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L’incroyable épopée américaine de Joël dicker

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 06:00

Enquête.«La vérité sur l’affaire Harry Quebert», le roman à succès du Genevois, vient d’être lancé aux Etats-Unis. Un événement rare pour un auteur étranger. Son éditeur américain veut en faire un best-seller.

Julie Zaugg New York

Joël Dicker sourit d’entendre son nom prononcé avec un accent américain dans le haut-parleur. Il est arrivé pile à l’heure dans la librairie Barnes & Noble, sur Broadway, au cœur du district du livre, en cette soirée moite et humide de fin mai. Vêtu d’un pull blanc et d’un jean, souriant, le jeune auteur romand a pourtant «des papillons dans le ventre». Il est là pour le lancement officiel aux Etats-Unis de son roman, La vérité sur l’affaire Harry Quebert, devenu The Truth About the Harry Quebert Affair.

Ce livre, le deuxième publié et le sixième écrit par le Genevois de 28 ans, a connu un parcours spectaculaire. Traduit (ou en passe de l’être) en 38 langues, vendu à plus de 2 millions d’exemplaires, il a remporté le prix Goncourt des lycéens et le Grand Prix du roman de l’Académie française.

Joël Dicker s’installe sur l’estrade, derrière un podium en bois. «Je me sens comme le président des Etats-Unis», glisse-t-il avec un rire nerveux. L’espace est situé tout au fond de la librairie, coincé entre les rayons psychothérapie et philosophie. Le public est relativement clairsemé, une soixantaine de personnes tout au plus, mais la plupart connaissent l’auteur et son livre.

Ce diplômé en droit, fils d’une libraire et d’un professeur de français, se met à raconter comment il a commencé à écrire à l’âge de 6 ans, a fondé La Gazette des Animaux quelques années plus tard et a publié son premier roman, Les derniers jours de nos pères, en 2010, après que ses cinq premiers livres eurent été rejetés par tous les éditeurs. Son ton est plein d’autodérision. Il fait rire l’assemblée. Il relate ensuite comment il en est venu à rédiger un ouvrage de plus de 600 pages sur une jeune fille de 15 ans assassinée dans les années 70 dans une petite ville du New Hampshire et la quête d’un écrivain pour innocenter son mentor, un professeur de littérature qui a autrefois vécu une histoire d’amour avec l’adolescente.

«Je voulais raconter un récit à la première personne, mais on tombe vite dans l’autofiction lorsqu’on parle du lieu où l’on vit, explique-t-il en agitant les mains. Alors, j’ai décidé de situer mon roman en Nouvelle-Angleterre, que je connais bien pour y avoir passé de nombreuses vacances d’été dans la maison de mes cousins. Cela m’a permis de créer de la distance avec mon sujet.» A l’issue de sa présentation, il répond à quelques questions, puis s’installe à un pupitre pour signer des exemplaires de son ouvrage. L’événement a duré quarante-cinq minutes. Pas de petits fours ou de champagne à l’horizon; mais ce lancement représente déjà en soi un miracle.

Aventure extraordinaire

Notoirement difficile à percer, le marché américain du livre est dominé par la production anglophone. Moins de 1% de la fiction qui y est vendue est issue d’une traduction. Cela rend l’aventure américaine de Joël Dicker d’autant plus extraordinaire. Son livre a non seulement été traduit en anglais et publié aux Etats-Unis, mais son éditeur, Penguin, est l’une des plus grandes maisons du pays. Son ouvrage sera initialement tiré à 125 000 exemplaires, un chiffre impressionnant. «On le trouvera dans des librairies indépendantes, des chaînes comme Barnes & Noble et des grandes surfaces comme Target», indique son éditeur américain, John Siciliano.

Ce résultat est l’aboutissement d’un long processus qui a débuté en octobre 2012, à la Foire du livre de Francfort, le plus grand événement d’Europe pour la vente de droits littéraires à l’étranger. Cette année-là, La vérité sur l’affaire Harry Quebert était LE livre dont tout le monde parlait. «Après la foire, des agents littéraires étrangers ont commencé à venir nous voir à Paris», se souvient Bernard de Fallois, l’éditeur français qui a publié le roman en septembre 2012. Dans les mois qui suivent, les ventes explosent et une guerre s’engage pour le rachat des droits en anglais de l’ouvrage.

«Penguin UK a fait une offre intéressante fin 2012, mais j’ai finalement choisi Christopher MacLehose, parce qu’il parle français et il est très expérimenté», raconte cette légende de l’édition parisienne âgée aujourd’hui de près de 90 ans. «J’ai été séduit par cette histoire exceptionnellement intelligente, sans doute la meilleure que j’aie lue en dix ans», commente pour sa part Christopher MacLehose, qui se souvient d’une compétition féroce entre «au moins dix éditeurs anglais et dix américains». Le Britannique a du flair: il avait déjà racheté les droits du premier ouvrage de Stieg Larsson, l’auteur de la trilogie Millénium.

Course aux armements

Fin 2013, les Américains s’y intéressent à leur tour. «J’ai traqué le parcours de ce livre durant plus d’un an, suivant ses chiffres de vente et le regardant ravir la première place des classements littéraires à Inferno de Dan Brown en France, en Espagne et en Italie, se remémore John Siciliano, de Penguin USA. En septembre dernier, j’ai obtenu la traduction anglaise, que j’ai lue en un week-end. J’ai tout de suite su que ce livre aurait un potentiel immense sur le marché américain.»

S’engage alors une nouvelle course aux armements entre éditeurs pour obtenir le droit de publier le livre outre-Atlantique. Penguin USA finit par remporter la mise. «Nous étions sur la même longueur d’onde, relève Bernard de Fallois. John Siciliano ne voyait pas le livre uniquement comme un roman policer qui pouvait avoir un succès en termes de ventes. Il aimait également son côté littéraire.» Penguin USA a déboursé 500 000 dollars pour acheter les droits pour les Etats-Unis à l’anglais MacLehose. La plus importante acquisition de droits de son histoire.

Cela a valu à Joël Dicker de bénéficier d’une vraie campagne de promotion pour accompagner le lancement, le 27 mai, de son livre outre-Atlantique. Le jeune auteur suisse a eu droit à une tournée de huit villes, dont New York, Chicago, Seattle, Phoenix et Houston, «les principaux marchés aux Etats-Unis». Et Exeter, New Hampshire, «parce que le livre s’y passe», précise Lindsay Prevette, sa publiciste. Penguin USA avait déjà balisé le terrain en organisant un dîner avec des journalistes en février et une tournée des libraires de Boston, Chicago et San Francisco en avril.

«Nous soutenons ce livre comme un best-seller», précise John Siciliano. Le matériel de communication qui accompagne la sortie du roman insiste sur la filiation entre Joël Dicker et plusieurs monuments de la littérature ou du cinéma américains, comme L’hôtel New Hampshire de John Irving, In Cold Blood de Truman Capote ou Twin Peaks de David Lynch. Il rappelle en outre avec insistance les étés passés par le Genevois en Nouvelle-Angleterre et parle de son amour pour Romain Gary, un auteur français qui a beaucoup écrit sur les Etats-Unis.

Prose à l’eau de rose

Les résultats de l’offensive de communication menée par Penguin se font déjà sentir. «La revue Publishers Weekly nous a consacré sa critique de la semaine et Amazon.com le fera figurer en tête du site durant tout le mois de mai», détaille John Siciliano. Samedi, la chaîne CBS l’a cité parmi ses quatre livres essentiels de l’été.

L’éditeur pense que l’un des principaux atouts du livre est de s’adresser à une large audience. «Il parle à la fois aux lecteurs avertis, qui apprécieront l’histoire dans l’histoire de l’écrivain et de son livre, et au grand public, qui cherche un bon roman policier à emmener à la plage», note-t-il. Le lectorat américain sera en outre sensible à l’accent mis sur le scénario et les personnages, dans la grande tradition du story­­telling anglophone, estime Sam Taylor, qui a traduit l’ouvrage en anglais. «C’est un roman très américain, dit-il. L’écriture est directe et sans chichi. Il se distingue à cet égard de la plupart des ouvrages francophones, très expérimentaux au niveau du style.»

Si ce lancement américain se déroule sans accroc, les premières critiques de La vérité sur l’affaire Harry Quebert n’ont pourtant pas été tendres. Le Washington Post le décrit comme «une grosse gorgée de roman pop un peu sirupeux» et parle d’un livre «maladroit». Le New York Times juge que la description faite par Joël Dicker de la vie américaine est «atone». Pour Entertainment Weekly, «Quebert est un très mauvais livre rempli de prose à l’eau de rose, de retournements peu crédibles et de dialogues qui semblent sortir tout droit d’une bulle de Roy Lichtenstein». Le magazine s’offusque également de la relation entretenue par Harry Quebert avec une adolescente de 15 ans.

Joël Dicker savait qu’en choisissant d’écrire un roman qui se déroule aux Etats-Unis il s’exposait aux critiques, à tel point qu’il a même songé un temps à faire de Harry Quebert un Français exilé aux Etats-Unis. «Le public local est toujours plus regardant, plus dur à contenter, dit-il. Paulo Coelho a vécu la même chose lorsqu’il a écrit un roman se passant à Genève.»

Trompés sur la marchandise

La dureté des critiques américains est également due au fait qu’ils ont été en partie trompés sur la marchandise. «Après la foire de Francfort, tout le monde a présenté le livre comme le nouveau Millénium et il a de ce fait été assimilé à un polar, raconte Joël Dicker. Or, c’est tout sauf ça. Je n’ai jamais cherché à suivre les codes très précis imposés par ce genre.» Conscient que l’étiquette «Millénium bis» a le potentiel de faire vendre, Penguin ne cherche que très modérément à rétablir les faits, n’hésitant pas à citer Stieg Larsson et Dan Brown, l’auteur du Da Vinci Code, dans son matériel promotionnel.

Le marché américain du livre vit en effet une révolution sous les coups de boutoir de l’effet Stieg Larsson. «Les éditeurs américains se sont mis à traduire une ribambelle de romans policiers scandinaves qui n’auraient normalement jamais vu le jour en anglais», relève Kent Carroll, le chef du bureau new-yorkais d’Europa Editions, une maison qui vient de créer une série consacrée aux policiers étrangers appelée World Noir. «Sur ce marché du polar traduit, les Français occupent une place de choix, aux côtés des Suédois», précise Laurence Marie, à la tête du département livres de l’ambassade de France aux Etats-Unis.

MacLehose, celui-là même qui a racheté les droits en anglais de La vérité sur l’affaire Harry Quebert, a lancé son bureau new-yorkais en juin dernier avec la publication d’Alex, un thriller de Pierre Lemaître. Jean-Claude Izzo, Caryl Férey ou Sylvie Granotier font partie des auteurs de policiers français récemment traduits aux Etats-Unis.

Ce regain d’intérêt pour la littérature française dépasse le seul genre policier. «Entre 2010 et 2013, le nombre de romans francophones traduits aux Etats-Unis a crû de 50%, dit Laurence Marie. En 2014, il y en aura 394, dont 149 de fiction.» Les livres en français sont désormais ceux que l’on traduit le plus outre-Atlantique, devant les ouvrages en allemand et en espagnol. Cela a valu quelques beaux succès à la littérature française, comme le million de copies de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery écoulés aux Etats-Unis.

Le type de romans traduits a également changé. «Jusqu’ici, les éditeurs américains s’intéressaient surtout aux ouvrages très littéraires, à l’écriture stylisée, où l’histoire prenait une place de second plan, car c’était tout le contraire de ce qui se faisait ici», explique Laurence Marie. Récemment, ils ont toutefois commencé à publier des romans plus grand public, dont le récit se passe aux Etats-Unis. «Les Américains ont soif de romans étrangers qui reprennent les grands thèmes de la psyché et du rêve américain, comme la liberté, l’ascension sociale et la lutte entre le bien et le mal», juge Kent Carroll. Des ingrédients qui figurent tous dans le roman de Joël Dicker.

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Aline Paley
SOURCE: Éditions de Fallois
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Les entreprises font preuve de fair-play avec leur personnel

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Mercredi, 11 Juin, 2014 - 05:56

Zoom. Des administrations interdisent le visionnement des matchs sur le lieu de travail, notamment pour éviter d’engorger les réseaux. Tandis que certaines entreprises autorisent des aménagements du temps de travail ou mettent des téléviseurs à disposition.

William Türler

A l’approche de la Coupe du monde de football au Brésil, une question se pose avec acuité au sein des entreprises et des municipalités: comment concilier le visionnement des matchs, notamment ceux de l’équipe nationale, avec le respect des heures de travail au bureau et le sommeil du voisinage? En raison du décalage horaire, de nombreuses rencontres débuteront en Suisse à 18 heures, 21 heures ou minuit. Un aménagement est-il envisageable pour les personnes qui souhaiteraient sortir plus tôt du travail et, surtout, arriver plus tard le matin après les soirs de matchs?

