Interview. L’islamologue Rachid Benzine, historien du Coran, expose les raisons, politiques et religieuses, qui font obstacle à un examen de la religion musulmane.
Alors que, chez les chrétiens, la controverse théologique est par principe gage de bonne santé spirituelle (non-obstant les directives papales), il en va différemment chez les musulmans, gagnés depuis plusieurs décennies, sinon plusieurs siècles, par un juridisme entravant la pensée. Rachid Benzine, 43 ans, islamologue, déconstruit les représentations que nous avons du Coran.
Il a une vision historique et critique de l’islam, non pas de la foi, qui appartient à l’intime, mais de ce sur quoi elle se fonde en partie: les textes, les croyances, les arguments d’autorité. Pour beaucoup de musulmans, questionner ainsi les conditions de production du sacré est quelque chose qui «ne se fait pas», de mal vu, quand ce n’est pas prétexte à accusations graves.
Qu’est-ce que les attentats de janvier à Paris et les exactions commises ces dernières années au nom de l’islam changent à la donne théologique musulmane?
En face de cette violence, toute une partie des musulmans, à commencer par les instances de savoir, d’encadrement et de représentation, disent: «Cela ce n’est pas l’islam.» Imposer cette idée est même aujourd’hui la préoccupation principale de quasiment tous les pouvoirs politiques et religieux musulmans.
Cela leur permet de ne pas avoir à s’interroger sur la doctrine religieuse ni sur leurs propres responsabilités dans ce qui arrive. Or, affirmer que Daech est un monstre qui dessert l’islam n’explique pas comment le prétendu Etat islamique est advenu, alors qu’il est notamment le produit d’une interprétation ultra de l’islam salafiste wahhabite.
Cette attitude défensive participe-t-elle au chaos?
Oui, très certainement. Face à l’Occident, les pouvoirs en question sont dans une posture à la fois défensive et apologétique de l’islam, favorisant ces développements monstrueux. Si, en islam, les instances de pouvoir et de savoir s’interrogent peu, en revanche beaucoup de musulmans s’inquiètent de ce que leur religion devient, et cela est heureux.
Quels courants idéologiques et philosophiques dominent aujourd’hui dans le monde musulman?
Les grands courants doctrinaux qui font sentir de manière massive leur influence sont le salafisme wahhabite (né en Arabie au XVIIIe siècle), le mouvement des Frères musulmans (apparu en Egypte dans les années 20), le courant islamiste indo-pakistanais (surgi dans les années 30 dans le sous-continent indien), le courant islamiste turc tel qu’il est incarné de nos jours par le président Erdogan, et la pensée de l’imam Khomeiny, à l’origine de la révolution islamique en Iran.
Ces courants ont-ils des points communs?
Ils s’opposent les uns aux autres sur bien des points, néanmoins ils convergent à la fois quant à une certaine détestation de l’Occident (même lorsqu’ils font affaire avec lui, tels les wahhabites saoudiens ou les soutiens qataris des Frères musulmans) et quant à leur volonté d’organiser toute une partie du monde selon ce qu’ils considèrent être les principes de l’islam.
Parmi les penseurs de référence de ces courants plutôt rigoristes, vous avez le théologien arabe du XIIIe siècle Ibn Taymiyya, le penseur arabe du XVIIIe siècle Abd al-Wahhab, le théologien syro-libanais du début du XXe siècle Rachid Rida, le fondateur égyptien des Frères musulmans Hassan al-Banna, le théoricien de la violence frériste Sayyid Qutb, l’Indien Sayyid Abul Ala Mawdudi, l’imam Khomeiny, ainsi que le théoricien du terrorisme islamique Ben Laden…
Les grands penseurs de l’ouverture de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, tels que l’Egyptien Muhammad Abduh ou l’Indien Muhammad Iqbal, hélas, restent des penseurs marginalisés.
Quelles sont les racines de la crise de l’islam?
Le terme crise me paraît bien faible. C’est une véritable tragédie que connaît le monde musulman, et il est bien difficile de nos jours d’imaginer ce que sera l’islam dans le futur. Les racines du problème – et quel problème! – sont multiples. L’une des plus profondes renvoie à l’histoire conflictuelle avec l’Occident.
Les puissances occidentales, hier l’Angleterre et la France, puis les Etats-Unis d’Amérique et Israël, n’ont cessé depuis un siècle de vouloir piller les richesses du monde arabo-musulman. Elles ont humilié des peuples, jusqu’à aujourd’hui, provoquant la destruction de pays entiers tels que l’Irak, la Syrie et la Libye.
