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18 mai: quatre graphiques pour mieux comprendre les choix des Suisses

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:55

Décryptage. La votation a-t-elle fait apparaître de nouvelles lignes de front dans le paysage politique suisse? Basés sur une approche visuelle des données, ces quatre graphiques croisent les informations et tentent d’apporter un éclairage transversal des enjeux politiques qui sous-tendent les objets soumis au vote populaire. Ces tableaux n’explicitent pas des corrélations cachées, ils documentent et contextualisent simplement des résultats. Martin grandjean

Gripen et F/A-18: à vingt et un ans de distance

Comparaison inévitable, la situation a-t-elle changé depuis la votation de 1993 sur le F/A-18? Ici, la visualisation montre sans appel la stabilité frappante des positions cantonales: le Gripen a subi une baisse de 10 points dans quasiment tous les cantons suisses. Seules exceptions, qui s’écartent de cette diagonale sur laquelle se situent les points du graphique en question: le Valais et Neuchâtel, qui sont beaucoup plus critiques que la moyenne sur le Gripen par rapport à leur position de 1993 sur le Hornet (moins 20 points), alors qu’à l’inverse, au Tessin, l’avion suédois ne subit pas la baisse fédérale.

 


Gripen: un nouveau clivage?

«Le vote contre le Gripen n’était pas un vote contre l’armée!» On est en droit de se demander si cette hypothèse, martelée tant par le chef du Département fédéral de la défense, soucieux de préserver son institution fétiche, que par les opposants à l’achat de l’avion de combat suédois, qui ménagent leurs alliés de circonstance, n’est pas éloignée de la réalité du vote. Les résultats sur le fonds Gripen montrent en effet une Suisse au militarisme très progressif, entre des cantons romands et citadins qui rejettent (clairement pour certains, moins radicalement pour d’autres) le nouvel avion de combat et des cantons plus conservateurs qui suivent le mot d’ordre du Conseil fédéral (là aussi avec divers degrés d’enthousiasme).

Et si le nouveau Röstigraben qui coupe la Suisse en deux n’était plus une question de langue mais de tolérance à l’armée? On observe en effet la même progression dans le «taux d’approbation» du fait militaire dans les statistiques de conscription: les cantons qui plébiscitent le Gripen sont les cantons au plus fort taux de jeunes déclarés aptes au service militaire. A l’inverse, on trouve face à eux des cantons où le service militaire n’a plus le succès d’antan. Pas de corrélation pour autant, ces deux données croisées ne sont pas liées par une causalité, elles expriment simplement à leur façon une même réalité.

 


Marche blanche: Plébiscite attendu

Considérée comme jouée d’avance en raison de son titre inattaquable et de la complexité de son contre-projet indirect, l’initiative «Pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants» connaît pourtant une fortune très diverse selon les cantons (28 points de différence entre maxima et minima). Tenter d’analyser le vote de cette initiative en croisant les résultats avec les données chiffrées des infractions qu’elle combat est un exercice périlleux. Les très grandes différences cantonales à ce sujet sont évidemment conditionnées par la taille très variable de ces territoires. Et il est difficile de comparer les données de l’Office fédéral de la statistique sans procéder à une périodisation (ici cinq ans) susceptible d’atténuer les très grandes variations dans les cantons peu peuplés.

Le choix des données doit aussi être questionné, la statistique globale des infractions liées à l’intégrité sexuelle donne un panorama global très différent (trio de tête: Zurich, Bâle-Ville et Neuchâtel) de la statistique des infractions ne concernant que l’article 187 du Code pénal (trio de tête: Neuchâtel, Vaud et Fribourg). Concrètement, et alors que le croisement de données n’apporte ici aucune réelle plus-value heuristique, c’est sur cet objet que le Röstigraben est le plus net: les cantons latins sont beaucoup plus unanimes dans leur approbation de l’initiative que les cantons alémaniques.

 


Salaire minimum et inégalités cantonales

Dans sa richesse, la Suisse est également une terre d’inégalités en matière de répartition des moyens financiers. Dans une étude de 2008, le Département fédéral des finances présente la situation des cantons à propos des inégalités de répartition des fortunes, utilisant pour cela le coefficient de Gini, un indice qui mesure l’homogénéité de la répartition de la fortune parmi la population. On y observe des variations cantonales importantes et parfois contre-intuitives, puisqu’il ne s’agit plus d’un fossé ville/campagne: alors que Bâle-Ville et Genève sont les deux cantons les plus inégalitaires, ils sont suivis par Nidwald et Soleure.

Cela étant, on retrouve un clivage plus traditionnel au niveau des résultats du vote sur le salaire minimum: les seuls cantons à dépasser 20% de oui sont les cantons latins, rejoints par les cantons à forte composante urbaine (auxquels s’ajoutent Schaffhouse et Soleure).

 


Martin Grandjean

Chercheur en humanités numériques à l’Université de Lausanne, au croisement de l’histoire contemporaine et des technologies de l’information. Dans son blog «DATA, un graphique vaut mille nombres», il questionne notre relation à la visualisation de données, tant scientifiques que journalistiques ou politiques. Retrouvez ses posts sur www.hebdo.ch.

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Le plus grand laboratoire communautaire d’Europe ouvre à Renens

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:57

Zoom. Baptisée UniverCité, la structure dédiée à la biologie et au design sera inaugurée le 26 mai. Son but: faire émerger des innovations hors du cadre académique et entrepreneurial.

Sophie Gaitzsch

De l’encre biodégradable à base de bactéries, un test pour identifier la présence d’une espèce animale dans un aliment – par exemple du cheval dans des lasagnes – ou encore des composants électroniques biodégradables: ces projets ne sont pas nés dans les grands laboratoires des universités ou des entreprises, mais au sein de structures communautaires inspirées de la tendance do it yourself. Ces espaces réunissant bidouilleurs passionnés et matériel de seconde main ont vu le jour aux Etats-Unis avant de se répandre à travers le monde.

Laboratoire ouvert à tous

La tendance s’installe en Suisse romande avec un projet d’envergure baptisé UniverCité: un laboratoire ouvert à tous gratuitement, d’une surface de 1000 m2, dans le bâtiment des Imprimeries Réunies Lausanne, à Renens (VD). Il s’agit de la plus grande entité de ce type en Europe. L’idée a germé dans l’esprit de Carmelo Bisognano, responsable de la stratégie pour le réseau de promotion de l’innovation Inartis, et de Benoît Dubuis, président de la plateforme des sciences de la vie de Suisse occidentale Bioalps et directeur du Campus Biotech de Genève.

«De nombreux domaines ont vécu une phase garage, des jeunes qui se réunissent dans un cadre informel pour développer de nouveaux concepts, explique Carmelo Bisognano. Des fleurons comme Apple, Microsoft ou encore Skype sont nés ainsi. Mais la biologie n’a pas vécu cette révolution. Aujourd’hui, nous souhaitons ouvrir la discipline vers l’extérieur, la pousser vers cet esprit créatif.» L’arc lémanique, pôle biotech et medtech regroupant 5000 chercheurs dans 750 entreprises et 500 laboratoires, se profilait comme l’emplacement tout désigné.

Faire dialoguer les compétences

Les locaux sont équipés de matériel récupéré: centrifugeuse, outils de stérilisation et de nettoyage, microscope ou encore spectromètre. «Le lieu intéresse avant tout les scientifiques qui veulent mener à bien une initiative personnelle qu’ils ne peuvent pas poursuivre dans leur université ou leur entreprise car elle n’est pas suffisamment pointue ou rentable, explique Carmelo Bisognano. Mais il s’adresse au plus grand nombre.»

Autre particularité: UniverCité comprend aussi un espace dédié au design, muni notamment d’une imprimante 3D. Pour le designer Sébastien Actis-Datta, responsable de ce volet, «le but consiste à faire dialoguer des compétences qui ne se côtoient pas d’habitude».

L’essence du laboratoire communautaire, c’est aussi son esprit open source. «Nous misons sur le partage de savoir-faire et la mise à disposition de techniques à la communauté, indique Carmelo Bisognago. Ce qui n’exclut pas l’émergence d’une proposition commerciale à un moment donné, par exemple avec la mise en place de services payants autour d’une technologie gratuite.»

Démarches facilitées

L’initiative séduit le jeune ingénieur Rémy Tourvieille, consultant et entrepreneur, qui développe un projet dans le domaine cardiovasculaire. «Je manque de fonds, ce qui m’empêche d’avancer. Dans un laboratoire communautaire, je trouve les outils dont j’ai besoin mais que je ne peux pas m’offrir. J’aurais accès à ces infrastructures à l’EPFL, où j’ai étudié, mais les procédures sont très longues. Ici, j’évite des démarches compliquées, je peux tester rapidement une idée et évaluer si elle est prometteuse.»

UniverCité profite du soutien de la municipalité, qui met les locaux à disposition et recherche actuellement des fonds auprès de partenaires locaux pour assurer ses coûts d’exploitation, qui s’élèvent à 500 000 francs par an. Quelles technologies émergeront du laboratoire de Renens? Pour l’instant, mystère. Mais Carmelo Bisognano se prend à rêver d’innovations de rupture qui, à l’image du smartphone, viendraient révolutionner le marché. Quant aux futurs participants, ils seraient déjà une vingtaine à attendre l’inauguration.

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Darrin Vanselow
Jean-PIerre Grisel Tamedia Publications
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Forum des 100 2014: Et maintenant, les dix prochaines années!

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:57

Récit. Plus de 800 participants se sont pressés à l’Université de Lausanne pour la dixième édition du Forum des 100 le 15 mai. «Une des meilleures», ont lancé aux rédacteurs de «L’Hebdo» maints invités enthousiasmés par une matinée de débats denses et séduits par un casting d’orateurs aux propos vifs, engagés et parfois à rebrousse-poil.

Chantal tauxe, julien Burri, Philippe Le Bé, Yves genier, sabine Pirolt, Catherine Bellini, Michel Guillaume et Anna Lietti

Jacques Pilet
Journaliste, fondateur de «L’Hebdo»
« Il faut se méfier de l’autosatisfaction, mauvaise conseillère »

Dès le début de la journée, Jacques Pilet, fondateur de L’Hebdo, a voulu prémunir les participants du Forum contre les dangers de «l’autosatisfaction, mauvaise conseillère». Et de rappeler qu’il faut se méfier des euphories trompeuses dans un monde en pleine mutation. D’emblée, il fallait laisser les couronnes de lauriers au vestiaire. A se croire meilleurs que les Européens, les Suisses pourraient manquer d’anticipation et sombrer dans «l’ankylose mentale». Reprenant l’air de Tout va très bien, Madame la Marquise, Jacques Pilet a rappelé les réformes qui attendent la Suisse au contour, trop souvent reportées: réformes de la fiscalité, des assurances sociales et de l’éducation. Au passage, il a proposé de lancer un «Erasmus helvétique» pour assurer une cohésion nationale par la connaissance de l’autre. Puis il a dénoncé un des freins au mouvement de réforme du pays, un boulet qui empêche trop souvent la Suisse de répondre rapidement et de manière cohérente aux nouveaux défis: l’abus d’initiatives populaires. «A nous de bousculer la Suisse par la pensée créatrice», a-t-il lancé aux participants du forum avec un enthousiasme lucide.

Jacques De Watteville
Secrétaire d’Etat aux questions financières internationales
« La Confédération n’a pas l’habitude d’un tel rythme! »

Chargé de la diplomatie financière, le secrétaire d’Etat Jacques de Watteville promet «des perspectives très intéressantes pour ceux qui se retroussent les manches». Il parle bien entendu de la situation des banques, contraintes de se réorganiser après l’effondrement du secret bancaire traditionnel. Avec une contribution de 10,5% à la richesse nationale, le secteur financier a certes bien résisté, mais il va être contraint de s’adapter à de rapides changements, rythme dont «la Confédération n’a pas l’habitude», a confessé l’ambassadeur. Or, le principal défi est d’assurer le respect de règles du jeu communes à toutes les grandes places financières. Ce qui implique pour la Suisse de contrer l’érosion de l’accès aux marchés des services financiers étrangers, «vital à long terme». Et tout d’abord, en faisant indirectement référence aux divisions parfois homériques des acteurs de la place financière ces dernières années, d’amener tous les acteurs à une «vision claire pour permettre une stratégie claire». Remarques auxquelles le banquier privé Michel Juvet répondra lors du débat économique en assurant: «Nous portons déjà des manches courtes!»

Jean-Pascal Baechler
Conseiller économique à la BCV
« Recherche apprentis bien formés »

Bien qu’il demeure la première filière de formation en Suisse, l’apprentissage suit une pente descendante. La part des apprentis dans les entreprises formatrices, qui avait bien résisté durant les années 80, s’érode lentement. Une enquête présentée par Jean-Pascal Baechler, conseiller économique à la BCV, qui révèle que ces entreprises toujours plus en quête de candidats déplorent souvent «un niveau et des connaissances en deçà de leurs besoins». Et leurs attentes vont «continuer d’augmenter».

Table ronde économique
Frédérique Reeb-Landry, présidente du Groupement des entreprises multinationales, Patrick Aebischer, président de l’EPFL, et Pierre Dessemontet, géographe
« C’est comme sur le «Titanic» une heure après l’iceberg »

Où va la Suisse après l’acceptation par le peuple de l’initiative «Contre l’immigration de masse»? «Nous sommes comme sur le Titanic dans la première heure qui suit le choc avec l’iceberg», avertit Pierre Dessemontet. Les effets concrets du vote du 9 février ne se font pas encore sentir, mais ils seront bien présents dans une année à deux ans, lorsque les lois d’application seront entrées en vigueur. Un propos que Patrick Aebischer soutient: «Nous pouvons vivre un ou deux ans à l’écart des programmes européens de recherche. Mais si cela dure dix ans, nous souffrirons car nous aurons coupé une génération de chercheurs des réseaux internationaux.» Plus largement, les surprises toujours plus fréquentes émanant des votes populaires mettent à mal le traditionnel modèle de stabilité suisse et nuisent à sa compétitivité: «Nous avions un quart d’heure d’avance. Nous devons veiller à ne pas prendre un quart d’heure de retard», avertit Frédérique Reeb-Landry, qui ajoute que «la démocratie suisse est un système solide, mais qui requiert beaucoup d’explications sur les risques de certaines décisions».

Pascal Lamy
Ancien directeur général de l’OMC
« Mieux vaut localiser les problèmes globaux »

Plus à l’aise que jamais dans ses chaussures aussi simples que confortables, portant une juvénile barbe d’au moins trois jours, le joggeur Pascal Lamy n’est candidat ni au gouvernement de François Hollande (pas fou) ni à la présidence de la Commission européenne (wait and see). Alors l’ancien patron de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) prend le temps de contempler le monde. Président de l’Oxford Martin Commission for Future Generations, un think tank qui a planché sur l’état de la planète pour ces trente prochaines années, il a «pragmatiquement tiré» quelques enseignements. Au cours de ces dernières années, qu’est-ce qui a fonctionné ou au contraire fait chou blanc?

Assurément, la lutte contre le sida et celle pour la protection de la couche d’ozone sont plutôt des réussites. En revanche, la régulation de la finance avant 2008, le frein au réchauffement climatique ou à la détérioration des océans sont des échecs. A quoi attribuer les succès? Pascal Lamy tranche: «Dès que se forment des coalitions et que l’on sort du monopole régalien dans la gestion des relations internationales par quelque 200 Etats souverains, cela fonctionne!»

Aux acteurs publics sont généralement associés les maires des 100 mégapoles de la planète «qui ont bien plus de pouvoir que la moitié des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Assemblée générale des Nations Unies», les multinationales «toujours plus nombreuses et puissantes» et la société civile «qui se mobilise». Au vrai, conclut l’orateur, «cela marche beaucoup mieux quand on localise les problèmes globaux que lorsque l’on globalise les problèmes locaux». De ce point de vue, «la Suisse bénéficie d’avantages comparatifs».

Yann Lambiel
Humoriste
« Dans les dix prochaines années, moi, Blocher, je vais faire le berger, le berger allemand »

Didier Burkhalter, Christian Constantin, Ueli Maurer, Doris Leuthard ou encore Nicolas Sarkozy, quelques personnalités étaient absentes du Forum des 100. Heureusement, Yann Lambiel avait récupéré leurs messages Facebook et les a délivrés sur scène, avec son talent d’imitateur. On retiendra que Ruth Dreifuss est pour la dépénalisation du cannabis, ainsi, elle n’aura «plus à se péter la gueule à la Suze», et que Blocher est prêt à dépenser des milliards pour que la Suisse sorte physiquement de l’Europe. Quant à Maurice Tornay, il espère ne pas perdre des plumes, «même si l’affaire Giroud doit mal tourner».

Joschka Fischer
Ancien ministre des Affaires étrangères allemand
« La Suisse est l’exemple à suivre »

Sacré Joschka Fischer! Invité vedette du Forum des 100, cet orateur hors pair s’y entend pour tenir un public en haleine. Tour à tour, il alterne l’analyse lucide, les thèses provocantes et l’humour caustique. «La géopolitique est de retour. Le président russe Vladimir Poutine, en voulant faire de son pays une puissance mondiale, remet en question l’ordre du postsoviétisme issu de la fin de la guerre froide», constate-t-il d’abord. Un nouveau défi de taille pour une UE qui s’est toujours comprise comme un «soft power».

Bruxelles n’a pas le choix: elle devra réussir son intégration politique et monétaire, de manière à assurer la stabilité de son édifice. En passe d’achever un livre dans lequel il esquissera le modèle d’une Europe plus fédéraliste, Joschka Fischer a beaucoup étudié l’histoire suisse, qu’il connaît mieux que de nombreux Helvètes. C’est à ce moment-là qu’il lâche sa bombe. «Dans ce contexte, la Suisse, cet Etat pluriculturel qui fonctionne bien, est l’exemple à suivre grâce à l’équilibre qu’elle a su trouver entre la centralisation de certaines tâches et les pouvoirs délégués aux cantons. L’UE doit réussir ce que la Suisse a réussi.» Sourire en coin, l’ancien politicien ajoute: «Je sais que c’est une provocation pour vous de dire que l’UE devrait s’inspirer de votre système, car vous y perdriez votre statut de Sonderfall.»

Contrairement aux Etats-Unis, l’Europe n’a pas la chance d’être protégée par un grand océan. Son voisinage est un défi permanent. La Russie, l’Ukraine, la Turquie et les Balkans sont autant de foyers d’instabilité qui la touchent directement, y compris la Suisse, dont le bien-être dépend de la stabilité de l’UE. «Il n’y a pas de retour possible dans le réduit alpin», affirme Joschka Fischer. La seule réponse positive est la coopération avec ces voisins parfois encombrants. Quant à la question d’une éventuelle adhésion de la Suisse à l’UE, l’ex-vice-chancelier s’en tire avec une pirouette. «Huit millions d’eurosceptiques de plus dans l’UE? Dieu nous préserve de cela!»

Peter Maurer
Président du CICR
« Mettons fin à l’introspection de la Suisse! »

Le ciel s’alourdit sur le front de l’humanitaire, a expliqué le président du Comité international de la Croix-Rouge, Peter Maurer, dans une intervention glaçante de gravité. La part des êtres humains fracassés par un conflit ou fragilisés par ses conséquences ne cesse d’augmenter. Plus nombreuses, ces populations sont aussi toujours plus difficiles à aider car les types de violence se diversifient et se superposent, les groupes armés se fragmentent, la dynamique de guerre civile se mondialise.

Pour faire face, l’humanitaire de demain devra trouver des solutions novatrices, mais ce n’est pas son problème exclusif: il concerne chacun de nous, notamment parce que les populations déplacées par les conflits viennent frapper à la porte du continent européen. Croire que notre pays pourra échapper aux effets de ces déplacements est une illusion, avertit Peter Maurer: «Mettons fin à l’introspection de la Suisse et attaquons les grands défis de demain!»

Le président du CICR plaide pour une nouvelle approche de la question migratoire: depuis vingt ans, la politique en la matière est basée sur une catégorisation juridique des migrants selon leurs motifs et leur statut. Réfugiés politiques ou économiques, légaux ou illégaux. Cette manière de faire conduit à l’échec, passons à une vision plus intégrée des mouvements de population, plaide Peter Maurer.

La migration n’est pas seulement un problème, c’est un oxygène vital pour l’Europe vieillissante, avait rappelé Joschka Fischer quelques minutes auparavant. Peter Maurer a abondé dans son sens: la Suisse a besoin de migrants. Mais voilà: «Elle ne peut pas accepter uniquement la migration qui sert ses intérêts et refuser celle qui ne l’arrange pas.»
En somme: à trop jouer les enfants gâtés, on risque de se prendre une claque.

Andreas Meyer
CEO des CFF
« Bientôt le «speed dating» dans les trains »

«Qui est venu en train?» demande le producteur du Forum des 100, Bruno Giussani. Une bonne moitié des personnes présentes dans la salle lèvent la main. «Chères clientes, chers clients», se réjouit le CEO des CFF, Andreas Meyer, qui remercie les Romands d’avoir plébiscité la création d’un fonds ferroviaire le 9 février dernier. Andreas Meyer a livré sa vision de la mobilité à l’horizon 2030. Il rêve de passer de l’actuelle information sommaire à la clientèle à un «véritable conseil». Grâce aux nouvelles technologies, le passager pourra connaître l’emplacement de la voiture famille ou du wagon-restaurant, le nombre de personnes souhaitant jouer au jass ou s’adonner au speed dating.

En Suisse romande, le projet Léman 2030, qui implique 2,5 milliards d’investissements, doit permettre un doublement des passagers – de 50 000 à 100 000 – sur l’axe Genève-Lausanne, avec en principe une cadence au quart d’heure. Bref, les CFF sont prêts à relever le défi de la Suisse à 10 millions d’habitants.

Table ronde politique
François Longchamp, président du Conseil d’Etat genevois, Sergio Savoia, coordinateur des Verts tessinois, Christa Markwalder, conseillère nationale (PLR), et Johan Rochel, vice-président
du think tank Foraus
« Comme au Tessin, il y a à Genève des gens qui souffrent »

Il a suffi d’un tour de table pour que la discussion très confédérale sur la cohésion nationale tourne en duel. Il a suffi que le président du Conseil d’Etat genevois, François Longchamp, prenne la parole, relevant que toutes les grandes villes suisses avaient voté non pour que Sergio Savoia, le coordinateur des Verts tessinois, dégaine. Et Lugano? Elle ne serait pas une ville, peut-être? Elle a pourtant voté oui. Depuis dix ans, le Tessin souffre dans l’indifférence générale. Alors faire mine de découvrir un fossé aujourd’hui semble bien hypocrite au Tessinois qui a prôné le oui à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Il s’élève contre un système qui ne se préoccupe pas «des perdants, ceux qu’on sacrifie au nom de la libre circulation». Et pan sur l’arc lémanique «qui va très fort alors que d’autres régions vont moins bien». Et pan encore sur ces cantons forts qui, au soir même de la votation, «se demandaient comment on allait contourner son résultat».

