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CFF: bientôt du réseau sur le réseau

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:49

Accès 3G, 4G, wifi, lancée en grande pompe courant 2012, l’opération de couverture réseau des CFF avance. Lentement, mais sûrement.

Sou’al Hemma

L’année prochaine, surfer sur la Toile devrait être possible dans tous les trains grandes lignes. Et plus encore. D’ici à 2020, les CFF prévoient de connecter l’ensemble du trafic régional. Amplificateurs de signal, services wifi et implantation d’antennes supplémentaires, tous les moyens seront bons pour satisfaire les voyageurs.

Les progrès et les failles.«A ce jour, plus de 70% du trafic grandes lignes est équipé de répéteurs ou amplificateurs de signal», précise Frédéric Revaz, porte-parole des CFF. Signalisés au moyen d’un autocollant bleu avec des barrettes blanches, ces appareils permettent une transmission 2G/3G/4G des données depuis les appareils mobiles. Un procédé qui, pour l’heure, ne convainc pas la majorité. A l’instar de ce jeune homme, assis à l’étage de l’Intercity Berne-Lausanne. «Cela fonctionne un peu mieux, mais la communication s’interrompt encore souvent.»

Cette solution a par ailleurs fait déchanter les utilisateurs ne jurant que par le wifi, option gratuite initialement envisagée. «Nous avons renoncé aux modems wifi, car ils ne garantissaient pas une aussi bonne qualité de réseau», explique le porte-parole. Et Loïc Pfister, ingénieur en informatique, de nuancer: «Le réseau dépend avant tout des antennes. Entre Berne et Zurich, il y en a assez pour que la connexion soit bonne alors qu’entre Lausanne et Fribourg, ce n’est pas le cas, ce qui entraîne, malgré les amplificateurs, des coupures fréquentes.»

Dernier point noir au compteur, les heures de pointe. Ces moments de forte densification sont en effet fatals au réseau 3G qui, saturé par le nombre d’utilisateurs, peine à fonctionner.

Résultat: un système payant et inabouti qui aura, pour le moins, l’avantage de rassurer les amateurs de calme ne voyageant pas en 1re classe, seule bénéficiaire de wagons-silence.

A défaut de monter à bord des trains, les modems s’installent toutefois dans les gares. Après les stations pilotes de Wetzikon, Berne Wankdorf et Berthoud, celles de Morges, Nyon, Montreux et Vevey ont ainsi été dotées du wifi gratuit. Et, d’ici à la fin 2015, les cent gares les plus fréquentées seront équipées. «Grâce à ce système, on peut télécharger, juste avant de monter dans le train et en quelques secondes à peine, billet, journal numérique, musique ou fichiers», promet Frédéric Revaz.

Les défis. Loin d’embellir le tableau, la situation sur les lignes régionales, dépourvues d’amplificateurs, y rajoute une couche d’insatisfaction. Conscients de la situation, les CFF comptent équiper les véhicules en question. Ils ont par ailleurs entamé des discussions avec les opérateurs de téléphonie mobile afin que ceux-ci implantent davantage d’antennes le long des lignes régionales. Des aménagements qui, une fois la question du financement des 66 millions nécessaires réglée, devraient permettre à l’ensemble des trains régionaux d’être reliés d’ici à 2020. A moins que, dans l’intervalle, la 5G ait rendu tout cela obsolète.

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Nomade, rouge massaï et décontracté

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:50

Li Edelkoort, l’une des chasseuses de tendancesles plus réputées au monde, livre ses prédictions pour l’an prochain. Place au nomadisme, au rouge massaï, à la décontraction et à moins de marketing.

Elle travaille pour les marques de luxe, de volume (H&M, Zara), de biscuits, de cosmétiques, avec un credo: «Comprendre les consommateurs de demain.» Installée depuis vingt-cinq ans à Paris, la Néerlandaise Li Edelkoort est l’un des grands augures de la mode et des tendances. Elle et son équipe décryptent les signaux avant-coureurs de la consommation de masse, sondent l’évolution de la société et informent les professionnels sur les concepts, couleurs et matières qui seront plébiscités dans deux ou trois ans.

Li Edelkoort, également enseignante à l’Académie de design d’Eindhoven et commissaire d’expositions, a été classée par le magazine Time parmi les 25 personnalités les plus influentes au monde. Elle était de passage cet automne à Vevey, au Centre d’enseignement professionnel dont la section Visual Merchandising Design compte parmi les plus réputées. Cette formation ES prépare les étudiants à la direction artistique dans la communication visuelle, avec un accent sur le design et le marketing. Soit les domaines de prédilection de Li Edelkoort, qui nous livre ici une vision tonique de 2014.

Comment voyez-vous l’année 2014, en particulier dans la mode?
Ce sera l’année du nomadisme. Grâce aux smartphones ou aux tablettes, on se rendra de plus en plus compte qu’il est possible de travailler n’importe où. Dans un lit, une cuisine, un café, un bateau, partout. On réalisera du coup l’inflexibilité de nos habitudes quotidiennes. Pourquoi suis-je toujours assis à la même table à la même place? Cette liberté nouvelle nous encouragera à en prendre d’autres. Comme de voyager de manière improvisée, à pied, avec un sac à dos, en partant demain ou dans une semaine.

Cette idée de nomadisme a conditionné notre cahier de tendances pour l’été 2014. Elle nous a guidés en Afrique, chez les Berbères, les Touaregs, les Massaïs. L’Afrique sera l’an prochain l’une des grandes sources d’inspiration de la mode. Cette tendance nomade est aussi celle d’un monde plus décontracté. On le voit déjà en Asie aujourd’hui: les talons hauts sont remplacés par les chaussures de sport. Les shorts sont de plus en plus adoptés par les hommes. Ainsi que les sacs à dos, les parkas, les cache-poussière, etc. La mode est en passe de changer d’allure. Elle sera moins formelle, plus casual, plus couvrante aussi.

Qu’en sera-t-il de nos habitudes de vie?
Le nomadisme entraînera une autre manière de manger. Les produits que l’on peut ramasser soi-même seront privilégiés. Les fruits, les noix, les plantes, la pêche, la chasse, bref, les aliments non agricoles seront favorisés. Le nomadisme conditionnera également le tourisme, facilement orienté sur la marche, le vélo, la caravane, le «glamping», c’est-à-dire le camping glamour. On se dirige vers une société qui s’accordera tous les jours un peu de vacances. «Holiday everyday!»

Cela revient à se laisser la possibilité quotidienne de s’échapper, de prendre un moment pour soi. D’autant que l’économie s’améliorera vers la fin de l’année 2014 et en 2015. Nous en avons tous assez de ce climat de récession, de mauvaises nouvelles, de retenue, de mesure, de correction. Ce sera le moment de se lâcher, d’adopter des idées, modes et comportements plus ludiques. Avec de la couleur et du volume. L’année 2014 nous regonflera à bloc!

Une couleur pour 2014?
Plusieurs couleurs. Le rose toujours, surtout dans les cosmétiques. Le rouge massaï pour la mode de l’été. Et le marron pour l’hiver, ce marron qui se marie si bien avec les autres couleurs, tout en étant moins dur que le noir.

Pour le design?
On finalisera l’alliance du monde virtuel et de l’artisanat. Nous allons vers un monde hybride, entre hommes et femmes, jeunes et vieux, l’excellent et le très mauvais pour la santé, la décontraction et la concentration. La notion de choix va s’effacer. Il sera alors possible de créer un nouveau langage de design, enfin digne du XXIe siècle. L’actuel est encore ancré dans le siècle précédent.

Et le luxe?
On continuera à consommer des objets de luxe à condition qu’ils aient davantage d’âme, et moins de marketing. Celui-ci est trop présent actuellement. Le consommateur n’est pas dupe. Il est bien trop informé pour accepter aveuglément ces campagnes dominées par le marketing, par la déclinaison incessante des mêmes produits. Donnez-nous quelque chose de nouveau!

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Passer des vieux restes au festin de roi

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:51

Au lendemain des ripailles des Fêtes,nos poubelles débordent de nourriture. A la veille de l’Année européenne contre le gaspillage alimentaire, trois grands chefs romands livrent leur façon simple et ludique de sublimer les restes.

Des traditionnelles friandises de la Saint-Nicolas aux gargantuesques soupers d’entreprise de fin d’année, dès le 10 décembre, tout le monde est gavé. Au troisième Noël de famille, la crise de foie guette. Sortir les restes de pintade ou de rôti racornis du frigo ne suscite pas pour autant l’enthousiasme des convives et, trop souvent, faute d’imagination et d’une volonté véritable, dinde sèche, pâtes froides et salade flétrie partent directement à la poubelle alors qu’elles sont aussi bonnes que la veille.

Une étude de l’Office fédéral de l’agriculture l’atteste: en 2012, en Suisse, chaque ménage de quatre personnes a dépensé 2000 francs en denrées alimentaires parties aux ordures. Dans l’Union européenne, près de 50% d’aliments sains sont gaspillés chaque année par les ménages, les supermarchés, les restaurants et la chaîne alimentaire, alors que 79 millions de citoyens vivent au-dessous du seuil de pauvreté et que 16 millions dépendent de l’aide alimentaire d’œuvres de charité.

Une cause qui gagne du terrain. L’origine du gaspillage est à imputer à 42% aux ménages, 39% à l’industrie agroalimentaire et 14% au secteur de la restauration. Du coup, le Parlement européen a décidé de déclarer 2014 Année européenne contre le gaspillage alimentaire, tout en demandant aux industriels certaines mesures comme l’introduction d’une double date de péremption: la date limite de vente et la date limite de consommation.

Mais les temps changent et apprêter les restes devient tendance. Avec humour et talent, Denis Martin, à Vevey, revisite le fricasson du Pays-d’Enhaut, ce plat typique fait avec les restes.

A Berne, Sous le Pont, l’anticonformiste resto de la Reitschule, propose tous les midis un plat du jour apprêté avec les restes de la veille: Au début, ces assiettes à 8 francs s’adressaient à un public à petit budget. Peu à peu, l’offre enchante aussi les autres», constate Fernando Jiron, le cuisinier.

Sans aller jusqu’au déchétarisme, qui consiste – à New York notamment – à se nourrir exclusivement d’aliments recueillis dans les poubelles, la cause de la récup de nourriture gagne du terrain. Notamment grâce aux efforts conjugués des associations de consommateurs et des autorités (Journée mondiale de l’environnement à Genève). A plus large échelle, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a lancé en 2013 la campagne Pensez, mangez et préservez (www.thinkeatsave.org), visant à réduire le gaspillage du producteur au consommateur.

Question de budget. Cependant, il reste du chemin à parcourir pour que les habitudes changent: «En Occident, la nourriture ne représente plus le poste prioritaire du budget de la plupart des gens, qui se fichent donc complètement de jeter pour 5 ou 10 francs de victuailles», analyse la Lausannoise Sylvia Gabet, auteure de livres de cuisine à grand succès. Dans son petit dernier, Fauché gourmand, spécial étudiant, elle consacre un chapitre aux restes et une page aux durées de conservation des aliments cuisinés.

En effet, alors qu’ils seraient très souvent consommables sans risque pendant une semaine, la plupart des dindes, nouilles et autres risottos ne séjournent pas plus de deux jours au frigo dans l’attente d’un hypothétique recyclage. Pour Sylvia Gabet, tout est question de regard: «Un reste, c’est une étape d’avance.» Le vitello tonnato, par exemple, implique du rôti froid: «Un ingrédient, pas une vieillerie!» Et si, le 26 décembre, vous tentiez à votre tour le dindonneau tonnato?


Edgard Bovier, La Table d’Edgard, Lausanne

Du reste de poulet ou de rôti à la pastilla
«Evitez de réchauffer: transformez», conseille le chef du Lausanne Palace. Ainsi, les pommes de terre de midi deviennent des röstis du soir: «Avec du lard ou du fromage, c’est autre chose.» Et dans un palace, que fait-on avec les restes? «On n’utilise souvent que les suprêmes de la volaille. Mais avec les cuisses et les restes de chair, on peut fabriquer de délicieux hamburgers gourmands.»

Pastilla de volaille Faire cuire un bouillon de volaille épicé avec du ras el hanout, de la coriandre, du sirop d’érable, du vinaigre, du piment et des fruits secs (pruneaux, abricots, amandes, raisins…). Faire suer un oignon haché, ajouter la viande en dés (rôti, volaille…), mouiller au bouillon et réduire. Emballer dans des feuilles de brick, refermer et enfourner huit minutes à 200 °C.

Du reste de riz aux arancini
Edgard Bovier en sait quelque chose: «Mon épouse est Canadienne, alors à Noël, la dinde est incontournable, farcie au pain, aux oignons et à la sarriette. Quand les sucs imbibent la farce, c’est à tomber! Mais il y en a toujours trop.» Avec les restes, il réalise une pastilla ou des samosas voyageurs. Quant au riz, il mène à toutes sortes de recettes goûteuses et créatives moyennant fort peu d’ingrédients spéciaux. Il suffit de laisser s’ébrouer votre imagination!

Arancini de riz«A Rome, c’est la recette du Premier de l’an», se souvient Edgard Bovier: avec le surplus de risotto, nature ou au safran, on forme des galettes dans la paume de la main. On y ajoute du fromage (brebis basque, mozzarella…), de la tomate séchée ou une petite brunoise de citron confit. Passé dans le jaune d’œuf et la panure, puis frit trois minutes à 180 °C, «c’est divin».

Carlo Crisci, Le Cerf, Cossonay

Des pâtes ou du riz aux galettes-gnocchis
«Le but, ne pas avoir l’impression de manger des restes, alors il faut qu’ils ne soient pas reconnaissables», s’amuse Carlo Crisci, qui ne jette rien, des pointes de filet de bœuf aux bouts de bolets cassés qui parfument si bien un consommé. Il se souvient de Jean-Michel Colin, chef à Bursins, qui un jour a demandé 5 francs à son apprenti… et de jeter la pièce à la poubelle, en lui expliquant que, en jetant des vivres, il faisait la même chose. Et Carlo Crisci de conclure: «Les restes, ça me gonfle, alors je fais en sorte qu’il n’y en ait pas.»

Le gnocchi géant de pâtes Les restes de pâtes ou/et de riz cuits de la veille? On les recuit brièvement dans du lait. Puis on les mixe, on ajoute un œuf, on assaisonne avec de la muscade et on forme de petites galettes que l’on rôtit. Le reste de ragoût? On l’émiette
et on réchauffe. La salade flétrie? On la cuit à la poêle avec de l’huile d’olive. A la fin, on dresse le tout et les convives applaudissent.

Benoît Violier, Hôtel de Ville, Crissier

Des penne à la tourtière façon XIXe
«Ici, on utilise absolument tout», lance Benoît Violier. Les restes? Ils sont retravaillés, pour le personnel notamment. Ainsi, le mardi, c’est miroton. «Et c’est top!» Le chef ne manque d’ailleurs pas d’imagination: «En julienne, les pâtes valorisent un bouillon. Sautées au parmesan, elles rappellent l’Italie.» Le poisson est délicieux en omelette, en rillettes ou en escabèche (oignon et vin blanc): «Pas cher, mais tellement bon!» Quant aux volailles, Benoît Violier les mixe avec de l’œuf pour en faire des soufflés exquis.

La grande tourtière façon XIXePassionné d’histoire de la gastronomie, Benoît Violier a un faible pour les tourtières: «On utilise les légumes pour chemiser le tour du moule. A l’intérieur, on met son ragoût de pâtes, de viande, de restes… Bien dressé et assaisonné, c’est un plat-plaisir qui étonne toujours.» Miraculeux!

 

Photos Sedrik Nemeth / Lena Ka

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Sedrik Nemeth
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Auto-mobile

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:52

Les constructeurs préparent des véhicules largement autonomes.Un moyen de relancer des ventes déclinantes. Mais aussi des questions autour de la définition et de la responsabilité du conducteur.

La notion de conducteur automobile est une invention genevoise. Enfin presque: c’est en 1949 que la Convention internationale sur la circulation routière a été signée à Genève. Elle spécifie toujours qu’un conducteur doit avoir en tout temps le contrôle de son véhicule. Six bonnes décennies plus tard, cette évidence est remise en question par le développement rapide des voitures autonomes. Le perfectionnement des systèmes d’assistance permet d’entrevoir un futur proche, disons 2020, où des automobiles se passeront du contrôle humain pour se déplacer en ville et sur autoroute. Ou encore se parquer toutes seules une fois leur conducteur déposé quelque part.

Les modèles actuels sont déjà largement «autonomisés». Le freinage, la traction, la transmission, la direction, la tenue de route, la trajectoire sont de plus en plus sous assistance. Une Volvo détecte un piéton en milieu citadin et s’arrête d’elle-même s’il le faut. Grâce à ses radars et sa caméra 3D, la nouvelle Classe S de Mercedes se débrouille dans les embouteillages et sur autoroute. Elle visualise aussi la présence d’un nid-de-poule sur la route, préparant les suspensions de la voiture pour le choc imminent.

Mais le conducteur de la Mercedes, de crainte qu’il relâche trop son attention, est sommé de garder à tout moment les mains sur le volant.

Ce que n’a pas fait Dieter Zetsche, le patron de Mercedes-Benz, en arrivant sur le stand de la marque au récent salon de Francfort. Le grand moustachu était assis à l’arrière d’une S500 Intelligent Drive. Personne à l’avant. La berline s’est faufilée avec adresse dans le dédale de rampes qui menait à la scène principale.

Bornée comme une mule. Dieter Zetsche a ensuite présenté le film d’un exploit de la S500 en août dernier: la voiture a rallié seule Mannheim à Pforzheim. Un technicien supervisait ses systèmes d’assistance, prêt à intervenir en cas de défaillance, mais ne touchait pas le volant. Le trajet de 100 km n’avait pas été choisi au hasard. Cent vingt-cinq ans auparavant, Bertha Benz avait effectué sur la même route le premier long trajet automobile de l’histoire.

La S500 n’est pas pourvue, comme la voiture autonome de Google, d’un radar à 80 000 dollars sur son toit qui scanne en permanence son environnement. «Elle a simplement plus de capteurs que sur nos modèles de production, notait Dieter Zetsche. Ils permettent de saisir d’énormes quantités de données. C’est comme si la voiture jouait aux échecs en quelques millisecondes avec des douzaines d’opposants différents.» Et Dieter Zetsche d’avouer que la voiture, sur le trajet de 100 km, avait été prise en défaut une fois: lorsqu’un piéton qui s’apprêtait à traverser la chaussée lui a fait signe de passer. La S500 n’a pas compris le geste: elle s’est immobilisée, bornée comme une mule…

Au salon de Francfort, puis à celui de Tokyo en novembre dernier, les constructeurs étaient nombreux à présenter leurs propres futurs modèles autonomes. «Rien de plus normal, concédait Andy Palmer, vice-président de Nissan. C’est un moyen de réintéresser les jeunes à l’automobile. Une voiture électrique, autonome et connectée est plus cool qu’une autre. Elle est aussi plus sûre et moins polluante. Chez Nissan, nous avons deux buts: zéro émission et zéro accident mortel.»