Ce qu’on appelle le radicalisme musulman est d’abord un mouvement de revanche contre les humiliations subies, une tentative violente de répondre idéologiquement à l’agression occidentale. Depuis la révolution islamique de 1979 en Iran, toute une partie du monde musulman perçoit l’islam comme une manière de résister à la prétention de l’Occident de continuer à dominer le monde.
Et, à l’intérieur même du monde musulman, où se situent les failles?
On s’aperçoit que le monde musulman ne s’est pas remis de l’abolition du califat, qui a été une des conséquences de l’effondrement de l’Empire ottoman après la guerre de 14-18. Cette abolition a privé le monde musulman sunnite du symbole de son unité. A côté de cela, on assiste depuis une quarantaine d’années au réveil violent du conflit séculaire entre sunnites et chiites.
C’est désormais une guerre à mort que se livrent ces deux grandes branches historiques de l’islam. Si l’on cherche des causes proprement théologiques et philosophiques à cette tragédie, il me semble que l’abandon de la dynamique de l’interprétation (l’ijtihad) et celui de la philosophie par l’islam sunnite à partir du XIIIe siècle ont eu des conséquences terrifiantes que nous continuons de payer. L’islam sunnite, en effet, s’est installé depuis dans une sorte de répétition permanente, dans un juridisme paralysant pour les sociétés et les individus, et dans un refus de la réflexion sur soi-même.
Estimez-vous être plus entendu aujourd’hui, après les attentats de Paris, qu’il y a quelques mois encore?
Je rencontre beaucoup de musulmanes et de musulmans, en France, en Belgi-que, au Maroc, qui s’intéressent à mon travail et qui me disent que mes recherches les réconcilient avec leur foi musulmane. Mais des oppositions se lèvent, et pas forcément du côté où je pouvais les attendre!
Ainsi, tel penseur algérien considéré dans les milieux du dialogue islamo-chrétien comme ouvert m’accuse publiquement d’être un «historiciste qui a franchi la ligne rouge». Un jeune imam franco-algérien, bien en cour lui aussi dans les mêmes milieux, me présente comme un «faux musulman» qu’il est du devoir des musulmans de dénoncer…
Réussissez-vous malgré cela à faire école, notamment auprès d’imams?
Malheureusement, ce n’est pas au sein du monde des imams que j’espère faire école. Ceux-ci n’ont pas reçu une formation qui les prépare à la distance critique, et le travail de déconstruction que je peux faire ne leur apparaît pas comme un moyen de mieux comprendre l’islam mais comme une entreprise de démolition de celui-ci.
De surcroît, beaucoup d’imams sont des fonctionnaires du culte et leur sort est lié aux institutions qui les emploient. En accueillant mes travaux, ils pourraient craindre de se mettre en danger quant à leurs propres intérêts.
Votre approche des textes sacrés en heurte plus d’un. Quelle est la particularité de votre travail?
Mon travail porte sur l’étude de la première période du Coran, soit le début du VIIe siècle en Arabie occidentale. Cette période pose problème, car il n’y a pas de témoins d’époque et pas de documents conservés.
Ce dont nous disposons en revanche, c’est de l’historiographie musulmane, dont les hadiths (les faits et les dires attribués au prophète Mahomet), construite au bas mot deux siècles plus tard et à prendre pour ce qu’elle est: une représentation du passé, qu’on peut assimiler à un mythe de fondation. Une histoire sacrée.
Qu’est-ce que cela implique pour un chercheur comme vous?
L’un des gros problèmes qui brouillent les idées est le fait de mettre sur le même plan deux corpus, le Coran et les hadiths, alors qu’ils appartiennent à des époques et à des sociétés complètement différentes, les rapports d’autorité ayant complètement changé d’une période à l’autre.
On devrait lire le Coran en soi et les hadiths en soi. Les hadiths n’expliquent pas le Coran. C’est un point délicat, puisque le dogme religieux réunit les deux. Lire les deux conjointement relève historiquement de l’anachronisme.
Comment alors approcher le Coran?
On travaille de manière hypothétique en mettant en interaction trois éléments fondamentaux: le texte du Coran lui-même, le milieu naturel (géographie, climatologie) et la configuration sociale. On s’efforce de comprendre le fonctionnement, le mode de vie, les faits, les croyances, l’imaginaire et les représentations de soi et des autres.