François Longchamp tire ses cartouches à son tour: «Comme au Tessin, il y a à Genève des gens qui souffrent.» Pourtant la population de son canton a voté pour l’ouverture, malgré le discours très antifrontaliers ambiant. Peut-être parce qu’elle a traversé une décennie de chômage et d’insécurité après le non de 1992 à l’Espace économique européen (EEE).

Le président genevois a mal pris lui aussi certaines déclarations au soir du 9 février, tout particulièrement celle d’un membre de l’exécutif tessinois qui exigeait que la Suisse réserve des contingents spéciaux pour l’économie de son canton alors que c’est le Tessin, précisément, qui a fait pencher la balance avec son oui massif à l’initiative.

Les contingents, on l’a compris, vont mettre à mal la cohésion nationale.

Et tandis que Johan Rochel, du think tank de politique étrangère Foraus, en appelle à la «raison» plutôt qu’au «crêpage de chignon», la très europhile conseillère nationale Christa Markwalder (PLR), elle, met un peu d’huile sur le feu et pointe du doigt «la complète incohérence» de ceux qui, tel Sergio Savoia, s’affirment pour les accords bilatéraux alors qu’ils ont mené campagne pour l’initiative de l’UDC.

Et si, au bout du compte et des décisions populaires, la voie bilatérale venait à périr? Quel chemin devrait alors prendre la Suisse? Sergio Savoia opterait pour l’Alleingang, François Longchamp pour l’adhésion. Décidément, ces duellistes-là n’ont pas fini de se battre. Entre Genève et le Tessin, deux cantons pourtant confrontés tous deux au chômage et aux frontaliers, jamais le fossé n’est apparu aussi béant.


5000 francs pour la fondation théodora

Chaque année, le Tirage du Forum des 100 permet à l’un des participants, tiré au sort pendant la conférence, d’attribuer un chèque de 5000 francs offert par la Loterie Romande (partenaire du Forum) à une organisation à but non lucratif active en Suisse romande. Le sort a favorisé cette année Stéphanie Gardaz, responsable events et sponsoring de la BCV (sur la photo avec Jean-Pierre Beuret, président de la Loterie Romande). Elle a choisi d’attribuer la somme à la Fondation Théodora, qui depuis vingt ans soulage par le rire le quotidien des enfants hospitalisés, grâce à des visites d’artistes (acteurs, musiciens, magiciens) transformés en docteurs Rêves. L’an dernier, 58 artistes ont réalisé plus de 85 000 visites en Suisse. En plus de la Suisse, Théodora est active dans sept autres pays dont l’Angleterre, la France, l’Italie et la Chine.

 


Le forum des 100 sur le web

L’enregistrement vidéo de la totalité des débats du Forum des 100, édition 2014, ainsi que les documents distribués lors de la conférence sont disponibles sur le site de L’Hebdo, www.hebdo.ch, et sur le site de la conférence: www.forumdes100.com.

La direction du Forum remercie chaleureusement les partenaires principaux pour leur soutien et leur engagement: Loterie Romande, Clinique de La Source, Aéroport de Genève, Bombardier, Nestlé Suisse, Tissot, BCV, Swiss Air Lines, P&G, Unil, M.I.S Trend.

Nos remerciements vont également aux partenaires contributeurs et médias La Semeuse, les Vins du Valais, PG, Z-Audio, RTS, ainsi qu’aux banques cantonales romandes.

Retrouvez les photos de cette 10ème édition ici.


I ha doch das nid eso gmeint

L’intervention de clôture du Forum des 100 était une «carte blanche» attribuée, comme l’a dit le modérateur Bruno Giussani, «à un trio qui représente à notre sens la culture suisse, ou en tout cas ce qu’elle devrait être: une culture où chacun est capable de comprendre la production culturelle des autres et d’en savourer les nuances et l’humour, y compris lorsqu’elle s’exprime en dialecte». Parce que si les Romands aiment bien considérer le dialecte alémanique comme un signe de repli identitaire, «peut-être que l’heure est venue de le regarder comme une expression culturelle au sens plein du terme».

Le trio était composé de l’écrivain Pedro Lenz (au centre), d’origine espagnole mais qui écrit en dialecte, auteur du best-seller Der Goalie bin ig, de l’auteur et scénariste romand Antoine Jaccoud (à droite), et de Christian Brantschen, musicien du groupe rock bernois Patent Ochsner.

Ils ont ravi l’audience avec un slam bilingue que nous publions en version intégrale.

 

On a eu peur.
On a eu peur.
Tous ces Noirs au fitness.
Ces Balkaniques avec leurs grosses voitures allemandes
au lavomatic le dimanche matin.
Ces pintes qui s’en vont
Le Lion d’Or devenu Aux saveurs mongoles, 
Le Cheval Blanc rebaptisé Anatolia.
Même pour le nail bar de ma filleule on a eu peur:
le loyer qui passe tout d’un coup à 8000 balles
à cause des gars de chez Nestlé ou Tetra Pak
ou Dieu sait qui.
On a voulu dire:
ça ne va plus
vous comprenez?
On a voulu dire:
ça veut péter si ça continue...

I ha doch das nid eso gmeint,
i ha jo nume spontan wöue si,
entschuudigung, sorry, excüsez,
isch aus nid gäg Europa gmeint,
mir hei doch das nid eso wöue,
mir hei jo gar nid chönne wüsse
was nächär aues passiert.
Ha doch nüt gäg Erasmus,
ha doch nüt gäg ne freie Handu,
ha doch nüt gäge Tourischte z Gstaad,
ha doch nüt gäge ds Reise,
ha doch nüt gäge di Wäutsche,
i ha doch das aues nid so gmeint,
entschuudigung, sorry, excüsez

Est-ce qu’on a trop suivi le Vieux de Herrliberg?
Est-ce que c’est les Jeux de Sotchi qui nous ont empêchés de bien lire la documentation?
On a de nouveau peur maintenant:
peur des ennuis
peur pour la réputation
peur qu’on ne nous aime plus
– on nous aimait avant
on nous aimait partout –
peur pour l’attractivité
peur pour la Schwizness, la Switzness, la Swissness
– je ne sais pas comment on dit –
peur pour ma maman qui a 82 ans qui est dans un home
et qui se dit que Madame Hasanovic
va la laisser crever toute seule dans son coin
pour finir
peur de ne plus pouvoir aller à Budapest pour la cataracte
comme Helsana nous l’a demandé
peur enfin de ne plus pouvoir aller à Morteau
le samedi, ou à Aoste
une saucisse, une paire de godasses vero cuio,
– ils savent y faire quand même les étrangers
pour certaines choses,
il faut le reconnaître...

I ha doch gar nie wöue,
dass mer jetz eso do stöh,
aus Rosinepicker, Egoischte,
aus Schlaumeier, Hingerwäudler,
aus Frömdefinde, Säubschtverliebti,
i dänke doch internationau
i bi doch nid gäg ds Usland,
i bi doch ou für Früechänglisch,
i bi jo ir Südtürkei go touche,
i bi jo z Namibia uf Safari,
i ha ne Kolleg vo Marrakesch,
i spile ire kubanischi Bänd,
mi Frou geit i ds Flamenco,
mit hei es Feriehuus ar Costa Blanca,
es isch nid grundsätzlech,
es isch nid prinzipiell,
es isch nid a priori,
mir si doch e wäutoffeni Gsöuschaft.
i loh mi doch jetz nid plötzlech
i ne frömedefindlechen Egge...
Wär het de ds Rotze Chrüz erfunge?
Wär het d Neutralität erfunge?
Wär het d Gotthardbahn erfunge?
Wär het d NEAT erfunge?
Wär het d Swatch erfunge?
Wär het das aues?
Wär het di diräkti Demokratie?
Ds Rütli, Morgarte, Sämpach, Murte,
Sapporo, Crans-Montana,
Vreni Schneider,
bitte sehr!

On a un beau pays il faut dire.
Des gens qui aiment travailler il faut dire.
Des Denner pour les uns.
Des Blancpain pour les autres.
Des Audi A4 pour presque tous.
Et la paix pour tout le monde.
Pas de drapeau ou presque
à part celui de la Migros ou celui d’Ochsner Sport.
Pas de Dieu méchant,
à part Franz Weber peut-être
ou Max Havelaar.
Aber me het haut Angscht,
me muess gäng chli Angscht ha,
me muess haut Angscht ha,
Angscht, dass si di ganzi Produktion i ds Usland,
Angscht, dass immer no meh Bättler,
Angscht, dass immer no meh Abzocker,
Angscht, dass immer no meh Flüchtlinge
Angscht, dass immer no meh Reglemänt,
Angscht, dass immer no weniger Chegubahne,
Angscht, dass immer no weniger Vouksmusig am Radio,
Angscht, dass immer no weniger Lehrstöue,
Angscht, dass immer no weniger unberüehrti Natur.

On voudrait savoir maintenant ce qu’il faut faire
pour ne plus avoir cette maudite peur
qui nous colle aux schlaps.

Mir hei Angscht, Angscht, Angscht,
mir hei Angscht, Angscht, Angscht

Est-ce qu’il faut payer?
Est-ce qu’il faut s’excuser?
Est-ce qu’il faut les inviter tous pour une raclette
sur le pouce à la House of Switzerland?
Est-ce qu’il faut acheter ce Gripen?

Mir hei Angscht, Angscht, Angscht,
mir hei Angscht, Angscht, Angscht

Est-ce qu’il faut continuer de se tourner vers le Vieux?
Ou est-ce qu’il faudrait trouver un autre vieux
ailleurs sur la Terre
ou même au Ciel?...

Angscht, Angscht, Angscht,
Angscht, Angscht, Angscht

... ou alors un jeune
une sorte de Guillaume Tell
une sorte de Tyler Brûlé...
ou une femme
une Betty Bossi?
Ou même une Conchita Wurst?
quelqu’un qui nous dirait comment faire
et nous indiquerait le chemin...
Est-ce que quelqu’un pourrait nous le dire?

Retrouvez la traduction sur www.hebdo.ch

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Sournoises menaces sur la liberté de la presse

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:58

Analyse. Deux cas de censure dans l’affaire Giroud fragilisent les médias.

 

Les juges, notamment valaisans, auraient-ils la gâchette trop facile quand il s’agit de tirer sur la presse? «En treize ans, seulement trois ordonnances de mesures superprovisionnelles ont été rendues pour faire taire la Radio télévision suisse (RTS). A chaque fois, elles étaient d’origine valaisanne», observe Jamil Soussi, avocat de la RTS depuis 2001. Les deux derniers cas se sont enchaînés cette année. Le 25 février dernier, la RTS se voit intimer par le juge François Vouilloz l’ordre de retirer de son site internet la vidéo d’un reportage diffusé quatre jours plus tôt dans le Journal de 19 h 30 ainsi que l’article et des documents joints. Il y est question de coupages illégaux dans la fabrication de vins par l’encaveur Dominique Giroud aux prises avec la justice. La RTS a fait appel.

Rebelote le 9 mai: le juge du district de Sion, Lionel Henriot, prend des mesures urgentes pour interdire la diffusion de deux nouveaux reportages de la RTS, toujours en relation avec l’affaire Giroud. Le premier sujet devait être diffusé dans le 19:30 du 12 mai, le second dans le magazine économique TTC (Toutes taxes comprises).

Comment interpréter cette vague de censure? La liberté de la presse serait-elle sérieusement menacée? L’interdiction la plus récente, celle du 9 mai, est sans doute la plus sérieuse. Elle a été opérée dans une situation d’extrême urgence, juste avant la diffusion prévue des reportages par le jeu de mesures superprovisionnelles. Lesquelles sont prises sans que la loi impose l’audition de la partie intimée, en l’occurrence la RTS. Une mesure «fort rare et gravissime», constatent les praticiens contactés par L’Hebdo.

Après trente et un ans d’existence, ce magazine a lui aussi essuyé les foudres du Tribunal cantonal vaudois où siège la juge Sandra Rouleau. Le 29 août 2012, celle-ci prononce des mesures superprovisionnelles interdisant la parution d’une enquête sur Comparis, sans l’avoir lue ni interpellé L’Hebdo. Ces mesures interviennent tardivement si bien que l’enquête a paru. A sa lecture, la juge a cependant refusé d’ordonner la saisie du magazine requise par Comparis.

Depuis le milieu des années 80, fort rares sont les requêtes ayant abouti. Le vent serait-il en train de tourner en défaveur de la presse? En août dernier, les perquisitions au domicile du journaliste Ludovic Rocchi qui enquêtait pour Le Matin sur une affaire de plagiat à l’Université de Neuchâtel laissent songeur. Le Tribunal cantonal neuchâtelois les a jugées illégales et ordonné la restitution immédiate et sans levée des scellés de tout le matériel saisi. Mi-avril dernier, le Tribunal fédéral a renvoyé le dossier au Tribunal des mesures de contrainte sans toutefois remettre en question l’illégalité des perquisitions ordonnées par le Ministère public. Affaire à suivre.

Concernant les mesures provisionnelles proprement dites, qu’elles s’appliquent aux médias peut se comprendre. Les dommages provoqués par la diffusion d’un article ou d’une émission dont la teneur porterait atteinte à la personnalité sont bien réels.

Pour prévenir tout abus, le législateur a soumis la mise en œuvre de mesures provisionnelles à des conditions très strictes figurant à l’article 266 du nouveau code de procédure civile fédéral. Ainsi, concernant tout média à caractère périodique, le tribunal ne peut ordonner une mesure provisionnelle que si une atteinte est imminente, propre à causer un préjudice particulièrement grave et manifestement injustifié. Dans un commentaire, le professeur de droit neuchâtelois François Bohnet écrit que «le juge doit opérer avec soin une pesée entre l’intérêt du lésé à l’intégrité de sa personne et celui de la presse à accomplir sa mission d’information et surtout son rôle de surveillance. Le juge jouit à cet égard d’un certain pouvoir d’appréciation.»
Fait du prince?

Dans l’affaire Giroud, précisément, l’appréciation du juge Lionel Henriot suscite quelques interrogations. Après avoir par des mesures d’extrême urgence interdit l’émission du 12 mai, ce dernier a tenu une audience publique, le 15 mai. Les reportages de la RTS font notamment état d’une somme de 9,5 millions réclamée à Dominique Giroud par le fisc cantonal valaisan et aussi de fausses factures. Se justifiait-il de museler ces informations par des mesures superprovisionnelles, sans même entendre les parties alors que l’émission était prévue trois jours plus tard? C’était faire fi d’un intérêt public prépondérant.

Troisième encaveur du Valais, connu pour avoir révolutionné la production de vin dans ce canton (lire L’Hebdo du 27 février 2014), Dominique Giroud n’est pas mis en cause dans sa sphère privée et intime mais dans son comportement professionnel. Voilà des mois que les médias, notamment la RTS et Le Temps en pointe sur ce dossier, soulèvent lièvre sur lièvre, si bien que l’affaire qu’on ne vient pas tout juste de découvrir appartient depuis belle lurette à la sphère publique.

Par ailleurs, les questions fiscales ne sont pas indifférentes aux contribuables d’un canton qui se serre la ceinture comme il peut pour réduire sa dette. Enfin, le fait de savoir si le petit monde valaisan de la vigne et du vin pratique couramment ou pas de fausses factures intéresse aussi la réputation de l’ensemble de la profession, sérieusement secouée depuis le début de cette affaire interminable.

Communiquer, une nécessité

De là à parler de complot, de connivence entre pouvoirs politique et judiciaire dans un canton que d’aucuns qualifient méchamment de «Corse de la Suisse», même si les nuits souvent blanches n’y sont jamais bleues, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Chez le juge valaisan, il serait plutôt question d’un manque de sensibilité à l’égard des médias. A ses yeux, censurer un texte ou une émission de télévision ne serait finalement pas si grave que cela. Mais l’exceptionnel ne doit pas se muer en normalité, ni les journalistes se censurer sous la menace de sanctions judiciaires.

Reste la question du système des mesures superprovisionnelles. Selon un avocat vaudois fin connaisseur du droit des médias, «le juge devrait faire tout son possible pour interpeller la partie adverse, fût-ce par téléphone, avant de rendre son ordonnance de telles mesures». En France, dans ces circonstances, des audiences ont systématiquement lieu (il s’agit de «référés d’heure en heure»). Certes, le temps presse. Mais à l’époque de l’internet et du téléphone portable, une réelle volonté de communiquer a bien des chances d’aboutir. Elle permet d’éviter au juge de revenir en arrière quand, à l’examen ultérieur du dossier, il admet que le média incriminé est dans son droit.

 

philippe.le.be@hebdo.ch

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Ces esclaves qui gardent nos enfants: María*, nounou sous-payée

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:59

Vécu. Officiellement, cette femme n’existe pas. Pour un salaire de misère, elle garde notre trésor le plus précieux. En pensant à ses enfants à elle, qu’elle a quittés pour venir travailler illégalement en Suisse.

Maria* sourit, le pire est derrière elle. Oublié le village vaudois où elle a trimé seize heures par jour pour 1000 francs par mois. Ses nouveaux employeurs la traitent dignement, il fait beau sur la plaine de Plainpalais à Genève, c’est son jour de congé et elle vient de recevoir un message vocal via WhatsApp. «Oh là maman! Je suis ta jumelle! Je t’aime beaucoup, je t’envoie un baiser.» La voix de son enfant qui l’appelle maman, une gorgée de bonheur en apparence ordinaire. Pour Maria, un petit miracle après deux ans de torture.

Ça a duré deux ans après son arrivée en Suisse, en février 2012: cette petite voix refusait de lui parler. Les jumelles, ses cadettes, avaient 18 mois lorsqu’elle s’est arrachée à elles, les confiant à son frère et à sa belle-sœur. Quand elle téléphonait, les fillettes ne comprenaient pas qui était cette étrangère qui les pressait de son amour lointain et désincarné. «C’était très dur», dit-elle doucement. Durant presque deux ans, Maria n’a pas pu voir, non plus, le visage de ses quatre filles.

La première photo est arrivée en décembre dernier: une parente l’a envoyée depuis un café internet de la capitale. Puis il y a eu des conversations Skype où la mère a pris corps pour ses filles. Mais Skype et Facebook restent un luxe de week-end car, au village, le signal internet est trop mauvais. Par chance, WhatsApp s’en contente et c’est ce qui a changé le quotidien de Maria.

Son Samsung blanc est devenu sa bouée magique, son milieu du monde, son objet vital. La mère et les filles s’envoient images et messages, se racontent leur quotidien, s’appellent «mamá» et «mi amor». En mars, Maria a reçu la photo d’un gâteau tout de roses et de sucre blanc: c’était le quatrième anniversaire de ses jumelles. Elle sourit et croise les doigts: le pire est derrière elle, encore deux ans et elle rentrera. Elle aura alors droit au bonheur extrême: embrasser ses enfants, humer leur odeur.

C’est ainsi que voit la vie Maria, 35 ans, Paraguayenne et nounou sans papiers; une parmi les milliers d’invisibles qui, pour venir garder nos enfants, ont laissé les leurs derrière elles.

L’abandon, ce destin

Son truc, à Maria, c’était les maths. Encore l’an dernier, entre deux changements de couches et par téléphone, elle résolvait les problèmes de racine carrée de son aînée. Aujourd’hui, sur ce banc de Plainpalais, elle se revoit, enfant, en classe de maths et ses yeux noisette pétillent. Elle est transfigurée de plaisir: «Je voyais un problème au tableau et la mécanique se mettait en route dans ma tête. C’était enivrant.» A 14 ans, l’ado gagne le premier prix intercollèges de la capitale et se prépare à réaliser son rêve: devenir professeur de mathématiques. Et, accessoirement, avoir une petite maison à elle, «tout en bois avec un toit de feuilles de bananier».

Mais quand on est fille de paysan pauvre et orpheline de mère à 7 ans, c’est encore trop demander à la vie. Lorsqu’elle obtient son bac, Maria est un être fragilisé: devenu veuf, son père l’a «donnée», avec sa petite sœur, à une famille amie, pour n’élever que ses deux garçons. Puis, comme elle était brillante à l’école, cette première famille d’adoption l’a envoyée dans la capitale: séparation d’avec sa sœur, second foyer d’accueil. Pour payer ses études, l’adolescente a commencé à travailler à 12 ans déjà, comme «niñera», bonne d’enfants.

Pas de quoi payer l’université: faute d’argent, elle renonce à ses ambitions. Rencontre le père de son aînée, tombe enceinte et se retrouve sur le carreau quand elle refuse d’avorter. Elle a 17 ans. Sur les conseils de son frère et grâce à un petit crédit, elle monte une petite affaire qui lui plaît bien: elle achète des génisses et les revend un an plus tard. Puis, «par malheur», elle retombe amoureuse, se marie, accouche de sa deuxième fille, qui a aujourd’hui 8 ans.

Le pire commence lorsque, enceinte de ses jumelles, elle se fait planter là par son mari et doit revendre ses génisses, étranglée par les dettes. «J’avais quatre enfants et je ne pouvais rien leur offrir, ni lait ni médicaments, c’était insupportable. Une parente qui était en Suisse m’a dit: «Si tu viens, je t’aide.» Elle confie ses filles à son frère et part.

Esclave en Suisse

A son arrivée en Suisse, le pire n’est pas encore derrière elle. Par le bouche à oreille comme toutes les autres – «Si on met des annonces, on attire les propositions sexuelles» –, elle rencontre une femme péruvienne, mariée à un Suisse, qui lui offre son premier job, dans un village du pied du Jura. Nounou à tout faire de deux fillettes de 6 et 8 ans. Levée à 6 heures, sur le pont jusqu’à 22 heures, du lundi au vendredi, pour s’occuper des enfants, faire le ménage, la cuisine et le reste. Salaire: 1000 francs par mois. Nourrie de ce qu’on lui donne. Logée? Oui, mais pas le week-end. Le vendredi soir, Maria part donc pour Genève où, pour 300 francs par mois, elle partage un studio avec deux compatriotes. «C’était horrible. Mais c’était 1000 francs plutôt que rien.»

Dans le monde souterrain des esclaves qui gardent nos enfants, les patronnes latino-américaines ont mauvaise réputation: «Ce sont les pires, elles prennent des femmes comme nous, les plus désespérées, les plus dociles», dit Maria. «C’est vrai qu’il y a un phénomène d’exploitation en chaîne, admet la conseillère nationale Cesla Amarelle, sensible à cette problématique et elle-même Vénézuélienne d’origine. Les personnes ayant passé par là ont tendance à ne pas faire de cadeaux aux suivantes. »  Dans le milieu, on raconte des histoires dures de matelas sous-loués à prix d’or par des cousins aux dents longues.

Mais il y a aussi des esclavagistes parmi les employeurs suisses, relève Umberto Bandiera du syndicat Unia à Genève, particulièrement actif dans la défense des sans-papiers maltraités: «Le Tribunal des prud’hommes de Genève a confondu des représentants de la meilleure société de la ville, des personnalités insoupçonnables que l’on retrouve le soir aux bals de charité.»
Le cas de Maria n’est pas isolé. Voici, à Lausanne, Estrella, une Bolivienne diplômée en management, un enfant au pays, qui a travaillé trente-sept heures par semaine – un enfant, ménage et cuisine – pour 600 francs par mois. Ou Cielo, qui trimait de 6 heures à 23 heures – deux enfants, un chien à promener, ménage, cuisine – pour une patronne qui l’affamait: 1800 francs par mois. Et encore Lucia, sur le pont – un enfant, ménage, cuisine – neuf heures par jour pour 1800 francs mensuels, et le chien, le chat, le lapin à nourrir même durant ses «vacances».