C’est aussi l’ambition de Volvo. Avec l’aide du gouvernement suédois et des milieux académiques, le constructeur fera rouler dès 2014 une centaine de modèles autonomes à Göteborg. Volvo expérimente aussi le «platooning»: le déplacement automatisé de voitures collées les unes aux autres sur autoroute, comme autant de wagons d’un chemin de fer. Cette solution multiplie par cinq la sécurité, et réduit de 10 à 15% la consommation d’essence.

L’enjeu de la voiture autonome est toutefois grevé de difficultés. Un conducteur qui somnole ou lit le journal à bord de son véhicule sous assistance pourra-t-il reprendre rapidement le contrôle en cas d’imprévu ou de panne de système? Et qu’arrivera-t-il, d’un point de vue légal, en cas d’accident? Qui sera responsable? Le constructeur ou le conducteur? On en revient ici à la convention genevoise de 1949. A l’époque, il y avait encore nombre de véhicules tractés par des chevaux sur la route. Autant de voitures largement autonomes, puisque les animaux le sont. Mais il a bien fallu désigner un responsable en cas de pépin…

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Suisse-UE: l’année de tous les dangers

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:53

Trois votes européensmenacent la rénovation de la voie bilatérale. Revue des enjeux en six questions cruciales.

Textes: Michel Guillaume et Chantal Tauxe
Dessins originaux: Matthias Rihs

Trois, deux, un, partez! C’est un vrai parcours du combattant qui débute dans la rénovation de la voie bilatérale entre la Suisse et l’Union européenne (UE): initiative UDC «contre l’immigration de masse» le 9 février prochain, initiative Ecopop pour limiter la croissance démographique, en novembre probablement, et extension de l’accord sur la libre circulation des personnes en 2015. Trois échéances aussi cruciales pour l’économie que délicates à négocier pour le Conseil fédéral, sans parler d’une votation sur un éventuel accord institutionnel entre Berne et Bruxelles.

C’est donc l’année de tous les dangers, mais de tous les espoirs aussi. Après la nette détérioration du climat bilatéral – pour ne pas parler de glaciation – vers la fin du règne de Micheline Calmy-Rey aux Affaires étrangères, l’atmosphère s’est réchauffée depuis l’arrivée de Didier Burkhalter et de son secrétaire d’Etat Yves Rossier. Une belle fenêtre d’opportunité s’ouvre jusqu’aux élections européennes de mai prochain pour régler le différend institutionnel.

Si la Suisse a toujours plébiscité la voie bilatérale jusqu’ici, les trois prochaines échéances n’ont plus rien à voir avec les précédentes. Pour la première fois, le peuple connaît tous les effets de la libre circulation des personnes (LCP), alors qu’il avait voté jusqu’à présent sur des régimes transitoires avec des clauses de sauvegarde. Il en sait les côtés très positifs: un regain de prospérité sans hausse du chômage, une hausse des salaires trois fois plus forte que dans les années 90. Mais il a aussi découvert le prix à payer pour ce succès: un pays de 8 millions d’habitants qui se densifie, des loyers en forte hausse dans certaines régions, des infrastructures parfois saturées, une concurrence accrue sur le marché du travail.

L’Hebdo décrypte en six points les enjeux des trois prochains scrutins.

01. La Suisse et l’UE parviendront-elles à parapher un accord institutionnel avant les élections européennes de mai 2014?

C’est le scénario le plus optimiste, mais oui, cette chance existe. D’ici à mi-janvier 2014, les deux partenaires auront approuvé un mandat pour commencer la négociation aussitôt après. Parallèlement, ils devraient aussi mettre sous toit un accord sur l’énergie… après cinq ans de fastidieuses palabres.

Alors que les fronts s’étaient figés en 2012, les deux sherpas Yves Rossier pour la Suisse et David O’Sullivan pour l’UE ont bien déblayé le terrain en rédigeant, fait rare, un document commun. C’est nouveau: à Bruxelles aussi, l’on affiche également une volonté de conclure rapidement: «Nous avons tendu la main à la Suisse pour l’inviter sur la piste de danse. Mais ce n’est pas encore un slow», sourit un diplomate européen. Un accord avec la Suisse permettrait au président de la Commission José Manuel Barroso de conclure son deuxième mandat en beauté. Avec son successeur, tout redeviendrait plus laborieux.

Le calendrier est ambitieux, car les dossiers à ficeler sont aussi nombreux que complexes. Il faut régler la question institutionnelle afin de déterminer qui jouera le rôle du juge-arbitre en cas de différend entre les deux parties. Mais il y a aussi d’autres dossiers sur lesquels l’UE attend de la Suisse de gros progrès, même s’ils ne seront pas bouclés aussi vite: les régimes fiscaux cantonaux et la fiscalité de l’épargne. Enfin, même si elle ne l’a jamais formulé officiellement, l’UE escompte bien que la Suisse débloque une nouvelle contribution de solidarité de plus d’un milliard de francs destinée aux nouveaux membres de l’UE.

Le délai du premier semestre paraît d’autant plus ambitieux que l’UE consultera probablement la Cour de justice – qui devra dire le droit en cas de différend sans que cet avis ne soit contraignant – à propos de cet accord institutionnel l’impliquant directement. Cela risque fort de retarder l’aboutissement de la négociation.

02. Une acceptation de l’initiative de l’UDC «contre l’immigration de masse» le 9 février 2014 permettrait-elle à la Suisse de négocier des contingents?

L’UDC est bien la seule à penser cela. Cette initiative, qui vise à réintroduire des contingents restreignant l’immigration, viole clairement un principe sacro-saint au sein de la communauté, soit la libre circulation des personnes. C’est la première des quatre libertés du grand marché intérieur. De José Manuel Barroso à l’ambassadeur de l’UE à Berne Richard Jones, tous les Européens ont déjà donné le même signal. «Ce principe n’est pas négociable.»

Pas besoin d’être grand clerc pour l’affirmer: une approbation de l’initiative affaiblirait la position du Conseil fédéral face à Bruxelles. Le gouvernement pourrait se dégager astucieusement une marge de manœuvre en proposant à l’UE de fixer des contingents au moins équivalents à la moyenne des années précédentes. De leur côté, assurément, les Européens ne se gêneraient plus pour remettre en question les mesures d’accompagnement de la LCP décrétées par le Parlement helvétique. L’UE n’a ainsi jamais digéré la règle imposant aux entreprises étrangères venant travailler en Suisse de s’annoncer huit jours avant, une mesure qu’elle juge «disproportionnée et discriminatoire».

Au bout du compte, la Suisse risque d’être deux fois perdante avec des pseudo-contingents pour satisfaire l’initiative et un démantèlement des mesures d’accompagnement. Elle pourrait peut-être renégocier mais la probabilité que le résultat soit plus satisfaisant que le système actuel est un leurre.

03. L’UE actionnera-t-elle la clause guillotine?

C’est évidemment ce que clament urbi et orbi le Conseil fédéral et l’ambassadeur de l’UE à Berne Richard Jones. Théoriquement, comme cette initiative viole l’accord sur la LCP, le Conseil fédéral devrait le dénoncer immédiatement. Corollaire: comme une clause lie les sept premiers accords bilatéraux – des marchés publics aux transports terrestres en passant justement par la LCP –, tout l’édifice de la voie bilatérale s’effondrerait. Un véritable cataclysme!

En réalité, il est fort probable que les choses se passeraient différemment, ainsi que le révèle notre enquête dans les arcanes bruxellois. «Nous serions bien sûr choqués par l’acceptation de l’initiative, mais nous allons attendre de voir comment la Suisse l’appliquerait concrètement», confie un diplomate européen. L’eurodéputé allemand du Bade-Wurtemberg Andreas Schwab ajoute: «L’activation de la clause guillotine créerait d’énormes problèmes dans les zones transfrontalières comme la mienne.» C’est dire que même en supposant que l’Europarlement tape sur la table et demande la dénonciation de l’accord sur la libre circulation, la Commission se cantonnera plutôt dans une position d’expectative. Elle ne dénoncerait donc l’accord sur la LCP que lorsque la Suisse le violera concrètement dans les faits. L’initiative prévoit un délai de trois ans pour renégocier – une période de marasme et d’incertitude juridique est programmée.

04. Quels seraient les effets de l’initiative Ecopop?

Tout comme celle de l’UDC, cette initiative viole l’accord sur la libre circulation ratifié avec l’UE. Mais elle est encore plus dangereuse que la première pour l’économie. Elle veut d’une part limiter la croissance démographique à 0,2% par année et d’autre part consacrer 10% de l’aide au développement – environ 170 millions de francs – à des mesures de régulation des naissances dans les pays en voie de développement.

Ecopop donnerait un sérieux coup de frein à la croissance. Actuellement, la bonne conjoncture provoque un solde migratoire positif oscillant chaque année entre 70 000 et 80 000 personnes en Suisse. En le réduisant à moins de 20 000 personnes, les initiateurs le ramèneraient au niveau de la moyenne des pays de l’UE, dont la majorité d’entre eux est en douloureuse panne de croissance.

Soumise au peuple au plus tôt en novembre 2014, cette initiative sera aussi plus difficile à combattre pour le Conseil fédéral. Elle rallie les faveurs de tous ceux qui considèrent la Suisse à 8 millions d’habitants comme «surpeuplée» et ratisse donc très large sur l’échiquier politique: de la droite populiste à des écologistes comme l’ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement Philippe Roch ou Franz Weber.

Même si les initiateurs posent d’intéressantes questions sur les limites de la croissance, ils occultent complètement les défis qu’une Europe – y compris la Suisse – vieillissante devra relever pour continuer à faire fonctionner son économie à moyen terme, relève encore l’eurodéputé allemand Andreas Schwab. «Une étude a révélé que, dans notre seul land, il nous manquera quelque 500 000 personnes à l’horizon 2020 déjà pour occuper des emplois qui existent aujourd’hui. Comment y parviendrons-nous sans recourir à l’immigration?», interroge-t-il.

05. Pourquoi l’extension de la libre circulation à la Croatie sera-t-elle le plus gros obstacle à surmonter?

Sur le papier, l’enjeu est dérisoire. Il s’agit d’étendre l’accord sur la LCP à la Croatie, un petit pays de 4,5 millions d’habitants, et de lui accorder une aide à la coopération de 45 millions de francs. Et pourtant! Des trois scrutins européens à venir, ce sera la mère des batailles. Cet objet est explosif dans la mesure où, en s’y opposant, le peuple suisse discriminerait le dernier membre de l’UE, qui y a adhéré en juillet 2013.

De surcroît, cette votation interviendra en 2015, soit en pleine année électorale. C’est dire qu’elle incitera les partis à maintenir une pression maximale – pour ne pas parler de chantage – sur le Conseil fédéral.

L’UDC a déjà annoncé le référendum, prétendant sans rire que cette extension «provoquera une vague d’immigration encore plus forte» que toutes celles vécues jusqu’ici! Quant aux socialistes, ils conditionnent leur soutien à un renforcement des mesures d’accompagnement. Même si, en leur for intérieur, ils ne souhaitent guère remettre en question la voie bilatérale, ils s’adonnent là à un jeu dangereux.

Car si l’UE pourrait se contenter d’attendre la mise en application des initiatives UDC et Ecopop, elle se verrait ici contrainte de réagir au quart de tour. Jamais elle ne tolérera la discrimination d’un de ses membres. «C’est comme si vous les Suisses signiez un accord qui ne profiterait pas à l’un de vos cantons», dit un diplomate européen. Il y a fort à parier que l’UE menacerait très vite de dénoncer l’accord sur la LCP.

06. Que se passera-t-il si la Suisse et l’UE trouvent un accord institutionnel, mais qu’ensuite le peuple dise oui à Ecopop ou non à la Croatie?

Pour le patron des Affaires étrangères Didier Burkhalter, ce serait le scénario catastrophe. Deux ans d’intenses efforts diplomatiques réduits à néant. La victoire d’étape de l’accord institutionnel serait reléguée aux oubliettes dans la mesure où le processus de sa ratification serait immédiatement interrompu à Bruxelles.

Cette décision du peuple suisse aurait aussi des répercussions négatives dans des secteurs où la Suisse est associée à des programmes européens, comme la recherche par exemple. L’UE verserait-elle le milliard d’euros promis au projet de l’EPFL Human Brain Project? Pas sûr, ou en tout cas pas dans les délais prévus.

Quant aux Etats membres, ils pourraient prendre individuellement des mesures de rétorsion, plus ou moins discrètement. Certains seraient tentés de défavoriser les travailleurs suisses en les considérant comme des citoyens d’Etats tiers; et d’autres de retarder le transit des produits suisses aux douanes.

De manière générale, le danger reste le même en cas d’échec, ne serait-ce qu’à l’un de ces trois votes européens. «Dans le scénario catastrophe, la Suisse et l’UE risquent de retomber dans une relation de libre-échange qui ne garantit pas l’accès au marché intérieur, soit comme après leur accord de 1972», résume l’ambassadeur Luzius Wasescha. Avec, à la clé, une instabilité juridique qui pourrait coûter de nombreux emplois à l’économie helvétique. 


Jeu de l'oie

Mettez-vous dans la peau des conseillers fédéraux ou des diplomates, ou jouez comme un citoyen averti!

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Quand la Chine s’effondrera

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:54

Comme les mariages capotent après sept ans, les régimes autoritaires tendent à se délabrer au bout de septante ans, constate Larry Diamond, professeur à Stanford et doyen de la Hoover Institution. La République populaire de Chine a eu 64 ans le 1er octobre dernier. Saura-t-elle négocier la transition?

Larry DIamond

The Seven Year Itch est une comédie américaine fondée sur l’idée qu’au bout de sept ans l’intérêt des époux pour une relation monogame tend à faiblir. S’il a été réalisé pour déclencher le rire, ce film de 1955 avec Marilyn Monroe, sorti en français sous le titre Sept ans de réflexion, n’est pas pure rigolade. Une quantité d’études démontrent que la durée moyenne d’un premier mariage est de sept à huit ans.

Il existe à ce constat un intéressant parallèle en politique: la durée de vie des régimes à parti unique. Là on parle plutôt de septante ans. L’URSS en fournit un premier exemple. Quand Mikhaïl Gorbatchev a accédé au pouvoir en 1985, le délabrement du système soviétique et le déclin de sa légitimité étaient déjà fort avancés.

En d’autres termes, «l’intérêt pour le mariage» avait bien faibli. Les efforts de Gorbatchev pour revitaliser le système par l’ouverture politique et les réformes économiques (glasnost et perestroïka) auront permis un divorce pacifique. Quand l’URSS a implosé en 1991, le Parti communiste détenait le pouvoir depuis un peu plus de septante ans. Semblablement, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a dirigé le Mexique depuis sa fondation en 1929 jusqu’à sa défaite aux élections de 2000: septante et un ans.

La routinisation du charisme. Plusieurs des actuels régimes autoritaires à parti unique occupent le pouvoir depuis cinquante-cinq à soixante ans et il y a de bonnes raisons de penser qu’ils auront aussi à affronter leur «itch», la démangeaison des 70 ans. Une partie du problème tient au fait que les régimes révolutionnaires à parti unique comme la Chine, le Vietnam et Cuba ne sauraient survivre éternellement par le charisme de leurs fondateurs. Mao et Ho Chi Minh sont morts depuis belle lurette et, à Cuba, les frères Castro arrivent gentiment au bout.

Le problème plus sérieux est que ces régimes peinent à concrétiser ce que Max Weber appelait la «routinisation du charisme» en raison du dilemme qu’affrontent toutes les dictatures modernes: elles sont fichues si elles réussissent et fichues si elles échouent. Une fois que la ferveur des premières années s’est rafraîchie, le seul moyen qu’elles ont pour conforter leur légitimité est leur performance, pour l’essentiel en matière économique.

Si elles n’y arrivent pas, elles vont vaciller un certain temps au prix d’un cocktail de répression brutale et d’assistance extérieure, comme celle que la Corée du Nord reçoit de la Chine et, auparavant, Cuba de l’URSS. Mais la dépendance envers l’extérieur les rend très vulnérables et l’absence de performance suscite une désaffection croissante de la société, comme à Cuba et en Corée du Nord.

Toutefois si, à l’instar du Vietnam et surtout de la Chine aujourd’hui, les régimes autoritaires distribuent les bénéfices du développement, ils affrontent un autre dilemme, tel que le PRI l’a vécu au Mexique: il est impossible de créer une classe moyenne sans finir par générer des valeurs de classe moyenne et des organisations de classe moyenne. Quand les niveaux d’instruction et de revenu augmentent, quand l’accès à l’information s’améliore, les gens deviennent plus exigeants, plus prompts à protester.

Leurs priorités se déplacent du besoin de gain matériel et de sécurité au besoin de choix, d’expression et d’émancipation de l’autorité. L’avènement d’une société civile, avec des flux d’informations, d’idées et d’opinions indépendants, y est étroitement lié. Ces développements sapent la légitimité de l’ordre autoritaire et engendrent les conditions favorables à une transition vers la démocratie.

Une telle mutation sociale est actuellement en cours en Chine. Il est heureux, et pour la Chine et pour le monde, que ce pays approche de la «démangeaison des 70 ans» après une période autoritaire plus réussie que ratée. Plus de trois décennies d’un boom économique inouï ont tiré des centaines de millions de Chinois de la pauvreté et créé une société et une économie beaucoup plus aptes à mettre en œuvre la démocratie que c’eût été le cas si la Chine avait persisté dans le style nord-coréen de stagnation et de totalitarisme.

En outre, alors que de multiples ONG gagnent en autonomie vis-à-vis du Parti et de l’Etat, que les gens expriment leurs critiques dans la blogosphère et que des mouvements de protestation s’organisent contre la dégradation de l’environnement, la corruption et toutes sortes d’abus, les Chinois apprennent peu à peu les vertus de la citoyenneté.

 

Mais la préparation au changement démocratique ne se manifeste qu’à un niveau de société faiblement organisé. Ils sont nombreux à avoir espéré que le remplacement de l’impassible conservateur Hu Jintao par un Xi Jinping apparemment plus enjoué inaugurerait un processus de réforme politique sans cesse retardé.

Des espoirs douchés. Cependant, dans les mois qui ont suivi l’accession de Xi à la présidence en mars dernier, les espoirs ont été douchés. Xi et ses six collègues de l’omnipotent comité permanent du Politburo n’ont pas perdu de temps avant d’annoncer que leur but était de préserver le contrôle politique et d’insister sur l’idéologie. En une étrange tentative de greffer de l’innovation dans l’anachronisme, le Parti communiste chinois (PCC) se dispose à fournir à ses millions de membres des téléphones cellulaires spéciaux qui leur communiqueront en temps réel les dernières instructions idéologiques et les sujets de propagande de nature à susciter une meilleure discipline au sein d’une classe politique de plus en plus décadente et corrompue.

Le Parti fait tout pour désavouer et punir ses fonctionnaires à tous les niveaux. Cela comprend les efforts des villes pour être plus réceptives aux soucis et aux attentes des populations. Et cela laisse au sentiment populaire une certaine marge d’expression numérique, en particulier par le biais du site de microblogging Sina Weibo, qui héberge 100 millions de messages par jour. Tout cela est mis en œuvre pour moderniser le pouvoir autoritaire, en le rendant plus responsable et plus réceptif sans risquer d’éroder le monopole politique du Parti.