En Allemagne, des syndicats ont déposé une demande visant à adapter les horaires des employés dans le cadre de la compétition. Ils ont reçu un accueil favorable du patronat se déclarant prêt à faire un geste pour les rencontres auxquelles participe la Mannschaft. Qu’en est-il en Suisse? Dans l’ensemble, aucune adaptation des horaires ne semble à l’ordre du jour. En revanche, certains organismes se montrent plus prévoyants que d’autres. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a, par exemple, récemment envoyé un e-mail au personnel concernant l’utilisation de l’internet sur le lieu de travail. Le but étant d’éviter que les connexions n’explosent «surtout lors d’événements de grande envergure» et ne paralysent les supports de communication, comme cela a pu être observé par le passé.

«Depuis quelque temps déjà, une forte augmentation des connexions à l’internet a été constatée, entraînant un engorgement au sein du réseau informatique de la Confédération, relève le porte-parole du DFAE, Pierre-Alain Eltschinger. Il en résulte un ralentissement notoire, voire, dans certains cas, une interruption de la transmission des données. Ce courriel a pour but de sensibiliser nos collaborateurs à cette problématique.» D’autant que le ministère a besoin à tout instant de conserver des moyens de communication fiables avec ses quelque 170 représentations réparties dans le monde.

S’interrogeant sur le bien-fondé d’une utilisation à des fins privées des moyens de communication mis à disposition par l’employeur, le DFAE envisage de procéder durant le mois de juin à une mesure des «activités internet». Celle-ci pourra déboucher sur des évaluations individuelles et d’éventuelles sanctions en cas d’utilisation excessive.

Responsabilité des collaborateurs

Lors du Mondial de 2010 en Afrique du Sud, l’association professionnelle britannique Chartered Management Institute avait estimé les pertes de productivité pour les entreprises anglaises à environ 1,6 milliard de francs. L’organisation avait tenu compte d’une perte moyenne de 2,35 heures de productivité par employé au cours de l’événement. En raison de la diffusion tardive des matchs cette année, épargnant en partie les heures classiques de travail, les entreprises helvétiques ne semblent pas, pour l’instant, s’inquiéter outre mesure à ce sujet.

Chez Credit Suisse, sponsor de l’équipe nationale depuis une vingtaine d’années, aucune directive spécifique n’a été édictée. Lors de toutes les grandes manifestations sportives, le principe consiste à se fier à la responsabilité des collaborateurs et des chefs de service. «Par ailleurs, les employés devant suivre des horaires réguliers, tels que les collaborateurs aux guichets, ne travaillent plus à 18 heures», note le porte-parole de la banque, Jean-Paul Darbellay. Libre aux autres d’aménager leur emploi du temps, dans le cadre d’un management «par objectif».

Même discours chez Nestlé Suisse, où aucun aménagement particulier n’est prévu. «De manière générale, nous faisons confiance à nos collaborateurs, qui s’organisent en conséquence», note le porte-parole, Philippe Oertlé. Il souligne que divers téléviseurs sont présents au sein du groupe à La Tour-de-Peilz et que l’on peut les allumer si intérêt. Idem pour les ordinateurs. «Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que l’on doit passer son temps à regarder les matchs!»

Lieux publics réglementés

Qu’en est-il du côté des espaces publics? Les dispositions en matière de diffusion des matchs varient selon les communes. A Lausanne, les établissements peuvent déposer une demande d’autorisation auprès de la police du commerce afin d’adapter leurs horaires et placer des écrans de 5,5 mètres de diagonale au maximum en terrasse. Les ouvertures seront tolérées jusqu’à 2 heures du matin au plus tard. A Genève, à l’image des précédents grands événements sportifs depuis 2008, les écrans resteront interdits sur les terrasses et hors des murs des établissements sur tout le territoire de la ville. Une fan zone est cependant prévue sur l’espace du parking du centre sportif des Vernets. Reste l’option de tourner les écrans vers l’extérieur, derrière les vitrines. A condition, néanmoins, de ne pas monter le volume outre mesure: le Département de l’environnement urbain et de la sécurité prévient que la police procédera à des contrôles et sanctionnera les abus, au cas par cas.

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Pénurie de médicaments: la Suisse réagit enfin, mais est-ce suffisant?

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:54

Analyse. Toujours plus nombreuses, les ruptures de stock de médicaments peuvent remettre en cause la sécurité des patients. Pour tenter de pallier ce problème, la Suisse veut mettre en place un système d’alerte afin de détecter les pénuries suffisamment tôt.

Enfin. La Confédération s’est enfin décidée à agir face aux pénuries de médicaments qui n’ont cessé de se multiplier depuis le milieu des années 2000. Médicaments anticancéreux, antibiotiques, antidépresseurs, anesthésiants... Autant de préparations qui manquent toujours plus à l’appel à l’échelle mondiale. Autant de produits jugés critiques car indispensables à la santé publique.

Au cours de l’été passé, ce sont les antithyroïdiens et les hormones thyroïdiennes de synthèse qui étaient en rupture de stock dans les rayons des pharmacies suisses et européennes. Des millions de personnes étant concernées par divers troubles de la thyroïde, les conséquences ne se sont pas fait attendre: ruée sur les derniers emballages disponibles et vagues de panique sur les forums consacrés à la question.

Ordonnance en main, dans l’attente de son médicament, le patient faisait alors face au désarroi des pharmaciens, dans l’incapacité immédiate de dire combien de temps la pénurie durerait, avant d’être renvoyé à d’autres officines, où le même scénario rocambolesque se répétait. Finalement, le malade était redirigé vers d’autres substances, dont certaines quasi similaires, mais trois fois plus chères et non remboursées par les assurances maladie. On a vu mieux en termes de gestion des coûts du système de santé.

Heureusement, cette rupture de stock a cessé quelques mois plus tard, mais elle a laissé la place à d’autres pénuries, tout aussi problématiques. «A l’heure actuelle, ce sont surtout les vaccins qui manquent en Suisse, et notamment ceux destinés aux nouveaux-nés. Les pédiatres doivent donc se débrouiller autrement en trouvant des produits de substitution», explique Pascal Bonnabry, pharmacien-chef des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

Car ce problème de taille touche certes les malades dans leur santé, mais aussi les médecins dans leurs choix des protocoles thérapeutiques pour leurs patients. Face au manque d’une substance active, ils se voient dans l’obligation de s’adapter rapidement, tout en étant parfois contraints de revenir à un traitement moins efficace, mais disponible. Et l’on ose à peine imaginer le scénario catastrophe lors d’absence de solution de remplacement, notamment dans le domaine de l’oncologie, où la quasi-totalité des principes actifs «classiques» peuvent venir à manquer.

Colosse aux pieds d’argile

Jusqu’ici, Swissmedic et les autorités politiques semblaient aveugles, incapables de saisir l’ampleur du problème. Et ce alors qu’une même question lancinante resurgissait régulièrement dans le débat public par le biais des professionnels de la santé visiblement très inquiets: comment donc est-il possible que la Suisse, qui possède l’un des meilleurs systèmes hospitaliers du monde coûtant des milliards de francs, qui vit à l’ombre de grands groupes pharmaceutiques, ne puisse pas disposer des médicaments de base dont les patients ont besoin?

La réponse est à chercher du côté de l’industrie pharmaceutique. Mondialisation et complexité croissante des circuits de fabrication ont fait de ce secteur qui pèse des milliards (en 2012, l’ensemble du marché pharmaceutique mondial était évalué à 856 milliards de dollars – le PIB de la Suisse étant, lui, de 631 milliards de dollars) un colosse aux pieds d’argile.

Manque de matières premières, problème de qualité lors de la production, délocalisation dans les pays émergents pour des raisons économiques (60 à 80 % des principes actifs sont aujourd’hui produits hors d’Europe, contre 20 % il y a trente ans), hausse de la demande, pression croissante sur les coûts: autant de facteurs qui expliquent les pénuries.

Tout comme la recherche effrénée d’optimisation des sites de production qui pousse l’industrie à produire à flux tendu. En faisant tourner leurs usines à 70 voire 80 % de leur capacité, les pharmas ont peu de marge de manœuvre pour s’adapter en cas d’augmentation brutale de la demande. Une poussière dans le rouage et c’est toute la mécanique qui s’enraie.

Le très sérieux New England Journal of Medicine avance pour sa part une raison bien plus mercantile: «L’industrie cherche à faire disparaître les vieux médicaments, vendus sous forme de génériques, dans le but d’accroître la consommation des plus récents, beaucoup plus rentables.» Une stratégie qui s’explique lorsque l’on sait que les marges des nouvelles substances peuvent être de 20 à 50 fois plus importantes que celles des génériques.

«Il n’est pas exclu que les pénuries soient quelquefois organisées dans le but d’augmenter indirectement les profits des fournisseurs via une hausse des prix ou en forçant le remplacement par des produits plus chers. Mais d’autres fois elles semblent réellement imprévues et prennent tout le monde de court», tempère Thierry Buclin, chef de la Division de pharmacologie clinique du CHUV, à Lausanne.

Coup de poing contre petits pas

Est-ce l’intervention coup-de-poing de Barack Obama devant le Congrès américain en novembre 2011 qui a finalement poussé les autorités suisses à sortir de leur torpeur trois ans plus tard?
Face aux pénuries de médicaments qui entravaient le bon fonctionnement du système de santé, le président des Etats-Unis a rapidement mis en place un processus flexible d’importation des médicaments tout en obligeant les entreprises à divulguer à la Food and Drug Administration (FDA) tout manque de stock et ralentissement de la production en totale transparence.

La FDA recevait également le mandat d’enquêter sur les causes de pénuries, ainsi que sur le problème de non-diversification des manufacturiers de médicaments.

En Suisse, il est désormais question de mettre en place un système d’alerte un peu similaire, une plateforme élaborée entre cette année et l’an prochain qui devra permettre de «cerner rapidement les produits critiques, de détecter les causes principales d’une pénurie et d’accélérer les processus décisionnels».

Quant à une quelconque pression sur les laboratoires pharmaceutiques, c’est davantage la politique des petits pas qui prévaut. Dans un premier temps, les pharmas seront dans l’obligation de notifier les manques de principes actifs critiques prédéfinis. Bémol de taille: la liste est limitée à un nombre aussi petit que possible, afin que les entreprises puissent s’acquitter «rapidement et facilement de leur obligation de notifier les perturbations».

Dans un second temps, les produits connaissant régulièrement des pénuries seront soumis à un système de surveillance, afin d’assurer un suivi régulier des quantités stockées. Des notifications qui se feront sous forme électronique, sur une plateforme en ligne et centralisées par l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE).

«Il s’agit de mesures beaucoup plus soft qu’aux Etats-Unis, mais c’est mieux que rien», confie Pascal Bonnabry.

Étatiser les pharmas?

La mise en place de cette plateforme d’information et de coordination permettra certes de détecter les pénuries plus rapidement, et aidera certainement le travail des pharmaciens d’hôpitaux dans leur gestion des stocks et la recherche de solutions de remplacement, mais sera-t-elle réellement suffisante pour assurer un bon approvisionnement du marché helvétique, un marché si étroit qu’on le dit particulièrement vulnérable aux arrêts de production précoces?

«C’est un pas dans une direction qui me semble correspondre à un besoin réel, car ces ruptures de stock sont en effet un peu inquiétantes. Mais ce n’est à mon avis qu’un premier pas. Car des annonces de menace de pénurie risquent aussi d’être employées par les industries pour influencer les prix à la hausse», s’inquiète Thierry Buclin.

Alors que le Ministère de la santé français penche pour la mise en place de freins à l’exportation inappropriée de médicaments indispensables, Thierry Buclin envisage une solution encore plus radicale: la création ou la reprise d’entreprises pharmaceutiques par l’Etat dans le cadre d’une compagnie nationale. Une proposition qui a émergé lors de la menace de fermeture de l’unité de production nyonnaise de Novartis en novembre 2011.

«Ce que j’appelle de mes vœux, c’est une subsidiarité privé-public dans le domaine du médicament, comme il en existe dans maints secteurs de l’économie. La collectivité devrait pouvoir se doter de moyens de produire des médicaments de base à prix concurrentiels pour pouvoir réagir aux pénuries menaçant les médicaments essentiels, qui sont souvent d’anciens produits peu chers dégageant de faibles marges pour le fabricant.» Une complémentarité qui constituerait la meilleure garantie d’un service optimal au citoyen-consommateur.

Pour le chef de la division de pharmacologie clinique du CHUV, cette solution aurait également pour avantage de «donner les moyens de produire des génériques clairement plus abordables et permettrait de contrer un peu les abus des pharmas, celles-ci incitant en contrepartie l’entreprise publique à rester efficace et attentive au client».