La plupart du temps, comme Maria, c’est dans leur premier emploi que les nounous acceptent ces conditions désastreuses. Peu à peu, elles trouvent mieux et apprennent à se défendre. A l’autre bout du parcours, il y a Ledy, qui ne travaille plus à moins de 27 francs de l’heure et ne se déplace pas pour moins de quatre. Ledy qui, comme Estrella et bien d’autres, a troqué, dès qu’elle a pu, la garde d’enfants contre les heures de ménage. «S’occuper de ceux des autres alors qu’on a laissé les siens au pays, c’est trop dur», dit cette dernière, qui n’a pas vu le sien depuis sept ans. L’an prochain, c’est sûr, elle aura économisé suffisamment pour rentrer. «On croit partir pour deux ans et, bientôt, on réalise que c’est plutôt cinq, sept, huit.» Le temps d’une enfance.

«L’amour, c’est comme le lait»

Maria, elle, est à mi-chemin du parcours et veut continuer à être «niñera ». Elle se donne encore deux ans avant de rentrer. Elle a trouvé des employeurs «très gentils», qui la respectent et lui paient chaque heure supplémentaire. Salaire: 2000 francs par mois pour trente et une heures par semaine, et presque deux mois de vacances payés. On est encore en dessous du minimum CTT, mais Maria ne sait pas ce que c’est qu’un Contrat-type de travail et n’a pas fait le calcul: «L’important pour moi, c’est d’être traitée comme un être humain.»

Elle ne fait que croiser ses employeurs, elle médecin, lui banquier, mais «si j’ai besoin de quelque chose, ils sont très serviables». C’est Monsieur qui lui a avancé l’argent pour le smartphone et a signé le bail du deux-pièces qu’elle partage avec deux amies.

Et puis il y a les enfants: un garçon et une fille de 4 et 5 ans, adorables et bien élevés. Elle va les chercher à l’école, leur fait à manger, leur parle espagnol à table.

Non, elle ne leur en veut pas d’être des privilégiés, elle n’en veut à personne, Maria la très douce: «Les uns naissent nantis, les autres dans le dénuement, mais il n’y a pas de coupable. Et pas de place dans mon cœur pour la haine ou la rancœur.» Ce qui est dur pour elle, ce n’est pas de faire taire l’hostilité ou l’envie, plutôt de contenir son affection: mettre de la distance entre eux et elle, et se souvenir qu’elle n’est «que la nounou». «Je suis pleine d’amour, de cet amour que je ne peux pas donner à mes enfants. Et l’amour, c’est comme le lait dans le sein maternel, il faut le donner, sinon ça fait mal.» La jeune femme s’est forgé une holistique de la circulation de l’affection: «Si je prends bien soin de ces enfants, je sens que d’autres vont faire de même avec les miens. Je m’efforce de donner le meilleur pour que mes filles reçoivent le meilleur à leur tour.»

Elle sourit et me regarde la regarder: «Tu sais, il y a des millions de gens comme moi dans le monde qui partent travailler à l’étranger.» Ses yeux ajoutent: non, je ne suis pas un monstre. Voir grandir ses enfants est un privilège.

Avenir

Encore deux ans. Avec son passeport paraguayen, et contrairement aux Boliviennes ou aux Colombiennes, Maria n’a pas besoin de visa pour entrer en Suisse : elle pourrait faire un aller-retour pendant ses vacances. «Mais ce serait encore plus dur de repartir. Si je rentre, c’est pour rester.»

L’an dernier, sa fille aînée s’est mariée et elle n’y était pas. «Dix-sept ans, c’est trop jeune, elle l’a fait pour combler un vide», dit Maria, soudain au bord des larmes.

Tenir encore deux ans et, ensuite, il y aura les génisses et la petite maison en bois. Peut-être même un homme qui l’aime et la respecte, «une vraie famille, comme celle de mes patrons». C’est mercredi, il fait beau, Maria va marcher en ville, au bord du lac. Son smartphone dans une poche, une bouteille d’eau dans l’autre. Pas d’arrêt café, aucune dépense. Pour économiser 1000 francs par mois, c’est simple, elle n’entre jamais dans un magasin. Sortir, marcher, c’est ce qu’elle fait durant ses congés. «Si je reste à la maison, la nostalgie me prend. Dès que j’arrête de travailler, je me mets à penser.»

Ce mercredi, Maria n’est pas seule: elle montre la ville à Cristel, une compatriote qui vient d’arriver. Une ingénieur en agronomie qui a laissé une fille de 3 ans au pays. «J’ai eu une enfance très dure, je ne veux pas qu’elle vive ce que j’ai vécu», dit-elle, avant de raconter: la défection du père quand elle avait 8 mois, celle de la mère quand elle avait 5 ans. «Moi aussi j’ai quitté ma fille, mais ce n’est pas pareil, c’est pour réaliser un rêve.» Cruel paradoxe sur un refrain de séparation.

anna.lietti@hebdo.ch


«A Lire»

 

«Nicht gerufen und doch gefragt» de Pierre-Alain Niklaus, Lenos Verlag, 2013: une enquête qualitative sur les ménages privés comme employeurs de femmes de ménage sans-papiers en Suisse.

«Qui gardera nos enfants?» de Caroline Ibos, Flammarion, 2012: la réussite sociale des Occidentales aisées serait-elle possible sans le travail des migrantes vulnérables et précaires? Une sociologue française pose la question qui tue.

«Regularisations in Europe»: sur les programmes de régularisation des sans-papiers en Europe, l’International Centre for Migration Policy Development a publié un rapport en 2009. Sur www.icmpd.org (tapez: REGINE Policy dans la recherche).


«Une immense hypocrisie»

Cessons ce jeu de dupes et régularisons ces employées à la fois illégales et indispensables; c’est le propos d’une campagne lancée en mars. Questions à son coordinateur, Salvatore Pittà. Nounou à tout faire, à 200%, pour 1000 francs par mois, c’est exceptionnel?
C’est un type de profil qui correspond à une grosse minorité de cas. Ce qui est incompréhensible, c’est qu’on gagne davantage à faire le ménage qu’à garder des enfants. De tout temps, ce travail a été dévalorisé, c’est une constante de l’inégalité hommes-femmes.

 

Globalement, les employées domestiques sont peu inquiétées : on ferme les yeux sur leur présence?
Imaginez que demain, on arrête les 90 000 sans-papiers de Suisse: où les emprisonnera-t-on ? Combien d’années faudra-t-il pour les expulser? Et qui gardera les enfants des notables et des patrons de ce pays ? Il y a une immense hypocrisie autour de ces personnes et c’est la raison de notre mobilisation. Il est temps de reconnaître qu’elles sont indispensables à la marche de la société et de changer de politique en régularisant leur situation. Dans les pays européens, il y a eu 43 programmes de régularisation de sans-papiers entre 1996 et 2008. Ça marche: cela assainit la situation d’une main-d’œuvre très demandée et, contrairement aux idées reçues, cela ne provoque pas un afflux de nouveaux migrants.

En Italie, une «badante», fruit de ces programmes, gagne un minimum de 850 euros. A Genève, le contrat-type (CTT) leur promet 3700 francs. Pour la plupart des ménages, ce n’est pas une dépense réaliste…
Les employées domestiques doivent être payées correctement, ce n’est que justice. Mais on peut aider financièrement les familles, comme en Suède ou en Belgique. Les privés suisses qui ont besoin d’une aide domestique sont ceux qui paient le plus cher en Europe.

 

Dans les cantons de Vaud et de Genève, des sans-papiers maltraités peuvent recourir au Tribunal des prud’hommes sans risquer l’expulsion. Une exception?
Oui. La règle générale en Suisse, c’est que les administrations dénoncent les sans-papiers dont elles ont connaissance. Des personnes gravement maltraitées comme les employés de Hannibal Kadhafi ont pu sortir de leur enfer en 2008 seulement parce qu’elles étaient à Genève. Une de nos revendications est de permettre à tout sans-papiers de recourir au tribunal sans risquer l’expulsion.

Tout de même, ces personnes ne prennent-elles pas le risque d’être dénoncées, après coup, par vengeance?
Souvent, l’employé dénonce son employeur avant de repartir au pays, au moment où il n’a plus rien à perdre. Et, de manière générale, l’employeur a plus à perdre que l’employé, car il est aussi dans l’illégalité. Si je suis parlementaire au Grand Conseil, je ne sais pas si j’ai très envie de faire savoir que j’ai employé une nounou au noir…

 

Garder les enfants des autres en laissant les siens derrière soi, c’est inhumain…
C’est une catastrophe intime, qui crée des conflits psychiques ravageurs. J’ai entendu des femmes dire: on me maltraite, mais je ne peux pas partir car mes patrons sont de mauvais parents et leurs enfants ont besoin de moi. Notez que des générations de saisonniers ont vécu fondamentalement la même chose: malgré leurs allers-retours au pays, ils n’ont pas élevé leurs enfants. Maintenant, l’UDC veut rétablir le statut de saisonnier. Si ses propositions sont acceptées, on va renouer avec cette tradition moyen­âgeuse. Les consultations des syndicats et des associations ont du pain sur la planche.

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Discret à Genève, sans pitié en Ukraine

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 06:00

Enquête. Ihor Kolomoisky est un tranquille résident fortuné des Pâquis, à Genève. Mais, dans son pays, l’oligarque agit sans le moindre scrupule. Pour asseoir son vaste empire financier et industriel. Pour tirer les ficelles du gouvernement de Kiev et soutenir la candidature de la contestée Ioulia Timochenko à la présidence ukrainienne. Quitte à se faire de nombreux et puissants ennemis, à commencer par Vladimir Poutine.

A l’orée du quartier des Pâquis, surplombant le Léman, l’immeuble Beau-Site est l’une de ces résidences de prestige Belle Epoque avec vue sur le jet d’eau et le Mont-Blanc. Une de celles qui abritent autour de la rade de Genève l’une des plus fortes concentrations de grandes fortunes au monde. L’on y trouve la veuve multimillionnaire d’un financier britannique, un ancien banquier français passé à l’édition ou encore un gros promoteur immobilier suisse reconverti dans la philanthropie et l’art. Luxe cossu, bonne compagnie et discrétion, voilà les avantages du 39, quai Wilson.

Parmi ses résidents, il en est un qui apprécie ces qualités encore plus que les autres. Son nom ne s’affiche pas sur la porte. Son logement est au nom d’un proche. Mais c’est bien dans cet immeuble qu’Ihor Kolomoisky, âgé de 51 ans, quatrième fortune d’Ukraine avec 1,51 milliard de francs, a fixé son domicile et qu’il règne sur son empire, Privat Group. Un domaine financier qui n’est pas structuré de manière classique mais reste au stade d’un assemblage hétéroclite de sociétés, notamment offshore, d’où émerge Privat Bank, premier établissement bancaire du pays. Et qui étend ses tentacules dans toute l’Ukraine, des usines métallurgiques géantes de Dnipropetrovsk et de Donetsk à l’exploitation pétrolière et gazière en passant par le transport aérien. Et s’aventure même à l’étranger, à Chypre, au Royaume-Uni, en Australie, aux Etats-Unis et en Israël. Un ensemble qu’il agrandit sans états d’âme.

Cet homme d’affaires ne recule devant aucun moyen pour s’emparer d’une entreprise. Régulier comme irrégulier. Raider réputé, il avance masqué. Il place ses hommes de paille et reste dans l’ombre. Et si ce moyen «pacifique» ne suffit pas, il emploie la force. En 2006, il a envoyé des «centaines» d’hommes de main armés de battes de baseball, de barres de fer ou de pistolets à balles en caoutchouc pour s’emparer de l’aciérie de Krementchouk, au centre de l’Ukraine, selon Forbes, une affirmation reprise par la justice britannique. «Cet individu est dangereux!» avertissent même les spécialistes de l’Ukraine. Proche de Ioulia Timochenko, ex-égérie de la révolution orange, candidate à l’élection présidentielle du 25 mai prochain et princesse du gaz convaincue de corruption, il tire les ficelles des nouvelles autorités de Kiev.

L’Hebdo a tenté de contacter Ihor Kolomoisky à différentes adresses en Suisse et en France. Une porte-parole à Genève a clairement répondu qu’il n’y avait «aucune chance» de lui parler ou de le rencontrer.

Avant le changement de régime, en février dernier, l’homme d’affaires vivait essentiellement sur les rives du Léman. Mais la révolution de la place Maïdan l’a incité à revenir au cœur de son empire, dans sa ville natale de Dnipropetrovsk, au centre du pays. Il a même été nommé gouverneur de l’oblast sitôt les nouvelles autorités installées, province qu’il tient d’une main de fer. L’oligarque est l’incarnation parfaite des travers dont les révolutionnaires de la place Maïdan rêvaient de se débarrasser. Mieux, il est déjà assuré, à l’instar de ses collègues milliardaires prédateurs ukrainiens, de rester aux commandes d’un pays qu’il a largement contribué à amener au bord de la ruine et du chaos.

Raid sur Swissport

Les dirigeants de Swissport, l’ancienne société de handling de Swissair, gardent un souvenir cuisant de l’appartement du quai Wilson. Ils s’y sont rendus maintes fois entre 2011 et l’automne 2013 pour tenter d’arracher leur filiale ukrainienne des griffes d’Ihor Kolomoisky. Ce dernier s’en était emparé en octobre 2012 d’une façon bien caractéristique: en «convainquant» le Tribunal de commerce de Kiev de lui donner, sur simple décision de justice, les 70,6% des actions qu’il ne possédait pas.

Jusqu’alors, il était actionnaire minoritaire avec 29,4% des parts. Or, la maison mère de Swissport voulait procéder à de gros investissements pour accompagner une croissance soutenue des affaires de la filiale ukrainienne. Peu désireux ou incapable de contribuer à sa part, l’oligarque a accusé la société suisse de violer les intérêts du minoritaire qu’il était. Plutôt que d’apporter sa contribution ou de voir sa part au capital réduite, il a préféré la solution de facilité: s’emparer de l’ensemble sans payer.

Aujourd’hui, sous le nom d’Interavia, l’ex-Swissport Ukraine se targue d’être revenue dans les chiffres noirs pour la première fois depuis cinq ans. Mais elle a aussi cessé de croître, rompant avec la fulgurante expansion des années précédentes pour ne devenir qu’une simple rente de situation. De son côté, Swissport ne parvient pas à récupérer son bien en dépit d’un jugement en sa faveur rendu par une instance judiciaire supérieure au printemps 2013.

Le sort de Swissport Ukraine aurait pu être bien pire; elle aurait par exemple pu être abandonnée par son actionnaire et promise à la faillite. Peu après qu’Ihor Kolomoisky en a pris le contrôle, notamment au travers d’une société chypriote, Mansvell Enterprises, à Nicosie, trois compagnies aériennes à bas coûts en ont fait la douloureuse expérience en 2012: la danoise Cimber Sterling, la suédoise Skyways et l’ukrainienne Aerosvit. Des milliers de passagers ont été abandonnés sans scrupules dans des aéroports, priés de se débrouiller seuls pour poursuivre leur voyage ou rentrer chez eux.

Le gaz, un enjeu central

La bataille judiciaire autour de Swissport Ukraine n’est qu’une escarmouche pour l’oligarque ukrainien, qui en connaît un solide rayon en la matière. C’est une partie beaucoup plus serrée, aux enjeux nettement plus importants, qu’il joue actuellement. Elle ne concerne rien de moins qu’une part substantielle de l’extraction de gaz en Ukraine. Un enjeu central pour cet homme si impliqué dans l’énergie, surtout dans un pays qui possède la troisième réserve mondiale de cette ressource hautement stratégique.

Après Genève, Dnipropetrovsk et Kiev, nouveau décor: Londres. Depuis l’été 2013, les colonnes néogothiques des Royal Courts of Justice, près de la Tamise, servent de décor à un choc massif. Ihor Kolomoisky, associé à un autre oligarque, Guennadi Bogolioubov (troisième fortune ukrainienne avec 1,8 milliard de francs), affronte l’une des plus grandes sociétés d’extraction gazière d’Europe de l’Est, JKX Oil & Gas. Cette société britannique exploite deux gisements au nord de Dnipropetrovsk, ce qui en fait le plus gros exploitant privé du pays. Raison pour laquelle les deux milliardaires cherchent à en prendre le contrôle.

A priori, la partie pourrait leur sembler facile. JKX étant cotée à Londres, ils auraient la possibilité de lancer une offre publique d’achat (OPA), la méthode classique, reconnue, pour prendre le contrôle d’une société. Mais ce serait trop simple. Trop cher aussi. C’est donc par une manœuvre souterraine, bien plus efficace et économe en ressources financières, qu’ils opèrent.

Grâce à quelques hommes de paille, ils détiennent déjà 39% du capital via deux sociétés offshore inscrites aux îles Vierges britanniques, Eclairs Group Ltd. et Glengary Overseas Ltd. Dans leur esprit, le reste devrait donc suivre. D’abord en effrayant les autres investisseurs, ce qui fait baisser le cours de l’action et inquiète les banques, qui coupent leurs crédits. Après cette première manœuvre, JKX, qui a beson de fonds pour investir, sollicite un prêt à ses actionnaires ukrainiens, les derniers à accepter de la financer. Ils sont naturellement prêts à le leur accorder, mais à une condition: la société doit abandonner une bonne part du pouvoir exécutif de sa filiale ukrainienne à l’un de leurs hommes de paille.

Le directeur général de JKX, l’ingénieur britannique Paul Davis, refuse. Aux commandes depuis 1998, il ne veut pas se faire forcer la main de cette façon souterraine, ce qui ouvre le conflit en mars 2013. Les deux Ukrainiens tentent alors de le renverser lors de l’assemblée générale des actionnaires, prévue le 5 juin, en s’appuyant sur leur position déjà forte dans le capital. Pour les en empêcher, les dirigeants britanniques invalident les voix des oligarques, arguant qu’ils agissent de concert. L’affaire se termine devant la Haute Cour de justice britannique, qui rétablit les Ukrainiens dans leurs droits d’actionnaires… tout en donnant raison au management de chercher à se défendre face à de si tristes sires!

Le «combat des titans»

Franchissons la porte d’une autre salle d’audience néogothique des Royal Courts of Justice. Et qui y trouvons-nous? De nouveau Ihor Kolomoisky et son acolyte Guennadi Bogolioubov. En face d’eux, ce n’est plus un homme d’affaires britannique, policé par les meilleures écoles du Royaume-Uni. Mais un autre oligarque ukrainien, encore plus puissant qu’eux: Viktor Pintchouk, deuxième fortune du pays avec 3,2 milliards de dollars, gendre de l’ex-président ukrainien Leonid Koutchma, ami de Hillary Clinton et de Tony Blair. Et natif, lui aussi, de Dnipropetrovsk.
Ce «combat des titans», comme les Britanniques ont déjà surnommé cet affrontement judiciaire hors norme dont ils sont juges et spectateurs, ne vise rien de moins que la maîtrise du cœur des empires industriels de ces messieurs: ces nombreuses fonderies de l’époque soviétique dont ces oligarques se sont emparés après l’éclatement de l’URSS. Des opérations au cours desquelles Ihor Kolomoisky, comme d’autres, n’a pas hésité à faire usage de la force, comme dans le cas de l’aciérie de Krementchouk en 2006. Portant des noms évocateurs comme Stakhanov ou Ordjonikidzé et Marganetsky ou fleurant bon l’ancien système soviétique comme Krivorojsky Jeleznorudny Kombinat à Kryvyï Rih (à 100 kilomètres de Dnipropetrovsk), ces usines travaillent la fonte et forgent l’acier dans des halles hors d’âge d’où émanent des fumées de toutes les couleurs, sur des sites cernés de terrains vagues labourés de voies ferrées. Une image de l’industrie lourde qui n’a guère évolué depuis l’époque de Staline.

Situées pour la plupart dans les régions de Dnipropetrovsk et de Louhansk, dans l’est du pays, elles avaient été réunies dans des sociétés communes aux trois oligarques, comme Ferroalloys Holding. Qui s’était vu adjoindre des sociétés étrangères, comme Georgian American Alloys, basée à Miami et dont la principale usine américaine se trouve à New Haven en Virginie-Occidentale. Or, les deux premiers partenaires se sont arrangés pour capter à leur profit tous les bénéfices, en réduisant presque à zéro la part qui revenait au troisième. Ce dernier exige, comme réparation, la remise par les deux premiers de leurs parts dans l’usine de Kryvyï Rih pour une valeur équivalant à celle qu’il estime s’être vu spolier.

Entre oligarques, les sourires sont de façade, mais les luttes de coulisses impitoyables. Mais si, par le passé, ces guerres se réglaient entre hommes sur le terrain, le recours de Viktor Pintchouk à la justice britannique apporte une nouvelle dimension. Celle d’un besoin d’Etat de droit pour contourner des juges ukrainiens notoirement corrompus. Le choc des titans pourrait ainsi se terminer douloureusement pour le seigneur de Dnipropetrovsk.

L’ordre règne à Dnipropetrovsk

Ihor Kolomoisky s’est néanmoins déjà saisi du levier politique pour consolider son pouvoir. Sitôt après la révolution de Maïdan, en février dernier, il s’est empressé de faire nommer deux proches à des positions clés du nouveau gouvernement, comme ministres des Finances, respectivement des Recettes fiscales.

Ces positions lui permettent de garder la haute main sur le système financier ukrainien, une position qu’il avait gagnée grâce à Privat Bank. Mais elles le placent aussi dans une situation avantageuse au moment où Kiev doit définir les axes des profondes réformes de l’économie ukrainienne exigées par le Fonds monétaire international (FMI), appelé à sauver un pays au bord de la banqueroute.

Sa maîtrise du nouveau système de pouvoir ukrainien repose sur un pilier essentiel, sa fonction de gouverneur de l’oblast de Dnipropetrovsk. De cette position stratégique, il contrôle non seulement l’essentiel de son empire industriel, mais peut aussi témoigner d’un engagement sans faille en faveur du gouvernement central en place.

Il a ainsi qualifié publiquement Vladimir Poutine de «schizophrène de petite nature» début mars. Concrètement, il promet 1000 dollars pour chaque fusil que lui ramènerait un militant prorusse. Une fortune dans un pays où le salaire moyen s’élève à 242 francs par mois. Il offre 1500 dollars pour une kalachnikov, 2000 pour un paquet de grenades, 10 000 pour tout «homme vert», l’expression consacrée pour désigner ces militaires sans signe de nationalité qui prennent graduellement le contrôle de l’est du pays au profit des prorusses. Et même 200 000 dollars pour tout immeuble public qui serait rendu aux autorités ukrainiennes par les séparatistes. Il a même averti un leader séparatiste prorusse que sa tête avait été mise à prix pour 1 million de dollars par la communauté juive locale, rapportent le Financial Times et d’autres médias.