La peur du syndrome Gorbatchev. Les leaders politiques raisonnent souvent par analogies historiques. Celle qui épouvante les leaders chinois est Gorbatchev. Le souvenir est obsédant: les manifestations d’étudiants de 1989 sur la place Tiananmen, une expérience de mort imminente pour le Parti, s’étaient intensifiées lors de la visite de Gorbatchev à Pékin en mai.

Les actuels dirigeants de la Chine entamaient à peine leur ascension quand les politiques d’ouverture économique et politique de Mikhaïl Gorbatchev ont, selon eux, causé l’effondrement de l’Union soviétique et la disparition du Parti communiste soviétique. Xi Jinping n’entend à aucun prix être le Gorbatchev chinois. Mais son obsession de l’éviter le conduit à gouverner d’une manière qui aboutira au destin de Gorbatchev: l’effondrement du Parti et du régime sous sa férule.

Pour Xi Jinping et ses collègues, une issue existe. Ils pourraient gagner du temps en lançant un processus de démocratisation graduel, un peu ce qu’a entrepris leur vieux rival, le Kuomintang à Taïwan, après avoir perdu la guerre civile chinoise. Ils pourraient instaurer des élections ouvertes pour désigner les gouvernants aux niveaux inférieurs du pays.

Dans les années 80, les élections villageoises avaient l’air de franchir un pas dans cette direction. A l’époque où j’observais le phénomène en 1998, un officiel chinois chargé de le gérer prédisait que des élections ouvertes modifieraient brutalement le rapport de forces dans l’autorité politique. Dans cinq ans, prévoyait-il, elles s’imposeraient au niveau régional; encore cinq ans de plus et ce serait le niveau provincial et, finalement, après encore cinq ans, le gouvernement national serait élu au terme d’élections démocratiques.

Quinze ans après cette prédiction pleine d’espoir, les élections villageoises ne confèrent pas d’autorité de gouverner importante et le PCC semble figé de trouille à l’idée d’ouvrir le système à un choix électoral véritable et à des responsabilités hors du Parti.

 

Cette inertie politique ne saurait durer. Il y a cinq ou dix ans, la plupart des sinologues jugeaient fantaisistes les prédictions d’une chute du régime communiste chinois. Ils soulignaient que le Parti était devenu institutionnel et qu’il gouvernait efficacement. Aujourd’hui, en revanche, malgré l’impressionnante réussite économique de la Chine, ils sont toujours plus nombreux à penser que la crise politique couve. En se cramponnant à un monopole politique total, en refusant tout effort sérieux pour séparer le Parti de l’Etat et du système judiciaire, en diabolisant et en arrêtant les dissidents qui demandent des réformes démocratiques, le PCC se met en danger.

Quand vous patinez sur une glace peu épaisse, vous ne pouvez pas prévoir quand elle cédera. Elle peut sembler parfaitement solide, capable de supporter une performance virtuose, puis elle craque. Il se peut qu’aujourd’hui le Parti communiste chinois ne soit éloigné que d’une grande crise – catastrophe environnementale, éclatement de bulle immobilière, gros scandale de corruption au sommet – de protestations de masse entraînant l’effondrement soudain de son autorité. La corruption est désormais tellement répandue parmi les élites du PCC, qui ont si bien couvert leurs arrières en déplaçant leurs avoirs (et même leurs enfants) à l’étranger, que, si l’autorité politique s’effiloche, la chute se produira très rapidement.

Une réforme qui profiterait à tous. Une mort soudaine du régime communiste n’est pas à voir comme une bonne chose, ni pour la Chine, ni pour ses voisins Taïwan et le Japon, ni pour les Etats-Unis. Le vide politique en Chine pourrait être rempli par les militaires ou d’autres acteurs prêts à gagner les faveurs du public en jouant la carte nationaliste. Ceux-là pourraient lancer une attaque militaire contre les îles disputées en mer de Chine, ou même contre Taïwan. En outre, il serait bien plus difficile pour la Chine d’édifier une démocratie fonctionnelle au lendemain d’un brusque effondrement du régime communiste que si Pékin adoptait une approche graduelle comme l’a réalisé Taïwan.

Si la Chine veut prévenir une crise politique systémique, ses dirigeants doivent commencer à mettre en œuvre une vraie réforme politique. Ce ne sont pas seulement 1,3 milliard de Chinois mais tout le reste du monde qui y ont le plus grand intérêt.

 

© The Atlantic
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Seconde main: taillés dans le tissu de la mondialisation

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:55

Paolo Woods, établi à Haïti, a photographié sur place des personnes qui portent les t-shirts criards dont n’ont pas voulu les Etats-Unis. Des habits fabriqués à l’origine dans des pays pauvres comme  la République haïtienne…

Une métaphore, c’est un déplacement de sens. Parfois même un vrai déplacement, en forme de cercle non vertueux. Le photojournaliste Paolo Woods a consacré un passionnant reportage à Haïti, pays dans lequel il habite depuis trois ans. Les images de State, qui est aussi un livre écrit avec le journaliste romand Arnaud Robert, sont exposées jusqu’au 5 janvier au Musée de l’Elysée de Lausanne.

L’une des facettes de ce regard informé sur l’île caraïbe après le terrible séisme de 2010 est une série de portraits de Haïtiens en t-shirts à slogans américains pur bœuf. «I’m in Virginia bitch», «Kiss me I’m a blond» ou «Everyone an Irish girl». Bref, le rappel que le t-shirt est le lieu où l’individu s’exprime au mieux ou au pire outre-Atlantique. C’est moins le cas en Haïti, pays d’une pauvreté navrante. On sent bien que les personnes qui portent ces habits criards le font moins par choix que par nécessité. Ou s’ils le font, c’est avec une ironie cinglante.

Car ces t-shirts sont des «pèpè». Des vêtements qui ont été fabriqués dans des pays comme Haïti: en masse, pour un salaire de misère, au détriment de la petite économie locale de la couture. Les produits sont ensuite exportés dans une contrée riche comme les Etats-Unis, où ils sont imprimés avec une formule pro-avortement, le credo guerrier d’une équipe de baseball ou l’inévitable «I love New York».

Les plus vulgaires, stupides ou ratés de ces t-shirts ne se vendent pas dans les magasins de seconde main aux Etats-Unis. Ils sont dès lors récoltés par des organismes de charité. Puis ils sont envoyés sur l’île, réexpédiant le produit refusé à l’expéditeur, bouclant la boucle de la mondialisation. Dans un déplacement symbolique qui flanque le vertige par sa circularité cynique. Manches courtes, significations longues.

Les portraits de Paolo Woods, aidé sur place par Ben Depp et Josué Azor, font l’objet d’un petit recueil à part, publié en Suisse par Riverboom. Une édition limitée de ce recueil propose l’un des «pèpè» en question, soigneusement roulé.

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L’«eurocrate» qui ne nous déteste pas

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:57

David O’Sullivan, l’homologue d’Yves Rossier pour rénover la voie bilatérale, a fait preuve d’une grande souplesse dans le dossier helvétique. Portrait d’un diplomate qui fait mentir tous les clichés sur la bureaucratie bruxelloise.

«Eurocrate», le qualificatif dépréciatif ne va pas manquer de fuser lorsque David O’Sullivan apparaîtra sur les images au côté du secrétaire d’Etat Yves Rossier pour rénover la voie bilatérale entre la Suisse et l’Union européenne. Cela n’agacera guère le bras droit de la cheffe de la diplomatie, Catherine Ashton. Le prestigieux The Economist ne lui avait-il pas décerné le titre d’«eurocrate en chef», au début des années 2000 déjà, lorsqu’il fut nommé secrétaire général de la Commission sous l’ère de l’Italien Romano Prodi?

Les clichés en disent souvent plus sur ceux qui les émettent que sur ceux qui les subissent. L’Irlandais, qui nous reçoit dans son bureau du rond-point Schuman surplombant le parc du Cinquantenaire, préfère raconter son itinéraire d’Européen.

Né en 1953 à Dublin, ce fils d’un Casque bleu au service de l’ONU a été biberonné tôt à la notion d’interdépendance et de souveraineté supranationale, à «l’internationalisme» comme il se plaît à le dire. A l’époque où d’autres étudiants protestaient contre la guerre au Vietnam, lui militait pour l’entrée de l’Irlande au sein de l’UE. L’adhésion, effective dès 1973, a modernisé son pays, grâce à l’arrivée de subventions, mais surtout en y faisant souffler un esprit d’ouverture bienvenu. «Figurez-vous qu’à l’époque les femmes mariées devaient quitter la fonction publique», se rappelle-t-il. Impossible pour ce qui était alors la Communauté européenne de tolérer semblable archaïsme.

Cet engouement le conduit naturellement en 1976 au Collège d’Europe de Bruges, une des plus fameuses institutions de formation aux affaires européennes (qu’Yves Rossier a aussi fréquenté dix ans après). Trois ans plus tard, il débarque à Bruxelles à la Direction des relations extérieures. A peine installé, il est expédié au Japon pour une mission de quatre ans. Une prise de distance décisive: «C’est là que j’ai appris à considérer notre continent dans un contexte global. L’Europe menaçait de devenir un musée. Il fallait la réformer pour l’adapter aux nouvelles réalités mondiales.» C’est ce qu’accomplira Jacques Delors en imaginant le grand marché intérieur, qui a hissé l’UE au rang de première puissance économique mondiale, devant les Etats-Unis et la Chine, aujourd’hui encore.

Sortir des sentiers battus, imaginer de nouvelles solutions, David O’Sullivan pratique l’héritage «delorien» avec d’autant plus de conviction qu’il adore se plonger dans d’autres cultures, au point de maîtriser cinq langues (dont le japonais). Mesurant sa gourmandise pour la diversité, on comprend soudain mieux pourquoi il s’est tant engagé pour sortir le dossier suisse de l’ornière institutionnelle, et comment il a pu rédiger avec son homologue helvétique, le secrétaire d’Etat Yves Rossier, un document commun, qui servira de base aux négociations.

Dans le dossier suisse, l’Irlandais a en effet su faire preuve d’une souplesse étonnante. Au lieu de lancer machinalement comme certains Européens excédés: «Adhérez à l’EEE et qu’on n’en parle plus», il a compris que le prêt-à-porter ne sied pas à la Suisse. OK donc pour du «sur mesure», mais à condition de simplifier l’usine à gaz des 120 accords bilatéraux.

C’est ainsi que les deux négociateurs Rossier et O’Sullivan ont débouché sur la piste qu’ils privilégient: pas de nouvelle instance de surveillance, mais la Cour de justice de l’UE qui dit le droit, avec la possibilité pour la Suisse de s’y soustraire. Cela bien sûr au prix – probablement très douloureux – d’une suspension, voire de la dénonciation d’un accord.

N’en déplaise à l’UDC qui a fait de l’UE le nouvel ennemi de la Suisse, Bruxelles compte bel et bien des hauts commis qui ne la détestent pas, bien au contraire: «Je suis un admirateur du système suisse, de sa démocratie directe et de son fédéralisme», précise le haut fonctionnaire européen avant d’ajouter: «La Suisse est un petit pays, mais un partenaire important sur les plans économique, culturel et géographique.»

Si David O’Sullivan reconnaît volontiers les spécificités suisses, il ne supporte pas le procès en déficit démocratique que d’aucuns intentent à l’UE, qui s’est organisée différemment: «C’est une accusation choquante. On peut nous critiquer, mais nos structures sont aussi démocratiques que transparentes.»

Tout de même, l’UE ne donne-t-elle pas l’impression d’un patient en convalescence? «L’UE a toujours connu des hauts et des bas, et les crises l’ont renforcée», constate-t-il. L’Europe existe, et elle fait encore envie dans certains pays, comme en Ukraine. David O’Sullivan relativise «l’échec» du contrat d’association: «Les nombreuses manifestations montrent la popularité de l’UE et de ses idéaux en termes de valeurs, de démocratie et de liberté.»

Et quid de la Grande-Bretagne, dont la menace de référendum pourrait déstabiliser tout l’édifice européen? L’Irlandais, bras droit de la Britannique Catherine Ashton, ne se départit pas de sa sérénité. Tous les pays du continent ont besoin d’une Europe forte sur la scène internationale. «Regardez ce qu’a souhaité David Cameron lors de sa récente visite en Chine: un accord de libre-échange entre la Chine et l’UE, pas un accord avec la Grande-Bretagne.»

Au front sur tous les dossiers de la planète au côté de Catherine Ashton, David O’Sullivan ne sera pas éternellement là pour comprendre les Suisses. Les six prochains mois seront décisifs.

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Le nouvel homme sera «cool» (ou ne sera pas)

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:58

Le mâle de 2014avancera masqué, avec de nouvelles armes. Voici ses cinq atouts, en cinq mots clés.

L’autodérision
Alors que le macho était lourd et sans esprit, que le métrosexuel, trop narcissique, manquait d’humour, l’homme de 2014 distillera une seine autodérision. Sans le ridiculiser, elle le mettra à son avantage. Comme l’humoriste Norman Thavaud, qui se montre sous un jour peu flatteur sur l’internet. Norman, c’est le profil type du loser qui n’arrive pas à la cheville des beaux gosses. Et pourtant, le succès de ses vidéos (visionnées des millions de fois), en fait un modèle de «coolitude».

Tout comme le très sérieux «faux sérieux» affiché par Vincent Veillon dans 120 secondes, sur Couleur 3. James Franco, lui, vient de parodier finement le clip pompier Bound 2 de Kanye West et Kim Kardashian. Sur une moto, l’acteur fait des mamours au rondelet et pileux Seth Rogen. Ils sont drôles et presque émouvants. Non seulement les deux stars du cinéma indépendant jouent avec leur image, mais elles déjouent le sexisme. La classe.

L’écoute
Changement notable, l’homme a compris que l’empathie était une solution avantageuse pour résoudre les conflits… Cela a pris du temps, mais «l’intelligence émotionnelle» et «la communication non violente» font désormais partie de son arsenal pour mieux se «vendre» dans les domaines professionnels et amoureux. Laurence Bachmann, sociologue, chercheuse associée en études genre à l’Université de Genève, a étudié ce glissement du macho à l’homme empathique. Des hommes en transition, un livre qui découle de ses recherches menées à Berkeley, paraîtra l’an prochain.

«J’ai choisi de m’intéresser à 30 hommes vivant à San Francisco car c’est un lieu qui est une référence du point de vue des transformations du genre, explique la chercheuse. J’y ai constaté une mutation de la masculinité qui se diffuse déjà en Europe.» Le modèle de l’homme autoritaire, peu à l’écoute et qui a un rapport sclérosé à ses émotions est dépassé. «Pour les hommes que j’ai rencontrés, issus de la classe moyenne cultivée, l’empathie est un mot-clé. Ils sont à l’écoute d’eux-mêmes et des autres.» Cette nouvelle «capacité» vient directement des techniques de management des grandes entreprises californiennes. «La façon de communiquer s’est transférée dans d’autres domaines, par exemple au sein du couple.»

L’élégance
Ce n’est pas compliqué, il s’agit d’être «swag». D’avoir une attitude décontractée qui permet de se distinguer tout en se faisant respecter. Dominer, sans avoir l’air de faire d’effort et surtout sans écraser l’autre. L’apollon de 2014 continue de s’amuser avec les pièces et les accessoires du vestiaire masculin classique. Ce n’est pas de la parodie, ni de la citation: c’est de l’appropriation. Depuis le revival de la mode preppy (bon chic, bon genre années 50, inspirée du look des élèves en classe préparatoire des grandes universités américaines, côte est), on a exhumé de la naphtaline à peu près tout ce qu’il y avait de plus ringard et de plus «papy». Tout ce que le métrosexuel et le b-boy avaient fui: gilets, pardessus, duffle-coat, tweed, nœud papillon et ces (agaçants) renforts sous les coudes des vestes. Pire, le revival des chaussettes, portées avec des shorts, est annoncé pour l’été prochain.

Les hipsters, du nom des amateurs de jazz et donc du cool des années 40, ont bien sûr contribué à cette panoplie (y ajoutant moustache, barbe, chaussures en cuir, sac à dos en tissu années 30). L’ensemble s’apparente à un nouvel uniforme, largement repris par la grande distribution. Mais parfois, c’est plus personnel et inventif, comme chez Stromae, zazou moderne high-tech et rétro. En résumé: Mister 2014 sera toujours nostalgique de l’élégance traditionnelle, mais il la mâtinera, en été, d’un peu de glam seventies. Une excentricité bienvenue, pour un dandy années 70 toujours très «relax».

La nonchalance
C’est une douceur qui ne dit pas son nom. Elle peut aller de la légère négligence (un air de Caliméro au saut du lit, comme l’humoriste Norman), à la barbe un peu hirsute des hipsters. Un brin loser et timide, ce «boy next door» attachant, qui cache sa sophistication et semble presque vous appeler à l’aide. C’est la technique du cheval de Troie. On le dirait calme, vaguement las. Il semble surfer sur une modernité liquide n’offrant plus de prises. La nonchalance comme valeur esthétique ne date pas d’hier. Rembrandt, peintre cool par excellence malgré ses sujets sombres, cachait sa technique parfaite sous un négligé apparent (ses toiles «bâclées» où la peinture semblait jetée sans préméditation). Le nonchalant ne cherche pas à séduire et séduit plus sûrement.

L’autoanalyse
Il se pose des questions sur lui, grâce notamment aux coups de boutoir des études de genre. Qu’est-ce qu’un homme? Quel mâle veut-il être? «La masculinité dépasse largement ce qu’est un homme. Il y a toutes sortes de relations possibles entre le sexe biologique, le genre et le désir!» rappelle Cynthia Kraus, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, traductrice du célèbre Trouble dans le genre de Judith Butler. «Et d’abord, c’est quoi un homme? Quelque chose qui est donné de nature? Penser cela nous ferait revenir avant Simone de Beauvoir… On ne naît pas femme, on le devient. On pourrait ajouter qu’on ne le devient pas toujours. De même pour les hommes. Cela dit, être une femme ou un homme ne relève pas du choix individuel.»

S’il ne conteste pas encore frontalement les catégories sociales imposées, Monsieur 2014 y réfléchit. «Sera-t-il toujours nécessaire d’indiquer le sexe à l’état civil? Je ne le pense pas», continue Cynthia Kraus, qui rêve d’une société «où il y aurait autant de sexes que d’individus, où l’on ne serait plus assigné à un genre». L’homme de demain, hybride, pluriel et libre, est en germination. Laissons la conclusion à une femme, l’écrivain romand Barbara Polla: «Un homme qui se cherche est déjà, en tant que tel, une réussite.»