La reprise d’entreprises pharma­ceutiques par l’Etat; un partenariat public-privé. Voilà donc des solutions radicales mais peut-être les seules efficaces devant les tergiversations des autorités suisses à réellement faire pression sur les entreprises pharmaceutiques.

sylvie.logean@hebdo.ch@sylvielogean
Blog: «Acquit de science», sur www.hebdo.ch

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«Le complot Médicis» Polar florentin

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:54

Que s’est-il passé exactement le 26 avril 1478 dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, à Florence? Qui a aidé Francesco de’ Pazzi à fomenter le complot contre Julien et Laurent de Médicis? Une jeune chercheuse en histoire de l’art se plonge dans les carnets du peintre Pierpaolo Masoni, l’un des témoins du drame, et se retrouve mêlée à l’un des plus passionnants mystères de la Renaissance. Drames d’antan et amours esthètes: l’Espagnole Susana Fortes, passionnée d’histoire de l’art, connaît son affaire. Le complot Médicis se dévore comme un polar historique inoffensif mais passionnant et instructif.

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Alain Valterio: "Le drame de l’éducation, c’est qu’il y a trop de psys et pas assez d’adultes."

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:55

Interview La «culture psy» est notre nouvelle religion et elle n’a pas que du bon. Un analyste valaisan l’affirme dans un livre percutant.

A une adolescente anorexique qui lui demandait quoi faire pour s’en sortir, Alain Valterio a répondu, publiquement, sur son blog: «Mange, sale gamine!»

C’est un psy qui aime la provocation. Qui affirme, sans crainte du paradoxe, qu’il y a trop de psys et pas assez d’adultes. Entendez: la culture thérapeutique a pris le dessus, on préfère soigner qu’éduquer. Dans un livre fraîchement paru, ce Valaisan incorrect met les pieds dans tous les plats pour dire sa conviction. Il dénonce la «pédolâtrie» ambiante, la «sacralisation de l’empathie», la «bouillie des genres». Et soutient sans broncher que la maltraitance des parents par les enfants est un grand fléau de notre époque.

Mais la provocation, chez ce jungien rugueux, ne naît pas que de la mauvaise humeur: c’est une posture, un choix plus maîtrisé qu’il n’y paraît, voilà ce que le lecteur comprend au fil des pages de Névrose psy. «Là, il exagère», ne cesse-t-on de penser en lisant. Tout en admettant que la mordante ironie de l’auteur a le mérite de formuler un malaise diffus, maintes fois ressenti.

Calé dans un fauteuil relax dans son cabinet du centre-ville de Sion, la main gauche tripotant un chapelet en bois géant, l’homme parle du haut d’une expérience de trente ans, avec une honnêteté qui en impose. Le débat qu’Alain Valterio veut susciter gagnerait à s’ouvrir.

Vous invitez les hommes à cultiver leur virilité et faites l’éloge de la «fessée bien pesée»: vous prenez beaucoup de plaisir à provoquer. Etes-vous vraiment un macho partisan des sévices corporels?

Tout ce que je dis pourrait être nuancé, car tout est toujours plus compliqué, bien sûr. Mais je ne veux pas nuancer: ce ton que j’ai choisi est une réponse au ton thérapeutique ambiant, qui diffuse sa mielleuse bienveillance comme une musique de supermarché. Certains me traiteront de macho et de réac. Chez d’autres, je sais que je vais provoquer un sentiment de jubilation. Mon ton est celui de l’inconscient, il se veut libérateur.

Etes-vous macho, oui ou non?

J’ai été, en 1968, un féministe de la première heure. Ce que je suis aujourd’hui, c’est un partisan des différences. Je considère que ce qui distingue un homme d’une femme, le noir du blanc, un homo d’un hétéro, un enfant d’un adulte, est une source de bonheur et pas seulement une regrettable discrimination.

Pour les châtiments corporels?

Pas du tout! J’essaie de faire comprendre que les adultes gagneraient à retrouver, face à l’enfant, une spontanéité éducative qui leur fait cruellement défaut. A un mioche insupportable, il faut pouvoir dire: «Stop, tu m’emmerdes!» Mais la peur de mal faire inhibe les parents, les rend craintifs et impuissants. Le mot «punir» est devenu tabou, comme «interdire». On parle de motiver, prévenir, informer, mais interdire, jamais.

Pourquoi?

Nous sommes imprégnés de la promesse véhiculée par le discours thérapeutique: on peut faire mieux que d’interdire. Votre enfant passe trop de temps devant l’ordinateur? Envoyez-le nous, on a des techniques. Les parents aiment car cela nourrit en eux l’illusion qu’ils pourront faire l’économie de l’éducation et de ses désagréments. Seule comptera l’affection qu’ils dispensent; les problèmes, ça se soigne chez le thérapeute. Le drame de l’éducation aujourd’hui est qu’il y a trop de psys et pas assez d’adultes. Je précise que je ne tiens pas un discours sur comment éduquer. J’essaie de comprendre pourquoi les adultes ont perdu pied. Et j’aimerais les encourager à être bien dans leurs bottes.

Qu’appelez-vous la «psyrose»?

Ce que je veux signifier par ce néologisme, c’est que la thérapie, née sur le divan, est sortie de ses murs pour se diffuser dans tous les domaines de la société. Jusqu’ici, on n’a relevé que les aspects positifs de cette évolution. Mais l’imprégnation des esprits a aussi des effets pathogènes. Dans les années 70, on a beaucoup dénoncé le fait que nous étions tous des névrosés de la culture judéo-chrétienne. Aujourd’hui, le facteur d’inhibition, la nouvelle religion délétère, c’est la psyrose.

Autre néologisme: la «pédolâtrie».

J’observe que l’enfant est mis au centre de tout et la première victime de cette vénération, c’est lui-même. Car il n’est pas en mesure d’assumer ce pouvoir qui lui est donné, tout en cherchant éperdument à le conserver. Il est comme le roi de l’île qui ne peut pas dormir car s’il s’endort un autre prendra sa place. C’est très angoissant: ce n’est pas un hasard si les troubles paniques et les angoisses de mort imminente sont en augmentation chez les jeunes.

Pourquoi la pédolâtrie ferait-elle le lit des comportements addictifs?

Etre une star, cela met l’enfant dans un état d’inflation psychique, il carbure au sentiment de toute-puissance, comme le cocaïnomane. Et, comme lui, il a besoin d’être continuellement dans cet état. Quand on est une star, on n’a jamais assez de lumière, d’amour, de substances. Ce dont un enfant a besoin, ce n’est pas d’être la vedette, c’est d’avoir quelqu’un au-dessus de lui, qui d’une part lui désigne sa place et d’autre part l’incite à se dépasser.

Les enfants ont besoin d’adultes debout, qui leur donnent envie de grandir: vous parlez comme Françoise Dolto. Tous les discours psys ne sont donc pas nuisibles?

Dolto n’était pas une psyrosée! Je ne remets en cause ni Dolto, ni Freud, encore moins Jung; mais ce que leurs idées sont devenues, diluées et dénaturées dans une liturgie lénifiante qui a bien peu à voir avec les messages d’origine.

Votre livre présente une galerie impressionnante de parents maltraités. Des cas exceptionnels?

Pas si exceptionnels que ça. Les gens défilent dans ce cabinet depuis trente ans et je suis témoin de situations insensées. Des parents qui rentrent le soir chez eux et se retrouvent enfermés dehors par leur ado qui veut fricoter en paix. Un père que ses trois enfants appellent quotidiennement «trou du cul» sous le regard complice de la mère et qui se retrouve au poste de police pour avoir poussé son fils qui l’agressait. Ou ce couple venu demander conseil pour son fils et qui, le temps d’une consultation, se laisse interrompre sept fois par des appels téléphoniques du môme en question. La maltraitance des parents par les enfants est un problème psychosocial majeur d’aujourd’hui. Il n’y a jamais eu aussi peu de hiérarchie entre les générations et cet aplatissement a des effets délétères. On ne pouvait pas faire l’économie de 1968 et de ses remises en cause. Mais en 2014, les parents doivent remettre de la distance entre eux et leurs enfants.

La psyrose expliquerait en partie, selon vous, la baisse de la fécondité. En quoi?

Avoir un enfant aujourd’hui suppose un tel investissement et une telle angoisse que ça fait peur.

Mais on ne voit partout que des people rayonnants avec leur bébé!

Et si la pédolâtrie n’était pas, justement, un signe de peur? L’enfant, cet intouchable que l’on vénère, est une idole fragile, dont on craint constamment qu’elle casse, subisse un traumatisme, se suicide. Jamais les parents n’ont eu aussi peur du suicide de leurs enfants.

C’est l’inquiétude maternelle qui a pris le dessus?

Oui, la psyrose impose une vision maternelle de l’éducation. Dans la distribution traditionnelle des rôles, la mère protège, le père initie. Il dit: «J’ai confiance dans le fait que tu vas pouvoir surmonter l’épreuve.» Quand j’étais jeune, c’est lui qui dictait la loi. Aujourd’hui, c’est la mère qui dicte au père son attitude face à l’enfant. Et ce qu’elle lui demande, c’est d’être une deuxième mère.

Cette distribution des rôles appartient au passé, les configurations familiales se diversifient. Pourquoi la mère ne jouerait-elle pas le rôle initiateur?

Elle peut, quand les rôles sont redistribués. Ce qui m’importe d’affirmer, c’est qu’il faut réinjecter du père dans l’éducation, quelle que soit la personne qui se glisse dans ses bottes. Cela dit, je suis convaincu qu’on ne liquide pas la nature d’un revers de main: la fusion corporelle initiale avec le bébé est, pour la mère, une réalité puissante, qui l’amène à tendre vers un comportement protecteur.

Un enfant n’a rien à faire chez le psy, écrivez-vous. Encore une provocation?

Je suis sérieux. Aux parents qui me téléphonent pour leur enfant, je dis: «C’est vous que je veux voir, pas lui.» Je pense qu’il faut travailler non pas avec l’enfant, mais avec les adultes de référence qui l’entourent. Lorsqu’on envoie un enfant chez le psy, il ne nouera un lien avec le thérapeute que si ce dernier se fait son allié contre les autres adultes. Et ça, c’est une catastrophe: parents et éducateurs sont disqualifiés, l’éducatif se soumet au thérapeutique.

Dolto a fait tout faux, alors?

Au temps de Dolto, la psyrose n’existait pas. Elle et d’autres ont fait un travail formidable et nécessaire, notamment en instaurant la bienveillance face aux personnes souffrant de troubles psychiques. Mais aujourd’hui, la bienveillance a viré à la complaisance: le trouble donne des privilèges à celui qui souffre, la posture victimaire est encouragée. Et autour de l’enfant à problèmes, les adultes ne se sentent plus en droit de lui dire que sa souffrance ne lui donne pas le droit d’être infernal.

Vous, vous dites à la jeune fille anorexique: «Mange, sale gamine!» C’est votre méthode pour guérir les troubles de l’alimentation?

Ce n’est certainement pas une méthode miracle. Mais les parents d’anorexiques vivent un enfer, une agression, et ils ne se sentent plus en droit de le dire. «Mange, sale gamine!» c’est plus vivifiant que: «Tu es malade, ma pauvre.» On a complètement stérilisé le vocabulaire. Dire à un enfant qui a fait pipi au lit: «Tu souffres d’énurésie», c’est sans odeur: ça prive le symptôme de son lien avec l’âme.
Vous dites aussi qu’un psychothérapeute n’est pas plus efficace qu’un charlatan. Qu’attendez-vous pour changer de métier?

Il faut être modeste. Je crois être utile à certains patients, mais je suis bien obligé d’admettre que d’autres sont venus chez moi et n’en ont rien retiré, puis sont allés se faire imposer les mains et se sont sentis mieux. Ce qui marche ou non en thérapie reste un grand mystère, les discours triomphants basés sur des données soi-disant objectives n’y pourront rien. J’ai bon espoir d’aider mes patients à se libérer de la psyrose. Je crois que la thérapie doit être remise en question comme la religion l’a été. Je le dis en tant que croyant.

* «Névrose psy -
Les effets de la psychologisation sur les menatlités», Alain Valterio, Favre, 295 p.profil


Alain Valterio

Né en 1952 à Sion, il est licencié en psychologie et diplômé de l’Institut C. G. Jung de Zurich. Il exerce comme analyste en cabinet privé à Sion depuis trente ans et intervient comme superviseur en milieu éducatif. Il tient une chronique dans Coopération, ainsi qu’un blog sur les rêves, sur le site du journal. Il parle rêves aussi sur Radio Rhône une fois par mois (Ici et Maintenant).

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Et si c’était nous ?

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:56

Coupe du monde. Il n’y a eu depuis 1930 que huit vainqueurs de la Coupe du monde de football. Et si cette fois un petit l’emportait? L’Algérie? La Belgique? La Suisse?

Le sport aime les surprises, dit-on. Il sécréterait comme un parfum de glorieuse incertitude. Pourtant, s’il existe une compétition où les invités sur la plus haute marche du podium sont toujours un peu les mêmes, c’est bien la Coupe du monde de football. En dix-neuf éditions depuis 1930, il n’y a eu que huit vainqueurs différents. Et encore, lors de leur première victoire, seules trois nations n’étaient pas le pays hôte (l’Allemagne en 1954 en Suisse, le Brésil en Suède en 58 et l’Espagne en Afrique du Sud il y a quatre ans). Dans le sens inverse, certains pays n’ont été fichus de gagner que sur leur terrain: l’Angleterre en 1966 et la France en 1998.