Contrairement à l’oblast de Donetsk, son voisin de l’est, celui de Dnipropetrovsk, est resté calme ces derniers mois. Aussi les Russes, à commencer par Vladimir Poutine, le détestent-ils. En réponse à ses attaques, le président russe l’a traité publiquement de «scélérat». Les séparatistes en Ukraine ferment ses banques dans les villes passées sous leur contrôle, ainsi qu’en Crimée. Ils l’accusent d’avoir offert des primes à des fiers-à-bras pour provoquer les fusillades meurtrières de Marioupol en avril et d’Odessa début mai.

L’oligarque entend bien recueillir les dividendes de son engagement en faveur des autorités de Kiev. Sa position pour ainsi dire inexpugnable dans la région la plus industrielle du pays le place en position de force vis-à-vis du gouvernement central, quel que soit le résultat de l’élection présidentielle du 25 mai.

Néanmoins, il a fait le choix de soutenir Ioulia Timochenko, l’ancienne égérie de la révolution orange de 2004. Native, elle aussi, de Dnipropetrovsk, elle s’y connaît à merveille en affaires tordues. Ils ont en commun le même notaire chypriote, Me Michalakis Tsitsekkos, à Nicosie, qui leur a permis de créer les sociétés offshore Alstrom Business Corp. (société inscrite aux îles Vierges britanniques active dans les médias en Ukraine, pour Ihor Kolomoisky et un associé) et Zittel Trading Ltd. (une holding inscrite au Belize, pour Ioulia Timochenko, via un avocat de Dnipropetrovsk).

Certes, l’ancienne première ministre, qui laisse des souvenirs amers auprès des électeurs ukrainiens, reste loin derrière le favori des sondages, le milliardaire Petro Porochenko. Mais sa cote de popularité remonte rapidement.

Le refuge savoyard

Si les choses tournent mal, Ihor Kolomoisky sait qu’il peut se rendre en tout temps en Israël, pays dont il détient le passeport en dépit de l’interdiction faite aux Ukrainiens de la double nationalité. Il est installé dans une belle résidence de bord de mer au 48 de la rue Galei Tchelet à Herzliya, une localité huppée juste au nord de Tel-Aviv.

De confession juive, son engagement en faveur de sa communauté ne date pas d’hier. De façon parfois envahissante. C’est ainsi qu’il a tenté de prendre le contrôle de l’European Council of Jewish Communities (ECJC) à Prague en 2011. Essai qui a tourné court. «Nous ne voulons plus de relations avec lui», indique aujourd’hui le secrétariat de cette association internationale. En rétorsion, l’oligarque a créé à Genève une organisation au nom presque identique, le European Council of Jewish Community, dont le conseil de fondation regroupe des proches. Et dont l’adresse, rue du Mont-Blanc, n’est guère éloignée de celle de Cad Cool à la rue de la Rôtisserie, une petite société d’organisation d’événements genevoise administrée par sa sœur, elle-même active sur le front des affaires.

Mais le vrai refuge, loin des raids masqués contre des entreprises prospères, des chocs dans les tribunaux, des fonderies ukrainiennes, des combats contre les séparatistes prorusses et de l’effondrement de son pays, c’est sur une autre rive du Léman qu’il l’a installé. A Anthy-sur-Léman, aux portes de Thonon-les-Bains. Il possède, avec sa sœur, une villa quasiment les pieds dans l’eau posée sur une parcelle de 15 211 mètres carrés, avec terrain de basket, dissimulée derrière de hautes haies. C’est encore plus discret que l’immeuble Beau-Site sur le quai Wilson. Encore mieux pour préparer l’avenir sans être vu.

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Luc Chessex, conscience critique

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 05:54

Portfolio. Luc Chessex léguera ses archives au Musée de l’Elysée. Dans l’immédiat, l’institution consacre une rétrospective aux années cubaines du photographe lausannois, conquis par les idéaux castristes dans les années 60 et 70.

¡Revolución! C’est décidé: Luc Chessex léguera à terme ses archives à l’Etat de Vaud, qui lui-même les remettra au Musée de l’Elysée. Le photographe lausannois, 78 ans, se lancera auparavant dans un long labeur de classement de ses négatifs, tirages et fichiers, fruits d’une carrière amorcée au début des années 60 et toujours active aujourd’hui. La Loterie romande a accepté de confier 70 000 francs à Luc Chessex pour qu’il mène à bien ce travail d’archivage, indispensable à la conservation future de ses photos au Musée de l’Elysée. Lequel pourra ainsi compter sur un corpus d’images unique en Suisse, constitué de travaux effectués dans le monde entier pour le CICR, de reportages et essais visuels en Suisse, ainsi que d’un témoignage de grande valeur artistique et documentaire sur Cuba de 1961 à 1975. Et, dès le 4 juin, le Musée de l’Elysée présentera les photos cubaines de Luc Chessex. Enfin! La dernière exposition personnelle du photographe dans l’institution cantonale remontant à 1989…

Regard libre

En 1961, le jeune diplômé de l’école de photo de Vevey, qui s’ennuie ferme en Suisse, part en cargo à Cuba. Résolument à gauche, influencé par les articles de Sartre sur la revolución, Luc Chessex compte rester quelques mois sur l’île. Mais il y trouve rapidement du travail et s’y établit. Il marie son idéal à sa technique, qui n’en est justement pas une à ses yeux: la photo, pour lui, est une expression créative et culturelle, voire politique.

Luc Chessex collabore au Ministère cubain de la culture, à la revue Cuba Internacional et l’agence Prensa Latina qui l’envoie maintes fois en reportage en Amérique du Sud, où les déplacements du photographe sont facilités par son passeport suisse. Même s’il adhère en ces années-là aux idéaux de la révolution castriste, Luc Chessex garde sa conscience critique. Malgré ses commanditaires, il ne cède pas à l’imagerie de propagande, trouvant un équilibre entre son engagement et son regard libre.

Le photographe s’arrange pour mener à bien des travaux personnels, comme l’entrechoquement des icônes du Che et des publicités Coca-Cola, l’omniprésence du visage du Lider Máximo dans l’espace public ou encore un essai sur le statut de la femme cubaine, en marge du conditionnement idéologique qui prévaut sur place. Ce sont d’ailleurs ces quatre «C» (Castro, Coca, Che, Cherchez la femme) qu’exposera Luc Chessex au Musée de l’Elysée, avec beaucoup d’images inédites à la clé. Le propos est soutenu par deux livres, l’un groupant les photos de Castro, du Che et de Coca, l’autre consacré à son regard sur la femme dans l’Etat hypermachiste des barbudos. Sans oublier un DVD qui propose le film Quand il n’y a plus d’Eldorado (1980) réalisé par Claude Champion et Jacques Pilet, ainsi que des interviews récentes du photographe, y compris à La Havane. Luc Chessex retourne en effet régulièrement à Cuba, notamment pour apporter son témoignage de la révolution auprès des jeunes historiens.

Fabrication des mythes

Outre son intérêt documentaire, ce travail est celui d’un observateur à l’œil ouvert, jamais dupe de la fabrication de mythes qui s’active partout sur l’île. Le noir et blanc contrasté, précis, sans effet, sied à ce propos lucide, chaleureux, quelquefois ironique. Comme lorsqu’il met en abyme le blocus de Cuba par les Etats-Unis dans le rapprochement des effigies de Castro avec les pubs des fameuses boissons gazeuses.

A son retour à Lausanne en 1975 après avoir été renvoyé d’un Cuba de plus en plus sous influence soviétique, Luc Chessex n’infléchira pas son regard critique, qui n’oublie jamais d’être empathique. Une belle liberté qui a aujourd’hui valeur de leçon.

«Luc Chessex à Cuba», Musée de l’Elysée, Lausanne, du 4 juin au 24 août. www.elysee.ch


Luc Chessex

Né en 1936 à Lausanne, Luc Chessex s’établit à Cuba en 1961. Il y documentera le quotidien jusqu’en 1975, année de son retour en Suisse.
Ses reportages Swiss Life ou plus récemment De toutes les couleurs, consacré à la multiculturalité lausannoise, ont assis sa réputation de photographe engagé.

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Julie Ordon, jamais sans ses bijoux

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 05:55

Zoom. Etre mannequin et actrice ne lui suffisait pas. La Genevoise se lance désormais dans la création de bijoux. Rencontre.

Une heure de retard. Son entourage hausse les épaules, comme par habitude: «C’est une star», nous (r)assure-t-on. Il faudra finalement se rendre dans une loge de maquillage pour la rencontrer, la star. Julie Ordon, 30 ans, célèbre mannequin et actrice genevoise, épouse du producteur de cinéma David Mimran – fils du milliardaire français Jean-Claude Mimran – et mère d’une petite Mathilda.

Une coiffeuse triture sa crinière blonde. On tente de lui serrer la main, elle préfère tendre la joue pour qu’on lui colle une bise, entre deux bouffées de sa cigarette. Bon, d’accord. Ça doit être un truc de mannequin. Belle, la Ordon? Oui, très. C’est son métier. Souriante? Oui, très. C’est aussi son métier. Mi-femme, mi-enfant, elle nous dévore de ses yeux qu’elle a en amande et bleus. Ou peut-être prend-elle la pose. Difficile à dire: c’est une pro.

Ce soir-là, Julie joue les ambassadrices pour la marque d’apéritif Lillet à l’occasion d’une garden-party organisée à La Réserve, luxueux hôtel genevois. Bel écrin pour Miss Ordon, venue présenter son nouveau bébé: la première collection de Hippie Dreamers, la marque de bijoux qu’elle vient de lancer sur hippiedreamers.com. Soit des chaînes de corps, des bracelets, des bagues ou encore des boucles d’oreilles portés par la belle elle-même et quatre autres mannequins. Julie sait y faire: avec sa démarche conquérante, elle capte tous les regards. Sa longue robe blanche et sa couronne de fleurs lui donnent des faux airs de Lana Del Rey. Look de hippie, version chic.

Hippie globe-trotteur

«J’ai baptisé ma marque Hippie Dreamers parce que je suis une rêveuse et que j’adore voyager», lâche Julie Ordon. Le scepticisme nous envahit: faire référence à une contre-culture anti-consumériste quand on travaille dans un milieu célébrant le luxe et l’argent, est-ce bien raisonnable? «Etre hippie ne veut pas dire que je me balade pieds nus en mangeant des graines!» rigole-t-elle. Nous voilà rassurés. Et Julie a une théorie: «On voit apparaître un nouveau hippie, le hippie-chic, qui consiste simplement à être plus proche de la nature, plus écolo.»

Plus chic que hippie, Julie Ordon a commencé à dessiner ses bijoux pendant ses nombreux voyages… en avion. Histoire de combler un besoin pressant de créativité. Et un manque d’offre. «Je ne trouvais pas de bijoux qui me correspondaient vraiment, alors j’ai les ai faits moi-même.» Bohèmes, sensuelles et lolitas, ainsi décrit-elle ses créations, qui privilégient les matières naturelles comme la corde et les pierres semi-précieuses. Mais aussi les symboles protecteurs comme les plumes, les croix, et les ailes. Ses fournisseurs, elle les a trouvés elle-même au salon de l’horlogerie Baselworld. Sa renommée l’a-t-elle aidée? «Parfois.» Et son millionnaire de mari a-t-il financé son projet? Un éclair féministe traverse son regard. «J’ai tout financé moi-même.»

Pas une ride

Julie Ordon connaît le sort réservé aux mannequins qui se diversifient: au mieux l’indifférence, au pire la moquerie. Elle n’en a cure. De plus, elle affirme que sa carrière n’a pas pris une ride. «Je travaille plus que jamais. Je suis plus posée, plus sérieuse qu’auparavant», répond celle qui a récemment fait la couverture de Madame Figaro.

Comme si cela ne suffisait pas, elle tourne en ce moment à Marseille No Limit, une série produite par Luc Besson pour TF1. Avec cet agenda de ministre, on se demande bien comment l’actrice/mannequin compte gérer sa nouvelle marque. La réponse s’appelle Fanny Laumonier, qui gère les affaires courantes de Hippie Dreamers. D’ailleurs, c’est elle qui arrête brusquement notre interview: «On doit faire des photos et on est déjà en retard.» Aucun doute là-dessus.

severine.saas@hebdo.ch

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A la découverte du royaume du bonheur national brut

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 05:56

Interview. Quasiment inconnu il y a une trentaine d’années, le Bhoutan, grand comme la Suisse, sort petit à petit de l’ombre. Rencontre avec Robert Dompnier, l’un des meilleurs connaisseurs de ce pays.

Propos recueillis par Michael Wyler

Coincé entre l’Inde et la Chine, au pied de l’Himalaya, le Bhoutan est un pays comme nul autre au monde. Montagneux et sans accès à la mer, il ne compte que 700 000 habitants. Les 50 000 visiteurs occidentaux qui s’y rendent chaque année reviennent en général séduits par ce royaume qui a su préserver sa nature et sa culture.

Robert Dompnier, vous êtes allé à plus de 60 reprises au Bhoutan. Qu’est-ce qui rend ce pays si attrayant?

Tout! Ce pays est un des plus mystérieux de la planète. Ses jungles impénétrables au sud et ses chaînes enneigées au nord en ont interdit l’accès de nombreux siècles durant. Fondé au VIIIe siècle, le Bhoutan n’a jamais été colonisé et c’est ce qui lui a permis de conserver sa culture et ses traditions. D’ailleurs, la première route pavée n’y a été construite qu’en 1962 et la télévision n’y est apparue qu’en 1999...

Il est désormais une destination touristique prisée, même s’il s’avère peu facile d’accès.

Si de nombreuses agences proposent dorénavant le Bhoutan, leurs circuits sont sensiblement les mêmes, les routes étant encore peu nombreuses – et pas toujours très commodes. La quasi-totalité des visiteurs occidentaux atterrit au Bhoutan par le vol Delhi-Paro. Mieux vaut choisir l’arrivée à Paro via Katmandou. Un vol-spectacle de quarante minutes au-dessus des pics de l’Himalaya. Et l’approche de l’aéroport, qui se trouve dans la seule vallée suffisamment large pour y accueillir de gros porteurs, est un premier rendez-vous avec ce relief extraordinaire de fleuves, gorges, montagnes et forêts qui caractérise ce pays.

Pourquoi le Bhoutan est-il une destination culturelle intéressante?

Prenez le Festival de Bumthang, qui se tient au monastère de Jampay Lhakhang, l’un des plus anciens du Bhoutan. Moins connu que ceux des «grandes» villes du pays, Thimphou et Paro, il a plus de charme et d’authenticité, avec ses atsaras, ces clowns aux pantomimes parfois paillardes et grivoises qui se manifestent tout au long de la journée, et ses danses sacrées, exécutées tard dans la soirée et destinées à chasser les démons. Autre festival, celui de Prakar, un monastère tout proche, mais rarement visité.
La vallée de Bumthang, une région naguère pauvre et isolée, s’est développée avec le tourisme et la culture de la pomme de terre. On y trouve aussi parmi les plus vieux temples et monastères du pays.

Le Bhoutan est aussi connu pour son concept du «bonheur national brut». De quoi s’agit-il exactement?

En 1972, le roi Jigme Singye Wangchuck a estimé que l’on ne devait pas se contenter de mesurer des valeurs matérielles, comme le PNB, mais qu’il était tout aussi important de tenir compte de valeurs spirituelles, de l’environnement, etc. Et donc, convaincu que l’amélioration de la qualité de vie des Bhoutanais ne devait pas se faire au profit d’un développement incontrôlé, le roi a introduit ce concept. Il repose sur quatre piliers: le développement durable, la protection de l’environnement, la préservation du patrimoine et la bonne gouvernance. L’actuel premier ministre, Tshering Tobgay, a d’ailleurs réaffirmé son attachement à ces valeurs et s’attelle concrètement à la lutte contre la pauvreté, le chômage, la pollution. Un exemple concret: son gouvernement vient de signer un accord avec Nissan pour développer l’usage de la voiture électrique, histoire de profiter de son abondante capacité hydro­électrique. Le but: un parc automobile entièrement électrique d’ici à 2020!

Vous êtes l’un des guides qui connaissent le mieux le Bhoutan. Qu’aimez-vous particulièrement faire découvrir aux visiteurs que vous y emmenez ?

Comme vous pouvez vous en douter, après m’être rendu une soixantaine de fois dans ce royaume ces vingt-cinq dernières années, j’y connais du monde… J’essaie alors de cultiver les rencontres, par exemple avec des artistes, des hauts fonctionnaires du royaume et un lama fort connu au Bhoutan, avec lequel j’aime débattre du bouddhisme. Et il y a aussi les Suisses installés au Bhoutan, le représentant de la Direction du développement et de la coopération, à Thimphou.

Il est vrai que la Suisse a une relation privilégiée avec le Bhoutan. Pourquoi?

C’est une vieille histoire! A l’occasion de son mariage avec le prince héritier du Bhoutan, en 1952, la princesse du Sikkim, Ashi Kesang Choden, qui a étudié à Londres, invite son amie Lisina, fille de l’industriel suisse Fritz von Schulthess, à venir au Bhoutan. Fritz et le roi Jigme Dorje Wangchuck se lient d’amitié et c’est le début de soixante années de relations harmonieuses! Von Schulthess financera seul les premiers projets de coopération. Ainsi, il envoie à ses frais Fritz Maurer, un paysan-fromager, qui s’installe à Bumthang – il y vit toujours – et qui apprendra aux paysans locaux à mieux gérer leur bétail et leurs cultures. Depuis, la Suisse aide le Bhoutan dans les domaines des infra­structures en milieu rural, de l’agriculture, du secteur forestier, de l’éducation et de la santé.

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Brady Dougan: "Des banques américaines ont été sanctionnées bien plus durement encore que nous. Et pourtant, leurs responsables sont restés en place."

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 05:57

Interview. Sous le feu nourri des appels à la démission après l’amende de 2,5 milliards de francs infligée à sa banque, Brady Dougan, le grand patron de Credit Suisse, se dit au contraire très fier d’avoir réglé un gros problème.

Il roule en Toyota Prius. Ne porte que peu d’argent liquide sur lui et partage son temps entre Zurich, siège de Credit Suisse, et New York, où vit sa famille. Brady Dougan est certes un banquier d’affaires façonné par l’univers impitoyable de Wall Street. Mais il n’est pas de l’espèce flamboyante. Il est l’un des très rares banquiers internationaux que la crise n’a pas contraints au départ.

Toutefois, les appels se multiplient pour qu’il démissionne, avec le président Urs Rohner. Credit Suisse a dû plaider coupable et payer une amende de 2,5 milliards de francs, un record helvétique, pour avoir aidé des contribuables américains à frauder leur fisc. Les excuses, devant le Sénat, de Brady Dougan, qui prétend n’avoir rien su des actes délictueux d’un petit groupe d’employés, peinent à convaincre. Lors de l’enquête américaine, la banque a fait pression sur la Confédération pour bénéficier du droit d’exception et obtenir ainsi des faveurs des autorités américaines. La Finma, autorité de surveillance helvétique, s’est contentée de lui infliger un simple blâme au terme d’une enquête de complaisance.

Vous, les responsables de Credit Suisse, êtes-vous vraiment conscients d’avoir exposé la Suisse à une catastrophe économique majeure si les autorités américaines, excédées par votre comportement lors de leur enquête sur l’évasion fiscale, avaient décidé d’inculper la banque et donc de la mettre à mort?

Nous avons pris nos responsabilités en agissant de manière déterminée et pro- active pour régler cette question de manière à ne pas enfreindre les lois de la Suisse ni mettre son système financier en danger. Nous l’avons fait avant toute autre banque suisse. Et elles sont encore plus de cent à devoir régler ce problème. Le résultat est à l’opposé de ce que vous affirmez: nous avons réglé le problème tout en permettant au Credit Suisse de rester au service de ses clients et du pays. Cela a été dur. Cela n’a pas été facile. Mais nous avons réussi. Pour le bien de la banque et de la place financière suisse.

Est-ce que cela aura un effet sur vos rémunérations?

Nous n’avons vraiment pas eu le temps d’examiner cette question, mais nous allons assurément étudier les conséquences de ce règlement.

En Suisse et ailleurs, les appels se multiplient pour que vous démissionniez. Allez-vous le faire?

Je pense que nous avons fait du bon travail pour résoudre ce problème hérité du passé dans l’intérêt de la banque et de ses clients. Je reste très engagé dans la banque et vais continuer à l’être.

Plusieurs dirigeants de grandes banques internationales ont démissionné à la suite de l’éclatement de scandales. Quelles conclusions en tirez-vous?

Des banques américaines ont été sanctionnées bien plus durement encore que nous. Et pourtant, leurs responsables sont restés en place. On ne peut pas attribuer à l’équipe dirigeante actuelle de Credit Suisse une responsabilité pour ce qui s’est passé avant son arrivée.

En 2009, les banques ont décliné une offre officieuse de la Confédération d’être intégrées à l’accord qui réglait le conflit fiscal entre UBS et les Etats-Unis. L’avez-vous regretté?

Cette offre a été faite exclusivement à UBS. Les autres établissements n’ont pas eu la possibilité de s’y associer. Quand l’affaire UBS a été rendue publique, il nous est tout de suite apparu que cela allait poser problème à l’ensemble des banques. En ce qui nous concerne, nous devions examiner les risques dans cette activité et ne reprendre aucun client d’UBS. C’était clair: nous nous retirions de ce marché.

Cela fait plus de trois ans que les autorités américaines ont engagé leur procédure contre Credit Suisse. N’auriez-vous pas pu raccourcir la procédure en admettant tout de suite les faits?

Cette procédure a été longue, en effet. Mais nous n’avons pas cherché à la ralentir. Plutôt à trouver une solution le plus vite possible. Toutefois, l’affaire s’est révélée très complexe. Nous n’avons pas pu remettre de noms de clients aux autorités américaines. De plus, les négociations menées par la Confédération pour définir un règlement global pour les banques suisses aux Etats-Unis et tenter de trouver la meilleure solution possible pour la place financière ont duré deux ans. Durant cette période, nous n’avons pas été en mesure de négocier avec le Département de la justice américain.

Credit Suisse a bénéficié du droit d’exception: en obtenant que de nombreux noms d’employés soient transmis aux autorités américaines, en remettant à ces dernières des informations qu’elles demandaient avant même d’avoir l’accord des autorités suisses, elle a cherché à transmettre des données de clients aussi. Est-ce cela que vous appelez le respect de l’Etat de droit d’un pays démocratique comme la Suisse?

La transmission de documents qui pouvaient mentionner des noms d’employés fut une étape importante. Nous l’avons fait en respectant la loi suisse, même si la Confédération nous a aidés. Nous avons communiqué, dans le respect des procédures, les informations que l’on nous a demandées. Nous avons consacré des efforts importants pour avertir personnellement les employés, actuels ou anciens, que des informations les concernant devaient être transmises. Selon la recommandation de 2012 du préposé fédéral à la protection des données, ils ont pu accéder aux documents sur lesquels figurait leur nom. Et selon leurs objections, la banque a examiné si elle devait les transmettre ou non. Certains ont saisi les tribunaux en cas de désaccord. Ces procédures ont été strictement appliquées. Tout cela avait pour but de résoudre cette affaire, dans l’intérêt de la banque, de ses employés et de la place financière.