Visions croisées sur la masculinité et l’homme de 2014

Georges Vigarello, philosophe français, spécialiste de l’histoire des représentations de la virilité.
«Il alliera la force et la tendresse»

«L’homme en 2014 continuera son évolution, suite d’une série incroyable de bouleversements advenus au XXe siècle. Sa virilité sera en crise. En vérité, elle l’a été à chaque époque! Mais ces crises ne ressemblaient pas à celle que nous vivons. Au XXe siècle, pour la première fois, la place de la femme a changé. En accédant au monde du travail, elle a obligé l’homme à se déplacer. Cela a créé des frictions, des résistances. Comme les manifestations contre le mariage pour tous, en France. Au XIXe siècle, il fallait, pour être viril, combattre et entreprendre. Aujourd’hui, la virilité n’appartient plus seulement à l’homme, c’est une qualité qu’il partagera de plus en plus avec la femme. La domination n’est plus l’apanage du masculin. Mais les héros existeront toujours. Les modèles continueront d’allier la force et la tendresse. Comme Yannick Noah ou David Beckham.»
 

Barbara Polla, médecin, galeriste, écrivain, elle publie l’essai «Tout à fait homme» chez Odile Jacob le 20 février.
«Il risque de m’ennuyer grave!»

«J’attends des hommes qu’ils soient qui ils sont. Authentiques. Je pense qu’ils sont pleins de désirs, d’une vie différente de celle qu’ils mènent. J’attends d’eux qu’ils vivent en fonction d’eux-mêmes et qu’ils osent cette liberté-là, et celle aussi de dire ce qu’ils veulent. Des hommes debout, qui résistent. Avec, pourquoi pas, un grain de folie… La société, quant à elle, en Suisse en particulier, attend d’eux, surtout une fois qu’ils sont en couple, qu’ils soient «polis». Sans aspérités, donc. Gentils, fidèles, responsables, de bons pères, travailleurs, efficaces, respectueux, à l’écoute, discrets.

Etre cool, oui, un brin nonchalant pourquoi pas, ne pas être impliqué, ne pas désirer follement, ne pas avoir de problèmes existentiels, ne pas être violent. Avec cet homme-là, je vais m’ennuyer grave!»
 

Vincent Veillon, humoriste, créateur de «120 secondes» avec Vincent Kucholl, sur Couleur 3.
«Il aura le pied sûr, mais sera peu bricoleur»

«On me dit parfois que je suis féminin, sensible, on me reproche d’être trop dans la communication. Moi, je pense que c’est une chance. Sans être un carriériste féroce, je sais que l’autre peut toujours m’apprendre quelque chose. Aujourd’hui, il est mal venu de mettre en avant vulgairement son ambition. Je la planque sous un vernis, pour ne pas braquer les autres et être justement compris. J’essaie d’être cool. Sinon, en tant que mec, je ne suis pas très bricoleur… Cela fait une semaine que je dois changer une lampe, et j’ai peur de m’électrocuter! Je voudrais bien être Quentin Tarantino. Il a les moyens de créer ce dont il a envie. C’est un modèle d’homme cohérent, honnête et authentique. Il a digéré beaucoup d’influences et en a fait un propos personnel. Il a trouvé l’équilibre. Tenir et avoir le pied sûr, c’est important, comme le disait mon arrière-grand-père, guide de montagne.»

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Curi Hyvrard / Corbis
Mark Blinch, Reuters / Tony Barson / Kurt Krieger, Corbis
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La bataille de Zurich

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 05:59

Le Parti libéral-radicallance l’ex-animateur d’«Arena», Filippo Leutenegger, à l’assaut de la capitale économique du pays, rouge et verte depuis vingt ans. Reportage au cœur d’une ville qui boome.

L’œil de braise, conquérant, le jeune métisse raconte sa vie à l’hôtesse qui l’accompagne dans l’ascenseur: une mère portoricaine, un père américain, des études en Allemagne et, désormais, un travail à Zoug. Arrivé au sommet, il sort et s’extasie devant la ville à ses pieds, le lac au-delà: «Quand j’ai vu ça la première fois, j’ai su que j’étais arrivé au port.» Zurich. Un air de métropole avec ses bâtiments qui jaillissent de la terre et de l’imagination des meilleurs architectes, des usines transformées en théâtres, clubs ou cinémas et rappellent le passé industriel, Escher Wyss, Steinfels. Un enchevêtrement de rails, des grues qui se hérissent et, plus loin, les beaux quartiers accrochés aux collines.

Vue du haut des 126 mètres de la Prime Tower, la tour de verre signée par le duo Gigon/Guyer, Zurich est belle. Belle à couper le souffle. C’est cette cité qui boome, la plus grande du pays, sa capitale économique, que veut dompter Filippo Leutenegger, 61 ans, conseiller national PLR et ex-animateur star de l’émission Arena. C’est elle que cet homme très à droite va tenter de prendre à une gauche qui y détient la majorité depuis vingt ans.

Une ville déjà rouge en 1928. Juste après les industrielles La Chaux-de-Fonds, Le Locle, Bienne et Arbon. Une ville qui, ce printemps encore, éjectait l’avant-dernier libéral-radical de son gouvernement. Une ville où même une souris grise peut être élue à la présidence, du moment qu’elle est la candidate du Parti socialiste. Sa discrétion, c’est ce qu’on reproche à la maire actuelle, Corine Mauch. Très au fait de ses dossiers mais peu vendeuse, peu charismatique, peu visionnaire, elle incarne l’antithèse de son prédécesseur Elmar Ledergerber.

Le front culturel. A Zurich, la bataille pour les élections municipales du 9 février vient de commencer. Elle sera attentivement suivie par le reste du pays, comme tout ce qui se passe ici. Il est donc l’heure de quitter l’emblématique Prime Tower, cette ruche de luxe où travaillent deux mille employés suisses et expatriés, pour plonger au cœur de la cité, à deux pas de la Paradeplatz, là où se niche le ciné-club municipal. Drôle d’endroit pour un duel. Et contraste saisissant. Après la ville cosmopolite, le village.

Quand le journaliste de la Neue Zürcher Zeitung, avant d’animer la discussion entre les deux candidats à la présidence de la ville, demande au public si quelqu’un ne comprend pas le suisse allemand, deux mains se lèvent. Mais la maire Corine Mauch rechigne, les gens qui ont levé la main comprendraient parfaitement le dialecte. Dans la salle, cinéastes, producteurs et autres acteurs de la scène culturelle s’adressent souvent à «Corine» ou à «Filippo», leur donnent du «tu». On parle culture car le maire, à Zurich, dirige ce dicastère. Et donc argent. Corine laisse entrevoir une augmentation des subventions pour le cinéma. Filippo veut davantage de moyens pour cette branche mais sans augmenter le total des dépenses. La discussion ne s’enflamme pas, le challenger n’attaque pas, il a presque l’air de s’ennuyer.

En sortant, le cinéaste Samir dit qu’il n’élira probablement ni l’un ni l’autre: gouvernement de gauche ou pas, les grandes institutions continuent de recevoir la part du lion des subventions. Et il n’a pas obtenu de réponse pour stopper l’exode des talents de la branche du cinéma, individus et petites boîtes qui peinent à trouver des locaux à loyer abordable. Et Filippo, comme tout le monde l’appelle à Zurich? Ici, on le connaît depuis toujours parce que, avant Arena, avant d’entrer au PLR, il était gauchiste, il a participé au lancement de l’hebdomadaire WOZ, manifesté contre le nucléaire. Il est sympa, nous dit-on, même si, politiquement, on ne le prend pas terriblement au sérieux.

C’est pourtant ces cercles-là, les sympathisants de gauche et les troupes de bobos qui habitent Zurich, qu’il doit conquérir. Il le sait. «Parce que la droite est en minorité en ville.» Et il n’est pas certain que lui qui préside aujourd’hui le conseil d’administration de la Basler Zeitung de Christoph Blocher convainque ceux qui se sentent proches du «Freisinn» traditionnel, ces libéraux qui abhorrent l’UDC.

La conquête des bobos. Séduire les bourgeois bohèmes? Mission pas complètement impossible pour celui qui célèbre son italianità, sa vespa et son enfance en Italie, seul garçon au milieu de trois sœurs; pour ce père de cinq enfants qui a créé lui-même une crèche quand il travaillait à la télévision et financé l’école de jour installée dans «sa» cour. Il y possède deux petits immeubles où il vit et loue des appartements à d’autres familles. Il aime bien souligner ce côté père moderne qui était contre l’initiative de l’UDC pour les familles, comme son ouverture culturelle.

Le 4 décembre, il a prononcé une brève allocution à la fête juive de Hanoucca, célébrant la résistance du peuple juif, entre deux rabbins et plein de bambins. Dans les bars branchés du Kreis 4, on entend des journalistes, des entrepreneurs, et même l’un ou l’autre politicien Vert ou socialiste tenté de lui donner une voix, histoire de stimuler la concurrence des idées: «Il amènerait un peu de vie dans un collège trop harmonieux et technocrate. Et il sait représenter.»

Eh oui, la référence en matière de grand maire charismatique reste Elmar Ledergerber. Même si les sentiments nourris à son égard sont ambigus. Certains ont adoré son omniprésence, sa capacité de s’enthousiasmer et de communiquer bien au-delà des frontières de la ville. D’autres ont peu goûté son ego et ses rêves de grandeur pour une Zurich déjà jugée trop arrogante. Ils préfèrent un gouvernement qui tempère, à l’image de sa maire qui, confrontée à son manque de rayonnement, nous répond: «Ce dont une ville qui croît a surtout besoin, c’est de bonnes solutions.»

Mais revenons-en à Filippo Leutenegger. Son charisme parle en sa faveur. Et, comme s’en souvient un journaliste qui a travaillé sous ses ordres, sa capacité de trancher. Leutenegger, un homme d’action plutôt que de réflexion, qui se sentirait mieux dans un exécutif qu’au Parlement. Parce que, à Berne, sa réputation n’est pas reluisante, ses collègues de commission jugent ses interventions bâclées. Et son caractère sanguin et individualiste lui a valu des revers: il a quitté la télévision en conflit, comme le comité directeur du PLR zurichois.

Dès lors, pour gagner la confiance des Zurichois, quels chevaux de bataille va enfourcher le preux Filippo?

Le nerf de sa guerre et de sa campagne, ce sera l’argent, les dépenses, le déficit – 230 millions – «pour éviter que Zurich ne soit contrainte d’augmenter ses impôts». Rien de très original jusqu’ici. La maire Corine Mauch et le directeur des Finances, le Vert Daniel Leupi, tiennent le même discours et ont lancé un vaste réexamen des dépenses de l’administration. D’autant plus qu’ils s’inquiètent beaucoup de la réforme fiscale des entreprises: un taux unique de 13% creuserait un trou de 300 millions à Zurich. Désormais frileux, l’exécutif a d’ailleurs renoncé à construire un nouveau centre de congrès. Le candidat PLR se distingue dans les recettes qu’il propose. Il veut revoir tout ce qui touche à la garde et à la formation des enfants. Que les écoles s’occupent des enfants jusqu’à 15 heures, puis aux parents de s’organiser. Et de payer quand ils en ont les moyens.

Des économies, il en voit aussi dans les coopératives publiques où vivent des gens qui auraient les moyens de payer les prix du marché libre. Lui qui dirige un magazine pour les propriétaires immobiliers veut moins d’Etat. Et se bat aussi pour que le trafic automobile soit moins bridé, les limitations à 30 km/h plus rares. Sur les bords de la Limmat, où la moitié des ménages ne possèdent plus de voiture, où nombreuses sont les familles – bobos compris – à trouver des appartements abordables dans les nombreuses coopératives d’habitation, on hausse les sourcils d’étonnement. Le challenger Leuten­egger ne se trompe-t-il pas de bataille?

Calme ou tempête? Certes, déficit il y a. La ville a perdu 400 millions de recettes fiscales en 2008 des deux grandes banques qui, désormais, ne paient plus d’impôts sur le bénéfice. Dans son bureau de la Bahnhofstrasse, l’avocat d’affaires Ernst A. Widmer sent une grande inquiétude auprès des établissements financiers. «On craint qu’après le calme vienne la tempête.» Les nouvelles régulations bancaires vont coûter cher en personnel. Les petits établissements pourront-ils payer les coûts des contrôles désormais exigés? Survivre?
Loin de ces soucis, la population, elle, voit une ville qui construit et grandit.

Comme nous le montre le directeur des Finances Daniel Leupi, graphiques à l’appui, les pertes fiscales du secteur financier ont été partiellement compensées par les impôts venus de la branche des assurances et, surtout, par les personnes physiques. Parce que Zurich a attiré des étrangers qualifiés, bien payés et qui contribuent largement à renflouer les caisses de l’Etat. On connaît l’exemple des Allemands, dont le nombre a doublé ces derniers dix ans, passant de 15 500 à 31 500 personnes. Et d’autres nationalités comme les Américains, les Indiens ou les Chinois commencent à grimper dans les statistiques.

L’industrie créative explose elle aussi. A Zürich West, l’an prochain, le complexe de la Toni-Areal accueillera la haute école des arts et quelques autres filières pour 5000 étudiants et offrira 100 appartements. Google s’est étendu sur l’ancienne aire de la brasserie Hürlimann. Dès le printemps, plusieurs coopératives offriront à Kalkbreite, en plein centre, appartements, hôtel et places de travail. Zurich agit comme un aimant. Comme nous le confirme l’artiste franco-suisse Marie-Antoinette Chiarenza, qui a trouvé dans le quartier d’Altstetten un poste d’enseignement à la F +F Ecole d’arts et de design, un atelier à bon prix dans une coopérative et une intense émulation.

Bref, la crise secoue presque tout le continent européen, mais Zurich croît et son chômage stagne (3,8% en novembre). Et si les citoyens nourrissent quelque inquiétude face à l’avenir, en particulier face au prix du sol qui ne cesse d’augmenter et aux vitrines des magasins zurichois qui, sur la Bahnhofstrasse, cèdent la place aux grandes marques internationales, ils constatent qu’ils vivent encore très bien. Finalement, Corine Mauch a le même charme discret qu’Angela Merkel, elle incarne la stabilité.

La victoire des coopératives. Alors pourquoi changer pour un candidat qui remet en cause l’implication de l’Etat dans les coopératives d’habitation pour classes moyennes, ces institutions qui, avec les transports publics et l’offre culturelle, forment un pilier central de la qualité de vie exceptionnelle qui règne à Zurich?

Deux utopistes des années 80, Thomas Geiger, le libraire, et Andreas Hofer, l’architecte, nous guident dans l’une de ces coopératives: Kraftwerk1. Trois bâtiments Minergie sis à deux pas de l’ancien stade du Hardturm, une vaste friche aujourd’hui, qui logent depuis douze ans 250 personnes de 0 à 65 ans. Mille façons de vivre se côtoient. Des appartements réservés aux familles nombreuses, des communautés de handicapés, des logements classiques pour une famille – 105 m2 pour 1900 francs – jusqu’à la colocation comptant douze habitants sur 350 m2, telle celle qu’habite Andreas Hofer. Dans le vaste séjour éclairé d’une baie vitrée, deux femmes s’affairent entre les meubles au design épuré. Elles mettent la table pour six personnes. On cuisine pour ceux qui sont là.

Ces dernières années, plusieurs «expats» travaillant chez UBS ont passé par ici, pratique quand on est là pour un an seulement. Dans le bâtiment d’à côté, la brasserie installée au rez-de-chaussée ne sert pas de tofu ou de gratin de pâtes, mais d’exquises coquilles Saint-Jacques et leur gelée de peperoncini, arrosées d’un sancerre. Plus hédoniste qu’alternatif. Les élections à venir excitent peu les deux promoteurs de Kraftwerk. Le libraire sourit: «A Zurich, on ne peut plus dire que le Parti socialiste est de gauche, il offre plutôt 50 nuances de pragmatisme qui s’expriment en plus ou moins de places de parc.»

Pour l’honneur du PLR. Au fond, le véritable changement politique à Zurich est la quasi-disparition du parti qui fut un de ses piliers, le «Freisinn», les libéraux-radicaux, descendants du politicien et industriel Alfred Escher, père du Credit Suisse, de l’Ecole polytechnique fédérale et de la ligne du Gothard. Un parti qui ne s’est jamais relevé de l’affaire Kopp et de la chute du mur de Berlin. Ni de sa rivalité avec l’UDC. Privé du devoir moral de résister au communisme, il s’est vu réduit à servir une économie désormais déchaînée, globalisée, avant d’être associé au grounding de Swissair puis, dès 2008, au grounding moral des banques. De seigneurs du pays, les radicaux se sont transformés en laquais de l’économie.

Alors aujourd’hui, le PLR lance Filippo Leutenegger à l’assaut de la mairie de Zurich. Même s’il sait qu’il n’y parviendra pas. Il espère simplement que l’ex-animateur sauve son honneur perdu et conquière un 2e siège, au moins cela. On ne voit pas qui d’autre serait assez connu pour servir de locomotive. La droite zurichoise traditionnelle est exsangue. L’UDC lui a bu tout son sang. Quant à la relève, elle préfère épouser des carrières prometteuses dans l’économie, entre Zurich, Londres et Shanghai.

Au bord de la Limmat, dans un salon de l’hôtel Zum Storchen, propriété des héritiers Bührle, une tablée de représentants de l’immobilier, des PME et de la Chambre du commerce prépare la campagne qui fédère les partis de droite derrière cinq candidats à l’exécutif. On vise une représentation plus réaliste du rapport de forces, la droite ayant tout de même obtenu 40% des parts électorales en 2011. Présidente du PDC cantonal et de l’Union des arts et métiers de la ville, Nicole Baradun espère beaucoup de l’union des forces: «Nos électeurs veulent des solutions. Ils sont fatigués de nos querelles.» Cette bataille pourrait d’ailleurs servir de laboratoire national. L’union de l’UDC avec le PLR, c’est aussi le but que vient de formuler le président agrarien Toni Brunner pour les élections fédérales de 2015.

L’essor des industries créatives. Loin des stratégies électorales mais favorable à la concurrence des idées, un homme continue de construire Zurich: Mike Guyer, l’architecte de la Prime Tower. D’un ancien hôpital transformé en bureaux, il observe l’éveil de Zurich depuis les années 90 et salue la volonté politique d’alors, celle d’utiliser intelligemment les friches industrielles. Résultats? «Dans cette ville en essor qui devrait bientôt atteindre les 400 000 habitants, les nouvelles tendances de la société se dessinent.

Les familles reviennent en ville parce qu’elles ne veulent plus du stress pendulaire. Les femmes très qualifiées sont de plus en plus nombreuses à travailler. Elles sont en majorité dans notre bureau. On voit de nombreux hommes amener leurs enfants à la crèche. Beaucoup revendiquent du travail à temps partiel. Enfin, Zurich est devenue cosmopolite. Les jeunes étrangers y sont arrivés comme stagiaires, comme étudiants ou pour fréquenter les clubs. Souvent, ils reviennent, épousent des Suisses, fondent des familles. C’est le cas de nombre de mes architectes, des Allemands, des Belges, des Hollandais et maintenant aussi des Portugais.»

Après l’exode des classes moyennes des années 90, quand la ville croulait sous les problèmes sociaux, des toxicomanes du Letten à la crise du logement, ont succédé l’essor des industries créatives, des IT et le retour des familles. Le visage de Zurich a changé. Il s’est métissé, à l’image du jeune homme tombé amoureux de la cité au sommet de la tour. Une ville qui séduit? Quelle que soit l’issue des élections, Zurich a déjà gagné cette bataille: celle qui a fait d’elle une grande ville multi­culturelle où il fait bon vivre. Aux futurs élus d’en prendre soin.