A force, il s’est dégagé une aristocratie du football. Le Brésil cinq fois victorieux et qui espère l’être encore. Les Italiens quadruples champions, toujours dangereux. Les Allemands triples vainqueurs et demeurant une équipe à battre. Les Argentins, les Uruguayens, l’Espagne qui domine la planète foot depuis quelques années. Même les Français, qui croient encore être des favoris systématiques, alors que la victoire de 1998 est déjà loin.

Une génétique de gagnant

Parce qu’un pays qui a goûté au titre de champion du monde en garde une force, au moins dans sa tête. Se transmet ainsi aux générations de joueurs qui suivent une génétique de gagnant: ce qui a été accompli peut se reproduire. Les joueurs italiens, les Brésiliens entrent ainsi sur le terrain avec une sorte d’expérience cumulée, celle du club chic des vainqueurs de la Coupe, même si c’est la première fois qu’ils y participent. Cet état d’esprit est un avantage décisif. Avoir joué des finales ne suffit pas. C’est même plutôt une affaire à générer des malédictions vous renvoyant dans le mou troupeau des nations «normales»: la Hongrie en 38, puis celle de Puskás en 54, et puis plus rien. Les Tchèques, deux fois deuxièmes, les Pays-Bas, trois fois, et qui donnent le sentiment qu’ils n’y arriveront jamais. Au niveau européen, il y a bien quelques surprises. Le coup du Danemark en 1992. Le hold-up grec de 2004. Peut-être la Russie en 1960 ou la Tchécoslovaquie de 1976. Autrement, on retrouve les mêmes.

A ce compte-là, il faut être culotté pour imaginer un autre champion que le Brésil, le 13 juillet prochain. Le pays le plus titré, et qui joue chez lui, belote et rebelote programmée. Et pourtant, un jour, il se passera bien quelque chose de complètement inattendu, de fou, avec par exemple l’un des 24 pays présents au Brésil et qui n’ont jamais gagné. Un champion révolutionnaire, qui casserait toutes ces statistiques et l’inertie des certitudes. Qui sont les mieux placés pour ça, en 2014? Regardons le fameux «classement FIFA». Il est terriblement sujet à caution, il a ses détracteurs: son système fonctionne un peu comme au tennis, avec des points accumulés sur une période donnée, davantage de points s’il s’agit d’un match officiel, moins si c’est de l’amical, etc.

l’insolence heureuse

Quand on regarde ce classement, le premier pays apparaissant et qui n’a encore jamais été champion, c’est le Portugal emmené par Cristiano Ronaldo, le meilleur joueur du monde. Des Brésiliens d’Europe, les anciens colons: ils sont là-bas un tout petit peu chez eux. Et puis Cristiano peut tout: cette équipe a sa chance. Le deuxième onze à n’avoir jamais gagné, c’est… la Suisse. Et si c’était nous? La Nati est classée 6e nation mondiale, cette semaine. C’est aussitôt l’exemple que vous sortent les autres pays, à commencer par la prétentieuse France ou l’Italie, pour vous démontrer que le classement FIFA est archi-foireux. Pourtant les Suisses ont leur mini-Ronaldo aussi, il s’appelle Shaqiri. Ils ont un grand coach, Hitzfeld. Ils ont battu l’Allemagne et le Brésil (en amical, c’est vrai…). Les équipes de moins de 17 et de moins de 21 ans ont fait des résultats incroyables ces dernières années. Mais c’est comme ça: personne n’y croit une seconde. La génétique des gagnants, c’est dans la tête, on vous dit. Et dans celle des Suisses, il n’y a pas cet historique d’une victoire qui vous fait grands à jamais. Besogneux, ennuyeux, solides, bien en place, oui, huitième de finale, peut-être, guère plus. Aux joueurs de démontrer le contraire: certains n’ont peur de rien, portés par l’insolence heureuse de la jeunesse.

L’équipe la plus citée en possible outsider, c’en est une autre: la Belgique, emmenée par le formidable attaquant Eden Hazard. Une génération dorée, vitesse, confiance. Après, il reste tous les autres, notamment les Africains, Algérie, Côte d’Ivoire, etc. Ils ont une magie, ils sont toujours espérés et ne dépassent en principe pas les quarts de finale. Mais toutes les aristocraties ont une fin: le château fort du football finira par tomber, lui aussi.

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La révolution du long

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:57

Zoom. Nespresso innove avec une nouvelle capsule, bardée de protections, qui percole à 7000 tours/minute.

François Pilet

Virage dangereux. Nespresso, dont l’immense succès est fondé sur la mise en capsules de l’art subtil de l’expresso italien, amorce une révolution copernicienne. Vingt-huit ans après sa création, partie d’un trait de génie de l’ingénieur Eric Favre dans un bar de Rome, la filiale de Nestlé est discrètement en train de changer de cap. Elle estime maintenant que son avenir est dans le café long.

Mais, attention, pas le café long au sens auquel vous l’entendez, genre expresso rallongé de buffet de gare. Quand Nespresso dit long, c’est vraiment long. Le vrai mug, à l’américaine. Le jus XXL à emporter dans sa tasse en carton et qu’on laisse refroidir dans l’accoudoir de la Dodge.

Cette stratégie passe par une nouvelle gamme, baptisée VertuoLine, dont la commercialisation a débuté en février dernier aux Etats-Unis. Ses machines avalent un nouveau type de capsules vendues en deux tailles, les petites, pour un «espresso authentique», et les grandes – contenant 13 grammes de café, contre 6 pour la gamme actuelle –, pour les «large cups». Leur production se fait actuellement à Orbe, mais sera transférée sous peu dans la nouvelle usine de Romont, qui deviendra le «centre mondial de la gamme VertuoLine», indique Nespresso. Le groupe estime que cette nouveauté devrait lui permettre de doubler ses ventes à 600 millions de dollars en Amérique du Nord d’ici à deux ans.

Avec VertuoLine, Nespresso s’aventure pour la première fois au-delà de la frontière qui sépare la grande famille des buveurs de café: les amateurs de grandes tasses, aux Etats-Unis et en Europe du Nord, où l’on extrait sa caféine par percolation lente et à basse pression, et les intransigeants de la petite tasse, dans les pays du Sud, où le procédé se fait rapidement et à haute pression. Cette fracture culturelle se lit dans le choix des égéries des deux gammes Nespresso. Après un George Clooney très euro-compatible pour les capsules actuelles, c’est la belle Latina Penélope Cruz qui vendra VertuoLine.

Voilà pour la théorie marketing. Sauf que cette histoire de choc des cultures autour du noir tiré long ou court est surtout un brouet qu’on sert aux journalistes. Face à ses actionnaires, Nestlé évoque d’autres arguments pour justifier le revirement de sa filiale. Les brevets, par exemple.

En effet, outre les parts de marché à gagner en Amérique du Nord, la VertuoLine pourrait permettre à Nestlé de reprendre la main face à une concurrence qui menace sa position de leader. En mai dernier, l’américain Mondelez International et le néerlandais D. E. Master Blenders 1753 ont annoncé leur fusion, créant un nouveau groupe qui rivalise au coude à coude avec Nestlé. Pis: voilà que ce géant déboule au moment même où Nespresso est contraint de rendre les armes dans la «guerre des capsules».

Fin 2013, l’Office européen des brevets a révoqué une importante protection du système Nespresso. En mai, l’Autorité de la concurrence, en France, a informé Nespresso que ses manœuvres pour bloquer l’entrée des capsules concurrentes dans ses machines étaient contraires aux règles. Enfin, le 10 juin, Nespresso a été condamnée par un tribunal de Paris à verser 540 000 euros à son rival helvétique Ethical Coffee pour concurrence déloyale. En clair: une multitude de marques a désormais libre accès à l’«écosystème» Nespresso, pillant du coup ses revenus.

Plan B

Face à cette menace, Nestlé devait répondre à ses actionnaires. Le groupe assure ne pas avoir l’intention de commercialister la VertuoLine en Europe, ou «en tout cas pas pour l’instant», comme le précise la porte-parole de Nespresso, Diane Duperret. La nuance est subtile, et le message subliminal est passé cinq sur cinq: si l’invasion des capsules concurrentes dans le système actuel devait se révéler trop importante, Nespresso dispose d’un plan B: la VertuoLine.

C’est ce qu’a fait comprendre Christophe Cornu, Chief Commercial Officer de Nespresso, le 2 juin lors du séminaire annuel des investisseurs de Nestlé à Boston. Sa présentation PowerPoint mettait côte à côte la gamme actuelle de capsules, appelée en interne OriginalLine, ravalée au rang de «première innovation de rupture» de Nespresso, et la VertuoLine, décrite comme la nouvelle «percée technologique brevetée», capable d’ouvrir une «route exclusive vers le marché», fruit d’une «décennie de recherche et développement».

Codes et force centrifuge

Le fonctionnement de la VertuoLine est fondé sur deux technologies tout à fait nouvelles dans le monde du café portionné. La première, appelée Centrifusion, consiste à faire tourner la capsule à très haute vitesse – jusqu’à 7000 tours/minute, soit aussi vite qu’un disque dur d’ordinateur – à l’intérieur de la machine lors de l’extraction. Ce fonctionnement totalement inhabituel se révèle assez déroutant à l’usage, la machine émettant un sifflement qui évoque plutôt un mixeur ou un lecteur de CD-ROM qu’une machine à café. Ce mode de percolation fonctionne à basse pression. Le résultat est un café semblable à celui extrait par un filtre, mais surmonté d’une impressionnante couche de mousse de plus de 2 centimètres.

Fait surprenant: la percolation par centrifugation n’a en réalité rien de nouveau. Ce système était connu des ingénieurs depuis le début des années 90, mais aucune marque ne l’avait utilisé jusque-là. La seconde innovation réside en l’inscription de codes-barres sur les caspules. Comme l’explique Nespresso dans ses prospectus, ce système «d’extraction intelligente» permet à la machine de «reconnaître chaque Grand Cru séléctionné par nos experts et d’ajuster les paramètres de percolation de manière optimale».

Nespresso se défend d’avoir multiplié les artifices technologiques pour ériger des barrières autour de ses machines. «Il s’agit de l’une des plus importantes innovations de la courte histoire de Nespresso, explique Diane Duperret, qui précise que le système a été conçu dans le seul but d’offrir «de grandes tasses de café de haute qualité, tout en offrant le choix de se servir un authentique expresso, tel qu’il a fait la renommée de Nespresso.» Les deux technologies clés du système VertuoLine, centrifugation et codes barre, ont été brevetées par Nespresso il y a trois ans. Elles resteront ainsi protégées jusqu’en 2031.

francois.pilet@hebdo.ch@francoispilet

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Le naufrage d’Yvan Perrin et celui du Transrun bis

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:58

Enquête. Le projet ferroviaire devant succéder à celui du RER-Transrun enterré par le peuple en 2012 prend du retard.

«Non, nous ne laissons pas tomber notre conseiller d’Etat, assure le président de l’UDC neuchâteloise, Hugues Chantraine. Nous espérons qu’il pourra repartir d’un bon pied à la rentrée prochaine, si possible avec un nouveau secrétaire général à ses côtés.» Cette déclaration tient de la méthode Coué. Quinze mois après sa brillante élection au Conseil d’Etat, Yvan Perrin vacille. Epuisé physiquement et psychiquement, le chef du Département du développement territorial et de l’environnement s’enferme dans un inquiétant déni de réalité. Il n’est visiblement plus à même de tenir son poste. Il doit désormais trouver une sortie honorable. Pour lui d’abord, mais aussi pour le canton de Neuchâtel.

Les enjeux sont loin d’être négligeables. Yvan Perrin dirige le département responsable des dossiers relatifs à la mobilité, tous dramatiquement bloqués. En septembre 2012, le peuple a rejeté le RER-Transrun. Puis ce sont les déboires de la vignette à 100 francs qui ont relégué aux calendes grecques le projet de route d’évitement de La Chaux-de-Fonds et du Locle.

Si l’on ne peut pas reprocher au conseiller d’Etat UDC de ne pas s’être battu pour la hausse de la vignette, en revanche il s’est jusqu’ici révélé incapable de relancer un projet ferroviaire reliant les Montagnes au Littoral, une ligne du XIXe siècle dont les tunnels nécessitent un assainissement urgent. L’homme qui a férocement combattu le Transrun – rebaptisé par lui Trans-ruine – n’a pas développé la moindre vision pour trouver une solution de rechange. Or, le temps presse. L’Office fédéral des transports (OFT) a fixé à novembre 2014 le délai pour déposer les projets financés lors de la deuxième étape du fonds ferroviaire (FAIF).

