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Réfugiés: rencontre avec Souleymane, cynique passeur libyen

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Jeudi, 30 Avril, 2015 - 05:55

Reportage. Le «commerce» des migrants est florissant pour ce contrebandier qui gère ses affaires depuis la Tunisie: la demande en traversées est dix fois plus élevée que ce qu’il peut assurer. Pour lui, peu importe le nombre de noyés au large des côtes libyennes.

Souleymane ne se salit pas les mains dans le commerce de la mort. Il n’est pas présent lorsque, sur les plages entre Zouara et Tripoli, des centaines de migrants sont poussés à bord d’embarcations beaucoup trop petites.

Ni bien sûr quand elles coulent, tantôt au large de Lampedusa, tantôt devant les côtes libyennes. Souleymane a sa table au Grand Casino de Djerba et déguste un homard – ou alors dilapide ses gains au black-jack.

Souleymane est un des plus grands contrebandiers de Libye. Il n’est pas évident de le dénicher, mais il accepte le rendez-vous à condition que l’on ne révèle pas son vrai nom. Il reçoit au restaurant VIP du casino. Souleymane, la mi-cinquantaine, est un Berbère bien nourri de Zouara. Il porte une chemise immaculée et une montre suisse de prix, mécanique, bien sûr.

Entouré de deux assistants obséquieux qu’il traite comme des idiots, il parle fort. Il dirige son entreprise de mort à partir de l’île tunisienne paradisiaque de Djerba.

C’est du côté de Garabouli, 300 kilomètres plus à l’est, que quelque 800 migrants ont grimpé à bord d’un chalutier samedi 18 avril: 28 ont survécu. C’est la plus grande catastrophe maritime en Méditerranée depuis la Seconde Guerre mondiale. Pendant ce temps, ils sont des centaines de milliers à attendre sur la côte libyenne le moment de traverser.

«Tout ce cinoche pour 800 morts»

Souleymane rigole: «Tu es venu me voir pour un bateau qui a sombré? Tout ce cinoche pour 800 noyés? Si tu comptes les morts dans les eaux libyennes en deux-trois semaines, tu arriveras aussi à 800. Mais l’UE se sent mal parce que 800 sont morts d’un coup.» Il rit encore plus fort. «Rien qu’à Zouara, nous avons plus de 50 000 Africains et Syriens et, du côté tunisien, il y en a beaucoup d’autres qui attendent. La demande est dix fois plus élevée que ce que nous pouvons assurer.»

Pour Souleymane, c’est une bonne année. «Le business est florissant, cette vague estivale sera encore meilleure que tout ce que nous avons connu.» Et plus violente aussi, la faute aux milices, selon lui. «Nous faisons tout notre possible pour la sécurité des migrants. Mais nous sommes sous la pression des milices de l’Aube.

Ce n’est pas bon, cela oblige à surcharger les bateaux.» Il vient d’obtenir un mandat pour remplir cinq embarcations de 600 à 800 passagers chacune. Elles partiront à vide de Misrata et longeront la côte jusqu’à Zouara.

Les mandants de Souleymane sont les chefs de l’Aube, à Misrata. Il les connaît bien. Du temps de Kadhafi déjà, les Berbères de Zouara vivaient de contrebande. L’îlot italien de Lampedusa n’est qu’à 300 kilomètres. Les plages de Zouara, Tripoli, Garabouli, Khoms et Misrata sont devenues les lieux de rassemblement des migrants affluant par l’Algérie et le Niger.

Entre Misrata et la frontière tunisienne, l’Aube contrôle presque toute la côte. Le nombre de migrants qui veulent gagner l’Europe a bondi depuis le début de la guerre civile libyenne, l’été passé, quand le pays s’est divisé en deux camps qui se combattent sans pitié. 

Les frontières du sud sont ouvertes et, tous les lundis et mercredis, des convois font la route d’Agadès vers le nord, amenant chaque semaine jusqu’à 1500 désespérés sur les bords de la grande bleue.