Aux yeux d’une très large partie de l’opinion, y compris de banquiers, vous êtes allés trop loin avec la transmission des noms d’employés.

Nous sommes visés par deux reproches contradictoires. D’un côté on nous accuse de ne pas avoir coopéré avec les autorités américaines, et de l’autre de trop en faire. Cette affaire a généré beaucoup de tensions. Mais transmettre ces documents était la meilleure défense des intérêts des employés. L’écrasante majorité d’entre eux n’a aucun souci à se faire.

Est-ce vraiment dans l’intérêt d’une grande banque de heurter pareillement ses employés, ses clients et l’opinion publique?

Toutes les banques sont appelées à résoudre ce type de problèmes, et pas seulement les grandes. C’est dans la nature de leur métier. Lorsqu’on leur reproche des manquements, elles doivent tout faire pour se mettre en règle et aller de l’avant.

La banque a finalement renoncé à solliciter du Conseil fédéral une loi d’exception pour vous permettre d’envoyer des données de clients aux Etats-Unis de crainte de se trouver redevable, notamment de vous forcer à partir. Qu’avez-vous à dire?

Je n’ai pas été impliqué dans de telles réflexions, dont je ne connais pas la teneur.

La fermeté d’Eveline Widmer-Schlumpf, cheffe du Département fédéral des finances, a beaucoup compté dans ce dernier épisode, contribuant au respect des lois helvétiques. Que pensez-vous de son travail?

La Confédération et Mme Widmer-Schlumpf ont fait de leur mieux pour défendre les intérêts du pays et de sa place financière et nous lui en savons gré.

Les procédures avec les Etats-Unis ne sont pas finies. Credit Suisse, entre autres banques d’affaires internationales, est impliquée dans deux scandales internationaux, les manipulations des taux d’intérêt (Libor) et de change. Elle est, en outre, visée par une enquête sur des transactions abusives à New York. Seront-elles bouclées plus vite que celle sur le secret bancaire?

Nous n’avons rien à nous reprocher en matière de manipulation de taux d’intérêt. En ce qui concerne les taux de change, à ce jour aucun indice ne démontre également une implication de notre part. Concernant les transactions abusives, nous travaillons dur pour être en règle. Nous ne sommes pas parfaits, mais j’espère régler les problèmes au plus vite. Curieusement, d’autres banques (notamment UBS, ndlr) ont été sanctionnées durement dans le cadre du scandale du Libor, sans que cela ne fasse scandale en Suisse.

L’échange automatique d’informations va se généraliser, du moins dans les pays les plus riches. Va-t-il vraiment pousser les banques à ne plus accepter de fonds évadés du fisc?

Nous nous sommes déjà retirés des pays où nous ne comptons que quelques clients. Les coûts pour respecter la réglementation sont trop élevés. Par ailleurs, nous n’acceptons que des fonds de clients déclarés, une stratégie découlant du durcissement des règles dans le domaine fiscal. L’un de ces changements est l’instauration de l’échange automatique d’informations. Ce système est en train de se mettre en place, mais nous n’en connaissons pas encore tous les détails.

Vous comporterez-vous différemment avec des clients de pays qui échangent les informations et ceux qui viennent d’ailleurs?

C’est déjà le cas, puisque nous appliquerons l’échange d’informations avec les Etats-Unis dans le cadre de l’accord FATCA. Pour les autres pays, c’est encore trop tôt. Il nous manque les détails. Mais notre stratégie est claire pour tous les pays: nous ne sommes pas intéressés à gérer des fonds non déclarés et nous déployons des efforts et des ressources considérables pour atteindre ce but.

Vous avez réglé le passé de manière douloureuse avec les Etats-Unis. Mais pas avec nombre d’autres pays, comme la France ou l’Italie. Combien de temps cette affaire va-t-elle encore durer?

Nous poussons nos clients à se déclarer volontairement, notamment en Allemagne et en France mais aussi dans d’autres pays. Mais il reste encore du travail pour régler cette question. J’espère qu’elle sera réglée au mieux, mais je ne peux pas dicter le rythme. L’instauration de l’échange automatique devrait accélérer le processus.

Comprenez-vous la colère de l’opinion publique lorsqu’elle traite les banquiers de «banksters»?

Bien sûr. Mais cette perception remonte à 2008, lorsque de nombreuses banques ont dû être sauvées par des fonds publics. Or, cela n’a pas été notre cas. Puis la révélation de scandales comme celui de la manipulation du taux d’intérêt Libor a alimenté la suspicion générale. Or, aucun reproche ne nous est adressé concernant ce dernier point. Ma grande frustration est que l’opinion ne prenne pas en compte nos efforts constants pour mener nos affaires de manière éthique et conforme aux règles. Nous ne pouvons tout simplement pas nous comporter autrement!


Brady Dougan

Le directeur général de Credit Suisse, 55 ans, est en fonction depuis 2007, ce qui en fait l’un des plus anciens dirigeants bancaires internationaux encore en fonction. Banquier d’affaires, il a passé l’essentiel de sa carrière à Wall Street. D’abord chez Bankers Trust, puis, dès 1990, auprès de la filiale new-yorkaise de la grande banque helvétique.

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Comité «EU-no»: quand Blocher fait du neuf avec du vieux

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 05:58

Zoom. Le mouvement antieuropéen «EU-no» de Christoph Blocher se veut «interpartis». Mais le recrutement de membres du centre droit se révèle pour le moins ardu.

Vorderthal, vous connaissez? C’est au cœur de la Suisse primitive, en terre schwyzoise et tout près de la mythique prairie du Grütli, que se déroulera, le 20 juin prochain, la première grand-messe du mouvement «EU-no» de Christoph Blocher. Ce «comité interpartis contre une adhésion rampante de la Suisse à l’UE» est la nouvelle machine de guerre inventée pour gagner la mère de toutes les batailles: la prochaine votation sur le dossier européen, annoncée pour 2016 par le ministre des Affaires étrangères, Didier Burkhalter.

Pour l’instant, force est de constater que ce comité porte mal son nom. Il ne déborde pas des cercles antieuropéens traditionnels de l’UDC et de l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN). Le bureau exécutif du comité, présidé par Christoph Blocher et administré par Ulrich Schlüer, rédacteur en chef de la revue de droite Schweizerzeit, compte aussi parmi ses membres l’actuel directeur de l’ASIN, Werner Gartenmann, et le conseiller national Thomas Aeschi (UDC/ZG). Mais on y cherche en vain la moindre personnalité euro-sceptique provenant des rangs du centre droit, que ce soit du PLR ou du PDC, voire du PBD d’Eveline Widmer-Schlumpf ou des Vert’libéraux.

Loin du compte

Le comité naît officiellement le 23 octobre 2013, soit à l’époque où un document officieux rédigé communément par la Suisse et l’UE à travers leurs négociateurs en chef – soit le secrétaire d’Etat Yves Rossier et l’Irlandais David O’Sullivan – pour régler la question institutionnelle. Ce texte, qui ne fait qu’explorer des pistes de travail, envisage la reprise dynamique du droit européen par la Suisse et l’éventuel recours à la Cour européenne de justice en cas de différend entre les deux parties. Ces propositions, qui doivent surtout rénover la voie bilatérale et la sortie de l’impasse actuelle, font bondir le stratège en chef de l’UDC, qui n’y voit rien d’autre qu’une «adhésion rampante de la Suisse à l’UE».

Christoph Blocher rameute ses plus fidèles lieutenants et crée dans la foulée une nouvelle association visant les 30 000 membres. On est encore loin du compte. «Nous comptons 1800 adhérents individuels et 74 associations, des chiffres qui croissent rapidement», révèle Ulrich Schlüer. Quant à la campagne de fonds, elle a rapporté «plus de 100 000 francs» jusqu’à présent. Un montant non négligeable, mais modeste en fonction de l’ampleur du combat à mener, dans lequel Christoph Blocher veut investir quelque 5 millions de francs.

Bien que personne ne connaisse encore la teneur de l’hypothétique votation de 2016, celui-ci a donc déjà placé ses troupes en ordre de bataille. Plutôt que de s’appuyer sur une ASIN qu’il juge émoussée, il mise sur un nouveau comité. «Christoph Blocher descend déjà dans les tranchées pour distribuer casques et hallebardes alors qu’on est loin de distinguer le moindre ennemi à l’horizon», note le secrétaire général du PLR Stefan Brupbacher, non sans une pointe d’ironie.

Tout de même: «EU-no» fait peur à ses adversaires et, selon les informations de L’Hebdo, le PLR a fait passer à ses membres la consigne d’en rester à l’écart. «A ma connaissance, aucune personnalité de notre parti n’y a adhéré», déclare Stefan Brupbacher, qui précise encore: «En prétendant combattre l’adhésion de la Suisse à l’UE, ce comité est une vaste tromperie, car il vise en fait à saboter la voie bilatérale, qui a fait le succès du modèle helvétique ces dernières années.»
un cordon sanitaire
Vice-président de l’UDC, Claude-Alain Voiblet ne le cache pas: pour élargir la base du comité, il a contacté plusieurs politiciens et industriels d’autres partis qu’il savait clairement eurosceptiques en Suisse romande. Un recrutement «difficile», de son propre aveu. Les gens se sont d’abord montrés «très réceptifs» au message, puis, dans un deuxième temps, ils ont décliné l’invitation d’adhérer. «J’ai eu l’impression que les politiciens contactés avaient peur d’être sanctionnés par leur parti et que les industriels craignaient de voir leur entreprise cataloguée UDC», raconte-t-il.

Au PDC, le président Christophe Darbellay aimerait lui aussi ériger un cordon sanitaire entre le centre droit et ce comité. Le parti n’en a pas encore discuté, ni au sein de sa présidence ni au groupe. «Nous ne pouvons pas mettre nos gens sous tutelle, mais je vais émettre le souhait qu’aucun de nos parlementaires ne s’engage en faveur de ce comité.» Il ne sous-estime pas le danger qu’il représente pour la voie bilatérale en raison de ses moyens financiers illimités, mais reste plutôt serein. «Je ne pense pas que Blocher parviendra à faire croire à la population que le Conseil fédéral veut adhérer à l’UE.»

Alors qu’il plaidait pour que les séances du Conseil fédéral soient publiques quand il était ministre, le tribun de l’UDC joue aujourd’hui la carte de l’opacité en refusant de publier la liste de ses membres. L’incohérence est criante, mais dessert surtout le nouveau mouvement. Si «EU-no» ne parvient pas à prouver qu’il rassemble des eurosceptiques de l’entier du camp bourgeois, il n’aura guère plus de punch qu’une ASIN déjà sur le déclin.

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Israël: terre promise des start-up

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 05:59

Décodage. De l’informatique aux biotechnologies, Israël est devenu le paradis de la recherche de pointe et fait désormais la nique à la Silicon Valley.

Letizia Gabaglio

Le vieux port de Jaffa, un des plus anciens de la planète, détonne sur le rivage de Tel-Aviv. Mais il suffit de tourner un peu la tête pour apercevoir, à quelques centaines de mètres, un tout autre décor fait de gratte-ciel ultramodernes. Cette ville jeune est aujourd’hui le berceau de l’innovation en Israël. Dans un mouchoir de poche se concentre la majorité des quelque 4000 start-up fondées ces dix dernières années. Les appartements du quartier, aux loyers plus modérés qu’ailleurs, pullulent de jeunes qui, une fois le service militaire achevé, tentent de concrétiser leurs idées et de trouver un accès au marché. Eventuellement en se vendant à une grande société établie.

C’est ce qu’a fait Shevat Shaked avec sa Fraud Science, une poignée d’ingénieurs convaincus d’avoir mis au point le meilleur système pour trier le bon grain de l’ivraie en matière de transactions financières en ligne. Vétéran de Tsahal rompu au traçage de terroristes, Shaked frappe en 2007 à la porte de PayPal, le leader mondial des paiements sur la Toile. Il convainc son CEO et celui d’eBay que son algorithme est celui qu’il leur faut. En quelques semaines, l’affaire est conclue et la start-up vendue pour 169 millions de dollars.

Coups fumants

Le succès de Fraud Science n’est pas un épisode isolé. Dans ce quartier de Tel-Aviv, il paraît même être la norme, y compris en ces années de crise économique, comme le montrent les chiffres du centre de recherche IVC: entre 2003 et 2012, plus de 700 start-up ont été reprises pour un montant total de 41,6 milliards de dollars. Pour la seule année 2013, des entreprises étrangères en ont racheté pour 6,45 milliards, soit 20% de plus que l’année précédente. Durant les premiers mois de 2014, on a encore assisté à une série de coups fumants, à l’instar de Viber, une application servant à échanger gratuitement des messages et des coups de fil, rachetée pour 900 millions de dollars par le colosse japonais Rakuten: à peu près le prix qu’a dû débourser Google l’an dernier pour s’offrir Waze, l’application de navigation GPS utilisée par des millions d’automobilistes. Le Silicon Wadi (ndlr: oued), comme on surnomme cette banlieue de Tel-Aviv où prolifèrent les entreprises high-tech, est numéro deux mondial par la concentration de l’innovation, derrière la Silicon Valley.

Mais l’innovation ne concerne pas que le web. PrimeSense a inventé la technologie à la base du Kinect de Microsoft et de nombreux autres dispositifs capables de lire les mouvements du corps et d’interagir avec eux. Autre enseigne fameuse, Medigus, née en 2000 du cerveau fécond de l’informaticien Elazar Sonnenschein, pionnier des minicaméras servant aux analyses endoscopiques et père d’une méthode innovante pour traiter le reflux gastro-œsophagien, couramment appelé brûlures d’estomac: il a obtenu ce printemps le blanc-seing de la FDA américaine. Et encore Prolor Biotech, qui a développé une technologie pour reproduire des molécules à but thérapeutique, rachetée l’été dernier par la multinationale de la pharma Opko Health.

D’autres trouvailles encore sont sur la rampe de lancement. A l’instar de HealthWatch, une start-up qui met au point des textiles intelligents capables de «monitorer» des paramètres cruciaux pour la santé: ils passent au lave-linge comme n’importe quel maillot mais, quand on les enfile, ils contrôlent les battements du cœur et, si quelque chose va de travers, envoient un signal au smartphone. Life Beam, qui travaille dans le même secteur, a inventé un casque pour cyclistes qui enregistre les battements du cœur et envoie ces données via Bluetooth à un cadran que l’on porte au poignet.

Effervescence intellectuelle

«Il y a des domaines où le succès se construit avec le temps, comme la médecine. Les fonds d’investissement israéliens visent plutôt les technologies et le web, parce que le retour est plus immédiat», explique Yair Shoham, d’Intel Capital, le fonds d’investissement du géant des processeurs, toujours en quête d’innovations sur lesquelles miser. Intel est l’exemple de ce que les entreprises géantes entendent réaliser à Silicon Wadi: pas uniquement faire de bonnes affaires mais exploiter l’effervescence intellectuelle qui caractérise l’endroit.

Le centre de recherches de l’Université de Haïfa, dans le nord du pays, fabrique des processeurs innovants depuis 1974. Ingénieurs et anthropologues y travaillent coude à coude sur le «perceptual computing», des interfaces capables de comprendre les gestes d’une personne et de les transformer en commandes à l’intention des divers microordinateurs qui, à l’avenir, peupleront les maisons. Si Intel fut le pionnier de cette spécialité, Google, Microsoft, Samsung et IBM suivent ses traces.

Culture moins hiérarchisée

Ce qui fait d’Israël un lieu unique, c’est le mélange entre les caractéristiques humaines qu’on y trouve et des décisions politiques visant à encourager la recherche et le développement. «La culture israélienne est beaucoup moins hiérarchisée que la plupart des cultures occidentales: l’autorité est sans cesse remise en cause, il n’existe pas de position acquise», explique Shmuel (Mooly) Eden, président d’Intel (Israël) et vice-président mondial, père du Centrino, cette puce qui a révolutionné le monde de l’ordinateur portable. «Cette mentalité, on la retrouve aussi dans le développement technologique. Rien n’est jamais donné pour sûr et tout est susceptible d’être remis en question.»

Pour expliquer cette attitude, il y a la notion de «chutzpah»: elle est à mi-chemin entre présupposé et arrogance, entre l’effronterie et l’ingénuité qu’il faut même au plus modeste des employés pour harceler son chef de questions dérangeantes. «Lors des réunions, n’importe qui peut remettre en question ce que je dis, c’est même bienvenu. Plus il y a de discussion, de variétés d’opinions et d’interaction, plus on avance», assure Shmuel Eden.

Le phénomène est bien décrit par Dan Senor et Saul Singer dans leur essai Start-Up Nation, qui retrace la première visite de Scott Thompson, CEO de PayPal, aux laboratoires de Fraud Science qu’il venait d’acquérir: tout le monde l’écoute attentivement avant de le mitrailler de questions parfois à la limite de l’effronterie. «A la fin, je ne savais plus si c’était eux qui travaillaient pour moi ou l’inverse», a confessé Thompson.

Le capital humain sur lequel compte Silicon Wadi est particulier: un mélange de préparation scientifique de haut niveau, d’aptitude à résoudre les problèmes et d’habitude de vivre en situation instable. Israël est le pays à la plus forte densité d’ingénieurs, de scientifiques et de techniciens: 145 pour 10 000 habitants, contre 85 aux Etats-Unis et 70 au Japon. Il est numéro un en matière de publication d’articles scientifiques et troisième pour le nombre de brevets, toujours en proportion de sa population. Sur une superficie à peine supérieure à celle d’une métropole américaine, Israël a fondé huit universités, toutes bien situées dans les classements internationaux. Le Technion de Haïfa, créé en 1912, figure parmi les vingt meilleures universités en informatique.

Du bénéfice du service militaire

Il y a encore autre chose: «Ce qui fait vraiment la différence pour l’esprit d’entreprise d’un jeune, c’est l’expérience du service militaire», assure Shmuel Eden. Il n’est guère possible de comprendre le miracle techno-économique israélien si on oublie qu’ici tous les jeunes, garçons et filles, y sont astreints: une expérience de terrain où même les plus novices sont appelés à assumer des responsabilités. Et l’armée offre la possibilité d’étudier et de se spécialiser au terme de la période militaire obligatoire. Or ce sont justement les besoins en technologies pour la défense et le service de renseignement qui sont à la base de plusieurs secteurs de recherche. Deux, trois ou même cinq années de ce régime forgent non seulement un caractère propre à diriger une entreprise et de poursuivre un objectif mais fournissent aussi un socle de connaissances exploitable dans la vie civile.

Tout cela ne suffirait pas si, au fil des ans, l’Etat d’Israël n’avait adopté des politiques de soutien aux jeunes scientifiques. En 1991, par exemple, pour donner leur chance à la multitude de chercheurs venus de l’ex-Union soviétique, le gouvernement a créé 24 incubateurs d’entreprises et financé des centaines de start-up. Aujourd’hui, Israël est le deuxième pays du monde par la densité de son capital-risque. n  © L’espresso,

Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Quinquagénaires: à la croisée des désirs

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Mercredi, 28 Mai, 2014 - 06:00

Vécu. Comme une seconde puberté, les quinquagénaires traversent une période de transition: leur jeunesse appartient au passé, mais ils ne sont pas encore vieux. Entre mélancolie et soif de vivre, ils nous racontent ce passage turbulent.

Jamais autant d’hommes et de femmes n’ont fêté leur 50e anniversaire qu’en cette année 2014. En Suisse, 1964 vit l’apogée du baby-boom: 112 890 enfants sont alors nés, un chiffre jamais atteint depuis. En guise de comparaison, 2012 n’a enregistré que 82 164 naissances. Et jamais autant de quinquagénaires n’avaient affiché une forme aussi excellente, jamais ils n’avaient dépensé autant d’énergie, de temps et d’argent pour la garder.

Mais sous leurs apparences victorieuses, comment se sentent ceux qui ont passé 50 ans, ce point de bascule où s’impose soudain une certitude, celle que le milieu de sa vie est désormais dépassé? Comment vit-on le tumulte des hormones, le stress au travail, la famille qui se transforme, l’amour, le sexe? Quand s’insinue ce sentiment de finitude, quand, malgré tous les efforts consentis, le temps affaiblit les corps et pose ses menues griffes sur les visages?

L’apogée de leur carrière atteinte, des responsabilités professionnelles et familiales sur les épaules, les quinquas traversent de drôles d’années, entre leurs enfants qui s’envolent et leurs parents qui faiblissent. Des années à recomposer leur identité, comme une seconde puberté. A réinventer leur couple, à l’exploser ou à l’arranger.

Tels les adolescents qui ne sont plus des enfants mais pas encore des adultes, ils vivent une période de transition: leur jeunesse appartient au passé, mais ils ne se sentent pas vieux. Pas encore. A 50 ans sonne l’heure du bilan. Que reste-t-il de mes rêves? Que reste-t-il de nos amours? Qu’ai-je et que vais-je accomplir avec ce temps, celui qui me file entre les doigts, et celui qui me reste?

L’Hebdo a écouté une douzaine de quinquagénaires pour tenter de comprendre ce qui se passe au fond d’un homme, d’une femme, au milieu de la vie, au croisement des désirs.


Femme

Le jour de ses 50 ans, Marie* l’a passé loin des siens. Voyage de travail à l’autre bout du monde, conférence internationale, difficile d’y échapper quand on négocie pour son gouvernement. Ce jour-là, propice au bilan, la diplomate s’échappe pour une balade au bord de l’océan. Et décide qu’elle ne veut plus de cette vie-là. C’était il y a quatre ans. «J’aspirais à plus de liberté, à gérer moi-même mon agenda, à séduire mon homme plutôt que de rentrer tard et fourbue.» Sa fille va vers ses 12 ans, le dernier moment pour cesser de mettre sa vie de famille en sourdine. Le dernier aussi pour se remettre à écrire, écrire autre chose que des rapports ou des mandats de négociation.

La ménopause? Elle va l’ignorer! Ses amies plus âgées l’ont mise en garde contre la prise de poids. Prévoyante, Marie a perdu une dizaine de kilos et s’est mise au jogging. Elle resplendit. Le moment venu, elle prendra des hormones et voilà. «Pétrie de certitudes, j’attendais ces années-là de pied ferme.»

Soif de changement

Un an passe et ses rêves s’exaucent, Marie décroche un poste sur mesure: désormais plume d’un ministre, elle écrit des discours. Un 70%. De quoi lui laisser du temps pour elle et son projet de roman. Elle s’imposera une discipline de fer, et, dix-huit mois plus tard, le livre sort.