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Mondial 2014: Rio héros

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Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 06:00

Pour les Suisses comme pour les Brésiliens, le Mondial 2014racontera plus que du football. Il sera celui des fantômes de 1950, des revanches sur le destin et du miracle d’une équipe suisse construite sur les ruines d’une guerre et la réconciliation multiculturelle. Au Brésil, le rouge est mis.

Ceux qui font marotte de détester le sport et le football vont vivre un printemps rude, en 2014. Car une fois la sordide bouffonnerie poutienne terminée à Sotchi, la Coupe du monde brésilienne va monter en puissance et occuper durablement conversations et médias. Il y a des années comme cela, du pain et des jeux, du football et des hommes. Mais ces époques bariolées par les maillots nationaux sont aussi l’occasion de vertiges étonnants qui dépassent largement du suant cadre compétitif: la politique et les souvenirs, les tragédies et le racisme, le culturel et la danse, le vert et or, et d’abord le rouge.

Car le Brésil est un pays rouge. Quand les colons portugais le découvrent au XVe siècle, ils constatent surtout une forêt, dans ce qui s’appelle alors la Terra da Vera Cruz. Dans la partie atlantique, ils tombent sur un arbre étrange, connu désormais sous le nom de Caesalpinia echinata. Les Indiens tupis de l’époque l’appellent ibirapitanga, ce qui est déjà plus poétique. Les Portugais sont des pragmatiques: ils le dénomment pau-brasil, l’arbre de braise. Pourquoi? Parce que son aubier est rouge, vermillon même. On peut en extraire du cramoisi, de l’écarlate, des teintures. On connaissait cet arbre pour l’avoir croisé en Asie, mais là, dans cette forêt, il abonde absolument. L’amiral Cabral pensait que dans la Terre de la Vraie Croix dégoulineraient l’or et les épices: c’est d’abord un filon de couleur rouge qu’il ramène en Europe.

Sur le Vieux-Continent, c’est la Renaissance et le rouge Brésil va changer le monde: les étoffes, les teintures et peintures, il envahit tout, Rome ou Lisbonne rutilent du bois fameux et de sa couleur si forte. On change le nom de ce pays neuf, on échange la croix contre la braise: voilà le Brésil. Pour le vert et or du drapeau et du maillot de la seleçao, vous repasserez. L’histoire a des opacités éclatantes et, sous le feu du jaune, demeure la braise rouge.

La tragédie de 1950. Et ce sont les Suisses qui vont pourtant y venir en rouge. Avec cette insolence heureuse d’une équipe jeune, construite sur les ruines fumantes des tragédies balkaniques, qui ne doute de rien (lire ci-dessous) avec ce maillot de la Nati se cherchant des exploits, et qui se rappelle du 28 juin 1950.

Cet après-midi-là, à 15 heures, au stade de São Paulo, la Suisse affrontait le Brésil. C’était déjà la Coupe du monde, la première de l’après-guerre. L’histoire a retenu qu’il y avait 42 032 spectateurs dans ce qui s’annonçait comme une formalité pour des Brésiliens archifavoris de la compétition. Ils n’avaient jamais été champions du monde, alors, mais c’était déjà leur chose, ce football comme on danse, et tout le monde les voyait remporter l’épreuve.

A la troisième minute, le Brésilien Alfredo marqua et ça sentait le festival. Mais il y avait Jacky Fatton, l’homme du Servette: 1-1 à la 17e minute. Baltazar remet les Brésiliens devant à la 32e, tout semble rentrer dans l’ordre. Mais à la 88e, Fatton encore: 2-2, score final. L’équipe de Suisse, en ce temps-là, rassemble des noms des terroirs d’ici: Fredy Bickel et Roger Bocquet, Quinche ou Eggimann. Pour eux, ce formidable résultat restera une belle anecdote et ils seront éliminés en finissant troisièmes de leur poule. Pour les Brésiliens, tout ira pour le mieux, jusqu’au dernier match. Il va s’agir ici d’une tragédie nationale dont l’écho résonne encore aujourd’hui.

Le 16 juillet 1950 donc, ultime rencontre à Rio de Janeiro, entre le Brésil et l’Uruguay, pour désigner le champion du monde. Système inédit de mini-championnat avec des points, et il suffit ainsi aux Brésiliens de faire match nul pour décrocher le titre. Les Uruguayens sont, eux, contraints de l’emporter pour y arriver, et personne leur imagine aucune chance.

Il y a aussi ce stade, Maracana, terminé quelques heures avant le début de la compétition. On n’a pas eu le temps de le peindre et les deux équipes parient avant le match: il deviendra bleu et blanc si l’Uruguay va au titre, couleurs brésiliennes sinon. Il y a plus de 200 000 personnes et l’ambiance tourne à la folie quand Friaça marque pour le Brésil au début de la seconde mi-temps. Egalisation uruguayenne vingt minutes plus tard. Drame à la 79e minute. Alcides Ghiggia attaque sur l’aile. Le gardien du Brésil, Moacir Barbosa, s’avance un peu, imaginant qu’il va centrer. Ghiggia tire, Barbosa touche le ballon du bout des doigts, mais c’est but. Un silence de mort. A la fin, le président de la FIFA, Jules Rimet, doit descendre errer sur le terrain avec sa coupe pour la remettre discrètement au capitaine de l’Uruguay. Le stade sera peint en bleu et blanc. Cette affaire porte à jamais un nom, au Brésil, le Maracanaço, le «coup de Maracana».

Barbosa le paria. Le plus terrible, c’est Barbosa, carrément déshonoré. S’il fait des courses dans un magasin, les mères le pointent du doigt, le désignant aux enfants comme «l’homme qui a fait pleurer le Brésil». Il est une honte nationale. Dans les années 60, lorsque seront renouvelés les bois des buts du stade de Rio, on les lui donnera: il les fera brûler aussitôt. En 1993, une télévision brésilienne souhaitera l’engager comme consultant pour un match. Le président de la Fédération brésilienne de football s’y opposera fermement. Barbosa dira: «Au Brésil, la peine majeure pour un crime est de trente ans de prison. Moi, il y a quarante-trois ans que je paie pour un crime que je n’ai pas commis.» Il mourra dans le dénuement, à Santos, à 79 ans, au tournant du millénaire.

L’histoire de Barbosa dit aussi une désagréable vérité du Brésil. Car il était Noir. Et il faudra attendre le milieu des années 90 pour que la seleçao ait de nouveau un Noir dans ses buts. Ce n’est pas un hasard, mais du racisme pur, construit après lui sur l’idée que les gardiens noirs étaient décidément moins fiables que les autres. Le merveilleux métissage des peaux du Brésil a ses limites. Devinez ainsi toutes ces revanches à prendre, entre 1950 et 2014. Imaginez que c’est ainsi beaucoup plus que du sport, que l’on soit Brésilien ou Suisse.

Génération miraculeuse. Car qu’est-ce qui a changé, entre deux Coupes du monde au Brésil, en soixante-quatre ans? Le Brésil de Pelé, Romario, Ronaldo est devenu cinq fois champion du monde. La Suisse n’a, elle, jamais été une équipe plus brillante que dans les années 50, jouant plutôt sur la défensive, avant l’irruption miraculeuse de la génération actuelle. Le Brésil a enfin cessé d’être une éternelle future grande puissance: il est une grande puissance, développement économique, social, reflux de la pauvreté. Ce n’est pas encore la prospérité suisse, mais c’est en tout cas une espérance et une marche en avant consécutive aux années Lula et Rousseff. La Suisse a vécu des vagues d’immigrations successives, d’abord italiennes, espagnoles, portugaises, qui se sont répercutées épisodiquement dans l’équipe nationale.

Mais rien de comparable à ce qui se passe désormais. Inler ou Derdiyok ont des racines turques. Behrami, Dzemaili, Bunjaku, Rama, Xhaka, l’extraordinaire Shaqiri, Abdi, Mehmedi ou Kasami sont arrivés après la conflagration albano-kosovare. Jakupovic et Gavranovic sont l’un d’origine serbe, l’autre croate. Les parents de Seferovic sont venus de Bosnie. Djourou ou Fernandes racontent l’Afrique, et il reste encore des couleurs tunisiennes (Ben Khalifa), italiennes (Benaglio ou Barnetta) et espagnoles (Senderos).

Si la Suisse est ainsi devenue une puissance moyenne du football, elle le doit à ce foisonnement multiculturel et à l’état d’esprit qui en découle: des joueurs plus techniques, plus rapides, portés vers l’offensive, qui ne doutent de rien. Ils ont bénéficié aussi d’un cursus de formation mis en place au milieu des années 90 et qui a donné des résultats incroyables: la Suisse a été championne du monde des moins de 17 ans en 2009, vice-championne d’Europe des moins de 21 deux ans plus tard: ce sont ces joueurs-là qui explosent désormais avec l’équipe A.

Une Suisse exportatrice. Il existe d’autres statistiques stupéfiantes. La Suisse est le cinquième pays exportateur au monde en termes de footballeurs professionnels. Et même le deuxième, juste derrière l’Uruguay, si l’on rapporte les chiffres à la population du pays. On trouve actuellement 41 joueurs suisses évoluant dans les championnats majeurs européens. Il y en avait moins d’une vingtaine il y a dix ans. Surtout, ils jouent et brillent: Lichtsteiner est une star à la Juventus, Inler et Behrami flambent à Naples, Shaqiri fait peu à peu sa place au Bayern de Munich, Djourou est passé d’Arsenal à Hambourg, Kasami a mis cette année des buts fabuleux pour Fulham, etc.

Cette situation inédite s’explique parce que les joueurs suisses sont réputés disciplinés, tactiquement au point, et polyglottes souvent. Ils sont aussi moins chers que d’autres joueurs et participent de l’économie des clubs de Super League: sans ces transferts internationaux, l’ensemble de la ligue helvète affiche un déficit de l’ordre de 20%. Voilà l’époque neuve, soixante-quatre ans après le Brésil-Suisse de 1950. Il s’agit d’économie, d’une guerre encore fumante, et d’intégration réussie.

Au Brésil, le stade Maracana a été refait aux normes pour près de 500 millions de francs. Il permettra désormais 96 000 places assises, mais la Nati n’y jouera pas durant la phase de poule. Il lui faudra se qualifier pour la suite avant d’espérer entrer dans ce qui est un temple, une église immense où tout un peuple attendra la revanche de 1950, et un sixième titre.

Pour la première fois depuis longtemps, la Suisse n’y va peut-être pas seulement pour participer. Elle joue bien. Elle fait rêver. La plupart de ses adversaires la sous-estiment. Les fanfares des Balkans, ou le son sautillant de la qifteli, merveilleux luth albanais à deux cordes, peuvent faire mariage avec le cor des Alpes pour une drôle de samba heureuse. Au Brésil, le rouge est mis. Cette équipe suisse danse, et fera danser.


Une équipe qui nous déborde

Que représentera au Brésil une talentueuse sélection suisse qui nous change, qui modifie en nous l’idée qu’on se fait de «nous» ? Ecrivain et arbitre, Yves Laplace en a parlé, après un match, avec des joueurs genevois d’origines kosovare et bosniaque – ainsi qu’avec Michel Pont.

Yves Laplace

Par un soir tempétueux de novembre 2013, un mois avant que l’équipe de Suisse hérite (comme disent les journalistes sportifs) de l’Equateur, de la France et du Honduras dans le groupe E, je commençais sans le savoir mon enquête d’arbitre-écrivain sur l’événement clé de l’année à venir: «notre» participation au prochain Mondial brésilien, que dis-je, notre irrésistible marche vers la gloire finale.

Ce 8 novembre, en effet, je dirigeais un match de seniors (les seniors sont les vieux âgés de 32 ans, voire davantage) opposant sur un terrain synthétique les équipes genevoises du FC Kosova et de Rapid Jonction Bosna. Ami – depuis les années 90, les «événements du Kosovo» et le siège de Sarajevo – de ce qu’on appelait naguère la cause et le peuple kosovars, aussi bien que bosniaques, je me réjouissais de ce derby balkanique, si représentatif de l’évolution du football suisse.

A la 36e minute pourtant, il fallait capituler: l’orage parsemé d’éclairs était si violent que j’interrompis définitivement la partie, afin de protéger les joueurs (et l’arbitre) trempés jusqu’à l’os. Furieux, le demi gauche (couloir) de Kosova – qui menait 1-0 – protestait alors en me jurant qu’il faisait très beau temps, tandis que le gardien du stade assurait que la foudre venait de tomber 50 mètres plus loin, au pied d’un arbre. J’entrevis soudain quelque chose qui nous débordait, quelque chose d’irrationnel comme la rage de vaincre, la furia et la passion des Balkans; cette rage, cette furia, cette passion avaient-elles pris le dessus, à la base comme au sommet de «notre» football?…

Est-ce en partie cela que l’équipe nationale de Suisse représentera au Brésil? Shaqiri, Xhaka, Behrami, Dzemaili, Seferovic et tant d’autres fleurons de la Nati partagent en effet un destin commun avec la plupart des «aînés» que j’avais l’honneur d’arbitrer. Ils sont nés de parents kosovars – ou bosniaques, turcs, espagnols… Ils sont parfois enfants de réfugiés ou réfugiés eux-mêmes, puis naturalisés (écoutez bien le mot). Ils ont bénéficié, comme l’ensemble du mouvement junior, de l’effort exceptionnel consenti par l’ASF, ces dernières années, à la formation des joueurs. Et c’est peu dire qu’en retour, l’équipe nationale bénéficie d’un concours de talents exceptionnels, issus de rives et de cultures très éloignées de «l’esprit de Morgarten» qui a longtemps déteint, au XXe siècle, sur notre football de bétonneurs, dont le mythique Karl Rappan fut le sorcier.

La Suisse va au Brésil grâce au Kosovo, résume en substance Ueli Maurer, dans un raccourci qui devrait, en bonne logique, rendre littéralement fous ses électeurs. Mais le football et la politique ne défient-ils pas toute logique? Et n’est-ce pas justement pour cela qu’on les aime avec folie, en dépit de leurs prolongements identitaires ou chauvins? En dépit ou à vrai dire aussi, peut-être, en raison même de ces prolongements, de ces débordements? «J’adore ce qui me brûle», disait Max Frisch (titre de son premier roman). Qu’on me permette de le paraphraser: j’aime ce qui me déborde; et il me semble qu’aujourd’hui, cette équipe dite «nationale» nous déborde. Elle nous change. Elle modifie en nous l’idée qu’on se fait de «nous».

J’ai parlé de l’origine des joueurs actuels. Il faudrait parler aussi, évidemment, de leur statut de marchandises surpayées dans les plus grands clubs du monde footballistique globalisé. Nous ressentons ces paradoxes, ces tensions. Oui, nous sommes bousculés de toutes parts. Cela pourrait affoler d’autres électeurs que ceux de l’UDC. Un événement comme le Mondial exacerbe cet affolement, pour le meilleur et pour le pire.

La passion qui s’empare alors d’un «pays» à l’endroit de «ses joueurs» exprime les contradictions, les troubles, les blessures de la société civile. Mais cette passion nous fait aussi entrevoir le chemin qui nous permettrait de «sublimer» (par la victoire?) ou de résoudre, en surface, ces conflits. Voilà ce qui était arrivé à l’équipe de France black blanc beur de 1998. Et voilà exactement ce que nous donne à entendre la singulière formule qu’Ueli Maurer laissa échapper, à son corps et à son camp politique défendant.

J’avais hâte d’en parler, le 21 novembre, à l’issue du match à rejouer Kosova - Bosna (6-1 score final, froid vif mais très beau temps), avec les joueurs qui le voudraient. Que signifiait, pour eux, l’équipe de Suisse actuelle? Qu’en attendaient-ils au Brésil? On s’est retrouvés à la buvette du stade pour faire le point. Quelques jours plus tard, j’allais renouveler l’exercice avec Michel Pont, entraîneur adjoint – et meilleur connaisseur planétaire – de la sélection. Je témoigne que leurs réponses, si on les entend bien, se rejoignent.

Mes interlocuteurs suisses d’origine kosovare s’accordent sur leur sentiment d’être comme «doublement représentés» par cette équipe. Tous comprennent que Behrami, Shaqiri et les autres aient choisi la Suisse, plutôt que l’Albanie. Il pourrait en aller autrement, toutefois, le jour où une sélection du Kosovo sera reconnue par la FIFA.

Michel Pont, de son côté, salue avec émerveillement la maturité de ces très jeunes joueurs. Il m’accorde que leur parcours de vie y contribue de manière notable, mais critique l’emploi du mot «secondos». Il souligne qu’avec Ottmar Hitzfeld s’est effectué un véritable travail de construction ou de reconstruction technique et tactique, prenant appui sur une génération rien moins que spontanée: elle est au contraire un produit de l’histoire; mais aussi le produit d’une histoire complexe de l’intégration. Tout cela aura profondément changé le visage de l’équipe de Suisse, le visage même que la Suisse, à travers cette équipe, montrera au monde. C’est un motif de fierté.

Participer au Mondial brésilien reste un rêve, dit Michel Pont. Et si ce rêve était d’autant plus beau qu’il se réalise sur fond de blessure? A chacun la sienne. On devine celle de mes interlocuteurs, celle de certains joueurs, celle que chacun d’entre nous porte confusément. Un souvenir revient alors à l’entraîneur adjoint. Il avait 25 ans. Joueur à Etoile Carouge, il s’était «déchiqueté la cheville». Fin de carrière. Pour se «changer la tête», il prend son baluchon, voyage une année durant. Il passe les derniers mois au Brésil, découvre le stade de Maracana, une ferveur qui excède évidemment le football. Qui déborde. Est-ce pareil débordement qu’il sera destiné à revivre, sur le banc, trente-cinq ans plus tard, avec cette équipe de Suisse sans précédent?


Yves Laplace

Né en 1958 à Genève, ayant pratiqué enseignement et critique littéraire, il exerce une activité d’écrivain aux talents multiples: romans, pièces de théâtre, essais politiques, notamment sur la guerre des Balkans. Il a publié en 2009 Les larmes d’Arshavin (L’Aire), ouvrage passionnant sur le football et l’Euro 2008 en Suisse. Yves Laplace est aussi arbitre de football depuis 1984.