«Dans tous les cas, nous déposerons un projet dont la nature sera déterminée par le Conseil d’Etat», assure le nouveau chef du Service cantonal des transports, Olivier Baud. Cette déclaration de principe ne rassure pourtant personne. Selon la petite dizaine de bons connaisseurs du dossier que L’Hebdo a contactés, Yvan Perrin est loin d’être l’homme censé «tracer le bon sillon», comme le promettait sa campagne: «Restant souvent dans l’ombre de ses chefs de service, il manque de leadership», regrette un député.

En témoigne une séance tenue le 23 mai au Château de Neuchâtel, réunissant des représentants de tous les bords, du Conseil d’Etat aux référendaires du Transrun en passant par les villes et les élus aux Chambres fédérales. «Le dossier n’a quasiment pas progressé depuis l’échec de 2012», s’alarme un participant. Olivier Baud a présenté l’état des travaux, à commencer par ce qui est désormais la variante principale: une simple modernisation de la ligne actuelle La Chaux-de-Fonds – Neuchâtel pour un prix évalué à 720 millions de francs, dont quelque 300 millions pour la suppression du rebroussement de Chambrelien, raccourcissant le trajet à vingt-quatre minutes.

«Investir 720 millions pour gagner quatre minutes entre le Haut et le Bas du canton, même avec une cadence au quart d’heure, cela en vaut-il la peine?» s’interroge un élu déçu. Le RER-Transrun offrait une ligne directe de quatorze minutes entre les deux capitales, coûtait 920 millions, dont 560 millions à la charge du canton et des communes. Deux ans plus tard, la seule modernisation du tronçon coûte presque aussi cher, mais sans ligne directe ni effet réseau. Pis, à quatre mois du dépôt du dossier à Berne, personne n’est capable d’articuler le moindre chiffre sur la contribution des CFF et le montant du crédit FAIF. «Quel gâchis!» résume un témoin de cette séance.

Le rêve d’une ligne directe entre le Haut et le Bas, que réclame une nouvelle initiative, ne s’est pas estompé. «A court et moyen termes, c’est une illusion. Un tel projet ne se réaliserait pas avant 2035, voire 2040», avertit un acteur du dossier. Le canton n’est pas près de rattraper un siècle de retard en matière ferroviaire.

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Art Basel, une foire un peu trop monumentale

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:59

Interview. Art Basel, la principale foire spécialisée du monde, serait si dominante qu’elle entraînerait une uniformisation du marché, préjudiciable aux galeries et aux artistes émergents. Le point avant sa 45e édition avec son directeur, Marc Spiegler.

Des critiques s’élèvent contre Art Basel. Son poids serait désormais tel que l’offre artistique s’en trouverait uniformisée, tant à Bâle que dans vos extensions à Miami et à Hong Kong. Partout les mêmes grosses galeries internationales, les mêmes artistes… Il se passerait dans l’art ce qui se passe dans l’univers du luxe, avec des articles similaires disponibles partout dans le monde…

C’est un thème important de discussion chez nous. Surtout depuis notre implantation récente à Hong Kong. Or, si vous regardez les faits, une soixantaine d’exposants seulement sont présents à la fois à Bâle, à Miami et à Hong Kong, sur plus de 800 stands au cumul des trois foires. Nous faisons en sorte d’avoir la plus grande diversité possible. Quel intérêt y aurait-il à proposer les mêmes artistes et les mêmes esthétiques partout? Les comités de sélection des galeries travaillent dans l’intérêt de leurs foires respectives, sans aucune hiérarchie entre elles.
Mais l’on retrouve bien les mêmes artistes les plus cotés du moment dans vos trois foires, non?

Dans une certaine mesure, oui. Dès l’ouverture, les collectionneurs se précipitent sur les stands qui proposent ces artistes. C’est vrai. Mais ce n’est pas comparable avec le milieu des ventes aux enchères, beaucoup plus focalisé sur la douzaine de grands noms les plus recherchés. C’est ce que j’appelle le «wall power»: une grande toile de Basquiat ou de Warhol présentée sur un mur, derrière le commissaire-priseur, prête à être adjugée à un prix extraordinaire. Nous avons pour notre part une offre beaucoup plus diversifiée avec des centaines d’artistes de renom. Avec également des prix beaucoup plus hétérogènes, sans commune mesure avec les cotes extraterrestres des ventes aux enchères. A Bâle, vous pouvez très bien acquérir une œuvre très intéressante à moins de 10 000 francs. En particulier dans les tendances émergentes, comme celles liées à la culture numérique. Ou les œuvres d’artistes dont la réputation ne cesse de grimper.

Quels artistes? Donnez-nous des exemples.

Dans le secteur Feature, Luigi Ontani et ses films expérimentaux. Ou les œuvres d’op art et d’art cinétique de Julio Le Parc, récemment exposé au Palais de Tokyo à Paris, qui représentent si bien le dynamisme des artistes sud-américains. Dans le secteur Unlimited, l’installation monumentale de l’artiste coréenne Haegue Yang, déjà présentée à la Documenta 13.

Favorisez-vous aussi l’émergence de nouvelles expressions artistiques?

Cela a toujours été le cas. Art Basel a été la première foire à soutenir la photo­graphie, il y a plus de vingt-cinq ans, alors même que la technique ne suscitait pas la confiance des collectionneurs. Même constat pour la vidéo ou l’art numérique. Et les œuvres monumentales de notre secteur Unlimited: on nous a dit qu’elles n’intéresseraient jamais les collectionneurs et les musées, alors que c’est le cas aujourd’hui. Ou l’art de la performance, que nous avons mis en évidence dès 2009. Nous partageons ces nouvelles expériences avec le grand public.

Que voulez-vous dire?

Prenez Parcours, les œuvres d’art que nous proposons in situ, dans le Petit-Bâle. Zeng Fanzhi, un peintre chinois réputé, présente pour la première fois une sculpture, dans un geste simple qui allie l’art chinois traditionnel à la pratique contemporaine. Seth Price propose une œuvre audio de huit heures de musique qui est jouée tous les jours dans son intégralité dans les salons de coiffure du quartier. Ryan Gander dévoile une campagne publicitaire sur affiche qui reflète une société utopique.

La performance n’est-elle pas «LA» tendance forte du moment?

Oui, et c’est bien pour cela que nous organisons 14 Rooms, une présentation de «live art» réalisée par quatorze artistes internationaux, de Marina Abramovic à Yoko Ono, en passant par Damien Hirst, Bruce Nauman ou Tino Sehgal. C’est un événement inédit dans cette ampleur, organisé par la Fondation Beyeler, Art Basel et le Théâtre de Bâle, avec l’aide de nombreux mécènes. Chaque œuvre performative sera jouée dans l’une des quatorze pièces de l’exposition qui se tiendra dans la halle 3, dès le samedi 14 juin, dans un environnement architectural réalisé par Herzog & de Meuron. Ces artistes ont 30 ou 80 ans, viennent de quatre continents, présentent des œuvres classiques ou à la frontière de la réalité virtuelle. Le public sera associé aux performances, jusqu’à faire partie des œuvres elles-mêmes.

Art Basel compte cette année 285 galeries au lieu de 304 en 2013. Pourquoi cette réduction du nombre de stands? Réduisez-vous vos ambitions?

Non, il s’agit de contraintes architecturales. Le secteur Statements, réservé aux galeries émergentes, est déplacé dans la halle 2. Alors que la partie Magazines passe dans la halle 1, où se trouvent désormais Unlimited et ses œuvres monumentales. La visibilité de ces secteurs est accrue, mais il y a moins de place disponible. Ces changements correspondent à notre stratégie du «less is more». Que cela soit à Bâle, ou dans nos extensions à Miami et à Hong Kong, nous limitons le nombre d’exposants. Le milieu de l’art est de plus en plus dur et concurrentiel. Nous devons encourager les galeries qui présentent les meilleurs projets. L’an dernier, la foire Art Basel avait la taille qu’elle avait en 1975. Or, en quarante ans, le monde de l’art s’est fortement internationalisé. Si nous n’avions pas de critères sélectifs, la foire aurait aujourd’hui 600 ou 700 exposants. Il faudrait cinq jours pour la visiter!

UBS est le sponsor principal d’Art Basel. Or les relations des grandes banques suisses avec des pays comme les Etats-Unis ou la France, où les collectionneurs d’art sont nombreux, sont désormais tendues. Est-ce que cette actualité a un effet sur votre événement?

Non, cette actualité n’a aucun effet sur Art Basel.

Art Basel. Du 19 au 22 juin. www.artbasel.com


Skopia, depuis 1993 à bâle

Pour la petite galerie genevoise, l’investissement d’Art Basel est lourd. Après des années à perte, il porte désormais ses fruits.

Reprenons. Quatre mois de travail pour concevoir la maquette du stand, réunir la quarantaine d’œuvres qui seront acheminées à Bâle, les encadrer ou leur construire des socles, toutes les photographier, souscrire les assurances, organiser les transports, réserver l’hôtel pour quatre personnes, prévoir des imprévus comme la commande de spots supplémentaires. Pierre-Henri Jaccaud, directeur de la galerie genevoise Skopia, l’une des rares de Suisse romande à être acceptée dans le saint des saints, n’est pas pris au dépourvu: il participe à Art Basel depuis 1993. Au début, sans expérience, il a perdu de l’argent. D’année en année, de contact en contact, de pari sur de jeunes artistes en leur reconnaissance postérieure par le milieu de l’art, les affaires ont mieux marché. Elles sont désormais bonnes. Même si l’investissement de la galerie pour chaque édition d’Art Basel se situe entre 70 000 et 100 000 francs. Rien que la location du stand de 60 m2 coûte dans les 50 000 francs. Représentante d’artistes comme Alain Huck, Franz Gertsch, Francis Baudevin ou Silvia Bächi, la galerie Skopia n’a rien de commun avec des géants à multiples filiales comme Hauser & Wirth, Gagosian, Perrotin ou Thaddaeus Ropac. Mais la qualité de sa démarche lui vaut d’être sélectionnée depuis vingt et un ans pour l’incontournable rendez-vous. Une forme d’exploit. LD


Marc Spiegler

Franco-américain de 45 ans, Marc Spiegler a longtemps été journaliste à Chicago. Etabli en Suisse depuis 1998, il a pris en 2007 la succession de Sam Keller à la tête d’Art Basel, de loin la principale foire d’art contemporain du monde. Il dirige également les extensions d’Art Basel à Miami (créée en 2002) et à Hong Kong (2013).

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Antoine Hubert: le sulfureux seigneur des cliniques

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 06:00

Portrait Le multimillionnaire Valaisan, qui a fait de Genolier le deuxième groupe suisse de cliniques privées, vient de prendre le contrôle de Victoria-Jungfrau Collection, un joyau de l’hôtellerie de luxe helvétique. Une belle revanche pour un entrepreneur qui a commencé sa carrière par un séjour en prison pour escroquerie.

Yves Genier

La terrasse de la clinique privée de Genolier, au-dessus de Nyon, offre un panorama que recherchent têtes couronnées et grandes fortunes de la planète en quête de soins médicaux privilégiés: une vue dégagée sur le Mont-Blanc et le Léman, d’où émerge le dard d’argent du jet d’eau de Genève. Luxe, calme et discrétion. Mais c’est un visage bien différent qu’affiche le maître des lieux, le Valaisan Antoine Hubert. Chemise ouverte et cheveux au vent, une certaine corpulence aussi, donnent de lui, en dépit d’un respectable costume trois pièces bleu sombre taillé sur mesure à Hong Kong, l’image de l’entrepreneur fonceur qui flirte constamment avec les limites. Un véritable bulldozer.

Antoine Hubert est parti de rien à la fin des années 80. Un premier échec, après quelques années d’aventures, a manqué de le faire disparaître. Puis il a rebondi, cette fois avec succès. Il édifie depuis le début du millénaire le deuxième groupe de cliniques privées du pays derrière le leader du secteur, le Zurichois Hirslanden (1,2 milliard de francs de chiffre d’affaires). Sous le nom d’Aevis Holding, son empire affiche une croissance ébouriffante dans toutes les régions du pays.

Déjà propriétaire de 14 établissements, dont la Clinique de Genolier, la Clinica Sant’Anna près de Lugano et la Privatklinik Bethanien à Zurich, il veut porter ce nombre à 20 ces prochaines années. Son chiffre d’affaires, qui atteint 433,9 millions de francs, est déjà deux fois plus élevé qu’il y a trois ans. Cotée en Bourse, sa valeur atteint 480 millions de francs. Déjà actionnaire du journal L’Agefi, il s’est porté candidat l’hiver dernier à l’acquisition du quotidien Le Temps, finalement repris par le groupe Ringier (éditeur de L’Hebdo).

Dans le domaine de la santé, l’outsider s’est donc hissé à une dimension nationale. Mieux encore, il a gagné l’hiver dernier une forme d’acceptation des élites politico-économiques du pays. Au terme d’une intense bataille boursière, il a en effet emporté le groupe bernois d’hôtels de luxe Victoria-Jungfrau Collection (VJC). Quatre palaces emblématiques au cœur de la Suisse touristique à Interlaken, Berne, Lucerne et Zurich, auxquels ses anciens propriétaires, les milieux politiques et des affaires de la ville fédérale étaient très attachés. Insatiable, il en veut d’autres encore.