Comme Marie, une nuée d’amies du même âge s’envolent vers de nouvelles aventures. L’une, passionnée de tango, vient d’acheter un appartement à Buenos Aires, d’où elle importe des chaussures de danse sur mesure. Une autre, ergothérapeute, 50 ans l’an prochain, suit une formation d’enseignante primaire. Une autre encore retourne à l’université étudier l’histoire, «parce qu’il est captivant de tenter de comprendre la complexité du monde». D’autres n’ont pas vraiment choisi le changement mais ont reçu un «généreux» dédommagement pour qu’elles s’en aillent. Trop chères? Trop critiques? Ou simplement trop vieilles? Quoi qu’il en soit, elles ont quitté leur banque, leur journal ou leur administration pour devenir consultante, traductrice, conseillère en communication ou en placement. Certaines ont vu leur revenu fondre comme neige au soleil.

La tempête des hormones

Marie, elle, nage dans le bonheur quand, en pleine séance, une onde de chaud l’envahit. En quelques secondes, la voilà moite, le front couvert de sueur, interloquée, terriblement gênée. La première d’une longue série de ces fameuses bouffées de chaleur qui perdurent jusqu’à aujourd’hui et la réveillent toutes les nuits.

Elle ne peut plus l’ignorer. Marie entre en ménopause, ses règles s’espacent puis disparaissent. Bouleversée, elle n’en dit pas un mot à son compagnon. «Je ne vais pas insister sur le fait que je vieillis!» Depuis vingt ans avec cet homme séduisant, elle ne ressent plus, désormais, cet impérieux désir de faire l’amour comme juste avant l’ovulation. La sexologue et psychiatre Juliette Buffat (voir page 17) confirme sa sensation: «La plupart des femmes ressentent une baisse du désir au début de la ménopause.» La testostérone ferait des miracles, d’ailleurs elle est fréquemment prescrite en Amérique du Nord. «Je la propose souvent, mes patientes se disent ravies du résultat mais elles arrêtent vite, car elles ont peur de se viriliser.» La médecin rassure toutefois, car entre les produits naturels, l’usage de plantes, d’ovules et autres savants dosages d’hormones féminines, la vie sexuelle peut s’épanouir. «Statistiquement, les sexagénaires font davantage l’amour que les 30-40 ans pris entre petits enfants, fatigue et carrière dévorante.»

Inquiète quand même, Marie se dépense de plus belle pour rester désirable, elle court plus loin, enchaîne de savants mouvements de Pilates dans son salon, dépense des sommes peu raisonnables en crèmes miracles. Il lui arrive même de songer à rendre visite à un chirurgien esthétique. En parallèle, elle consulte quelques ouvrages de sexologie et se lance dans une large consultation auprès de ses amies, collègues, médecin ou gynécologue.

Nouvelles amours

Une amoureuse la ragaillardit: Caroline*, une Valaisanne séparée de son compagnon depuis sept ans, deux ados sortis de la coquille, fête ses 50 ans à l’automne. Elle rayonne, et il y a de quoi: la juriste a obtenu il y a un an l’un des deux postes les plus prestigieux de l’administration d’un grand canton. Admirée, désirable, elle se sent assez sûre d’elle et de sa valeur quand elle tombe sur un grand gars croisé au temps des études, né en 1964 comme elle, libre comme elle. Après des aventures et une longue pause, elle se plonge avec délices dans cette relation, avec le sentiment d’être experte de son corps comme jamais. Elle vient même de découvrir son point G.

Sandrine*, elle, 56 ans et en couple depuis des lustres à Yverdon, conseille à Marie la prise d’hormones. Elle-même ne se réveille plus en sueur au beau milieu de la nuit, elle ne rage plus pour un rien et, durant l’amour, glisse comme avant. Contrairement aux copines qui ne sortent plus sans leur gel. Avec son mari, elle revit même une seconde lune de miel depuis que les enfants s’absentent de plus en plus souvent, ils ont du temps libre et en profitent pour explorer de nouveaux plaisirs.

C’est assez, c’est décidé, Marie va se mettre aux hormones. D’autant plus que, depuis plusieurs mois, elle consomme des antibiotiques après l’étreinte, celle-ci se terminant souvent par une cystite, cette infection urinaire qu’on dit l’apanage des femmes sexuellement actives, ou de celles qui souffrent de muqueuses fragilisées ou de sécheresse vaginale. «Je déteste ces deux mots, ils me dépriment comme une punition divine, de celle qui me rangerait soudain du côté des indésirables.» D’autres mots menacent: thrombose, ostéoporose, incontinence, descente de matrice. Une amie lui a confié qu’un jour une petite boule est apparue, comme un bébé qui pointe, dans l’entrecuisse. Elle aurait pu l’opérer. Mais, avec les années, ce couple ne faisait presque plus l’amour. La descente d’organe a mis un point final à leur libido.

Brrr, Marie court chez le gynécologue. Qui freine ses ardeurs: il y aurait corrélation entre la prise d’hormones et le risque de cancer du sein. Dilemme. En revanche, il l’encourage à continuer de faire l’amour, et même plus souvent. Si ça ne s’arrange pas on pourra envisager un vaccin. Marie ressort sans hormones mais les bras chargés d’huiles et autres onguents d’amour.

Un hiver sans les hommes?

Bien au-delà des tempêtes hormonales, Nicole*, 58 ans, traverse, elle, un orage familial. Femme au foyer près de Lausanne, trois enfants aux études, son mari vient de quitter la maison pour une jeune Russe, un grand classique. Il serait sens dessus dessous, «comme un adolescent», parle de refaire sa vie et rajeunit sa garde-robe. Pourtant, Nicole raconte posément. «Je suis sereine», confie-t-elle à son amie médusée. Elle se demandait parfois comment vieillir avec ce mari ambitieux, terriblement stressé depuis qu’il est directeur. «Moi, je n’ai pas suivi. Je suis mal à l’aise dans les soirées mondaines, j’ai toujours préféré les enfants, la nature, les lectures, les concerts.»

Elle a recommencé à travailler, à temps partiel, dans une garderie. Et dresse des plans sur la comète avec un enthousiasme contagieux. Pour l’instant, elle reste là. Pour ses enfants encore en formation. Pour sa mère qui faiblit à vue d’œil. Mais quand plus personne n’aura besoin d’elle, elle ira garder des enfants auprès de familles de paysans, le métier de ses parents, ou au pair en Allemagne, en Angleterre. Voyager, travailler, réapprendre les langues, elle se réjouit déjà. «Nous avons eu de belles années, mais je n’ai pas peur du tout de la solitude. Il m’arrivait de me sentir plus seule avant la séparation.» Premier signe extérieur de libération: la courageuse a cessé de se teindre en blonde et assume un gris clair très classe. Elle a renoué avec un vieux copain honni de son mari et qui, pour des raisons de santé, doit marcher autant que possible. Alors ils vont ensemble sur les chemins. Mais pas main dans la main. Nicole ne cherche pas l’amour. Elle se sent bien.

Toutes n’affichent pas cette sérénité. «Moi, je suis moins joyeuse qu’avant», lance l’amie de Zurich, Anne*, 52 ans, réalisatrice de cinéma. C’est pourtant elle qui a quitté son partenaire, il y a deux ans. Un nouvel homme dans sa vie? «J’ai eu plusieurs relations. Mais je crains que les hommes de mon âge ne soient pas attirés par les femmes ménopausées. En revanche, les hommes plus jeunes montrent ouvertement leur intérêt. Peut-être sommes-nous plus libres qu’une femme qui souhaite un enfant à tout prix?» Anne admet qu’elle s’est sentie rajeunie à leur contact, même si elle se voit mal en couple avec un partenaire de 30 ou 40 ans. «Je comprends un peu les hommes attirés par la fermeté d’un corps jeune.»

Se réinventer chaque matin

La perspective de rester seule, le destin d’un nombre croissant de femmes après 55 ans, inspire à Catherine*, collègue de Marie, une méditation mélancolique. Non qu’elle soit désespérée, Catherine, loin de là. Séparée de son mari à 53 ans, cette graphiste a aussi commencé par aimer cela, surprise elle-même de se sentir comme libérée de ce carcan social qui veut qu’on fasse les choses ensemble et que les Untel invitent les Untel. Une séparation à cet âge-là lui semble bien moins grave qu’entre 30 ou 40 ans, «quand la femme cherche non seulement un homme formidable mais un père potentiel». Il n’empêche: «Même si, physiquement, ça ne me demande pas, l’idée que je ne ferai peut-être plus jamais l’amour de ma vie, que je ne tomberai peut-être plus jamais amoureuse, me rend mélancolique.» Et puis une histoire d’amour la dispenserait d’élaborer un projet pour les années après l’âge de la retraite: «Quand tu es libre comme l’air, tu dois réinventer chaque matin une raison de te lever.»

Marie, elle, a trouvé sa voie, elle se lancera cet été dans son deuxième livre. Quant au sexe, elle poursuit sa quête. Le soir venu, quand elle se plonge dans la lecture, elle choisit désormais des récits qui lui parlent de plaisir des sens. L’écriture a donné un nouveau tournant à sa vie professionnelle. La littérature pourrait l’aider aussi à traverser ces drôles d’années. Et d’ouvrir d’une main le très sensuel livre d’Anaïs Nin Venus erotica.

*Noms connus de la rédaction.


Homme

S’il fallait photographier la cinquantaine triomphante, Claude* pourrait servir de modèle. Tant l’architecte incarne la réussite et la vivacité intellectuelle. Tant il campe l’élégance savamment nonchalante. Sa vaste demeure planterait le décor face au Léman, bleu de gris comme le regard de celui qui l’a bâtie. Ses amis disent de Claude, 55 ans, qu’il pourrait toutes les avoir. Comprenez: toutes les femmes. Il est vrai qu’il a le sourire fort désarmant. Il est vrai aussi que, séparé depuis plusieurs années avec des enfants sortis de l’adolescence, il est lié mais vit seul. Il n’empêche: sous l’apparent glamour, l’an dernier et pour la première fois de sa vie, Claude a éprouvé «le sentiment d’être vieux»: moins d’énergie, les soucis qui pèsent plus lourd et tournent sur l’écran bleu de ses nuits blanches. A la vue qui baisse, à laquelle il s’était habitué, s’ajoute la mémoire qui flanche. «Pour mes activités professionnelles, je touche le puck. Mais le nom des gens, je l’oublie immédiatement.»

Après quelques mois de flottement existentiel, l’architecte a évacué son blues pour se projeter de plus belle dans l’action. «Ça me rassure. Et puis je n’ai pas d’autre passion que mon métier.» Alors il court vers les chantiers, élabore des projets, bosse comme un fou.

La course

Oui, ils courent, ils courent, les hommes de 50 ans. Quand l’arthrose n’a pas trop entamé leurs genoux ou leurs chevilles, quand leur dos leur permet de se plier pour lacer leurs baskets. Aux 20 km de Lausanne, au marathon de Genève, à Morat-Fribourg, dans les parcs, les forêts et les salles de fitness, ils courent et se musclent pour conjurer le temps, afficher une plastique présentable, maintenir leurs performances de toute sorte. Et dissuader les jeunets qui, dans les transports publics, font soudain mine de se lever pour leur céder la place. Non, mais!

Au travail, ils courent encore. Pour rester directeur, chef ou vice-chef, pour continuer de dominer la hiérarchie. Mais jusqu’à quand? Ceux qui espéraient encore grimper quelques échelons se voient dépasser. Comme Jean*, ce publicitaire genevois de 50 ans tout rond, qui s’est vu préférer un collègue plus jeune pour la direction d’un grand projet. Jean, quelque chose de Clooney, se sent plus sexy que jamais mais voit bien que les jeunes femmes ne tombent pas d’inanition sur son passage. Cinquante ans, la fin des illusions?

L’essoufflement ou l’apothéose

«L’écart se creuse entre ce que tu ressens – jamais je n’ai été aussi productif, aussi bon, aussi réseauté – et la perception des autres qui pensent que tu es très bien mais qu’on ne te confiera plus rien. Plus moyen de progresser.» On ne les enverra plus à l’étranger. On leur dit que l’entreprise a besoin d’eux pour la stabilité de l’équipe. Alors, avec ce sentiment de rester sur le quai de la gare, les quinquas regardent les autres s’en aller. On l’oublie parfois: le besoin de reconnaissance ne s’arrête pas au milieu de la vie. A 53 ans, François*, journaliste à la télévision, Genevois lui aussi, l’admet: «Je suis extrêmement dépendant du regard des autres.» Pour l’instant il est servi, on l’apostrophe dans la rue. Si n’était ce pincement d’inquiétude quand débarquent de jeunes collègues. Saura-t-il les défier? Il aime transmettre son savoir, se sent flatté par les signes d’admiration qu’il croit déceler. Mais il n’aimerait pas apparaître comme le «vieux c…» qui rabâche ses histoires de vieux combattant.

Si les quinquas courent pour rester dans le coup, il arrive qu’ils s’essoufflent. «J’ai encore douze ans à tirer. Est-ce que je vais tenir? Est-ce que je veux tenir?» Ces questions reviennent comme des mantras. Quand ils sont employés, salariés, ils supportent de plus en plus mal de se voir déplacer comme des pions dans leur entreprise. Où a passé leur libre arbitre? Leur rêve d’antan? Mais prendre un nouveau cap professionnel, fonder, enfin, sa petite entreprise: rares sont ceux qui osent encore s’y lancer. A moins d’y être obligés. Le parcours d’Arthur*, Bernois de 57 ans, avait bien commencé. Employé d’une fondation culturelle, il la quitte après vingt-cinq ans pour diriger la communication d’un théâtre. Euphorique, il se plonge dans un univers neuf et accepte de gagner 7500 francs, 3000 francs de moins qu’avant. Mais la chimie ne passe pas avec son directeur qui le remplacera par une jeune Allemande. Aujourd’hui communicateur et pigiste free lance, il ne gagne plus que 4000 francs par mois en moyenne. Autant dire qu’à l’âge où toute une partie de ses amis calculent leur future retraite, lui a renoncé à alimenter son 2e pilier. Il travaillera au-delà de 65 ans: «Si j’ai toujours des mandats.»

Arthur frôle le destin d’une armée de quinquas dans la précarité. Selon la statistique de l’aide sociale de la Confédération, la part des 50 à 64 ans a augmenté de 13 à 16% entre 2004 et 2012. Parmi ceux qui arrivent en fin de droit de chômage, 27% ont plus de 50 ans. Dans la banque et l’industrie du luxe, ils tombent de très haut.

On comprend dès lors que l’âge pèse moins lourd sur les hommes qui entreprennent depuis longtemps. Comme le bel architecte qui gagne des concours, Romain*, 57 ans, écrivain de Neuchâtel, vit «une véritable apothéose». Les années de galère appartiennent au passé, on lui demande des textes pour la télévision, pour le théâtre. Romain a perdu des cheveux mais gagné en confiance: «Je suis devenu de plus en plus désirable sur le marché du travail. A Paris aussi.» Jamais il n’avait vécu aussi pleinement ce vers quoi il tendait, tout en élevant des enfants encore jeunes, 10 et 12 ans. «La rançon de tout cela? C’est épuisant. Mes copains qui ont vécu un burn-out ou un AVC me disent de faire gaffe.» Mais le succès et sa caresse narcissique permettent de résister au stress.

La décennie de tous les dangers

Artiste aussi dans son domaine, Marc*, le boucher jurassien, 55 ans, pare les morceaux de viande sur l’étal. Son boulot ne le stresse pas en effet. Parce que c’est lui qui décide. L’an dernier, pourtant, il a une peur bleue quand on lui diagnostique une tumeur du colon. Opération. Pas de métastase, soulagement.

Cancer du colon, embolie pulmonaire, infarctus. Parmi les hommes qui nous ont parlé de leur cinquantaine, trois ont entrevu la mort (voir aussi «Point final» en page 74). Oui, 50 ans, c’est l’heure des check-up, des dépistages de cancer. C’est l’heure où les hommes qui dormaient d’une seule traite se lèvent la nuit. «La prostate commence à coincer la vessie», constate le Dr Marc Wisard, urologue au CHUV. Et c’est la décennie où un homme sur deux va rencontrer des troubles de l’érection. Ce qui peut se révéler utile, si, si: «Ce signal permet de détecter à un stade précoce les maladies cardio-vasculaires, note le Dr Wisard. L’artère qui traverse le pénis, très étroite, étant la première à se boucher.» Tandis que la chute brutale d’hormones féminines affecte les femmes, les hommes souffrent d’une baisse progressive de testostérone. Il faudra un peu plus de temps pour durcir et pour récupérer. Mieux vaut se retenir de jouir si on pense réattaquer dans la journée.

Bref, «à 50 ans s’ouvre la décennie de tous les dangers», s’inquiète Michel* qui en a bientôt 60. Le Valaisan qui ne savait pas s’arrêter de travailler se surprend lui-même: «Je peux rester des heures à regarder les reflets sur le lac.» Il s’interroge. «L’idée de la mort qui approche me terrifie. La finitude ébranle mes certitudes.» Privilégié par l’existence, Michel se demande ce qu’il a donné en échange. Aurait-il dû partir à l’étranger, travailler pour une ONG, comme bénévole, enseigner?

A la fatigue de l’âme se greffent les caprices du sexe: «Je bande et puis soudain je ne bande plus», dit-il. Depuis trente ans en couple, il a très peu de rapports avec sa femme, malgré une proximité affective de plus en plus forte. «On devrait s’en occuper, se stimuler, se fringuer pour. Je ne trouve pas du tout ridicule les couples qui se lancent dans ce genre de trucs. Cela dit, je ne suis pas en manque. Mais ce n’est pas très valorisant d’avouer qu’on n’éprouve plus de désir. Cela ne correspond pas à l’idée qu’on se fait de soi.»


Vieillir ensemble

Vieillir avec sa femme, parce qu’on l’aime et qu’on ne veut pas mettre son histoire en danger: un refrain récurrent. Cet autre homme marié depuis vingt-cinq ans le chante aussi. Le couple part régulièrement en week-end, court les expos. «Nous passons des jours merveilleux. Mais la nuit, dans ces jolies chambres d’hôtel, nous dormons. Ma femme me dit qu’il n’y a pas que le c… dans la vie, que chez nos amis il ne se passe rien non plus. Mais la fin du désir, n’est-ce pas le début de la mort?» Fanfaronne-t-il quand il affirme que, s’il ne tenait qu’à lui, il pourrait toujours? Comme avec la maîtresse passionnée qu’il a fréquentée durant plusieurs années. Comme avec cette femme de 20 ans sa cadette qui lui écrivit, dans un SMS, qu’elle avait envie de lui. «J’ai couru vers elle comme un chien.» Eh oui, constate Jean, le publicitaire, le désir que montre l’autre agit en puissant aphrodisiaque. Lui-même se dit érotophile, comme sa femme, avec qui il ferait l’amour aussi souvent que possible. Même vite, même quand ils tombent de fatigue. Et le jour où il flanchera, il envisagera le Viagra ou le Cialis. Parce qu’il est convaincu que quand le sexe va tout va. Le docteur Wisard ne le contredit pas: «En Suisse, on estime que les problèmes sexuels sont à l’origine de 22% des divorces.»

Mais revenons au bel architecte. Que fait-il de son sexe-appeal? Après avoir quitté sa femme, Claude a vécu une relation torride, «carrément obsessionnelle», suivie de plusieurs autres en parallèle puis s’est calmé. Que cherche-t-il? La jeunesse, la beauté, comme cet autre quinqua qui nous affirme que, depuis qu’il fréquente de très jeunes entraîneuses de l’Est ou du Brésil, il n’est plus attiré par les femmes de son âge? Pas du tout. «J’ai mes enfants, ma mère, mon bureau, c’est bon. Je veux un alter ego, une femme qui a l’expérience de la vie, pas quelqu’un qui dépend de moi.» Pour Claude, les femmes d’un certain âge dégagent une liberté, une connaissance de soi et une sophistication excitantes, qui compensent un corps qui ne serait plus parfait. Les vraies belles se révéleraient sur le tard. Le quinqua triomphant ne triomphe pas dans sa grande maison souvent vide. Pas du tout. Il a souffert de ne pas partager le quotidien de ses enfants après la séparation. Et si toute cette liberté n’était qu’un leurre? Ses amis prétendent qu’il pourrait toutes les avoir.

Lui, à 55 ans, dit que ce qui lui manque, au fond, c’est le grand amour. Au milieu de la vie, entre 50 et 60 ans, les hommes n’ont pas fini de rêver.

*Noms connus de la rédaction.


«C’est le moment où ressurgissent les rêves»

Interview. Pasqualina Perrig-Chiello étudie depuis des années le développement des gens qui se trouvent au milieu de leur vie, entre 40 et 60 ans.

Dans la courbe du bien-être en forme de U, développée par des chercheurs américains et largement reconnue, à 50 ans, on se retrouve tout en bas. Pourquoi?

Autour de la cinquantaine, la plupart des gens ont à affronter un stress chronique en raison du cumul de responsabilités qui pèsent sur eux, voyez les CEO, les politiciens, les cadres supérieurs. En famille, ils se retrouvent pris en sandwich entre les générations. La plupart ont des enfants avec leurs besoins psychologiques et financiers, mais aussi des parents qui perdent leur indépendance et nécessitent un regain d’attention. Et, pour couronner le tout, ils traversent un tumulte hormonal.

Comme une seconde puberté?

Il y a des similitudes, la quête d’un nouveau rôle par exemple.

Les transitions biographiques représentent toujours des phases difficiles. On n’est plus celui qui cherche de l’aide auprès de ses parents, mais celui qui doit donner. Au travail, on incarne l’expérience et la stabilité plutôt que le dynamisme. En couple, la phase amoureuse a passé et les enfants pubères s’envolent, émotionnellement s’entend.

Le milieu de la vie, c’est aussi le moment où resurgissent les rêves de jeunesse. Or, jamais les quinquagénaires n’ont été aussi en forme qu’aujourd’hui. Jamais ils n’ont tant dépensé d’argent et d’énergie pour le rester. Grâce aux progrès de la médecine, mais aussi aux prestations sociales, nous avons la seconde plus longue espérance de vie – en bonne santé – du monde! Cela ouvre bien sûr des perspectives pour commencer quelque chose de nouveau. Comme l’a dit Carl Gustav Jung, on ne peut pas, on ne veut pas, vivre l’après-midi de sa vie comme le matin.

Y a-t-il des gens qui traversent mieux cette période que d’autres?

Quand surviennent les changements hormonaux et que le corps, comme l’identité, se transforme, les personnes qui ont joué un rôle très traditionnel souffrent davantage que les autres: les femmes qui ont misé en priorité sur leur apparence, les hommes qui ont privilégié la puissance et l’autorité. Simone de Beauvoir disait déjà que l’hypothèque de la femme consiste à vouloir plaire. Or, au-delà de la beauté plastique, il y a le rayonnement. Le fait de se connaître aussi, d’oser être soi.

C’est beau, le rayonnement, mais après une séparation, les hommes préfèrent refaire leur vie avec des femmes plus jeunes, alors que les quinquagénaires séparées restent plus souvent seules.

Seules, mais pas nécessairement solitaires. Les femmes ont des amitiés et des réseaux sociaux fort denses. Souvent, contrairement aux hommes, elles ne souhaitent pas se remettre en ménage, mais vivre le couple autrement. Plus exigeantes, elles cherchent plus longtemps. Les agences de rencontres me l’ont confirmé: les femmes dans la cinquantaine représentent leur plus fidèle clientèle.