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Hebdo.ch » revue de blogs de la semaine

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:46

Blogs » Politique »
Le futur, c’est tout de suite

Pour en finir avec les inégalités

Le revenu minimum universel devrait être utilisé. Seul le courage politique manque.
Guy Sorman

(...) Que pourrait-on proposer, comme discours électoral ou pratique politique, qui rendrait les écarts de revenus plus acceptables, sans briser le dynamisme du marché, seul garant de la croissance? A gauche, de tradition, l’égalitarisme passe par le salaire minimum en bas et, en haut, par la confiscation des revenus. Mais cette mécanique égalitaire produit en réalité plus d’effets pervers que de justice sociale (...). A droite, la réponse à la question lancinante de l’inégalité est, d’ordinaire, une amélioration des qualifications scolaires. Mais celle-ci est plus facile à invoquer qu’à organiser et, de toute manière, les effets en sont lents. Les plus classiques s’en tiennent au laisser-faire: le marché crée de la richesse et la redistribue, mais voici qui est devenu relativement inexact. On souhaitera donc que la gauche renonce à l’égalitarisme mécanique et la droite à l’égalitarisme béat pour que les uns et les autres proposent une réponse neuve à une situation inédite. C’est possible. Dans la panoplie des économistes, un instrument au moins n’a jamais été utilisé, peut-être parce qu’il n’est ni de droite ni de gauche: l’impôt négatif sur le revenu, aussi appelé revenu minimum universel. Selon le modèle initial tel qu’il fut proposé par Milton Friedman, il y a 50 ans, tout citoyen ou résident légal devrait payer un impôt sur le revenu à partir d’un certain seuil correspondant à une vie décente, et en dessous du seuil, il serait payé de manière à remonter jusqu’à ce seuil. Ce revenu minimum par l’Etat remplacerait toutes les aides et subventions, chacun étant considéré comme capable d’utiliser de manière responsable ce qui lui est garanti. Le revenu minimum universel est un choix éthique et économique. Le revenu minimum universel est une solution de rechange aux Etats providence essoufflés et une réponse à la question de l’inégalité. Seule manque l’audace politique (...).


Blogs » Economie & Finance »
Les non-dits de l’économie

Le mythe du partenariat social en Suisse

Invoquer le partenariat social pour refuser l’introduction d’un salaire minimum est un leurre.
Sergio Rossi

Le refus populaire de l’initiative 1:12 a enflammé le débat politique concernant l’initiative sur les salaires minimums, qui sera soumise au vote populaire l’année prochaine. Le message du Conseil fédéral à ce sujet propose de rejeter l’initiative car elle porte atteinte au partenariat social. Ainsi, «les salaires les plus bas dépendent largement du bon fonctionnement du partenariat social et des CCT». Or, même en ignorant le fait qu’une bonne moitié des travailleurs dans l’économie suisse ne sont pas coiffés en l’état par une CCT, l’argument qui fait appel au partenariat social pour refuser l’introduction d’un salaire minimum légal sur le plan national est fondamentalement invalidé par l’évidence empirique. Les parties contractantes sur le marché du travail ne sont pas sur un pied d’égalité (...) étant donné que les travailleurs n’ont visiblement pas la même force de négociation des conditions de travail qu’ont les patrons (...). Les facteurs de ce «déséquilibre» des forces opposées sont évidents. D’une part, l’existence d’une «armée de travailleurs de réserve» (pour paraphraser K. Marx) menace les travailleurs les moins qualifiés: il y aura toujours des chômeurs qui ne rechigneront pas à travailler aux conditions imposées par le patronat (...). D’autre part, les travailleurs ne sont pas représentés au sein du conseil d’administration des entreprises en Suisse (...). Le «partenariat social» est donc un leurre, voire une expression creuse qui est utilisée comme alibi politiquement correct (...).


Blogs » Politique »
Le blog de Jacques Neirynck

 

Il y a toujours à la fois trop et trop peu d’immigrants

Le peuple veut et ne veut pas la croissance, il souhaite ses avantages et refuse ses inconvénients.
Jacques Neirynck

L’initiative contre l’immigration de masse de l’UDC commence à faire beaucoup de bruit. Elle est, comme toutes les autres démarches de l’UDC, affligée d’une contradiction interne. Si elle réussissait, les relations bilatérales avec l’UE deviendraient caduques et des problèmes paradoxaux et contradictoires de chômage et (ou) de pénurie de personnel qualifié apparaîtraient selon le secteur considéré. Une des rares issues possibles serait l’adhésion pure et simple à l’UE, tant il est vrai que les relations bilatérales n’ont été négociées que pour pallier les inconvénients d’une non-adhésion. Or l’UDC se caractérise par sa capacité historique à élaborer une stratégie à long terme. Comment cet effet paradoxal de l’initiative n’a-t-il pas été prévu? Pourquoi l’UDC court-elle ce risque d’atteindre un effet contraire à sa raison d’être? (...) Dans le débat à venir, chaque partie se fera un malin plaisir de souligner la contradiction fondamentale de l’autre partie. Mais il n’y a au fond qu’une seule et même contradiction: le peuple veut et ne veut pas de la croissance, il souhaite ses avantages et refuse ses inconvénients. Il redoute autant la stagnation que la croissance. Or, notre système économique s’est révélé à l’usage incapable de gérer une marche des affaires à la fois stable et durable. Il risque à tout moment de tomber de l’inflation dans la déflation et réciproquement, comme l’alpiniste suivant une ligne de crête entre deux abîmes. Telle est la contradiction fondamentale de l’économie libérale et toute tentative pour en sortir s’est révélée désastreuse. C’est le pire des systèmes si l’on exclut tous les autres. Il faut faire avec. C’est comme la vie: il n’est pas possible de la donner sans infliger la mort.


 

Blogs » Economie & Finance »
Touche pas à ma com!

Justice populaire et réseaux sociaux

L’indignation populaire est exacerbée par l’utilisation croissante des réseaux sociaux.
Daniel Herrera

Il a 61 ans et travaille depuis douze ans comme chauffeur de bus pour une compagnie de Seattle. Et l’autre jour, arrivé au bout de sa course, il tente désespérément de faire sortir un jeune de 23 ans de son véhicule. Celui-ci s’obstine à rester assis puis lui crache au visage. Alors c’est l’explosion de colère, la déferlante de coups sur le jeune homme. Le tout est filmé par la caméra de surveillance du véhicule puis diffusé sur le web par différents canaux, créant le buzz sur les médias en ligne. Le chauffeur est viré. (...) Dans ce cas comme dans d’autres, c’est le rôle de l’image et des médias en ligne qui m’interpelle. L’employeur avait-il le choix de ne pas licencier son collaborateur, alors que la vidéo de son pétage de plombs faisait le tour de la planète? Aurait-il pu envisager une sanction interne sans se préoccuper des réactions prévisibles de la communauté en ligne? Autrement dit, combien pèsent la fidélité et l’irréprochabilité potentielles d’un chauffeur face au risque d’image d’une entreprise? En l’occurrence, l’irrespect des règles sociales les plus élémentaires (...) ne saurait justifier les coups de poing et de pied. On peut dès lors comprendre que le Mike Tyson de notre histoire perde son travail, car il a clairement dépassé les limites de sa fonction. D’autres cas de mises à l’écart successives à l’indignation populaire (en ligne) paraissent moins évidents. En cas de crise, la notion de fusible n’est pas nouvelle, mais elle semble exacerbée à l’ère numérique. Il faut agir vite, crever l’abcès en sacrifiant des têtes pour éviter la propagation des commentaires négatifs sur les réseaux sociaux, relayés par les médias de référence. Les cas de sanctions spectaculaires autant que précipitées sont multiples et touchent tous les secteurs: politique, économie, sécurité, enseignement, etc. Il y a parfois lieu de se demander si la justice populaire ne serait pas en train de faire son retour, se servant désormais de l’arme des réseaux sociaux pour éliminer ses cibles.


Blogs » Société »
Et vous, comment ça va?

 

«J’étais marxiste, je suis devenu pasteur»

Notre journaliste donne la parole aux gens qu’elle croise. Carmelo Catalfamo est devenu pasteur à l’âge de 54 ans.
Sabine Pirolt

«Putain, j’ai réussi! C’est tellement surréaliste.» Voilà ce que je me suis dit fin juin, lorsque j’ai reçu mon master en théologie. J’ai étudié durant huit ans, tout en restant enseignant à Bienne et en ne sacrifiant pas ma vie de famille. (...) Un jour, en 2005, en rentrant d’une journée à raquettes à neige, je me suis dit: «C’est maintenant ou jamais.  A 45 ans, c’est le dernier moment.» J’ai commencé la théologie pour clarifier des questions spirituelles, pour aller au cœur du réacteur nucléaire de la croyance. Je voulais vérifier ce que dit le texte biblique, dans le texte en grec et hébreu ancien. Cela permet de donner un sens à certaines choses. Mon but n’était pas de devenir pasteur. Ceux qui veulent le devenir au début des études cherchent une sorte de recette Betty Bossi; ils aimeraient obtenir rapidement des réponses. Le problème c’est qu’en théologie ce n’est jamais comme cela. Il s’agit d’une démarche de questionnement. (...) Aujourd’hui, je vais bien et je me sens bien dans ma peau. Je fais mon stage pastoral d’une année à Tramelan depuis le mois d’août, aux côtés de Philippe Kneubühler. Et je me réjouis d’être pasteur. Il y a une année, je n’arrivais pas encore à dire cela. Les paroissiens m’acceptent bien. Dans ce métier, l’âge est un plus. Ce qui me plaît? Le lien que je peux établir avec toutes sortes de personnes, de tout âge, dans des circonstances capitales de leur existence. Le soir du 24 décembre, c’est la première fois que je ferai la prédication de Noël (...). Je me réjouis beaucoup. Mariages, baptêmes, méditations, enterrements: pour moi, ces derniers temps, c’est souvent la première fois.»

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2013 à Marseille: culture salvatrice

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:49

▼Les faits
Quatre cents événements, 10 millions de visiteurs. L’opération Marseille-Provence 2013, qui a vu la cité phocéenne être pendant une année la capitale européenne de la culture, a été un succès populaire et économique. Le budget de 91 millions d’euros n’a en plus été dépassé que de 3 millions. Les investissements privés et publics en infrastructures et projets ont, eux, atteint plus de 600 millions.

▼Les commentaires
«L’opération a redonné à Marseille une place de choix dans le concert des grandes métropoles qui l’avaient reléguée au second plan: Barcelone à l’ouest, le triangle Gênes-Turin-Milan à l’est», constate Le Monde. «Marseille s’était habituée à l’échec. C’est rassurant l’échec. Mais là on a réussi, et il va falloir comprendre pourquoi on se plantait avant», remarque dans le même quotidien Dominique Bluzet, directeur des théâtres du Gymnase à Marseille et de Provence à Aix. Il y a bien sûr les déçus, comme les rappeurs: «Je n’ai rien contre la culture bourgeoise, mais on ne peut pas confisquer 98% des subventions pour 1% de la population», grince Imhotep, du groupe IAM. Et les inquiets, comme Alain Arnaudet, directeur du centre culturel Friche Belle de Mai: «On construit une Ferrari, maintenant il faut lui donner du carburant», dit-il en pensant à l’avenir.

▼A suivre
Inventé en 1985 par Jack Lang et Melina Mercouri, le concept de la capitale européenne de la culture a, depuis, montré combien elle pouvait réanimer des villes en déclin, à l’exemple de Lille en 2004. A Umeå, petite ville suédoise à 600 km au nord de Stockholm, de prendre le relai en 2014 et de montrer une fois encore la validité de cette belle idée.

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Russie: les «grâces» de Poutine

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:50

▼Les faits
Après deux années passées derrière les barreaux pour avoir défié le pouvoir russe, les deux dernières Pussy Riot détenues, Maria Alekhina et Nadejda Tolokonnikova, ont été graciées par le Kremlin à la fin de décembre. Leur amnistie suit de près celle de Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-magnat du pétrole en prison depuis dix ans. Condamné pour avoir affiché son indépendance et ses ambitions politiques, Khodorkovski était devenu le symbole de la dérive autoritaire du pays.

▼Les commentaires
«Grâce présidentielle par nécessité», titre la Süddeutsche Zeitung, pour qui «la Russie veut montrer le bon côté de la médaille avant les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi». Selon The New York Times, «les Pussy Riot, de même que Khodorkovski, sont devenus des symboles internationaux de la critique de la Russie et auraient pu provoquer, à ce titre, des manifestations de violence à Sotchi. (…) On n’est pourtant pas certain que Poutine ait agi uniquement en vue des Jeux. L’homme, qui entame sa quinzième année en tant que leader politique, semble de plus en plus confiant en lui-même, bien qu’il s’attende à affronter de sérieux défis économiques.» La Frankfurter Allgemeine Zeitung ironise d’ailleurs sur cette nouvelle confiance en soi. «Les amnisties du père Poutine sont-elles un conte de Noël ou la démonstration d’un pouvoir absolu? (…) Il ne faut pas y voir une victoire de la justice, mais plutôt la démonstration des rapports arbitraires du président russe avec celle-ci.»

▼A suivre
Mikhaïl Khodorkovski a déposé une demande de visa Schengen pour la Suisse, où ses trois fils sont scolarisés. Quant à elles, les deux activistes des Pussy Riot comptent désormais s’investir dans la dénonciation du système carcéral russe.

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L’autre «Genesis» de Sebastião Salgado

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:51

Environnement. Au départ du reportage du photographe brésilien est sa propriété familiale dans le Minas Gerais. Naguère à l’agonie, les terres ont bénéficié d’un spectaculaire programme de reforestation.

Luc Debraine

«Genesis», l’exposition la plus populaire de l’histoire du Musée de l’Elysée, s’achève en ce début janvier. Le livre, qui en est à sa 6e édition, reste d’actualité. Mais le début de la grande aventure photographique de Sebastião Salgado, dédiée aux sanctuaires naturels de la planète, n’était pas présenté dans le musée lausannois. Il était en revanche détaillé à la Maison européenne de la photographie, à Paris, qui a proposé la même exposition, aux mêmes dates. Ce point de départ est le lieu de l’enfance et de l’adolescence du photographe dans l’Etat du Minas Gerais («Mines communes»), dans le sud-est tropical du Brésil.

A la fin des années 90, Sebastião Salgado a repris la ferme d’élevage bovin de son père dans la vallée de la rivière Doce, près de la petite ville d’Aimorés. Les 700 hectares étaient en mauvaise condition. La propriété avait été «rendue laide et pauvre alors que j’avais toujours eu le sentiment d’avoir grandi au paradis», comme l’écrit le photographe dans sa récente autobiographie, au titre explicite: De ma terre à la Terre (Ed. Presses de la Renaissance).

En cause, un mal endémique au Brésil: la déforestation. L’exploitation minière et l’agriculture intensive ont eu raison de la «mata atlântica», la forêt atlantique qui couvrait la vallée grande comme le Portugal. Dans le ranch des Salgado, comme ailleurs dans la région, l’herbe des pâturages ne repoussait même plus. Dégradé, le sol était d’autant plus exténué que la terre rouge de l’endroit est vulnérable à l’érosion et peu perméable aux infiltrations d’eau.

Sebastião Salgado et sa femme Lélia ont alors décidé de replanter la propriété avec des essences locales. La ferme a été transformée en l’Instituto Terra, fondation à but non lucratif, qui a rapidement obtenu de l’Etat du Minas Gerais le statut de réserve naturelle. Les autorités fédérales, régionales et locales ont soutenu le projet, ainsi qu’une série impressionnante d’ONG, de fondations, d’entreprises ou de collectivités, brésiliennes et étrangères.

Soutien en question. Parmi elles, la société minière Vale, qui a fourni à l’Instituto Terra des plants de son propre programme de reforestation. La même multinationale, dont le siège administratif est à Saint-Prex pour des raisons fiscales, embarrasse actuellement Sebastião Salgado: la presse française a questionné ce soutien, également apporté au long reportage et aux expositions «Genesis». Comment justifier un tel financement à une «ode en images à la majesté et à la fragilité de la Terre» (De la terre à la Terre) alors que Vale est un des plus gros exploitants miniers de la planète? C’est effectivement problématique. Même si l’éthique du photographe ne saurait, elle, être questionnée. Ancien militant de gauche contraint en 1969 de quitter son pays alors sous dictature militaire, diplômé en économie, écologiste convaincu, Sebastião Salgado n’est pas précisément une oie blanche qui serait tombée dans le piège du grand-capital-destructeur-de-l’environnement. Pour lui, même si l’exploitation de l’or et du fer a causé de gros dégâts dans la vallée du Doce, et que Vale est originaire de la même région, l’industrie minière est bien moins préjudiciable à la nature que les industries agricoles ou pétrolières.

Les premiers plants ont été mis en terre en décembre 1999. Depuis lors, 2 millions d’arbres de 290 espèces différentes ont reverdi l’ancienne propriété, ainsi que les terres avoisinantes, sur une superficie totale de 7000 hectares.

L’institut comprend également une pépinière qui a déjà produit 4,5 millions de plants, devenant l’une des premières exploitations spécialisées dans le pays. Sa capacité de production annuelle est d’un million de plants de 100 espèces, avec l’ambition de passer à terme à 5 millions. Il a également mis sur pied 700 projets éducatifs qui ont bénéficié à 70 000 personnes et mène des projets de recherche scientifique. «Une centaine de collaborateurs travaillent sur place, note Lélia Wanick Salgado. Une bonne part de nos ressources financières provient aujourd’hui de notre pépinière.»

Aujourd’hui méconnaissable, la ferme a retrouvé son statut d’écosystème tropical: huit sources d’eau fonctionnent de nouveau, même en période de sécheresse, avec un débit moyen de 20 litres par minute. La faune est revenue en masse, avec 172 espèces d’oiseaux (six en danger d’extinction) et 33 espèces de mammifères, dont des félins (pumas, léopards nains, panthères, ocelots). Ajoutons 15 espèces de batraciens, autant de reptiles. Et 293 végétaux.

Un projet de vingt-cinq ans.«Notre projet actuel, soutenu par l’ONU et le gouvernement fédéral, est de récupérer les 350 000 sources du fleuve Doce, qui est l’un des grands réservoirs d’eau du pays. Nous replanterons plus de 50 000 millions d’arbres dans le bassin du Doce. Le projet durera au moins vingt-cinq ans. Nous risquons de ne plus être là quand il s’achèvera. Peu importe: cette terre, c’est notre vie, aujourd’hui. L’autre, c’est la photographie!»

La résurrection de ce bout de vallée, sans équivalent au Brésil, a donné à Sebastião Salgado, il y a huit ans, l’idée de «Genesis». Le somptueux reportage lui a fait «prendre conscience qu’à force de nous être coupés de la nature du fait de l’urbanisation, nous sommes devenus des animaux très compliqués; à force de devenir étrangers à la planète, nous devenons des êtres étranges. Mais ce n’est pas un problème insoluble. Le remède passe par l’information et je suis heureux si j’ai pu y contribuer.»

«Genesis», Sebastião Salgado, Musée de l’Elysée, Lausanne, jusqu’au 5 janvier. www.elysee.ch, www.institutoterra.org

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Jean-Claude Carrière: "L’argent est bienfaisant mais on lui fait faire de sales besognes"

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:52

Valeurs.Pièces, billets ou carte bancaire, le médium de toutes nos transactions se fait aventurier dans l’essai que lui consacre Jean-Claude Carrière. L’aventure touche-t-elle à sa fin?

Propos recueillis par Antoine Menusier paris

Avec L’argent, sujet lourd et trébuchant, Jean-Claude Carrière a voulu écrire «un livre léger, non érudit, agréable à lire». L’écrivain et scénariste français possède des dons de conteur et ce qu’il touche, lui, le complice de Buñuel, de Wajda ou de Schlöndorff, souvent se transforme en or. A la suite de Zola, pour la littérature, et Bresson, pour le cinéma, il s’attaque à cette obsession qui asservit autant qu’elle libère. A l’un des murs de son salon, la série des Sept péchés capitaux, reproductions de Bruegel, invite à la tempérance. Ou à la transgression. L’argent, ces derniers temps, a beaucoup péché. Jean-Claude Carrière en a fait le héros de son essai.

