parmi le top 10, il faut signaler aussi l’incontournable «panosse», qui restaure la propreté suisse. Le terme désignerait aussi, de façon peu avenante, une femme à la vie sexuelle tarifée.

Des expressions plus rares auraient mérité d’être ainsi distinguées. Pensez à la beauté rugueuse de voir péter le loup (perdre sa virginité) ou être de bise (être de mauvaise humeur)! Ce sondage témoigne d’une certaine fierté du parler local. Serait-ce la fin du botox linguistique? La réalité est plus complexe.

Vers la Reconnaissance?

«Il y a quelques décennies encore, on était davantage attaché qu’aujourd’hui, y compris dans les sphères scientifiques, à une certaine pureté de la langue. Les générations qui nous ont précédés ont fait des efforts considérables, après avoir abandonné les patois, pour parfaire leur français tout juste acquis en stigmatisant tous les particularismes conscients», explique Raphaël Maître, lexicographe à l’Institut des sciences du langage et de la communication de l’Université de Neuchâtel. «Notre époque est plus nuancée, marquée à la fois par l’aspiration à un français correct et par la revendication d’une certaine légitimité régionale.»

Les dictionnaires se sont ouverts à un quota de mots romands. Même Le Robert a reconnu traitillé dans son édition de 2015. Le rapport au lexique change, comme cela a été le cas en 1997 avec la publication du Dictionnaire du suisse romand chez Zoé, écoulé à plus de 16 000 exemplaires depuis. Dirigé par Pierre Knecht, l’ouvrage a été rédigé par André Thibault. Le linguiste, originaire du Québec, est depuis 2003 professeur à la Sorbonne. Un spécialiste du parler romand dans le temple de la culture française? Cette nomination illustre la légitimation des français régionaux comme objets d’étude scientifique.

Mais il reste beaucoup à faire. La linguiste Isabelle Racine, professeure associée à l’Université de Genève, participe, elle, à un grand projet international: Phonologie du français contemporain. «Il a pour but de valoriser les français périphériques, de les décrire pour les rendre visibles, notamment dans les écoles. Le français standard est généralement le seul auquel sont confrontées les personnes qui apprennent le français. Alors qu’elles seront souvent amenées à se déplacer, par exemple en Afrique ou au Québec, qui devient très attractif.»

Selon elle, les français périphériques sont encore trop souvent niés, y compris en Suisse alémanique. «A Zurich, on apprend à dire soixante-dix dans les méthodes de français. Des étudiants qui reviennent d’un stage linguistique en Suisse romande sont corrigés et priés de ne pas dire nonante.

Une poutze soft

Qu’en est-il à la RTS? On y entend peu d’accent chez les journalistes. Pour Alexandre Barrelet, rédacteur en chef de la rédaction culture de la chaîne, cela vient de l’autocorrection des journalistes eux-mêmes, et pas de règles internes à l’entreprise. «C’est une tendance plus ou moins inconsciente, pour montrer qu’on aimerait jouer dans la cour des grands.» Toutefois, un fort accent au journal radio le dérangerait: «La forme prendrait le pas sur le fond.» Mais le lexique romand est privilégié parce que «fédérateur».

Pour Nathalie Jaquet, cheffe de la formation à la RTS, «il n’y a pas de règlement qui interdirait le parler romand ou les accents mais, naturellement, nous avons le souci de parler un français correct et d’être compris de tous les auditeurs.» Elle n’est pas favorable au fameux huitante, qu’elle estime excluant pour les Neuchâtelois ou les Genevois. Quid de la lenteur présumée du phrasé local? «La critique qu’on nous adresse parfois, c’est plutôt que certains journalistes parlent trop vite.»

La revanche des bouseux

Comme beaucoup d’autres, le chroniqueur et écrivain lausannois Christophe Gallaz a connu ce désir de jouer dans la cour des grands. «J’ai tout fait pour me désaccentuer. La conscience de mes intonations m’embarrassait, j’avais l’impression d’être moins compétitif par rapport aux Français, par exemple, ou simplement dans les milieux citadins du coin.» L’intellectuel a depuis été publié dans les pages du Monde, de Libération ou des Inrockuptibles. Avec la maturité, il n’a plus honte de dire qu’il est «né à la campagne». «J’ai compris que l’important, c’est le sens de son propre discours. Après une phase hygiéniste pendant laquelle on essaie de gommer ses particularités, vient l’acceptation. Il faut laisser parler les origines en soi, c’est le meilleur raccourci mental possible. Pas besoin de se cul-pincer la bouche!»

Cela dit, il témoigne également de ce dégoût, parfois, que nous ressentons devant «cette typologie de la diphtongue, symptôme du consensus mollachu». Ici, on ne serait pas à l’aise pour débattre. «Quand on n’est pas d’accord, à Paris, on l’affirme. La parole est le pur véhicule du sens. Ici, on dira: «Tu me fais de la peine.» L’affect contamine les discussions.»

Un atout?

Un régionalisme bien placé peut aussi être de bon aloi. Pascal Singy a pu le constater. «Quelque chose se joue d’un prestige caché, pour les hommes des classes moyennes nouvelles: un investissement sur l’accent local comme trait de virilité.» Et les politiciens laissent fleurir leur accent pour montrer leur proximité avec les électeurs.

Quelques génies ont également réussi à faire de leur handicap un atout. Et compris que Paris a soif de singularités. Pensez à Zouc ou à Michel Simon. L’acteur, incarnant Méphistophélès dans La beauté du diable de René Clair en 1950, n’a pas hésité à reprendre l’accent d’un pasteur genevois pour donner la réplique à Gérard Philipe. Du côté des écrivains, Ramuz s’est inspiré directement du parler romand. Récemment, Noëlle Revaz ou Antoinette Rychner, publiées à Paris, ont su, elles aussi, inventer des écritures personnelles qui doivent sans doute beaucoup au parler local.

Vers la disparition?

Pascal Singy vient de clore une nouvelle étude, sur le parler jeune cette fois. Elle montre que le rapport des jeunes au parler romand est aussi ambigu que celui de leurs aînés. Ils sont toujours dans une position de subordination à la norme imposée par Paris. Même si le modèle à suivre n’est plus l’Académie française, mais les banlieues. «Le parler jeune en Suisse romande vient des banlieues françaises. Neuf jeunes sur dix, entre 16 et 18 ans, prétendent l’utiliser, avec plus ou moins de fréquence.» Comme leurs parents, ils se sentent mal à l’aise devant un jeune Francilien. Ironie du sort, leur accent jeune se trouve mâtiné d’accent romand, malgré eux.

Si le parler romand semble s’émousser, rien ne laisse penser qu’il sera amené à disparaître. «L’accent revient plus fort quand on est dans l’émotion, relève encore Pascal Singy. Lorsqu’on s’excuse, qu’on parle d’argent ou de sujets difficiles.» Il peut être pratiqué pour éviter de perdre la face dans un moment délicat, lorsque la sincérité affleure. Il serait relié à l’affectif, au cœur et aux tripes. Au centre, et pas à la périphérie.

Collaboration Anna Lietti 
 


Dans le même dossier:

Sondage exclusif: les dix expressions et mots préférés des romands

La Suisse romande et la francophonie

Le parler romand et la littérature

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