Mais cessons de stigmatiser. La génération des baby-boomers est individualiste, elle ne va pas se laisser enfermer dans des carcans. Elle réinvente d’autres formes de vie, comme la tribu d’amis, la communauté, qu’elle a parfois connue dans ses jeunes années. De toute façon, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’être se sent de plus en plus heureux, quand bien même, objectivement, il perd lentement ses moyens: la courbe du bien-être, à partir de 50 ans, remonte avec vigueur!


Des mots pour le dire

A côté du livre de Juliette Buffat, Le sexe et vous aux Ed.Favre (voir L’Hebdo du 15 mai 2014), qui consacre tout un chapitre aux quinquagénaires, ou du guide du psychologue canadien Yvon Dallaire qui, dans Pour que l’amour et la sexualité ne meurent pas (Les Editions Québec-Livres), traite de l’après 50 ans, des œuvres littéraires se nourrissent aussi de ces années charnières de la seconde moitié de la vie. Florilège: Journal d’un corps de Daniel Pennac, Du côté des femmes de Siri Hustvedt et Chroniques d’hiver de son mari Paul Auster, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable de Romain Gary, Chéri de Colette, Infrarouge de Nancy Huston, L’ablation de Tahar Ben Jelloun et, tout récemment, et près de chez nous: Adelboden d’Antoine Jaccoud ou Crois-moi, je mens de Nadine Richon.

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Un 4x4 Porsche en quête (rapide) d’identité sportive

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:52

Zoom. Destiné à devenir le best-seller de la marque allemande, le Macan fait beaucoup d’efforts pour ressembler à une «vraie» Porsche.

Le 4x4 Cayenne est de loin le modèle le plus vendu de la gamme Porsche. Pesant, encombrant, mais si statutaire, le véhicule incarne la concession de la marque sportive aux demandes du marché. Et à celles de son propriétaire Volks­wagen. La stratégie commerciale fonctionne à merveille: Porsche est la marque la plus profitable du monde. Comme la tendance des gros tout-terrain polluants s’essouffle, le constructeur de Stuttgart vient épauler le Cayenne d’un 4x4 compact bien plus racé, le Macan (tigre, en indonésien). Le véhicule n’est certes pas une libellule. Il pèse 1,9 tonne et mesure 4,7 mètres de long. Son châssis est celui de l’Audi Q5, un SUV du groupe VW qui donne également au Macan l’une de ses motorisations: un diesel turbo de 258 ch.

Ce 4x4 de taille moyenne fait beaucoup d’efforts stylistiques pour évoquer les «vraies» Porsche, à commencer par la 911. Trappu (1,6 mètre de haut), le Macan propose une ligne de toit plate qui plonge vers l’arrière. Cette flyline finit par s’appuyer sur les larges épaules des ailes, une caractéristique des sportives de la marque. Le dessin des optiques confirme la parenté avec la dernière génération de la 911.

L’intéressant est la personnalité de ce 4x4. Rien à dire sur la tonicité du moteur à essence biturbo 3 litres du Macan S (340 ch) ni sur celui de la version Turbo (400 ch), tous deux associés à une boîte sept vitesses à double embrayage. La transmission intégrale active est certes adaptée aux exigences du tout-terrain, mais elle est si flexible, si intelligemment conçue qu’on la dirait adaptée à la seule route de bitume. Les garde-fous électroniques pour la tenue de route, la traction ou l’amortissement sont légion. Les sièges bas de l’habitacle comme le nouveau volant à trois branches en provenance de la Porsche Spyder 918 hybride, la voiture de route la plus puissante jamais conçue par Porsche, s’inscrivent également dans la tradition sportive du constructeur.

Comme du Tarantino sans violence

Or, une fois la porte refermée, l’esprit du Macan S change. Pas tout de suite. Le moteur s’anime avec un «voufff!» profond qui augure bien de la suite… laquelle se révèle pourtant remarquablement silencieuse. Le travail d’isolation est tel, notamment au niveau des bruits de roulement, que le conducteur est coupé de son propulseur. C’est un V6 plutôt que l’identitaire six-cylindres à plat boxer des 911, mais ce n’est pas une excuse. Malgré son couple de catapulte, sa réactivité sur toutes les plages de régime et sa sophistication technique, le moteur évoque à l’oreille celui d’une puissante Audi sportive. Une Porsche sans grondement métallique dans l’habitacle, si identitaire de la marque, c’est un film de Tarantino sans violence chorégraphiée. L’un des fondamentaux manque au rendez-vous.

Mais on s’y fait. Surtout que, par extraordinaire, le comportement dynamique du Macan ressemble lui aussi à une Audi sportive, non à un SUV sur-vitaminé comme le Q5 RS, plutôt un break S4 Avant. Oubliez la hauteur du centre de gravité ou le poids du véhicule: le Macan a une précision et un équilibre confondants. Bien aidé par sa direction électromécanique, il se coule avec agilité dans les courbes, freine avec une efficacité rare pour ce type de machine. Pas de roulis, pas d’inertie, aucune lourdeur. Etonnant.

A l’intérieur, la qualité de la finition et des matériaux (à part quelques éléments en plastique) est au rendez-vous. Mais les places arrière sont exiguës comme le volume du coffre est restreint. Là aussi, un clin d’œil aux «vraies Porsche», même s’il est involontaire!

luc.debraine@hebdo.ch@LucDebraine

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Le palace de Credit Suisse en faillite

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:53

Zoom. Un hôtel de luxe dont la construction a été financée par Credit Suisse dépose son bilan six mois après son inauguration.

Un «fleuron». Credit Suisse n’a pas peur des mots pour qualifier l’Intercontinental de Davos, le cinq-étoiles inauguré par la station grisonne l’hiver dernier. Sa forme d’œuf doré couché sur les pâturages en fait l’un des nouveaux emblèmes de la station grisonne, en plus d’offrir le logis aux chefs d’Etat qui se pressent au World Economic Forum.

La banque avait injecté, au travers de son fonds de placement immobilier CS REF Hospitality, 155 des 250 millions nécessaires à ce chantier pharaonique. Et en a fait l’un des produits d’appel pour promouvoir ce fonds de placement, misant sur l’attrait que peut susciter un bâtiment de prestige auprès des investisseurs.

Cependant, la société d’exploitation de l’hôtel, Stilli Park AG, vient de tomber en faillite. Après six mois de fonctionnement seulement, et à la grande colère de This Jenny, investisseur, administrateur de la société et ancien conseiller aux Etats. Ce dernier critique, dans la presse alémanique, un «deal misérable» passé avec la banque.

Cette dernière aurait imposé des conditions d’exploitation irréalistes, comme un loyer beaucoup trop élevé, contraignant l’hôtel à pratiquer des prix impossibles – 50 francs pour un petit-déjeuner – qui auraient découragé les clients. Tout le contraire, en somme, des conditions d’un bon placement à long terme.

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Stilli Park / Résidences Davos
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Steeve Fleury, debout sur le Léman

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:54

Portrait. Triple champion suisse de stand up paddle, le Vaudois a participé à l’essor de cette discipline. Lorsqu’il ne glisse pas sur les eaux, il fabrique des planches, dessine et édite des livres d’artistes.

Séverine Géroudet

Casquette de capitaine, crâne rasé, barbe drue, tatouages, et un équilibre à toute épreuve. Steeve Fleury ne marche pas, il glisse. Sur roulettes ou sur l’eau, mais toujours sur des planches. D’où lui vient cette passion? «Avec un père véliplanchiste, j’ai été confronté au monde de la glisse depuis tout petit. Et j’ai très vite eu pour rêve de devenir surfeur.» Mais quand, à 11 ans, il révèle son projet d’avenir à l’école («fabriquer des planches»), son professeur lui rétorque qu’il ne s’agit pas d’un vrai métier et le traite de paresseux. Un coup dur pour le jeune garçon qui se tourne alors vers une formation de microtechnicien. «La glisse est restée un hobby. Je faisais du skate, du snowboard et du surf en vacances.»

C’est en 2007, enthousiasmé par un reportage sur le stand up paddle (SUP), qu’il s’essaie pour la première fois à cette discipline. Il est l’un des premiers en Suisse à tester ce sport dérivé du surf, aujourd’hui en plein essor, qui se pratique à l’aide d’une pagaie sur une planche de 2 m 50 à 4 m 10 de long. Le Vaudois de 34 ans se souvient: «Je revenais de trois mois en Australie, durant lesquels j’avais fait du surf tous les jours. A mon retour, je voulais pouvoir pratiquer en Suisse un sport nautique qui me procure les mêmes sensations.»

Triple champion suisse

Steeve Fleury voit dans le SUP le moyen de surfer en eau douce. Il se rend alors dans un magasin spécialisé dans les sports de glisse pour s’acheter une planche, mais personne ne connaît encore cette discipline. Il parvient finalement à se procurer un modèle par commande sur catalogue et commence à pratiquer le sport en autodidacte. «Les cours n’existaient pas à l’époque et il n’y avait que trois modèles de planche proposés à la vente en Suisse. L’année suivante, le même catalogue en proposait plus de vingt!»

C’est dire l’engouement qu’a connu le stand up paddle à travers le pays ces dernières années. Et Steeve Fleury n’y est pas étranger. Résolu à promouvoir le SUP, il participe en 2011 à la fondation de l’Association suisse de stand up paddle qui, la même année, organise les premiers Championnats suisses. Dès la première édition, il remporte les deux épreuves du programme: la course longue distance, qui s’effectue sur un parcours de 12 km, et la Technical Race, qui forme une boucle de 3 à 5 km et comporte un passage sur terre ferme. Aujourd’hui triple champion suisse dans ces deux catégories, Steeve Fleury remettra son titre en jeu le 5 juillet prochain à Crans (VD). L’an dernier, une cinquantaine de paddleurs venus de toute la Suisse se tenaient sur la ligne de départ.

Steeve Fleury a participé à plusieurs autres compétitions internationales, notamment aux Championnats du monde, qui se sont tenus au Pérou en 2012. Il s’est classé quinzième à la Technical Race. «Je ne suis pourtant pas un compétiteur dans l’âme, mais j’ai l’avantage de pratiquer le SUP presque 365 jours par an, ce qui entretient ma forme et me fait progresser.» En effet, même en hiver, ce passionné, qui a besoin de rester en contact avec l’eau, arpente le lac Léman sur sa planche. «C’est en dehors de la saison estivale que le lac est le plus beau, car il est presque désert, lisse et calme.»

Sa passion pour le SUP fait renaître sa vocation professionnelle première, celle de devenir shaper, un artisan qui fabrique des planches de surf. Sponsorisé dès ses débuts par Nidecker, il décide avec la marque de développer des prototypes dans un atelier dédié au SUP, à Rolle. «Dessiner et fabriquer des planches représente pour moi le job idéal.»

Créatif, le jeune homme a également développé au fil des ans son intérêt pour le dessin. Il a fondé avec deux acolytes la maison d’édition Ripopée. La petite structure édite de manière artisanale des livres d’artistes contemporains – écrivains et dessinateurs principalement – en édition limitée. Ripopée a reçu le Prix artistique de la ville de Nyon en 2013.

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ASSUP
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Aux sources de l’antisémitisme populaire musulman

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:55

Analyse. La tuerie de Bruxelles, le 24 mai, attribuée pour l’heure à un «djihadiste» français, questionne le rapport de l’islam aux juifs. Le «radicalisme» des uns n’est pas la source du problème.

Le même procureur– celui de Paris, signe de grande importance – est réapparu sur les écrans de télévision. Comme en mars 2012 (à la suite des assassinats perpétrés par Mohamed Merah à Toulouse et Montauban contre trois militaires et quatre civils juifs, dont trois enfants), Xavier Molins a égrené, dimanche 1er juin, le mode opératoire de la tuerie survenue le 24 mai au Musée juif de Bruxelles, brossant à grands traits le parcours du suspect, Mehdi Nemmouche, un Français né le 17 avril 1985 à Roubaix, dans le département du Nord. La même intonation grave, presque les mêmes mots.

Dans le dernier drame, le profil idéologique et sociologique du suspect ressemble en effet beaucoup à celui du tueur au scooter, mort dans l’assaut donné à l’époque par la police pour l’arrêter. Dans les deux cas, et pour ce qui concerne les meurtres de juifs, le mobile est selon toute vraisemblance l’antisémitisme, mêlé de haine d’Israël. De nouveau, la France pointe les «failles de l’antiterrorisme». Mais est-ce bien le cœur du sujet?

Dans son édition datée du 3 juin, le quotidien Le Monde observe que «la libération de la parole antisémite (…) est portée en France par l’islam radical et par les vitupérations d’un «comique» de boulevard trop célèbre.» Si Dieudonné et son double intellectuel, l’essayiste Alain Soral, propagent indéniablement une parole antisémite, réduire à l’islam radical le vecteur de cette passion mortifère ne permet pas d’appréhender l’étendue du phénomène antisémite dans la sphère musulmane. Contrairement à ce que le constat du Monde peut laisser croire, les préjugés antijuifs sont assez communs dans la culture islamique, les musulmans les reprenant ou non à leur compte.

Dimensions populaires

Avant d’être «radical», l’antisémitisme de type musulman a une dimension populaire, relevant du café du commerce. Dans la vulgate islamique, les juifs forment un peuple dont il convient de se méfier. Cette défiance ontologique remonte au temps du prophète Mahomet, à la religion duquel les tribus juives ont refusé de se soumettre, les juifs de l’époque – et par extension ceux d’aujourd’hui – étant en conséquence souvent dépeints comme des individus «sournois», voire des «traîtres» à la cause du Seigneur. Cette vision est au fond semblable à celle qui fut dominante pendant des siècles dans l’Occident chrétien, Mahomet prenant les traits de la figure christique «trahie». A la différence que les musulmans s’enorgueillissent généralement d’avoir toujours toléré le culte hébraïque et entretenu une forme de coexistence avec les juifs. Jusqu’au jour où…

L’émancipation citoyenne des juifs d’Algérie, à la faveur du décret Crémieux de 1870 qui fit d’eux des Français comme les autres et non plus des «dhimmis» (statut d’avant la colonisation, à la fois protecteur et marquant la soumission au maître musulman), puis la naissance d’Israël en 1948 allaient considérablement alimenter les sentiments antijuifs des Arabo-Musulmans. Ces derniers ne pouvaient accepter qu’un peuple avec lequel ils vivaient «pacifiquement» mais qu’ils tenaient religieusement et moralement en piètre estime devienne dominant en «terre d’islam», en l’occurrence en Palestine.

L’antijudaïsme religieux s’est donc peu à peu transformé en antisémitisme, parfois des plus virulents. Il s’est affermi au contact de l’antisémitisme européen des années 30, remis au goût du jour par Alain Soral, qui se veut l’«ami» des musulmans et qui tente, avec succès ici et là, de nouer des alliances contre les «sionistes», l’incarnation du «diable».

Entendu récemment chez un musulman, au demeurant tout à fait urbain et titulaire d’un diplôme supérieur, cette remarque assénée avec aplomb: «Ce sont les sionistes qui sont à l’origine de la Shoah.» Dans la même veine, la déclaration, en 2009, peu de temps après l’opération militaire israélienne Plomb durci à Gaza, du prédicateur vedette Youssef al-Qaradawi: «Tout au long de l’histoire, Allah a imposé aux [juifs] des personnes qui les puniraient de leur corruption. Le dernier châtiment a été administré par Hitler. Avec tout ce qu’il leur a fait – et bien qu’ils [les juifs] aient exagéré les faits –, il a réussi à les remettre à leur place. C’était un châtiment divin. Si Allah veut, la prochaine fois, ce sera par la main des musulmans.»

La «réislamisation des banlieues»

Horrible réactionnaire, Youssef al-Qaradawi? Nullement. Il passe au contraire pour un libéral et aurait reçu des menaces de mort pour ses opinions jugées trop laxistes par les plus bigots des bigots. Autrement dit, un prêcheur prétendument «ouvert d’esprit» peut tenir des propos crypto-nazis sans que cela suscite immédiatement l’indignation de la «rue musulmane» – peut-être même que celle-ci leur trouve quelque pertinence quand l’armée israélienne «tue des enfants».

Dans le nord de la France, Hassan Iquioussen, avec ses prêches filmés, participe à l’«islam YouTube», qui fait florès sur la Toile. Les propos de cet ancien acteur de la «réislamisation des banlieues» dans les années 90, fils d’un immigré marocain venu vendre en France sa force de travail, ne se caractérisent pas par leur virulence. Le «professeur» Iquioussen propage un islam qui se veut d’intégration, et le débat sur le mariage pour tous, qu’il a combattu, lui a permis de tisser des liens avec la France catholique et conservatrice. «Nous, Français», dit-il souvent.

«Minorité agissante»

Ce «nous», dans sa bouche, semble parfois exclure les juifs, perçus comme une «minorité agissante» s’employant à créer la discorde entre chrétiens et musulmans, juifs sur lesquels il avait tenu une tirade assassine en 2003. Il s’en était excusé. Depuis, il est plus prudent. Ne pouvant parler à sa guise des «juifs», il se plonge dans le passé de Mahomet et dit parfois pis que pendre des «Banou Israel», les fils d’Israël, les fameuses tribus juives, si ingrates à ses yeux. Mais, lorsqu’il dénonce des attitudes «déviantes», des juifs «contemporains» lui servent alors souvent d’exemple: Dominique Strauss-Kahn et sa «débauche sexuelle», Serge Gainsbourg et son mépris des choses importantes pour le commun des mortels – référence au billet de 500 francs que le chanteur avait brûlé sur un plateau de télévision.

Mehdi Nemmouche le «Ch’ti» n’a peut-être jamais prêté attention aux prêches de Hassan Iquioussen, bien tièdes au regard des appels au djihad lancés par des prédicateurs autrement plus radicaux dans la forme. Mais, à propos de la guerre civile en Syrie, le prêcheur nordiste ne considère pas moins que «l’Etat d’Israël est au centre de tout cela».

L’erreur de diagnostic complique la compréhension des phénomènes: si, dans les cas de Toulouse et de Bruxelles, le passage à l’acte obéit à une «chimie mentale» complexe, l’idéologie antisémite sous-jacente est, elle, plutôt banale, pour ne pas dire banalisée. Le djihad, alors, ce pourrait être aussi l’effort fourni pour relativiser grandement les récits «bio­graphiques» du prophète qui font grand cas de la «perfidie» des juifs. Il serait peut-être temps de mûrir un peu.

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La ville selon Michael Bloomberg

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:56

Décodage. Fraîchement retraité de la mairie de New York, le financier de 72 ans vient de lancer une agence de consulting urbain. Elle lui permettra d’exporter sa politique novatrice, en matière d’espaces verts ou de santé, aux quatre coins du monde.

Julie Zaugg New York

Il a été le premier à interdire la fumée dans les lieux publics. Il a obligé les restaurants à cuisiner sans graisses trans. Il a créé une hot-line qui permet aux citoyens de dénoncer les services publics inefficaces. Ce ne sont que quelques-unes des initiatives prises par Michael Bloomberg durant ses douze ans en tant que maire de New York.

Désormais à la retraite, le fondateur de l’agence financière Bloomberg, dont la fortune est estimée à 33 milliards de dollars, veut se concentrer sur ses activités bénévoles. Notamment sur sa nouvelle agence de consulting urbain, Bloomberg Associates. Créée début 2014, elle compte une quinzaine d’employés, presque tous issus de son administration, comme Rohit Aggarwala, son chef du développement durable, George Fertitta, qui a augmenté le nombre de touristes étrangers à New York de 100%, ou Rose Gill Hearn, qui a mis en place un ambitieux programme contre la corruption locale.

Cette agence fonctionnera comme un service de mentorat pour aider les villes à améliorer leur empreinte écologique, leurs espaces verts, leur système de transports ou leur image. Cette task force urbaine travaillera avec quatre ou six villes par an et ne facturera pas ses services. Elle cherchera notamment à exporter les projets les plus novateurs lancés par Michael Bloomberg à New York.

«Il a révolutionné l’usage de l’espace en ville, confisquant des surfaces dévolues aux voitures pour les redonner aux bus, aux vélos ou aux piétons», détaille l’économiste Paul Romer, qui dirige l’Urbanization Project à l’Université de New York. Cela a débouché sur la création de 54 places piétonnes, comme celle au cœur de Times Square, ou à la transformation d’espaces industriels en parcs, comme la Highline, une ancienne ligne de métro aérienne convertie en promenade verte. Il a en outre développé un plan pour résister aux gros orages après l’ouragan Sandy de l’automne 2012, qui pourrait servir à toutes les villes côtières. Et il a aussi déployé des policiers new-yorkais dans onze points chauds de la planète pour anticiper les attaques terroristes.

Sur le front de la santé, Michael Bloomberg a également fait preuve d’audace. En plus de lutter contre la cigarette et les mauvaises graisses, il a obligé les fast-foods à publier le nombre de calories dans leurs plats et a cherché – sans succès – à interdire les sodas de plus d’un demi-litre.

«Les conseils de Bloomberg Associates profiteront surtout aux villes qui n’ont pas les moyens d’innover à l’interne, comme les métropoles dans les pays émergents ou les cités de taille moyenne aux Etats-Unis», pense Steven Cohen, directeur de l’Institut de la Terre, à l’Université Columbia.

Premier client: Mexico City

Lorsqu’il était encore maire, Michael Bloomberg avait subventionné La Nouvelle-Orléans, Atlanta, Chicago, Memphis et Louisville à hauteur de 23 millions de dollars pour que ces villes engagent des experts externes. Il en est sorti une agence pour lutter contre les gangs, l’organisation de matchs de basket nocturnes dans les quartiers défavorisés ou de fêtes de quartier destinées à propager la bonne parole sur l’efficience énergétique des bâtiments. «Ces solutions ne peuvent pas toujours être transposées telles quelles, met toutefois en garde le politologue Benjamin Barber, auteur du livre If Mayors Ruled the World. La rénovation écologique de bâtiments ne sera pas possible là où le parc immobilier est jeune, comme à Los Angeles. De même, le système de partage des vélos new-yorkais ne fonctionnera pas à Phoenix, une cité étalée sur 43 000 km2.»

En février, Mexico City est devenue la première ville à faire appel à Bloomberg Associates, pour améliorer ses transports publics et la qualité de l’air. Son maire, Miguel Mancera, a déjà introduit un programme de restitution volontaire des armes à feu, inspiré par celui de New York.

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Mark Lennihan / Keystone
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Pascal Lamy: "Un retour au souverainisme national ne permettra pas de faire face au monde de demain."

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:57

Interview. Le Français, ex-commissaire européen, commente le vote de ses compatriotes aux élections européennes du 25 mai. Ils ont commis une grosse erreur de diagnostic, juge-t-il.