D’où vous est venue l’envie d’écrire sur l’argent?
En 2008, nous avons été envahis d’économistes et de financiers qui venaient nous expliquer à la télévision les raisons de la crise des subprimes, et je n’y comprenais rien. Ce terme de «subprimes» (emprunts hypothécaires risqués, ndlr) apparaissait comme une évidence, or c’était la première fois que je l’entendais. Cela m’a beaucoup surpris. Comme m’a surpris l’idée qu’un Etat puisse faire faillite à cause d’une crise bancaire. Enfin, se posait la question de savoir comment sortir de la crise. Deux théories s’opposaient et continuent de s’opposer radicalement. L’une dit qu’il faut continuer, l’autre enjoint qu’il faut changer. J’ai voulu prendre l’argent comme un personnage qui nous permet de mesurer où nous en sommes réellement.

Vous auriez pu tirer de cette crise un personnage différent. Pourquoi l’argent?
J’ai une formation d’historien. Durant mes études, j’ai suivi un cours passionnant sur l’histoire des banques. L’argent est le point commun de toutes les crises économiques et financières de l’histoire du monde. Je me suis souvenu aussi de la première pièce que nous avions montée avec Peter Brooke aux Bouffes du Nord en 1974 à Paris, Timon d’Athènes, de Shakespeare - texte qui sera abondamment commenté par Marx. Shakespeare est le premier à dire que l’or est un dieu, un «dieu visible».

Vous racontez, parmi quantité de faits et anecdotes, la crise des tulipes, en Hollande. Que s’est-il passé?
Cette fleur, arrivée du Moyen-Orient, a suscité une vogue extraordinaire en Hollande au début du XVIIe siècle. Les marchands de fleurs ont reçu des commandes gigantesques dont ils ont encaissé les montants alors qu’ils n’avaient pas les tulipes. Ils ont vendu à découvert. Les sommes perdues furent énormes. Ça a été la première spéculation ratée.

L’argent est-il masculin ou féminin?
Grammaticalement, il est neutre, argentum en latin. Notons toutefois que l’argent a été incarné dans le mythe de Danaé. Zeus se transforme en pièces d’or pour pénétrer le sexe de Danaé et la féconder. On ne peut pas imaginer image plus parlante. Mais c’est en même temps une image assez désolante de la femme, que l’on peut acheter par des puits d’or.

Comment la symbolique de l’argent a-t-elle évolué dans le temps?
Il y a en gros trois époques. L’argent est d’abord l’outil très commode qui permet d’acheter et de vendre. Il devient ensuite un seigneur et maître. En posséder beaucoup procure une puissance politique, économique et évidemment militaire. Les chefs d’Etat les plus puissants sont ceux qui possèdent une armée. Dans la dernière étape, à compter de la naissance, au XVIIIe siècle, de ce qu’on appelle le capitalisme, l’argent devient un dieu. On l’adore, on lui fait confiance. Les avares comme Harpagon l’adorent tant qu’ils ne le dépensent pas. Ils sont tels ces ermites qui prient Dieu sur un lit d’épines. Dans La richesse des nations, l’économiste anglais Adam Smith, constatant que parfois tout ne tourne pas rond dans le monde des échanges commerciaux, parle d’une «main invisible» qui remet en place les choses. On n’est pas loin de ce qu’on appelle aujourd’hui, avec toutefois plus de scepticisme, l’autorégulation des marchés.

La richesse garantit-elle la tranquillité?
Evidemment que non. Dans un seul paragraphe, je nomme tous les banquiers qui ont été exécutés sur ordre des rois. Même François Ier, fastueux, ami des arts, a fait tuer son banquier. Sous Charles VII, le richissime Jacques Cœur meurt en exil.

Vous semblez penser que l’argent doit être tenu en respect, qu’il faut toujours, par définition, s’en défier. Votre livre serait-il un peu catholique?
C’est possible, ça m’a peut-être échappé (sourire). Je ne suis pas du tout religieux, même si je suis né catholique et que j’ai été marié protestant.

Comment jugez-vous l’argent?
Autrefois tout l’argent allait vers le souverain, qui était un prince ou un pape. Il en redistribuait sous forme d’aumônes. A l’époque de mon père ou de mon grand-père, qui étaient tous deux de condition paysanne et vivaient dans le midi de la France, là où je suis né, l’idée de toucher une retraite de paysan était inconcevable. On mourrait à 80 ans sans un rond en s’excusant presque auprès de ses enfants. Maintenant, les paysans touchent une retraite, du fait d’une décision de l’Etat. Mais nous devons beaucoup aussi à la finance privée, l’argent étant le moteur de l’initiative – toute la mythologie américaine repose là-dessus. Le fait que la fortune, autrefois très concentrée, se soit peu à peu diluée et diffusée, certes pas jusqu’en bas, est une très bonne chose. Cela dit, le vieux proverbe définissant l’argent – un bon serviteur et un mauvais maître – reste très juste.

Mauvais maître et triste qui plus est, si l’on en croit vos observations sur le marché du vin et sur celui des livres…
Oui. Je vois aujourd’hui des gens acheter des bouteilles de vin dont je suis sûr qu’ils ne les boiront pas et que s’ils les boivent, ils les apprécieront, hélas, beaucoup moins que moi. Pareil en effet pour les beaux livres anciens, achetés à prix d’or pour ne pas être lus. Ce sont des objets d’investissement qu’on revendra dans dix ans ou qu’on léguera à ses enfants parce qu’il n’y a pas de droits à payer dessus.

Qu’est-ce que vous inspire l’affaire de l’escroc américain Bernard Madoff?
Le fait, d’abord, très sournois, qu’il se soit adressé à des juifs et qu’il ait fait appel à une sorte de solidarité juive, sous-entendu qu’avec lui, ils ne risquaient rien. C’est la première saloperie astucieuse. La deuxième était très habile. Elle consistait à mettre en garde ses clients et futurs clients contre des rendements supérieurs à 8%, le taux qu’il offrait et qui était déjà trop élevé pour être honnête. Cette histoire m’a beaucoup amusé. Comme scénariste, j’aurais aimé trouver cette astuce-là. L’autre aspect très étonnant, c’est sa condamnation à 150 ans de prison, comme si on avait trouvé une équivalence absurde à l’immensité de la somme escroquée.

De quel côté est l’argent, du bon ou du mauvais?
Je ne crois pas que l’argent soit un malfaiteur, ni un gangster. Il n’aime pas la fausse monnaie, il n’aime pas la pègre, il n’aime pas le blanchiment. Le rêve de l’argent c’est d’être reçu aux meilleures tables, en bonne compagnie, avec Montesquieu, Rousseau et d’autres. L’argent est bienfaisant. Quand il entre dans une maison, il est reçu avec des cris de joie. Depuis cinquante ans je gagne ma vie par mon écriture. J’ai connu des périodes opulentes et d’autres, plutôt critiques. Et dans les périodes opulentes, on est très heureux. L’argent est bienfaisant, mais on lui fait faire de sales besognes.

Au point qu’il en meurt, comprend-on à la lecture de votre livre, qui s’achève sur une touche futuriste. Mais meurt-il pour de bon?
C’est toute la question. Il y a deux écoles. Pour l’une, sa mort n’est qu’apparente, l’argent se refaisant une santé afin de paraître plus moderne. Pour l’autre, il est vraiment mort et se fera remplacer.

Par quoi?
Il est déjà remplacé dans certains domaines, c’est d’ailleurs très curieux. En enquêtant, j’ai découvert qu’il y avait beaucoup de monnaies locales. Chez moi dans l’Hérault, il y a tout un système de troc organisé, avec des galets. N’oublions pas que ce qu’il y a d’extraordinaire, dans l’argent, c’est sa symbolique.

«L’argent. Sa vie, sa mort».
De Jean-Claude Carrière.
Odile Jacob, 278 p.


Jean-Claude Carrière

Ecrivain, scénariste, conteur, mais aussi acteur et réalisateur, Jean-Claude Carrière, né le 17 septembre 1931, se partage entre le cinéma, le théâtre et la littérature; travaillant souvent sur des adaptations, tant pour le théâtre que pour le cinéma ou la télévision.

 

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Le français en 2114

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:53

Astrolinguistique.Il y a un siècle, Léon Bollack prédisait la mort du e muet. Sa consœur Marinette Matthey se hasarde au jeu de la prévision. Attention, chute de ne.

Marinette Matthey

1913. Léon Bollack est un homme de son temps. Il croit au progrès et il sait que la compétition entre les langues à prétention universelle va devenir féroce. Il pense que la loi du moindre effort («obtenir un travail égal avec moins de peine») s’applique aussi au langage. Les Américains ne disent-ils pas «cable», là où les Français parlent de télégraphe, «fone» (il écrit ainsi) plutôt que téléphone? Pour marcher sur la voie du progrès, les mots doivent être raccourcis, tendance qu’on remarque d’ailleurs dans la langue parlée. On ne dira plus abomination ou administration mais bomination et ministration; on parlera de rection et plus de direction, de parution et plus de comparution, de tricité à la place d’électricité, de mur et plus de muraille, d’applaude en lieu et place d’applaudissement, etc.

Par ailleurs, le mot bouche ne désignera plus l’orifice du visage qui permet de manger et de parler, car il désigne aussi la sortie du métro ou le regard sur les égouts. Une langue moderne ne saurait tolérer ce genre d’ambiguïté. Dès lors, on ne s’embrassera plus sur la bouche mais sur la gueule, ou son diminutif gueulette, goulette ou goule.

Et, quant à la perte de temps, et donc d’argent, causée par les lettres inutiles, elle ne sera bientôt plus qu’un souvenir: «Si l’on admet que les quarante millions de Français n’écrivent chacun que dix e muets par jour, et qu’il faille une seconde pour écrire ou composer chaque lettre inutile. Ce sont quatre cents millions de secondes perdues quotidiennement, soit plus de cent mille heures. En calculant l’heure de travail à cinquante centimes, c’est exactement comme si la France perdait chaque année dix-huit millions de francs.»

Voilà donc comment Léon Bollack imagine le français de 2013. Cette «astrologie linguistique», ainsi qu’il la nomme, paraît dans un article de La Revue de 1913 et, si les exemples donnés ci-dessus paraissent un peu loufoques, Bollack est tout de même un observateur averti de la langue de son temps, et il connaît les principales forces du changement linguistique. Ainsi, il prédit que les verbes qui apparaîtront ne seront que du premier groupe (il prévoit l’apparition de turbiner, qui ne figure pas dans Le Petit Larousse de 1907). Il pense avec raison que des mots tels que boss, pognon, frangine, maboule, taf, vanné, etc., tous absents du dictionnaire à son époque, seront bientôt complètement intégrés dans la langue.

Il prédit aussi l’entrée dans le dictionnaire des abréviations photo, topo, chrono, philo, mais il imagine que les mots entreront dans la série des mots en «-ot» (pavot, lingot) ou en «-eau» (poteau, tréteau) et s’écriront donc chroneau ou chronot, philot ou phileau…

2013 s’est achevé, l’orthographe conserve les e muets, même si les usagers ne les mettent pas toujours. Mais les lexicographes ont fait preuve d’une simplicité orthographique dans les abréviations que n’imaginait pas Léon Bollack (photo, topo, chrono, etc., sont entrés dans le Larousse).

En ce début 2014, quelles prédictions linguistiques peut-on faire pour l’horizon 2114? En ce qui concerne la taille des dictionnaires papier, rien ne changera. Le Petit Larousse est remarquablement stable depuis cent ans: 1066 pages sur deux colonnes en 1907, 1089 sur trois colonnes en 2010. En revanche, le flux des mots qui entrent et qui sortent (et parfois reviennent) va probablement s’intensifier, autour d’un noyau de 3000-4000 mots qui devrait rester stable.

L’influence du parlé. Du côté des normes rédactionnelles de l’écrit, on peut faire la même observation que Léon Bollack: la langue parlée continue d’exercer son influence sur la langue écrite, et pas seulement au niveau du lexique, mais également de la syntaxe. Quelques exemples: cette phrase d’accroche toute disloquée d’un article du Temps en 2006 semble mimer l’oral: «Il en est mort de l’avoir dévoilé au monde, son détroit, Béring»; dans ce titre du Courrier en 2010, le ne de la négation a disparu: «C’est pas l’amour qui a tué Maria Callas». Et dans un papier de Libération en 2013 on retrouve un dispositif syntaxique très fréquent à l’oral, mais qui ne franchit encore que rarement la barrière de l’écrit journalistique: «Moi, ce qui chez Cahuzac, (…) me fait honte.» On peut penser que ces structures, encore rares à l’écrit imprimé aujourd’hui, vont devenir plus fréquentes dans le siècle qui vient et que le ne de la négation, après avoir quasiment disparu de l’oral, ne sera plus systématiquement présent dans les écrits, même formels.

Le masculin recule. Deux débats sociaux sur la langue agitent périodiquement les médias et les conversations: la féminisation et l’orthographe. Auront-ils des répercussions sur l’évolution de la langue? Dans un siècle, le genre féminin aura-t-il davantage sa place dans la langue? Au niveau du lexique, certainement. Ecrivaine et auteure ont fait leur apparition dans les dictionnaires, et on peut raisonnablement penser qu’ils n’en ressortiront pas! La représentation idéologique selon laquelle le masculin l’emporte recule, au moins dans les dénominations de métier, titres et fonctions. Verra-t-on se diffuser le pronom transgenre iel ou yel, fusion de il et elle? Ça m’étonnerait beaucoup.

Paradoxalement, en revanche, il est possible que le principe d’économie linguistique cher à Léon Bollack soit battu en brèche dans des formulations qui allongent les textes, comme c’est le cas dans la Constitution neuchâteloise (septembre 2000), rédigée de manière épicène (article 27, alinéa 1): «Les travailleuses et les travailleurs, les employeuses et les employeurs, ainsi que leurs organisations, ont le droit de se syndiquer pour défendre leurs intérêts, de créer des associations et d’y adhérer. Ils ne peuvent pas y être contraints.»

Reste l’orthographe… En 2014, la langue écrite présentera-t-elle cette image: «j’ai conu un maitre qui s’apelait Louis, avec lui on faisait déjà les travaus écrits sur nos portables»?

Si on regarde l’évolution de l’orthographe du verbe qui s’écrit aujourd’hui «connaître» ou «connaitre», on voit bien qu’à long terme il y a une tendance à la simplification.

La banalisation des fautes d’orthographe. Depuis la Renaissance, alors que la prononciation n’a presque pas changé, on trouve successivement ou en parallèle congnoistre, cognoistre, connoistre, connoître, connaître, connaitre. Le prolongement logique de cette suite semble passer par conaitre. Mais le changement des conventions orthographiques, on le sait, engendre des débats passionnés dans la francophonie du nord, et il semble assez hasardeux de prédire un changement de norme comme la généralisation des pluriels en s (et donc la suppression du x comme marque du pluriel) ou la simplification des doubles consonnes qui ne codent pas une distinction phonétique (gramaire, apeler, anuel, raisonable, efort…). Ce qui me semble certain, en revanche, c’est que les fautes d’orthographe (les linguistes parlent de variation graphique) vont devenir banales. En 2114, il y aura d’un côté l’orthographe «du dimanche» et de l’autre celle de tous les jours.


Marinette Matthey

1959 Naissance au Locle.
1985-2005 Professeure de linguistique à Neuchâtel, Lausanne puis Lyon.
1992 Membre de la Délégation à la langue française de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin.
2005 Professeure de sociolinguistique à l’Université Stendhal-Grenoble  3.
2010 Directrice du LIDILEM (Laboratoire de linguistique et didactique des langues étrangères et maternelles) à Grenoble.

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Pape François: «Il est l’homme que l’église attendait»

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:54

Pape François. «Jésus a été enfermé dans cette Eglise et il frappe à la porte parce qu’il veut s’en aller!» On le sait aujourd’hui, c’est avec ces mots que le futur pape aurait convaincu les cardinaux du conclave de l’élire. C’est du moins ce qu’affirme l’archevêque de Lyon. Interview.

Propos recueillis par Paolo Rodari

Durant son intervention aux congrégations générales qui ont précédé le conclave, le futur pape François, alors cardinal Jorge Mario Bergoglio, a évoqué avec insistance la nécessité pour l’Eglise de «sortir d’elle-même». Il a parlé de cette Eglise malade, qui devait se soigner.

Le cardinal Philippe Xavier Ignace Barbarin, archevêque de Lyon, se rappelle d’ailleurs que Jorge Mario Bergoglio avait dit textuellement: «J’ai l’impression que Jésus a été enfermé dans l’Eglise et qu’il frappe à la porte parce qu’il veut sortir, il veut s’en aller.» Il a alors demandé aux évêques «d’être de vrais pasteurs, pas des administrateurs».

«C’est bien ce que Jorge Mario Bergoglio pratiquait à Buenos Aires en refusant par exemple de loger à la résidence épiscopale. Et c’est ce qu’il fait en tant que pape avec sa décision d’habiter le pensionnat Sainte-Marthe au Vatican, détaille encore l’archevêque de Lyon. Il éprouve le besoin de voir les gens, de les rencontrer en toute simplicité et de leur parler dans les corridors, pendant les repas. Le mot “au-dehors”, chez lui, est essentiel. On dira que c’est le mot qui définit le mieux la mission de Jésus qui, en quelque sorte, est sorti de lui-même pour aller au-dehors, la où vit l’humain en difficulté.»

Avant même le conclave, Jorge Mario Bergoglio a aussi recouru à des images très dures pour décrire la situation de l’Eglise: «Le Christ est en prison!» Des paroles qui ont frappé, selon le cardinal Philippe Xavier Ignace Barbarin.

C’est ce discours devant les congrégations qui a décidé les cardinaux à voter pour lui ou son nom circulait-il déjà dans les têtes avant?
Son nom circulait beaucoup. Mais, durant les congrégations générales, nous avons tous été touchés par son discours. Il parlait de la nécessité de regarder ailleurs. Il racontait l’Amérique latine où 40% de la population est catholique. Il a su gouverner la province des jésuites qui lui avait été confiée durant la période difficile de la dictature militaire. Il s’est rapidement retrouvé à la tête du diocèse de Buenos Aires où il a fait preuve d’un zèle missionnaire remarquable dans un esprit de dépouillement et de proximité avec toutes les personnes qui lui étaient confiées. Il nous est apparu comme un homme à l’autorité manifeste qui sait tracer son chemin et prendre les bonnes décisions. Ce qui frappe surtout depuis qu’il est à la tête de l’Eglise, c’est la simplicité et la clarté de ses homélies et, simultanément, le vaste programme qu’il a lancé pour réformer la curie romaine. C’est la réforme que l’Eglise attend et dont elle a grand besoin.

Une réforme urgente selon vous?
La réforme doit absolument se faire. Le Conseil des cardinaux saura s’y prendre. L’objectif est de réformer l’Eglise au bénéfice des Eglises locales et en collaboration avec les évêques du monde entier. On peut dire de la curie ce que le pape a dit de l’Eglise: «Il est juste et sain qu’elle s’occupe d’elle-même avant de s’occuper des autres.»