Il y a des airs de Bernard Tapie chez ce self-made-man. La ressemblance physique d’abord. De nombreux traits de caractère ensuite, comme l’esprit d’aventure, la ténacité, un côté extraverti, une capacité certaine à charmer les bons interlocuteurs… quitte à les broyer impitoyablement par la suite. Comme l’ancien patron de l’Olympique de Marseille, il n’est pas né avec une cuiller en argent dans la bouche. Ses parents étaient enseignants.

Le rebond après la prison

Destiné à faire des études, il se rebelle et plaque le collège à l’âge de 17 ans pour entamer un apprentissage d’électricien. Il installe des centrales téléphoniques Telecom PTT dans des entreprises et n’hésite pas à s’afficher syndicaliste à l’occasion. Il crée sa première affaire, la chaîne de magasins L’Univers du Cuir, à l’âge de 23 ans, en 1989. Se marie avec Géraldine Reynard, une vraie partenaire en affaires dès le départ. Ensemble, ils ont trois enfants et détiennent à parité HR Finance, holding privée qui possède l’essentiel de leur patrimoine dont le tiers du capital d’Aevis Holding (en plus, il en détient quelque 6% en son nom propre). L’ensemble de leurs affaires privées est géré par une autre société, Global Consulting & Communication (GCC).

Certes, Antoine Hubert n’a pas investi dans le football. Mais il est amateur, comme Bernard Tapie, de résidences ensoleillées, de yachts et d’hélicoptères. Et il a fait, comme lui, un séjour en prison. Pas aux Baumettes, près de Marseille. Mais à Sion, sa ville natale et celle de sa jeunesse. Il y a effectué un mois de préventive à la fin des années 90, à la suite de la faillite de L’Univers du Cuir. Condamné à deux ans de réclusion avec sursis pour escroquerie, gestion déloyale et gestion fautive. Il est vrai qu’il se servait, avec son épouse, le généreux salaire mensuel de 25 000 francs et a fortement tiré sur des cartes de crédit d’entreprise alors que la société était déjà en défaut de paiement.

Cette condamnation aurait pu définitivement mettre un terme à la carrière du couple dans le monde des affaires. Mais il rebondit, exploit plutôt rare en Suisse. «Quand on fait faillite à 30 ans, on réfléchit. Et je suis devenu plus malin», confesse aujourd’hui celui qui est repassé en peu de temps d’une cellule au bureau du patron. Dès sa sortie de prison, il se lance dans l’immobilier. En quelques années, il achète et revend une trentaine d’immeubles, essentiellement dans les cantons de Vaud et de Genève. «Les effets de la crise des années 90 ne s’étaient pas encore estompés. Les banques se débarrassaient à bas prix des nombreux immeubles qu’elles avaient reçus en garantie de crédits qui n’avaient pas été honorés. Il était possible de revendre ces objets avec une jolie plus-value après rénovation.»

C’est en 2002 qu’il s’oriente vers la santé, «par hasard», dit-il. Une banque cherche à se débarrasser de la clinique de Genolier et pense à lui pour reprendre ce prestigieux établissement situé au pied du Jura. Dans un premier temps, il refuse. Puis se ravise, jugeant les perspectives de la clinique privée plus prometteuses que la pierre. Certes, il y a déjà le groupe zurichois Hirslanden dans ce secteur d’activité. Mais il est peu présent en Suisse romande. Il reste donc de la place pour ériger un empire national. Pour atteindre cet objectif, il s’associe à d’autres investisseurs, dont les médecins Michael Schröder et Hans-Reinhardt Zerkowski. Puis il fusionne, en 2006, Genolier avec une petite société cotée en Bourse, Agefi Groupe, qui édite le quotidien économique L’Agefi. L’ensemble est rebaptisé Genolier Swiss Medical Network (GSMN) et lui permet d’être coté à peu de frais.

Ce groupe est aujourd’hui le cauchemar des directeurs cantonaux de la santé publique. S’appuyant sur un discours très libéral, Hubert & Co. se font les avocats de la médecine privée et placent les hôpitaux publics sous un feu régulier de critiques. Pour crédibiliser leurs propos, ils visent à rendre les coûts de leurs cliniques systématiquement inférieurs de 5% aux tarifs des institutions publiques pour des soins semblables. Et n’hésitent pas à le faire valoir à Berne et dans les capitales cantonales grâce à un lobbyiste haut de gamme, l’ancien diplomate Raymond Loretan, par ailleurs président de la SSR. «La personnalité d’Antoine Hubert a connu une évolution très intéressante, affirme le conseiller. D’entrepreneur débutant, il est devenu un bâtisseur visionnaire.»

Des affaires tortueuses

Si Antoine Hubert dit avoir tiré les leçons de sa faillite, il s’est quand même fâché avec beaucoup de monde. A commencer par certains de ses principaux partenaires. Quatre d’entre eux, les médecins Michael Schröder et Hans-Reinhardt Zerkowski, l’éditeur de L’Agefi Alain Fabarez, aujourd’hui décédé, et le fonds d’investissement Lincoln Vale, se coalisent en 2010 pour l’éjecter. L’opération a lieu lors d’un putsch mémorable tenu pendant l’assemblée générale des actionnaires en juin de cette année-là. Le Valaisan aurait pu tout perdre. Mais l’un des putschistes, Alain Fabarez, se trompe lors de l’élection de nouveaux administrateurs, contraignant la société à agender une nouvelle assemblée pour compléter ses organes.

Antoine Hubert profite de ce délai pour retourner Lincoln Vale, isoler les médecins Schröder et Zerkowski. Il va bientôt récupérer sa place. Et consacre les mois qui suivent à tout mettre en œuvre pour éjecter les putschistes de la société. Il rachète les titres de ses adversaires, au point de monter à 70% dans le capital de la société, alors qu’il n’en détenait guère que le tiers jusqu’alors. Puis il lance des prétentions pour dommages et intérêts de plusieurs millions de francs contre ses ex-ennemis.

Ces derniers lui reprochaient un train de vie dispendieux. Le patron se déplace volontiers en hélicoptère – il possède trois appareils, dont un racheté au Service d’enquête suisse sur les accidents d’aviation –, réside dans une belle demeure riveraine du Léman à Saint-Prex, s’est domicilié dans un coquet et confortable chalet de Crans-Montana et s’est offert une spacieuse résidence de vacances au Morne Rouge, dans la partie française de l’île de Saint-Martin aux Caraïbes, où il a élevé ses enfants. Mais il jure qu’il n’est rémunéré par Aevis que lors des très bonnes années. Il a, en outre, renoncé à acquérir un yacht, alors qu’il était prêt en 2006 à débourser 10 millions de dollars pour acheter le Mari Cha III, un voilier de 44 mètres porteur du record de vitesse de traversée de l’Atlantique Nord. Ce printemps, néanmoins, il a perçu quelque 3 millions de francs de dividendes d’Aevis résultant de la dissolution d’une provision. Donc échappant à l’impôt sur le revenu.

Ses adversaires l’accusaient surtout d’une certaine opacité de ses affaires. Ils ont même dénoncé l’existence à Londres d’une société destinée à graisser les pattes de certains proches de personnes fortunées pour les amener à se faire soigner dans les cliniques du groupe. Une pratique acceptée dans la profession. Mais la réglementation boursière a forcé Antoine Hubert à se montrer plus transparent depuis lors.

Les contraintes légales ne lui ont cependant pas fait perdre son goût des circuits financiers compliqués, flirtant parfois avec les limites du code. Il faut dire qu’il n’est pas toujours facile de le suivre, ce qui a fait enrager plus d’un de ses anciens associés.

Ainsi, le sort des immeubles hébergeant les cliniques en offre un bon exemple. En 2006, ceux-ci ont été vendus à une société ad hoc, Unigerim, détenue par les six principaux actionnaires du groupe Genolier dont Antoine Hubert. L’effet concret a été de priver les autres actionnaires des revenus locatifs des cliniques, lesquels se montent à 6% du chiffre d’affaires de chaque entité, soit quelques millions de francs. Pour le Valaisan, la constitution d’Unigerim devait faciliter sa fusion avec Agefi Groupe.

Il a aussi joué de cette complexité pour éjecter progressivement ses adversaires du capital de GSMN. L’opération se fait en plusieurs étapes. D’abord, il rachète des parts de Lincoln Vale et de Michael Schröder dans les mois qui suivent l’échec du putsch de 2010. Il signe avec ce dernier un accord de non-agression. Puis il place GSMN sous la tutelle de deux nouvelles sociétés holding. La première, Medical Research, Services & Investments (MRSI), créée début 2011, lance une OPA sur une partie des actions de GSMN. Et soulève l’opposition déterminée de Michael Schröder, qui juge le prix trop bas et enchaîne les recours auprès de la Commission des OPA, puis auprès de la Finma. Le médecin est débouté les deux fois. Aujourd’hui, il ne veut plus entendre parler de cette affaire.

Les putschistes définitivement partis, la naissance de la seconde holding, Aevis, en 2012, est beaucoup plus paisible. Elle coiffe l’ensemble des activités du groupe, dont elle assume la cotation boursière.

Le mentor

Retour en 2011. Antoine Hubert a-t-il réellement les reins assez solides pour opérer en solo? Probablement pas. Il a beau se voir attribuer une fortune de 200 millions de francs par le magazine économique Bilan, celle-ci est déjà investie pour l’essentiel dans son groupe. Aussi, les 30 millions de francs nécessaires pour racheter les parts de ses ex-partenaires représentent à l’époque un effort considérable.

Voilà pourquoi, au tout début de l’année, il convainc Michel Reybier de monter dans son navire. De vingt et un ans son aîné, cet homme d’affaires français réside à Cologny depuis le milieu des années 80. Il a fait fortune dans l’agroalimentaire en France. Décrit comme un «as du marketing», il a créé notamment les jambons d’Aoste, les marques Cochonou et Justin Bridou. Puis il a vendu son affaire au milieu des années 90 alors qu’elle réalisait un chiffre d’affaires estimé à un milliard de francs suisses. Il s’est alors reconverti notamment dans l’hôtellerie de luxe en acquérant entre autres à la fin des années 90 l’hôtel de La Réserve, aux portes de Genève, pour en faire un établissement recherché. Il est crédité aujourd’hui d’une fortune de 450 millions d’euros (près de 550 millions de francs) par le magazine économique français Challenges.

C’est ensemble qu’ils vont fonder MRSI. «Nous partageons les mêmes valeurs, celle de l’entrepreneur qui mise sur le long terme», explique le Français de Cologny. Mais cet enthousiasme ne l’empêche pas de poser ses conditions. Il exige la parité avec le Valaisan. Il fait réintégrer Unigerim, qui rassemble les immeubles des cliniques, à l’intérieur du groupe Aevis. Cependant, cette nouvelle transparence a ses limites. La gestion du parc immobilier, et donc ses revenus, demeure en dehors d’Aevis. Sous le nom de Patrimonium Healthcare Property Advisors, elle se partage entre les deux hommes d’affaires et une société zougoise d’investissement, Patrimonium.

En cédant ses parts, Antoine Hubert se donne les moyens de conserver sa part au capital du groupe tout en permettant à ce dernier de continuer de croître à un train d’enfer.

Mais dans quelle mesure reste-t-il le seul et vrai maître de ses propres investissements? Y a-t-il un actionnaire caché chez Aevis? «J’ai accumulé un certain patrimoine. Et je recours à de l’emprunt à titre personnel. Mais je n’ai pas d’actionnaire caché dans mon groupe», affirme-t-il. Le fait est que les augmentations de capital sont plus faciles à réaliser depuis que Michel Reybier est à bord.

Aujourd’hui, UBS assure les émissions obligataires d’Aevis. Auparavant, seuls de petits établissements comme les Zurichois Valartis et Neue Helvetische Bank s’intéressaient à cette société.
La longue expérience du Français, ses réussites, son âge et sa discrétion tranquillisent là où la flamboyance et l’amour de la complexité du Valaisan inquiètent encore. Michel Reybier a posé un cadre plus rassurant à une entreprise qui sentait le soufre. C’est donc lui qui a fait basculer les élites bernoises et les a convaincues de céder le groupe Victoria-Jungfrau à Aevis, encouragées par les succès hôteliers du Français.

Antoine Hubert est trop indépendant pour accepter d’être mis sous tutelle. Mais il a assurément trouvé la personne qui a tant fait défaut à Bernard Tapie, un mentor capable de le protéger de ses propres imprudences et de ses excès.

yves.genier@hebdo.ch
Twitter: @YvesGenier
Blog: «Rhonestrasse», sur www.hebdo.ch


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«Mon mari et moi avons beaucoup en commun: il m’aime, je m’aime»

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:51

Rencontre. Jet-setteuse alémanique, Irina Beller a publié un ouvrage de conseils pour épouser un millionnaire. Portrait d’une drôle de dame.