Tripoli, champ clos des mafieux

Les milices ont compris que les nouveaux boat people représentaient une source de revenus et collaborent avec les passeurs. «C’est ce qui explique l’augmentation des flux vers l’Italie. La traditionnelle contrebande de drogue et d’alcool ne suffit plus, les milices ont besoin d’argent pour financer leur guerre», explique Souleymane entre deux gorgées de vin.

Tant que la guerre civile sévira, le drame en mer se poursuivra. Le secteur maritime devant la Libye occidentale est devenu la plaque tournante d’une nouvelle mafia qui, outre des êtres humains, trafique aussi des armes, de la drogue et du pétrole.

La capitale, Tripoli, est devenue le champ clos explosif des extrémistes et des mafieux. La succursale libyenne de l’Etat islamique contrôle Syrte et une partie de Derna. Avec qui l’UE est-elle censée coopérer? Les Italiens et les Espagnols, eux, militent pour un engagement musclé de l’ONU ou une mission militaire de l’UE.

La destruction envisagée des bateaux des contrebandiers ne devrait guère limiter l’afflux, seulement augmenter les prix: des cotres arrivent déjà d’Egypte et de Tunisie pour renforcer l’armada libyenne. Pour les passeurs, l’avantage est de pouvoir tromper les assurances en déclarant qu’ils ont coulé pendant une campagne de pêche. Et encaisser deux fois.

En même temps, dans les chantiers navals de Zouara, de nouvelles embarcations voient le jour: bon marché, légères et assez grandes pour 250 personnes. Des bateaux pour un aller sans retour qui valent 50 000 euros. Le voyage coûte en moyenne 1000 euros par personne, ce qui laisse quelque 200 000 euros de bénéfice net.

Prestataire de services

Omar n’a que 26 ans mais passe déjà pour une pointure parmi les passeurs. Il n’envoie par-delà la mer que des cotres et des bateaux de bois d’une capacité de près de 400 personnes. Il conduit son 4x4 à travers les dunes et les palmiers à l’ouest de Zouara.

«Nous appelons cet endroit Hawaii. C’est ici que nous gonflons les canots pneumatiques avant d’amener les migrants au bord de l’eau. Tout doit aller très vite.» Les canots amènent les candidats à la traversée au large, où ils sont transbordés sur de plus grands bateaux.

«Pour gagner de la place, les migrants ne peuvent rien emporter d’autre que de l’eau. Et on leur laisse leur portable car, une fois en Italie, ils commencent par appeler leurs proches. Ils ont mon numéro et le transmettent à d’autres: tous ceux qui arrivent à bon port me valent dix nouveaux clients.»

Comme Souleymane à Djerba, Omar se voit comme prestataire de services. «Il y a une demande, nous la satisfaisons.» Les prix oscillent, suivant la saison, entre 700 et 1500 euros. Les places les moins chères sont sur des bateaux découverts. «Le voyage dure environ trente heures.

Sur les hors-bord, on donne à un des migrants un cours rapide de manœuvre du moteur et un GPS sur lequel la route vers Lampedusa est programmée.» Les plus gros bateaux, en revanche, sont pilotés par des capitaines, en général des Tunisiens, souvent des pêcheurs, qui vivent agréablement d’une ou deux traversées par an: une traversée réussie leur vaut 6000 euros.

Si les migrants ont de la chance, ils sont repérés par la marine italienne dans les parages du gisement pétrolier offshore d’El Bouri, à 120 kilomètres de la côte libyenne, explique Omar. Nous leur expliquons comment faire pour paraître en détresse, de manière que les Italiens doivent les sauver.

Cela simplifie considérablement notre business.» A tout bout de champ, les employés de la plateforme pétrolière, exploitée conjointement par l’ENI italienne et les Libyens de la National Oil Corporation, voient de hautes vagues déferler sur de fragiles esquifs et les retourner. Ce sont de petits drames presque quotidiens qui échappent à la vue du reste du monde. 

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Patrick Zachmann MAGNUM
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