Que pensez-vous de la réforme de l’IOR, l’Institut des œuvres de religion? Est-il juste que le Vatican ait une banque?
La question n’est pas de savoir s’il faut ou non une banque au Vatican. Il est évident que le Vatican a besoin d’argent, à l’instar de tout diocèse et de toute institution de l’Eglise. La question est plutôt de savoir si et comment l’argent arrive au Vatican, si tout est transparent ou non, vérifiable.

On a pu lire sur un site chilien que le pape aurait dit à des prêtres sud-américains qu’il existait un «lobby gay» au Vatican. Existe-t-il vraiment et pourquoi le pape en a-t-il parlé?
Je ne sais bien sûr rien de tout cela. Je sais seulement que les humains sont pécheurs et que, par conséquent, il y a aussi au Vatican des hommes qui font erreur. Il serait stupide de proclamer: «N’y croyez pas, au Vatican c’est impossible!» Mais je ne veux pas servir de porte-voix aux racontars. Si le pape a quelque chose de précis à exprimer à ce propos, nous le saurons. Et s’il décide d’agir, il le fera sans peine.

Lors de son chemin de croix de 2005 au Colisée, le pape Ratzinger a parlé de la «saleté» présente dans l’Eglise. Et le pape François évoque souvent les «maux» au sein de l’Eglise. A quoi font-ils allusion?
Oui, c’est une triste réalité. L’Eglise est affectée et parfois discréditée par les péchés et les scandales de ceux qui la composent. C’est vrai qu’au cours de l’histoire nous avons vu beaucoup de papes peu exemplaires mais je crois que, en dépit de tous ces péchés, l’Eglise bénéficie constamment du soutien de l’Esprit Saint. Lui, il parle de vie éternelle.

© L’Espresso
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Max Rossi / Reuters
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Inde: au paradis des bureaucrates

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:55

Croissance.Vingt ans après son miracle économique, l’Inde perd du terrain face à son rival chinois. La corruption prospère et les investisseurs retirent leurs avoirs. Le pays saura-t-il redémarrer après les élections parlementaires du printemps prochain?

Wieland Wagner

Début novembre, l’Inde a tiré sa première fusée interplanétaire en direction de Mars. Ce jour-là a représenté l’une des rares occasions où la troisième puissance économique asiatique a pu faire étalage de sa modernité. Tout a marché comme une horloge suisse et, au sol, le chef de mission jubilait: «Rien ne nous est impossible!» Dans neuf mois, le pays au 1,2 milliard d’habitants entend fêter son succès: sa sonde atteindra la banlieue de la planète rouge et en fera plusieurs fois le tour. Si le projet réussit, l’Inde serait ainsi la quatrième puissance spatiale à toucher Mars, derrière les Américains, les Russes et les Européens. Mais surtout devant le grand rival chinois.

Cette mission martienne n’est qu’un cache-sexe masquant le fait que, sur Terre, pas grand-chose ne fonctionne comme prévu. La compétition avec la Chine pour l’hégémonie en Asie – décrite par les auteurs occidentaux comme le duel entre le dragon et l’éléphant – a fait long feu au profit de Pékin. Alors que le miracle économique indien a été célébré pendant vingt ans, il décline aujourd’hui. La croissance, naguère autour des 10%, a été divisée par deux. Ce qui signifie que l’économie indienne ne croîtrait plus qu’à la moitié du rythme de l’atelier chinois. Il est vrai que, en ces temps, le Céleste Empire marque aussi le pas, mais tellement moins que l’Inde, confrontée au défi de tirer son peuple de la pauvreté: un tiers des Indiens vivent avec moins de 1,25 dollar par jour. Ce bilan décevant se reflète aussi dans la perte de valeur de la devise: depuis le début 2013, la roupie a dévissé de 12% face au dollar. Ce qui a eu pour conséquence une hausse du prix des biens importés, en particulier le pétrole. L’appétit d’or noir indien est d’ailleurs responsable de l’essentiel du déficit des échanges commerciaux.

La roupie a certes repris quelques couleurs par rapport à sa chute dramatique de l’été, quand les investisseurs fuyaient en cohortes serrées les pays émergents, craignant que la Banque fédérale américaine ne mette un terme à sa politique monétaire accommodante. Depuis, certains avoirs sont revenus et ont animé les cours des actions à la Bourse de Bombay. Mais il se peut que les taux américains ne fassent que retarder une échéance redoutée pour l’économie indienne. Car la misère du pays est faite maison. Durant les années du miracle économique, politiciens et bureaucrates de New Delhi ont négligé d’attirer suffisamment d’investisseurs, de bâtir des usines et de créer des emplois. L’élite du pays n’a pas pensé à moderniser des infrastructures complètement obsolètes, de construire des routes, des ponts et, surtout, un réseau d’alimentation électrique fiable.

Ces grands projets abandonnés. En lieu et place, on a vu une administration arrogante et corrompue jusqu’à la moelle faire fuir les entreprises étrangères: Vodafone, le géant britannique des télécoms, a été assujettie à une sorte d’impôt spécial rétroactif. Enervé par des négociations interminables, le groupe sud-coréen Posco a renoncé en juillet dernier à son projet d’aciérie dans l’est du pays, devisé à 5,3 milliards de dollars. Le même mois, le conglomérat indo-luxembourgeois Arcelor-Mittal a lui aussi laissé tomber un projet analogue. Et, en octobre, le groupe australo-britannique BHP Billiton a annoncé son retrait de divers plans d’exploration de gaz et de pétrole.

Dans cette immense démocratie qu’est l’Inde, les projets échouent souvent en raison de l’opposition justifiée de militants de l’environnement mais, souvent aussi, ce sont simplement des mafieux, des politiciens et des fonctionnaires locaux qui entendent se remplir les poches au passage. «Ce dont l’Inde a besoin, c’est d’un Etat efficace, d’un Etat de droit solide et d’une responsabilité accrue», résume Gurcharan Das, naguère patron pour l’Inde du géant des biens de consommation Procter & Gamble.

Le titre ironique de son livre est India Grows at Night (l’Inde croît la nuit). Autrement dit quand les fonctionnaires dorment. Bien sûr, les chefs d’entreprise du pays sont habitués à se faufiler dans un maquis bureaucratique dont certaines règles remontent à l’époque du colon britannique. Mais ils peinent à créer les emplois nécessaires aux 12 millions de travailleurs qui quittent chaque année la campagne pour des mégapoles comme Delhi.

Un matin à Kusumpur Pahari, le plus grand bidonville du sud de la capitale, Roshan Vedwal, 29 ans, et ses copains traînent dans la ruelle où s’écoule l’eau grise des égouts en plein air. Ils ont grandi dans cette jungle de cahutes où vivent et travaillent au moins 100 000 personnes. L’eau potable n’est distribuée qu’à certaines heures par des camions-citernes. Vu qu’il n’y a pas de toilettes, ils font leurs besoins urgents dans la nature, comme la moitié des Indiens. Roshan cherche du travail depuis deux ans. Auparavant, il était serveur au réfectoire d’un hôpital. En attendant, il vit aux crochets de ses proches qui travaillent comme gardiens ou cuisiniers dans les villas des riches. Le fossé entre fortunés et pauvres est d’ailleurs la réplique moderne du système des castes: en 2010, la fortune des cent Indiens les plus riches représentait un quart du produit intérieur brut.

Un risque de désastre social. Les plus démunis, eux, dépendent des denrées alimentaires que l’Etat leur distribue. Ce jour-là, où une petite foule s’est massée en attendant les vivres, une femme vocifère en brandissant sa carte de rationnement rouge: «J’ai droit à 25 kilos de blé mais ils ne m’en donnent que la moitié.» Mais rien ne sert de crier, préviennent les voisins, car le distributeur se partage la part manquante avec la police. On voit beaucoup de politiciens ces temps dans le bidonville. Ils promettent que les choses vont s’améliorer, puisque en mai il y aura les élections, auxquelles près de 150 millions de personnes participeront pour la première fois.

L’Inde est un pays jeune avec près de 60% de sa population qui a moins de 30 ans. Les économistes saluent cette relève qui formera les bataillons de consommateurs de demain et se félicitent du «dividende démographique» qui devrait donner au pays un avantage sur une Chine en rapide vieillissement.

Mais si l’Inde ne procure pas assez d’emplois à ses millions de jeunes chômeurs frustrés, cet atout pourrait se muer en désastre social. Car à la différence de la Chine, l’Inde se modernise par le haut. Des géants des technologies de l’information (IT) comme Infosys ont transformé le pays en un gigantesque prestataire de services pour le monde entier. C’est surtout l’élite parlant bien l’anglais qui en bénéficie: près de 2,8 millions des 450 millions de salariés du pays sont employés dans les IT.

Reste que ces pionniers pâtissent d’une demande qui s’anémie: les sociétés américaines, en particulier, hésitent à délocaliser davantage de services. C’est pourquoi Infosys, dans la métropole high-tech de Bangalore, a rappelé son mythique fondateur Narayana Murthy de sa retraite afin qu’il remette l’entreprise sur pied. Si celle-ci annonce de nouveau des gains plus élevés, elle le doit surtout au cours très bas de la roupie, qui booste les ventes à l’étranger.

«L’ambiance déprimée dans les IT pèse sur la consommation», avoue Ravindra Bhargava, 79 ans, président du groupe indo-nippon Maruti Suzuki. Certes, le constructeur automobile a enregistré de bons chiffres en 2013, mais la nouvelle clientèle ne suffira pas: «Notre pays ne peut faire l’économie d’une industrialisation de masse, capable de créer suffisamment de postes de travail.»

Japon, Corée ou Chine, aucune puissance économique ne s’est affirmée en Asie sans faire au préalable sa révolution industrielle. A eux seuls, les Chinois produisent cinq fois plus de voitures que l’Inde. Et les Indiens produisent trop cher, car ils doivent importer en masse des composants électroniques compliqués tels que les puces.

Des aides gouvernementales détournées. A Delhi, les politiciens ont pourtant caressé des plans ambitieux en 2011: ils ont décidé d’accroître de 16 à 25% la part de la fabrication industrielle au produit économique total. L’Inde resterait toujours derrière la Chine (30%) et le fait est que l’industrie indienne connaît ces temps une croissance encore plus faible qu’avant.

De plus, ce que les élites de la capitale planifient n’est souvent pas mis en œuvre en province. Les 28 Etats fédéraux sont en général gouvernés par des partis locaux, les crédits d’incitation accordés par Delhi ne finissent pas toujours dans les bonnes poches. Ravindra Barghava rend l’omniprésente corruption responsable des retards accumulés par l’Inde. Il y aurait deux types d’arnaque: une variante concerne le niveau supérieur (l’enveloppe exigée par des politiciens pour autoriser un projet) et la variante au jour le jour (quand le citoyen doit graisser la patte du fonctionnaire pour obtenir une prestation qui lui est due. «C’est du racket», illustre le président de Maruti Suzuki.

La situation ne devrait guère changer d’ici aux élections. Après plus de neuf ans de pouvoir, la coalition du Parti du Congrès du premier ministre Manmohan Singh ne gouverne plus guère et il n’y a aucune réforme de fond à en attendre. Le sikh au turban bleu incarne au contraire la décrépitude du miracle économique. Or, cet économiste formé en Grande-Bretagne faisait partie, quand il était ministre des Finances au début des années 90, de ceux qui ont ouvert l’Inde à l’économie de marché. Mais il n’a plus d’autorité sur son propre parti et ses concitoyens se sont lassés de lui.

Pour nombre d’entre eux, l’espoir s’appelle Narendra Modi, 63 ans. Il est le fer de lance du parti d’opposition hindou Bharatiya Janata (BJP). Les patrons de l’économie et la jeunesse urbaine voient en lui la solution contre la torpeur collective du pays. Ce fils d’un marchand de thé du Gujarat, qu’il dirige depuis 2001, se targue d’avoir fait croître l’économie de cet Etat de 60 millions d’habitants immensément plus vite que la moyenne nationale. En revanche, quand il est question de progrès social, dans la santé ou l’instruction publique, le bilan du Gujarat est en partie encore pire que dans tous les autres Etats.

Economie remise sur pied? Reste que les investisseurs occidentaux envisagent déjà qu’un premier ministre comme Narendra Modi pourrait remettre sur pied l’économie indienne. Aux Etats-Unis, Goldman Sachs a d’ailleurs révisé ses prévisions pessimistes pour le sous-continent et recommande de nouveau d’acheter des titres indiens. Son analyse porte un titre en forme de jeu de mots: «Modifying our View». Attention toutefois à ne pas tout miser sur Modi: l’hindou à la passion réformatrice est cordialement haï par bon nombre d’électeurs de la minorité musulmane. Sous son mandat, en 2002, le Gujarat a vécu des troubles intercommunautaires au cours desquels plus de 1000 personnes ont été tuées sous le regard indifférent des forces de l’ordre et Modi refuse d’en assumer la responsabilité politique.

Et même si Narendra Modi l’emportait en mai à Delhi, il devra sans doute, comme Manmohan Singh, former une coalition et conclure des compromis. Il compte dans son propre parti des représentants de puissants groupes d’intérêts qui renâclent à l’idée d’ouvrir davantage l’économie indienne, notamment à des chaînes étrangères de supermarchés.

Mais qu’importe qui l’emportera au printemps puisque, à l’automne, l’Inde devrait célébrer un succès hors du commun: la mission vers Mars (pour peu que la sonde atteigne sa cible).

© Der Spiegel, Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Etats-Unis: les modérés boivent la tasse

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:56

Etats-unis.Plus forte et mieux organisée que jamais, la mouvance populiste du Tea Party livrera une guerre sans merci aux républicains mesurés lors des élections de 2014. Le vainqueur de ce combat fratricide sera en pole position pour la présidentielle de 2016.

Sur sa vidéo de campagne, on le voit conduire un tracteur, déambuler en habits militaires et jouer avec ses neuf enfants. «J’ai grandi dans une ferme: il y avait une seule salle de bain pour six enfants, pas de douche ni de chauffage central, dit-il en regardant droit dans la caméra. Plus tard, je me suis engagé dans l’armée, j’ai vécu le rêve américain.»

Matt Bevin a juste ce qu’il faut d’authenticité pour séduire la base du Tea Party. L’homme d’affaires du Kentucky, qui dirige une entreprise de sonnettes, se présente au Sénat en 2014. Ce novice en politique espère ravir la place de Mitch McConnell, le chef de la minorité républicaine dans la Chambre haute et l’un des politiciens les plus puissants de Washington, où il officie depuis 1984.

Ce combat fratricide se répétera presque à l’identique dans une dizaine d’Etats en amont des élections parlementaires de novembre 2014. Le Parti républicain n’a jamais été aussi divisé, tiraillé entre une aile pragmatique et affairiste et la mouvance populiste, libertaire et antigouvernement du Tea Party qui a fait irruption sur la scène politique en 2009. «A l’issue du scrutin, l’équilibre entre la droite et la gauche ne devrait pas avoir beaucoup changé, estime Christopher Parker, professeur de sciences politiques à l’Université de Washington, qui vient de publier un ouvrage sur ce mouvement. En revanche, la faction du Tea Party aura encore pris l’ascendant sur celle de l’establishment républicain.»

Des politiciens expérimentés. C’est que le courant ultraconservateur, qui est passé de 350 000 à 600 000 membres ces trois dernières années, a effectué une importante mue. «Depuis 2010, il a occupé le champ local, cherchant à faire interdire l’avortement en Virginie ou à durcir les lois sur l’immigration de l’Alabama», indique Christopher Parker. Aucune cause n’était trop insignifiante: Americans for Prosperity, un groupe lié au Tea Party, a fait campagne contre la hausse d’un impôt sur la nourriture à Fremont, une ville de 26 000 habitants dans le Nebraska. «Nous ne sommes plus seulement de sympathiques empêcheurs de tourner en rond munis de leur seule passion, détaille Drew Ryun, le directeur du Madison Project, une organisation affiliée au Tea Party. Nous avons appris à mener – et à gagner – une campagne.» Ces efforts ont fait émerger une cohorte de politiciens expérimentés, à même de remporter une élection sur le plan national.

La galaxie décentralisée du Tea Party, composée de plusieurs milliers de groupuscules, a également été réorganisée. «Il y a désormais une division des tâches claires: Club for Growth lève des fonds, alors que Heritage Action définit le cadre idéologique», relève Christopher Parker. Americans for Prosperity se charge pour sa part de coordonner les militants sur le terrain, alors que le Senate Conservatives Fund soutient les candidats du Tea Party dans une série de batailles clés. Traditionnellement composé de Blancs d’âge mûr, le mouvement a aussi créé des organisations pour cibler les jeunes, comme Generation Opportunity, ou les Latinos, comme Libre Initiative.

Et l’argent coule à flots. «Le Tea Party reçoit beaucoup de petites donations – de moins de 200 dollars – de la part d’individus ou de PME, précise Sarah Bryner, du Center for Responsive Politics, une ONG qui traque les fonds investis durant les élections. Mais il touche aussi des sommes plus importantes de la part de milliardaires, comme les frères Koch.» En 2012, ces deux industriels lui ont fourni 122 millions de dollars en leur nom propre et 236 millions de dollars par le biais de Freedom Partners, un organisme qui leur est lié.

Contre-offensive. L’establishment républicain a commencé à préparer la contre-offensive. La fermeture du gouvernement durant deux semaines cet automne – orchestrée par le trublion texan du Tea Party Ted Cruz – a agi comme un électrochoc auprès de la direction du parti. Les organisations qui gravitent autour d’elle, comme la Chambre américaine de commerce, l’Association des banquiers américains ou l’Association nationale des grands distributeurs, ont commencé à injecter de l’agent dans les primaires. Dans l’Idaho, elles soutiennent l’avocat Dave Trott, qui est en compétition avec Kerry Bentivolio, un éleveur de rennes qui accuse George W. Bush d’avoir organisé les attentats du 11 septembre 2001.

American Crossroads, l’organisation du stratège républicain Karl Rove, vient en outre de créer The Conservative Victory Project, une plateforme destinée à examiner tous les candidats pour évincer les prétendants les plus extrêmes. «En 2010 et 2012, nous avons perdu quatre à sept sièges au Sénat car nous avons présenté des gens indisciplinés, avec des casseroles, ou tout simplement mauvais», détaille Jonathan Collegio, son porte-parole. Il cite l’exemple de Christine O’Donnell, une égérie du Tea Party qui a vu sa campagne s’effondrer à la suite de révélations sur son penchant pour la sorcellerie.

Cela dit, les élections de 2014 ne représentent qu’un galop d’essai. La confrontation entre les deux ailes républicaines atteindra son apogée en 2016, lors de l’élection présidentielle. L’establishment républicain possède quelques figures populaires, à l’image du gouverneur du New Jersey Chris Christie ou de Jeb Bush, le frère de l’ex-président. En face, le Tea Party présentera sans doute ses élus les plus en vue, Ted Cruz et Rand Paul. Restent quelques personnages hybrides, qui pourraient réconcilier ces différentes factions, comme le sénateur de Floride Marco Rubio ou le gouverneur du Wisconsin Scott Walker.

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