Ce lundi après-midi de juin, Irina Beller, 41 ans, nous a donné rendez-vous au Dolder Grand, imposant cinq-étoiles qui domine Zurich. Elle est cliente du centre de wellness et a prévu de s’occuper d’elle-même. Auteure de Hello Mr. Rich, comment j’ai épousé mon millionnaire, elle court et enchaîne les rendez-vous pour parler de son livre publié fin mai. Elle n’y dévoile pas son histoire personnelle, mais donne une foule de conseils pour séduire un Crésus: de la tenue à adopter lors du premier rendez-vous au contrat de mariage, en passant par des astuces pour assister à un cocktail chic sans y être invité. Son ouvrage donne de l’urticaire aux féministes. Il a le mérite de sentir le vécu.

Son Mr. Rich est un promoteur immobilier multimillionnaire, Walter Beller, 65 ans. Silhouette élancée dans son pantalon Saint Laurent, elle arrive avec six minutes d’avance. Les bijoux – boucles d’oreilles en pierre aquamarine et collier en diamant – sont remarquables. La belle Irina, blonde ce jour-là, choisit la terrasse et une coupe de champagne. Les glaçons sont servis à part, dans une coupelle. Elle y plonge une pince et tente, désespérément, d’en capturer un. Mise en scène ou sens de l’à-propos, elle commente: «Attraper un glaçon est plus difficile que mettre la main sur un millionnaire!» L’interview peut commencer.

Coqueluche des médias

La jet-setteuse se prête volontiers aux questions. Elle a l’art de la petite phrase piquante et celui de mettre son inter­locutrice à l’aise, au point de lui faire oublier ses boucles d’oreilles en plastique. Pas étonnant que les médias alémaniques s’intéressent tellement à elle. Irina Beller ne s’en cache pas: elle sait ce qui leur plaît. «Je leur donne assez de matériel pour qu’ils n’aient pas à puiser dans leur imagination, je suis flexible et ne les embête pas avec la relecture de citations. De toute façon, la presse m’a mise dans un tiroir. Il faut bien nourrir les lecteurs. Tout le monde veut lire: «Elle avait bu.» Ou: «Elle ne portait pas de culotte sous sa robe.» Les gens aiment se dire qu’il y a pire qu’eux: Irina Beller. Alors quand on m’invite sur un plateau TV, je fais mon show, les téléspectateurs doivent s’amuser, ça fait monter l’audience. J’ai toujours voulu être célèbre. A Moscou, une femme sur deux est comme moi.»

Née en Ukraine, l’Alémanique d’adoption a grandi à Moscou. Son père travaillait pour le KGB, sa mère était professeur de français. «Nous avons vécu cinq ans en Allemagne de l’Est. Mon père prétendait être dans le commerce de films. Il m’emmenait dans les festivals. J’ai vu beaucoup de films lorsque j’étais enfant et rencontré des critiques de cinéma. Plus tard, j’ai étudié la cinématographie à l’Université de Moscou. J’aime les films compliqués qui me font réfléchir.» Ses réalisateurs favoris sont Kieslowski et Sokourov.

Son rêve de petite fille n’avait pourtant pas grand-chose à voir avec le grand écran. «Un jour, alors que mon père me montrait les universités de la capitale en me disant: «Ici tu peux devenir professeur, ici scientifique, ici avocat», je lui ai demandé: «Comment on devient mariée?» A 18 ans, la Moscovite épouse un Letton. «Il faisait partie des 230 personnes les plus riches de son pays.» Le mariage tourne court. «Nous étions trop jeunes…» Elle fait ensuite la connaissance d’un Suisse en visite à Moscou. C’est le coup de foudre. «Nous avons passé trois jours ensemble. Il était beau, sexy et avait neuf ans de plus que moi. Je suis venue en Suisse. Mon mariage avec ce vendeur de meubles de bureau est la plus grande erreur de ma vie.» Pas assez riche? Irina Beller se rembrunit. Elle raconte la naissance de sa fille, leur séparation. «A 2 mois, il a placé notre bébé chez sa mère. J’ai lutté trois ans pour en avoir la garde. Mais j’étais seule, sans travail, sans argent et sans famille.» Plus le temps passe, plus ses chances de la récupérer diminuent, car la justice ne veut pas bouleverser son quotidien. Les premières années, elle ne peut voir son enfant qu’une fois par mois. Aujourd’hui, elle n’a plus de contact avec sa fille âgée de 18 ans, car celle-ci est «dans des milieux de gauche qui méprisent l’argent».

Irina Beller raconte avoir beaucoup souffert et beaucoup appris aussi. «J’avais la haine contre la Suisse. A partir de là, j’ai décidé de prendre mon destin en main et d’avancer.» Elle s’inquiète soudain. «Vous n’allez tout de même pas écrire des choses aussi tristes? Je suis aussi une femme légère et superficielle qui aime s’amuser et être dans la presse à scandale.» La jet-setteuse explique avoir écrit Hello Mr. Rich pour gagner la reconnaissance du public. «Je voulais également faire quelque chose de ma popularité. Je reçois beaucoup de lettres de femmes qui me demandent comment épouser un riche. Elles me confient qu’elles en ont marre que beaucoup d’hommes profitent d’elles. J’ai écrit ce livre pour répondre à leurs questions.»

Amant et billets de 1000 francs

Irina a 24 ans lorsqu’elle décide de partir en chasse pour assurer sa survie. Elle qui affirme n’avoir jamais travaillé un seul jour de sa vie applique un de ses conseils: déjeuner dans un endroit bien fréquenté. A la mi-journée, Mr. Rich est rarement en compagnie féminine. Lors d’une partie de chasse avec deux copines à la Kronenhalle, endroit de prédilection du Tout-Zurich, elle repère un homme, seul et d’âge mûr, qui n’arrête pas de les regarder. «Après avoir payé notre addition, il nous a invitées à boire du champagne. Il flirtait avec nous trois, mais c’est moi qu’il a choisie. J’étais la plus jeune et la plus insouciante. Et lui voulait s’amuser.» L’homme d’affaires, un Italien très riche mais marié, a trente ans de plus qu’elle. «A mes yeux, c’était un grand-père. Il avait également deux têtes de moins. J’étais gênée de marcher dans la rue avec lui. Lorsqu’il me donnait la main, je regardais autour de moi.»

Elle raconte sa première invitation à Monaco, alors qu’ils n’avaient pas encore passé aux choses sérieuses. «Je lui ai demandé où j’allais dormir. Il m’a parlé d’une suite à mon usage. J’ai ensuite évoqué ma garde-robe, trop modeste. Je lui ai aussi expliqué que je devais laisser tomber toutes mes activités pour l’accompagner. Il m’a alors demandé: «Combien?» C’est là qu’il ne faut pas se tromper en estimant son Mr. Rich.»

Concrètement, comment se faisait-elle entretenir? Exigeait-elle des sommes précises? «On ne demande pas. Tout homme sait qu’une femme veut de l’argent. Mon riche Italien glissait des billets de 1000 francs partout, dans mes souliers, dans mon verre à dents. Un jour, je lui ai dit que j’avais besoin de 20 000 francs, il me les a donnés. Il a également remboursé toutes mes dettes, m’a offert des habits, des bijoux, et a ouvert un compte en banque à mon nom.» En y mettant quelle somme? Regard énigmatique de la jolie blonde. On lance un chiffre au hasard: 100 000 francs? Elle sourit. «100 000 francs, c’est juste un collier.»

Son «idylle» avec son multimillionnaire durera plus d’une demi-année, dans la plus belle suite du Dolder Grand. «Il m’y rejoignait deux ou trois jours par semaine. Au bout de quelques mois, j’ai commencé à l’aimer. Il a tant fait pour moi. Mais j’ai vite compris qu’un Italien ne divorcerait jamais.» En bonne chasseuse, elle a donc continué d’ouvrir l’œil. Et un jour, alors qu’elle soupait en compagnie de son riche amant, qui s’était absenté quelques minutes, un homme s’est approché d’elle. Dans la version officielle, c’est lui qui lui a tendu sa carte. Elle a attendu trois mois avant de le contacter, en faisant appeler une amie. «Il fallait que la voix paraisse la plus détachée possible.» Son plan a marché: cela fait dix-sept ans que le couple est ensemble, et quinze ans qu’il est marié. Pour le meilleur. Et pour le pire.

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Eric Schmidt: "Google n’a pas de concurrent digne de ce nom en Europe, car tout y est réglementé."

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:52

Interview. Le président de Google répond aux critiques croissantes contre son groupe. Il s’explique sur le nouveau droit à l’oubli réclamé par l’Union européenne et exprime sa colère contre la NSA et le gouvernement américain.

Propos recueillis par Clemens Höges, Marcel Rosenbach et Thomas Schulz

Nous venons de googliser la locution «Eric Schmidt is…» et sommes tombés sur des réponses peu flatteuses. Vos algorithmes complètent volontiers la phrase par «… méchant».

J’aurais préféré ne pas le savoir. Mais toute personne en position de commandement est critiquée. Et sur la Toile chacun a voix au chapitre. Il ne faut pas se laisser perturber par cette chambre d’écho qu’est l’internet. Il ne faut écouter que les critiques fondées.

Les critiques contre Google ne sont pas rares, car votre société est surpuissante sur toute la planète. Elle détient une part de marché de 80% des systèmes d’exploitation des téléphones portables et le navigateur Chrome est leader du marché. Vous êtes toujours plus dans le collimateur. Cela vous dérange?

Cela me donne beaucoup à réfléchir. Nous commettons des erreurs, nous ne sommes pas parfaits. Je suis assez inquiet des développements de ces derniers mois: nous avons essayé de faire tout juste, nous pensions maîtriser, puis il y a eu cette explosion (de critiques, après les soupçons que Google aurait collaboré avec la NSA dans la collecte de données, ndlr). C’est pourquoi nous travaillons dur à changer ce qui doit être changé.

Vous devrez être très persuasif.

J’essaierai d’abord de comprendre ceux qui nous critiquent et leurs reproches concrets, puis je les rencontrerai.

Votre puissance est si écrasante que les référencements dans les résultats de recherche décident de la santé économique des entreprises. Quelques rangs derrière peuvent signifier des pertes de ventes en millions. Nombre de concurrents se plaignent du fait que vous privilégiez vos offres et celles de vos partenaires.

Aussi avons-nous passé, avec la Commission de la concurrence de l’UE, un accord qui répond précisément à ce problème. Vous pouvez critiquer le résultat et dire que ça ne va pas assez loin, mais l’accord n’est pas encore entré en vigueur, le Parlement européen doit encore l’adopter.

Même dans cette phase délicate, Google ne semble pas changer de pratique. Depuis que vous avez repris le fabricant de thermostats Nest, son concurrent direct, Vivint, se plaint d’avoir disparu des résultats de recherche.

Je ne connais pas ce cas spécifique, mais il n’a sûrement rien à voir avec Nest. Par principe, nous n’excluons personne des listes. C’est la pertinence des résultats qui importe. Nous entendons améliorer sans cesse la qualité de nos résultats de recherche en faveur de l’utilisateur.

Ça vous fait mal que tant de critiques disent que votre entreprise est capable de tout?

J’ai un problème avec cette critique sommaire. Je souhaiterais des critiques spécifiques auxquelles je puisse répondre. Si notre démarche en matière de sphère privée est mise en cause, comme c’est actuellement le cas avec le droit à l’oubli exigé par la Cour européenne de justice, je peux expliquer, argumenter.

Le malaise vient peut-être justement du fait qu’il faut l’arrêt d’un tribunal ou l’intervention des gardiens de la concurrence pour que Google bouge. Le souhait de voir effacés
les liens aux contenus anciens ou inadéquats semble immense.

Leur nombre augmentera fatalement. Même si nous sommes déçus de cette décision, nous ferons de notre mieux pour la mettre en œuvre.

C’est-à-dire?

Le formulaire idoine est déjà en ligne, mais bien des questions restent ouvertes. Premier point: Google efface les résultats de recherche mais pas leur source, où l’information restera accessible. Par ailleurs, le jugement de la Cour ne vaut pas pour les personnalités publiques. Mais qui décide qui en fait partie ou non? De même, les liens vers des informations «d’intérêt public» ne doivent pas être effacés: il y a là aussi un problème de définition.

Qui décide chez vous au cas par cas? Avez-vous des algorithmes pour ça?

Ce sont des hommes qui le font, pas des ordinateurs. Dans tous les pays concernés, des employés de Google examineront les cas, lien par lien. Si votre demande est déclinée, vous pouvez vous adresser à votre préposé à la protection des données. S’il vous donne raison, il peut vraisemblablement nous contraindre.

Avez-vous calculé ce que le verdict de la Cour vous coûtera?

Non, mais Google a beaucoup de ressources et nous résoudrons le problème. C’est sûr qu’il nous faudra engager beaucoup de monde, des personnes polyglottes et dotées de connaissances juridiques.