Propos recueillis par Antoine Menusier Paris

Pascal Lamy n’est sans doute pas la personne la plus consensuelle pour commenter les résultats des élections européennes en France, marquées par la déroute socialiste – sa famille politique – et la percée historique de l’europhobe Front national. L’Europe, la mondialisation, causes de tous les malheurs? L’ex-directeur de l’Organisation mondiale du commerce et actuel président d’honneur de Notre Europe - Institut Jacques Delors, auteur du récent essai Quand la France s’éveillera*, enfonce en quelque sorte le clou: cette Europe que de plus en plus de Français adorent détester est au contraire leur planche de salut, mais ils ne veulent pas le voir. C’est elle, dit-il, qui sauvera leur identité. C’est elle, et non une vision étriquée de la souveraineté, qui leur assurera un avenir et une place dans la mondialisation, sur le destin de laquelle, estime-t-il, seuls des Européens unis pourront peser.

Avant toute chose, avez-vous conscience de ne pas être en odeur de sainteté dans cette France gagnée par l’euroscepticisme et manifestement rétive à la mondialisation?

Je suis bien conscient de cette particularité, si je puis dire. J’ai souvent dit que je me sentais en harmonie avec 95% des sociaux-démocrates de cette planète, beaucoup des 5% restants étant mes compatriotes. Ce n’est pas pour cela que je considère que les thèses que je défends ne méritent pas d’être débattues. Quand on est minoritaire quelque part en politique, on essaie de présenter des arguments qui, petit à petit, élargissent le cercle de ceux qui sont d’accord avec vous.

A quoi attribuez-vous l’euroscepticisme des Français, qui semble dominer toute autre considération, du moins si l’on se fie aux résultats des élections européennes du 25 mai?

Deux facteurs expliquent cet état de fait consternant. Le premier, qui est hélas une constante dans la politique française, entretenue par des dirigeants depuis une trentaine d’années, consiste à penser que l’origine des problèmes du pays se trouve ailleurs, chez les Chinois, chez les Allemands, chez les immigrés, chez les Arabes, à Bruxelles. Le second facteur est beaucoup plus objectif: la France est en état de crise économique et sociale. Quand on a 11% de chômage et 25% de chômage chez les jeunes, il est normal et prévisible que cela engendre un vote de protestation.

L’Europe institutionnelle a sans doute aussi des reproches à se faire. Qu’est-ce qui explique qu’elle suscite si peu d’engouement, en France en tout cas?

Il n’y a pas d’explication toute simple, mais une combinaison d’éléments. Un élément de long terme, structurel, est la difficulté d’installer un espace politique nouveau de nature supranationale. Nous avons des institutions européennes qui ont cette vocation, mais leur légitimité ne se crée pas par décret, elle se conquiert. La construction d’un tel espace, non hégémonique, est une innovation sans aucun précédent dans l’histoire. Jean Monnet et Robert Schuman pensaient qu’en créant des solidarités de fait, on finirait par bâtir une union politique. L’expérience prouve que c’est plus compliqué qu’on ne le pensait et que cela prend beaucoup de temps. L’élément de court terme renvoie, lui, à cette croyance, alimentée par une partie du personnel politique en mal de bouc émissaire, que l’Europe est responsable de l’austérité. Ce qui est une plaisanterie si on veut bien regarder les faits. La crise européenne est née d’un excès d’endettement des Etats et du système financier. L’Europe n’en est pas la cause. Je reconnais que dans la perception publique des remèdes, il en a été autrement. Mais cela, c’est ce qui se passe quand on communique mal.

Mais tout n’est pas que communication. Il y a aussi les affects, les sentiments…

Bien sûr, et c’est d’ailleurs pourquoi adopter un bon narratif, avoir une histoire collective à raconter qui parle aux citoyens et qui donne un rôle aux uns et aux autres, est si important. Or, cela n’a manifestement pas été le cas.

La souveraineté, en France, est devenue une question centrale, qui renvoie à l’ambition contrariée d’une nation-monde et qui s’oppose à l’idée du processus d’intégration européen. N’y a-t-il pas ici le danger d’un syndrome serbe du début des années 90, ou allemand, au sortir de la Première Guerre mondiale?

Non, pas à ce point-là. Mais il y a en effet dans la tradition française une ambition pour le monde. Certains, ailleurs, trouvent cela arrogant; d’autres, au contraire, s’enthousiasment à cette idée. De mon point de vue, cette tradition est un atout, car je pense qu’il faut donner un sens à ce monde pour peser sur son cours. Le vrai problème est le suivant: au fur et à mesure que la performance économique et sociale de la France se dégrade, et cela remonte au premier choc pétrolier des années  70, il y a une contradiction croissante entre le niveau de cette ambition et la réalité, qui est que l’influence des valeurs françaises est mise à mal. Si ce diagnostic est juste, il explique en partie le malaise de la France vis-à-vis de la mondialisation et de l’Europe qui est perçue par beaucoup de Français comme la courroie de transmission d’une mondialisation qu’ils n’aiment pas.

Quelles conséquences tirer de cela?

Il faut remettre la France d’équerre, recaler son GPS, et non pas continuer à accuser le monde de tous les maux. Le déficit budgétaire et le chômage sont des maux bien français. Certes, il y a du chômage ou des déficits ailleurs, mais on y travaille beaucoup plus qu’en France pour les résorber. Alors oui, il y a de l’affect et du sentiment en politique mais, de temps en temps, il faut aussi regarder les faits.

La France aime-t-elle le monde?

Non, la France d’aujourd’hui n’aime pas le monde d’aujourd’hui. Cette problématique est d’ailleurs le point de départ de mon livre. Je ne dis pas non plus que ce monde est totalement aimable, il est ce qu’il est. Si on veut l’influencer, ambition légitime à mon sens, alors il ne faut pas lui tourner le dos, mais il faut au contraire se donner les moyens de cette influence.

On voit apparaître en France, de manière certainement marginale encore, un sentiment anti-allemand. Qu’en dites-vous?

C’est désagréable, c’est à mon avis suranné et cela fait partie des réflexes qui reviennent à la surface, parce qu’on a tous été éduqués dans une histoire faisant surgir de gros points de conflits relatifs au passé. C’est un peu comme l’histoire entre les Anglais et les Irlandais, les Belges et les Néerlandais, les Italiens du Nord et ceux du Sud. Ces constantes peuvent ressortir mais elles ne correspondent pas à ce qu’on lit dans les sondages. Si vous demandez aux Français de quel peuple ils se sentent le plus proches, ils répondent, et de très loin, les Allemands, l’inverse étant vrai quand on pose la même question aux Allemands. Il y a donc des prurits ici et là, mais ils ne disent rien, ou très peu, de la réalité politique.

Angela Merkel, qui vient de l’est de l’Allemagne, ne manque-t-elle pas d’une culture politique rhénane, plus apte peut-être à se fondre dans une certaine connivence franco-allemande? N’a-t-elle pas parfois un petit côté bismarckien?

Non, je ne suis pas d’accord avec cela. Madame Merkel est la première à penser et à dire – et elle dit en général à peu près ce qu’elle pense – que si la France a des problèmes, l’Allemagne en a aussi. Ce qui indique bien qu’elle a pleinement conscience du lien spécifique franco-allemand.

Au lendemain des élections européennes marquées par d’importants votes anti-européens, quelle narration trouver, justement?

Vis-à-vis des Français, le bon narratif, c’est, je crois, de leur expliquer que l’Europe correspond à un système de civilisation auquel ils tiennent. Un système très spécifique, qu’on appelle économie sociale de marché, avec une redistribution relativement puissante, si l’on considère les parts de PNB réinjectées dans les systèmes sociaux, l’éducation, la santé, le chômage ou encore les retraites. C’est cela qui fait l’identité française, c’est aussi ce qui fait l’identité européenne. Si on ne construit pas l’Europe, cette identité disparaîtra car, prise isolément, elle n’est pas de taille face aux grands modèles qui domineront dans le monde de demain, qu’il s’agisse du modèle américain ou du modèle chinois.

Votre vision repose beaucoup sur des arguments économiques. Sont-ils assez mobilisateurs?

Il y a une autre version non économique de l’Europe, qui est celle du souverainisme. Et j’entends l’argument qui consiste à dire: «Je tiens à mon identité et je ne veux pas être noyé dans cet ensemble que je ne comprends pas.» Je conçois très bien cet argument, sauf qu’un retour au souverainisme national ne permettra pas de faire face au monde de demain. Tout souverainiste devrait réaliser que la meilleure façon de préserver son identité est de faire partie d’un ensemble constitué et solide, en l’occurrence l’Europe.

N’est-il pas temps que les membres les plus importants de l’Europe prennent une initiative marquante?

Il y a évidemment des initiatives à prendre. Et ce sera au prochain président de la Commission de proposer un programme, un message clair, et d’engranger si possible des résultats qui démontrent que les Européens font mieux ensemble qu’isolément. Nous savons bien que le problème majeur des années à venir dans l’Union européenne, c’est le déficit de croissance. Peu de croissance en Europe, compte tenu du niveau de redistribution que suppose notre modèle économique et social, a pour effet de cliver le débat politique sur la répartition, sur les impôts, sur le partage. Donc, ce qu’il faut, c’est que l’Europe exerce ses responsabilités là où elle est pertinente pour le faire. Il est probable qu’il y a un peu de ménage de printemps à faire, ne serait-ce qu’en raison de logiques bureaucratiques qui n’ont pas toujours été correctement contrôlées au niveau politique, y compris par la Commission. Mais attention: il n’y a pas de solution miracle. Il ne faut pas penser, comme beaucoup de Français, qu’on va élire quelqu’un qui guérira les écrouelles. Cela ne marche pas. Lionel Jospin, qui est un ami et que je respecte beaucoup, a perdu l’élection présidentielle de 2002 le jour où il a dit aux Français que l’Etat ne pouvait pas tout.

L’élection attendue, à la tête de la Commission, du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, représentant de la droite majoritaire au Parlement européen, vous paraît-elle de nature à redonner envie à ceux qui n’ont plus envie d’Europe?

On est au début d’un processus politique qui a été initié le soir des élections, dont la deuxième étape a eu lieu le mardi 27 mai au Conseil européen (réunion des vingt-huit chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE, ndlr) et qui devrait s’achever le 27 juin. M. Herman Van Rompuy, qui préside le Conseil européen, a été chargé de mener des consultations auprès des Etats et des formations politiques européennes, afin de désigner qui présidera la prochaine Commission. Il s’agit de trouver une personnalité qui réunisse à la fois une majorité au Parlement et au Conseil, parce que la Commission est un quasi-gouvernement qui a besoin de l’appui des deux chambres, le sénat des Etats membres et la chambre des représentants des peuples.

Quel est votre favori?

Je n’ai pas qualité pour me prononcer publiquement sur cette question.

L’Allemand du SPD Martin Schulz n’a-t-il pas le charisme qui manque à Bruxelles?

Martin Schulz était mon candidat car il est celui de ma famille politique.

Et d’un point de vue personnel?

On peut toujours rêver. Pour l’instant, il y a une réalité politique: le groupe chrétien-démocrate a une vingtaine de sièges de plus que le groupe social-démocrate. La tradition parlementaire veut que ce soit le parti arrivé en tête qui est appelé à former un exécutif. L’expérience montre aussi que
cela ne se termine pas toujours comme ça.

Accepteriez-vous d’entrer dans un gouvernement français?

Je n’ai pas d’ambitions politiques en France.

Accepteriez-vous un poste de commissaire européen, voire celui de président de la Commission européenne, si un accord se faisait autour de votre personne?

J’ai déjà été commissaire européen de 1999 à 2004.

Qu’avez-vous pensé de l’intervention télévisée de François Hollande, lundi soir 26 mai, dans laquelle il annonçait des baisses d’impôts supplémentaires, réaffirmait les grandes lignes de sa politique économique et disait son intention de «réorienter» la politique de l’Europe, devenue «illisible», selon lui?

Je crois que tous les leaders européens ont mieux à faire que de dénoncer une Europe illisible. Après tout, c’est d’abord à eux qu’il appartient de la rendre lisible puisqu’ils sont à la fois des dirigeants politiques nationaux et européens. Dire: «Je n’aime pas cette Europe-là» revient à dire: «Je ne m’aime pas.» Attitude toxique à haute dose.

*Pascal Lamy, «Quand la France s’éveillera», Editions Odile Jacob, 176 pages.


Pascal Lamy

Né en 1947 à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), il rejoint le PS en 1969. De 1985 à 1994, il est directeur du cabinet de Jacques Delors, président de la Commission européenne. En 1994, Pascal Lamy devient membre du comité exécutif du Crédit lyonnais, puis directeur général en 1999. De 1999 à 2005, il est nommé commissaire européen chargé du commerce international, puis devient directeur général de l’OMC de 2005 à août 2013.

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Hani Abbas: le réfugié qui résiste avec son crayon

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:59

Vécu. Réfugié en Suisse depuis sept mois, le dessinateur Hani Abbas a reçu le Prix international du dessinateur de presse 2014. Rencontre avec un homme qui dénonce les horreurs du régime syrien et qui vient de recevoir un permis de séjour.

Le soleil brille sur Estavayer-le-Lac, ce jeudi matin de l’Ascension. Casquette couleur vert militaire, t-shirt assorti, jeans et souliers qui ont vu du pays, Hani Abbas attend son hôte sur le quai de la gare, smartphone en main. L’homme est chaleureux. Il s’excuse pour son anglais qu’il juge approximatif, prononce joyeusement quelques mots de français qu’il a appris depuis qu’il est arrivé en Suisse, voici sept mois. «Mais pour apprendre une langue, il faut être en paix intérieurement, et ce n’est pas mon cas. Je suis triste lorsque je pense à toutes les souffrances de mes compatriotes, à ma famille dont je suis séparé.»

Talent récompensé

A 36 ans, ce Palestino-Syrien est un dessinateur de presse connu dans son pays, la Syrie. Invité à exposer ses dessins à Genève fin octobre 2013, il s’est rendu au centre d’enregistrement de Vallorbe pour déposer une demande d’asile quelques jours plus tard. Sa femme et son fils de 5 ans et demi sont restés au Liban où ses parents sont également réfugiés depuis fin 2012. Fin avril, à Genève, Hani Abbas recevait, avec l’Egyptienne Doaa Eladl, le Prix international du dessinateur de presse 2014 des mains de Kofi Annan. «Ce prix, je le dédie à tous ceux qui ont perdu des membres de leur famille, des proches, des amis ou leur maison. Ce serait bien que le monde entier voie nos problèmes et arrête ce massacre.»

Hani Abbas s’excuse: le trajet est un peu long jusqu’à l’appartement qu’il partage avec d’autres requérants d’asile. «Et je n’ai pas de voiture…» Chemin faisant, le dessinateur raconte ses années passées à enseigner, de 1999 à 2012. Son credo de maître d’école: «Je me suis notamment efforcé d’apprendre aux enfants la liberté. J’aimais ouvrir leur esprit à toutes sortes de domaines.» De fait, Hani reçoit souvent des nouvelles d’anciens élèves grâce à Facebook. «Cela me fait plaisir qu’ils me contactent. Ils me racontent leur vie et cela me rend heureux. Cela veut dire que je leur ai laissé de bons souvenirs.» Il faut dire que dans la famille Abbas – qui vivait dans le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, au sud de Damas – l’enseignement est une seconde nature. Ses parents et deux de ses quatre frères sont du métier. Le cadet, qui vit actuellement à Madrid, est dessinateur comme lui, un autre est chanteur et sa sœur, qui est infirmière et laborantine, vit en Arabie saoudite, avec son mari, un médecin syrien.

Thé et zaatar

Le chemin pour arriver à son domicile provisoire dans la Broye fribourgeoise passe par un joli quartier de villas. Hani Abbas parle de son désir d’habiter Genève, ville internationale où il compte déjà des amis. «Ici, lorsque j’adresse la parole aux gens en anglais, ils me répondent en français. Le français, je l’apprendrai avec mon fils, quand il ira à l’école, si nous sommes un jour tous réunis en Suisse.» Un immeuble vétuste de cinq étages et un gardien auprès duquel il faut déposer une pièce d’identité, avant de monter au dernier étage. «Voilà, on est arrivé. C’est ici que j’habite.» Thé, zaatar – un mélange de thym et d’épices –, huile d’olive et pain, Hani Abbas reçoit ses hôtes «à la syrienne». Une attention délicieuse. Un canapé, quelques solides fauteuils, une ampoule, c’est l’essentiel du mobilier du trois-pièces qu’il partageait il y a peu avec cinq autres réfugiés. Il ne reste plus qu’un Egyptien qui a fui une vendetta. Une armoire en fer divisée en casiers permet à chaque locataire d’enfermer ce qu’il a de plus précieux.

De son compartiment, Hani Abbas sort son ordinateur portable et une tablette graphique, reliée à sa machine, un support qui lui permet de dessiner. Combien de dessins de presse compte-t-il à ce jour? «Des milliers. Je ne les ai jamais comptés. J’ai toujours travaillé comme dessinateur indépendant pour des quotidiens, des hebdomadaires ou le site internet d’Al Jazeera. Ils aiment, ils publient, ils paient. Ils n’en veulent pas, tant pis pour moi. C’est toujours moi qui choisis le sujet. C’est très important, car je ne peux pas dessiner à partir d’une idée en laquelle je ne crois pas. Je publie mes dessins sur Facebook.»

En 2007, alors qu’il travaillait pour un hebdomadaire du gouvernement, il accepte une interview de la chaîne de TV Canal Al Arabia qui le questionne sur le résultat des élections législatives. «Je dormais lorsque le téléphone a sonné. A moitié réveillé, j’ai dit à l’équipe de TV de venir. Je me suis passé un peu d’eau sur le visage et j’ai parlé. En Syrie, tout le monde m’aimait, je n’avais pas peur.» Ses paroles lui coûteront son mandat hebdomadaire. Ses critiques paraissent pourtant bien innocentes, vues d’un pays démocratique. «J’ai dit que les politiciens promettaient toujours de nous aider, mais qu’une fois au Parlement, on ne les voyait plus et qu’ils ne faisaient rien pour les gens. J’ai également affirmé que les parlementaires qui avaient été élus n’étaient pas les bons pour les citoyens.» Il ne regrette pas ses paroles. «J’ai continué une collaboration régulière avec une revue culturelle.» Le dessinateur raconte qu’à l’époque déjà il s’agissait de tourner la langue sept fois dans sa bouche avant de parler. «Il y avait une ligne rouge à ne pas franchir. Ne pas critiquer le président par exemple.»

Risquer sa vie

C’est en 1998 qu’Hani Abbas organise sa première exposition de caricatures. Suivie par beaucoup d’autres dans de nombreuses villes du pays. Il y présente également les tableaux qu’il peint. Son dessin préféré? Il cherche dans les dossiers de son ordinateur portable. Un clic et un immense sablier rempli d’humains apparaît sur l’écran. Quelques personnes s’enfuient à travers une petite ouverture dans le verre brisé. «Ils sautent dans le vide, mais peut-être auront-ils la chance de bien atterrir…»

Il en fait apparaître un autre, celui d’un soldat qui respire une fleur rouge, symbole de la révolution syrienne, alors que tous les militaires sont au garde-à-vous. «Un dessin très dangereux. J’ai très vite reçu le téléphone d’un homme qui hurlait et me conseillait de le retirer de mon compte Facebook. Il me disait que le gouvernement ne l’avait «vraiment pas aimé». J’ai beaucoup hésité, mais j’ai fini par le retirer le jour même.»

Hani Abbas parle de ses autres moments de doute. Il a beaucoup hésité à publier le dessin qui représente un crayon, la tête rabattue contre le sol par un des deux crayons-gomme qui l’encadrent. «Je me disais: «Je publie? Je ne publie pas?» Je suis allé boire un café dans la cuisine et, de retour à mon bureau, je me suis dit: «Vas-y!» J’aurais pu perdre la vie pour ce geste.» Le gouvernement a choisi de s’emparer de son compte Facebook et de fermer son compte bancaire. «La banque m’a demandé de passer pour venir signer des papiers. Mais je ne suis pas tombé dans le piège. J’aurais sûrement été accueilli par la police.»

Le réfugié parle de tous ses copains de la presse qui ont mal fini, des caricaturistes qui ont tous fui le pays, «sauf deux ou trois qui travaillent pour le gouvernement». Il revient sur ses amis emprisonnés qui ne sont plus jamais réapparus, sur cet autre ami journaliste que le gouvernement a simplement abattu devant chez lui. Il pleure en regardant leur photo. «Je pense à tous ceux qui sont pris au piège dans le camp de Yarmouk. Environ 30 000 personnes subissent la faim et les bombardements, encerclées par les forces du gouvernement. C’est un holocauste et personne ne réagit. Nous sommes pourtant au XXIe siècle. C’est là que j’habitais avant de fuir au Liban. Mais là-bas, il n’y a pas d’avenir. En tant que citoyen palestino-syrien, je dois renouveler mon permis tous les trois mois.»

Sur son compte Facebook, heureusement, des photos plus joyeuses. Celles de son fils, son «président», comme il le nomme en souriant. Entouré d’enfants, le garçonnet montre du doigt un des dessins de sa première exposition organisée dans l’appartement familial au Liban. La relève est assurée. Et elle va bientôt débarquer en Suisse. Vendredi dernier, un jour après sa rencontre avec L’Hebdo, Hani Abbas recevait une bonne nouvelle, après avoir longtemps désespéré, alors que son cas, évident, aurait dû être vite réglé. Il a obtenu le permis B. «Je suis tellement heureux. Je vais pouvoir faire venir ma famille, trouver un travail et commencer une nouvelle vie.»


L’accueil des Réfugiés syriens en chiffres

En septembre 2013, le Département fédéral de justice et police (DFJP) a décidé d’allègements en matière de visas pour permettre aux Syriens touchés par la guerre, et qui ont des parents en Suisse, d’obtenir rapidement et sans formalités excessives un visa d’entrée. Jusqu’à fin mars, selon l’Office fédéral des migrations (ODM), plus de 3300 visas ont été délivrés et plus de 2500 personnes sont arrivées en Suisse grâce à cette directive. Ce visa facilité, ou visa Schengen, est valable trois mois. A son échéance, la personne obtient une autorisation de séjour provisoire.

Aujourd’hui, l’ODM assure que plus personne n’est reconduit en Syrie. Les proches des réfugiés syriens doivent, depuis novembre, offrir une garantie financière pour couvrir les frais fixes et l’assurance maladie. L’ODM précise que, si la vie de la personne est menacée, ces frais sont pris en charge. Certaines personnes qui sont entrées en Suisse via le visa facilité ont déposé une demande d’asile.

Le Conseil fédéral avait également décidé de prendre en charge un contingent global de 500 personnes particulièrement vulnérables, en collaboration avec l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Au vu de la situation désastreuse en Syrie, ce projet pilote d’une durée de trois ans s’est appliqué aux Syriens. A ce jour, seules 54 personnes (14 familles) ont été prises en charge par les cantons de Soleure et Uri, et sont spécialement soutenues dans leur démarche d’insertion. Depuis le début de la crise, la Suisse a versé 85 millions de francs pour l’aide sur place. Pour rappel, le Liban accueille 1 070 000 réfugiés, la Turquie 743 000, la Jordanie 594 000 et l’Irak 223 000.

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Lea Kloos
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