Dans votre livre «The New Digital Age», sur l’avenir de l’internet, vous remerciez, parmi vos «amis et collègues», l’ex-patron de la NSA, Michael Hayden. Le feriez-vous encore après les révélations d’Edward Snowden?

Michael Hayden, certes, mais vous aurez remarqué que son successeur, Keith Alexander, n’est pas mentionné.

Avez-vous été surpris par les révélations de Snowden?

L’étendue de l’espionnage pratiqué par la NSA et les GCHQ britanniques (National Security Agency et Government Communications Headquarters, ndlr) a été un choc chez Google. Je n’avais jamais imaginé auparavant la portée de ces activités.

Etonnant, car l’un des premiers documents publiés sur le programme Prism évoque une étroite collaboration entre Google et la NSA.

Nous avons immédiatement démenti. L’affaire a suscité l’indignation au sein de la société. C’est pourquoi nos collaborateurs ont complètement modifié nos systèmes, de sorte qu’ils sont désormais très difficiles à craquer, même pour la NSA.

Google est l’une des huit sociétés qui ont insisté pour des réformes auprès du président Obama et porté plainte contre le gouvernement.

En décembre dernier, j’ai conduit ce groupe à une réunion avec le président Obama et nous lui avons présenté notre prise de position commune. Je le connais bien et je l’appuie. Je lui ai dit: «Priorité numéro un, mettez un terme à cette surveillance de masse hors de propos. Elle est dangereuse, car il est aisé de faire un usage abusif de ces informations.» En février, le président a annoncé qu’il mettait fin à ce programme dans sa forme actuelle.

Est-il possible que Google ait été si ingénu à propos de la NSA? En 2010, vous avez vous-même demandé l’aide des autorités quand votre infrastructure a été craquée, vraisemblablement par des hackers chinois.

Quand une entreprise américaine est attaquée, elle appelle le FBI. Dans notre cas, le FBI a sollicité la NSA, c’est tout. Il n’y a pas eu d’accords à plus long terme, nous ne travaillons pas ensemble, la NSA n’est pas autorisée à recourir à notre infrastructure. Et c’est aussi valable pour les GCHQ.

Les documents publiés par Snowden indiquent que la NSA utilise un logiciel Google pour son programme de reconnaissance faciale.

C’est le logiciel d’une entreprise que nous avons rachetée il y a quelques années. Depuis, elle n’a plus travaillé pour la NSA et nous n’avons pas de contrat avec cette dernière.

Vous faites l’éloge de la volonté de réforme d’Obama. Mais la loi a été atténuée à la dernière minute.

Nous étions sur la bonne voie, il y a eu des progrès, mais le fait est que cette loi a été sabotée. La Chambre des représentants a rédigé le USA Freedom Act, qui impose beaucoup de restrictions à la volonté des autorités de récolter des données. La loi interdit en particulier la surveillance de masse. Puis quelqu’un à la Maison-Blanche a ajouté une phrase qui autorise la collecte d’informations sur des «groupes». Qu’est-ce qu’un groupe? Chaque collaborateur d’une entreprise? Tous les utilisateurs de Hotmail et de Gmail? C’est un grand bordel.

Comment allez-vous réagir?

Nous nous battons là contre. Il est important que les gens sachent. Les Etats doivent pouvoir traiter entre eux en toute confiance. Depuis la guerre, les relations entre l’Allemagne et les Etats-Unis ont toujours été très bonnes. Puis est intervenue cette très fâcheuse décision de surveiller le téléphone portable d’Angela Merkel. Mais à quoi ont-ils pensé? Ont-ils la moindre idée de ce que signifie la sphère privée pour les Allemands? Cette surveillance a suscité une énorme méfiance.

A ce propos, vous avez dit vous-même que Google savait en tout temps où se trouvaient ses utilisateurs, où ils étaient auparavant et à peu près ce qu’ils pensaient…

La citation est assez ancienne et complètement sortie de son contexte. J’admets que ce fut une erreur de dire ça. Votre smartphone sait peut-être où vous vous trouvez. Mais, quand on désactive le GPS, le système d’exploitation Android ne renvoie pas la localisation à Google.

A combien se montent les pertes pour Google depuis les révélations?

Elles ne sont pas très élevées. Nous avons dit à nos clients que, grâce à un cryptage très élaboré, leurs données étaient en sécurité chez nous. Nos chercheurs sont au moins aussi bons que les employés de la NSA. S’ils ont du souci pour leur sphère privée et leur sécurité, il faut qu’ils recourent à Google.

Cela nous paraît plutôt absurde.

Je vous livre les faits: nous utilisons un cryptage sur une base de 2048 bits et un système appelé Perfect Forward Privacy qui exploite un nouveau cryptage pour chaque transaction. Et nous cryptons même les courriels envoyés de Gmail à d’autres fournisseurs d’accès. Ce n’est peut-être pas aussi sûr que des courriels au sein même de Gmail, mais bien plus sûr que sans cryptage.

Une partie des craintes qui enflent en Europe portent sur votre énorme puissance financière: pour des raisons fiscales, Google stocke 33 milliards de dollars hors des Etats-Unis pour des rachats et des reprises. Vous pouvez donc décider quel sera le prochain secteur dans lequel vous sèmerez la pagaille.

Cela ne marche pas comme cela chez nous. Ce n’est que lorsque nous avons une idée concrète que nous cherchons, pour la mettre en œuvre, la meilleure technologie du monde et que nous l’achetons.

Vous venez d’annoncer un plan visant à expédier 180 satellites dans l’espace pour desservir par internet même les endroits les plus perdus. Vous-même, avez-vous un projet qui vous tient spécialement à cœur?

Nous entendons résoudre de grands problèmes à l’aide de logiciels. La route cause par exemple une hécatombe chaque année. Les voitures qui roulent toutes seules pourraient faire une énorme différence. Mon projet préféré, en ce moment, est le verre de contact pour diabétiques: il contient une puce qui surveille le taux de glycémie et l’indique par un système chromatique. Mes compatriotes ont un problème de poids. C’est une petite équipe de Google qui a eu cette idée, et j’en suis fier.

Pourquoi n’avez-vous pas en Europe un concurrent digne de ce nom?

Dans un contexte où tout est réglementé, où il faut une autorisation pour tout et n’importe quoi, l’innovation se révèle plus rare. Il faut une culture de la pensée positive, de l’expérimentation. Une culture où il est permis de se planter, où une faillite ne représente pas un stigmate social. Chez nous, dans la Silicon Valley, on fête même les échecs.

Traduction et adaptation Gian Pozzy


Eric Schmidt

Passé par les universités de Princeton et de Berkeley, entré notamment chez Sun Microsystems et Novell comme directeur général, il prend la tête de Google en 2001.
En 2011, il devient président exécutif du conseil d’administration de la firme, qui a bouclé 2013 avec un bénéfice de 12,9 milliards de dollars, en hausse de 20%.

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Président croate: le gentleman pacificateur

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:53

Portrait. Ivo Josipovic, en visite en Suisse, est la figure politique la plus estimée de son pays. Compositeur et juriste de haut vol, on l’aime pour son intégrité et son travail de réconciliateur.

Même sa femme le dit: il est très difficile de se battre avec Ivo Josipovic, son gentleman de mari, par ailleurs président de la Croatie. Serait-ce son sens aigu de la mesure, somme toute normal pour un musicien? Ou alors son goût pour la justice, forcément développé chez un professeur de droit? Probablement les deux. Parce que oui, le président croate en visite en Suisse sait mener plusieurs carrières de concert, en parfait homme-orchestre. Avant son élection en 2010, son expertise en droit l’a propulsé parmi les acteurs de la création de la Cour pénale internationale. Un engagement qui ne l’a pas empêché de composer une cinquantaine d’œuvres de musique aussi bien pour orchestre symphonique que quatuor à cordes.

Professeur de musique, professeur de droit et aujourd’hui président de son pays, Ivo Josipovic, 57 ans, ne ressemble en rien aux politiciens que les Croates connaissaient jusqu’ici: une nature calme, une pâleur presque transparente, il n’enflamme pas les foules avec ses discours dont le ton reste professoral. Modeste, il vit dans un appartement du centre-ville. Pas dans une demeure historique élégamment rénovée. Non. Dans un de ces logements rafistolés et bruyants, comme tant d’autres Zagrebois. Il y rentre souvent à pied, sans cortège de voitures ni déploiement de gardes du corps. Et le samedi matin, quand tout Zagreb se retrouve dans les innombrables cafés proches du marché ouvert, il se mêle régulièrement aux gens, il les écoute, mais sans ostentation.

La modestie faite président

«Il est normal! Il est resté le personnage intelligent, confiant mais modeste qu’il a toujours été», s’exclament ensemble Marijana Pintar, une musicologue qui a étudié avec lui à l’Académie de musique de Zagreb, et Zoran Juranic, compositeur, chef d’orchestre et président de la société des compositeurs croates. «Et les Croates ont soif de normalité», ajoutent-ils. Ils n’en peuvent plus des discours ardents, des politiciens charismatiques et narcissiques qui se prennent pour des demi-dieux comme le premier président de la Croatie indépendante, l’autocrate Franjo Tudjman, qui, tout nationaliste qu’il fut, privatisa à tour de bras, vendit des entreprises d’Etat et permit à certains de s’enrichir de manière éhontée.

Ou de ceux qui promettent monts et merveilles et finissent en prison, comme l’ancien premier ministre Ivo Sanader qui lança une sorte d’opération mani pulite contre la corruption et se retrouve aujourd’hui en prison pour… corruption.

Un motif de fierté

Ce quelque chose de lisse, d’insaisissable, comme la douceur du personnage valent bien au président actuel quelques railleries. Et certains regrettent le tranchant de son prédécesseur Stjepan Mesic, qui osa envoyer à la retraite des généraux qui critiquaient publiquement le gouvernement quand celui-ci reconnaissait son passé sombre. «Mais la force d’Ivo Josipovic, c’est précisément ce qui le distingue des autres politiciens», affirme Branimir Pofuk, chroniqueur politique du quotidien Vecernji List, ex-correspondant de l’agence Associated Press et critique musical. Les sondages lui donnent raison: Ivo Josipovic caracole en tête de toutes les enquêtes de popularité depuis son élection en 2010.

On nous dira souvent la fierté de se voir représenter à l’étranger par un homme qui sait s’y comporter, qui jouit d’une réputation d’excellence dans le monde du droit international comme dans celui de la musique. La majorité des Croates voit dans ce type sérieux, propre et pas corrompu, un président idéal qui montre une face moins connue de la Croatie, celle d’une terre de culture et d’esprit. Un contraste saisissant avec le gouvernement qui n’offre pas un brillant spectacle ces jours en Croatie: majoritaire, le parti social-démocrate dont est issu le président se déchire et deux de ses ministres ont dû quitter le gouvernement.

Marijana Pintar résume une opinion que nous entendrons à maintes reprises sur les terrasses de Zagreb: «Les politiciens au gouvernement se livrent des querelles de personnes alors qu’ils devraient se battre pour le pays.» Un constat comme un cri du cœur. Parce que la Croatie ne va pas bien, pas du tout. Elle avait beaucoup espéré de son entrée dans l’Union européenne (UE) et vit aujourd’hui une profonde désillusion. Le pays ne sort pas de la récession dans laquelle il a plongé depuis la crise de 2009. Pire, le chômage continue d’augmenter et dépasse les 20%, et avoisine les 50% chez les jeunes.

Calme mais sévère

Dans ses bureaux perchés sur une colline de verdure surplombant Zagreb, la belle capitale de ce pays aux 1200 îles, Ivo Josipovic, sur ce ton calme qui le caractérise, ne mâche pas ses mots: «Avant de recevoir des fonds européens, il faut préparer des dossiers. Ce n’est pas la faute de l’UE si nous n’étions pas prêts.» Excès de bureaucratie, lenteur des autorisations pour ouvrir une entreprise, le président ne cesse de toucher là où le bât blesse.

Comme un jour plus tard, à l’occasion d’un événement organisé par les ambassades allemande, autrichienne et suisse à Zagreb, quand il lance un appel à moins d’inertie: «Accordez davantage d’autonomie aux universités», dit-il aux ministères. «Investissez dans l’éducation et le savoir», lance-t-il aux entreprises. Et, à l’adresse des universités: «Remettez-vous en question, tant de diplômés ne trouvent pas de travail en Croatie.» Et de plaider pour la réindustrialisation du pays, notamment dans les secteurs de l’agroalimentaire, de la pharma et du bois.

L’europhile et la guerre

Quand bien même son pays profite peu ou pas de son statut de nouveau membre de l’UE, Ivo Josipovic demeure un europhile profondément convaincu. L’UE, il la voit comme une nécessité économique, «on ne peut pas freiner la globalisation. Or celle-ci met les économies en concurrence. Si l’Europe ne s’unit pas, nous ne pourrons pas soutenir la compétition avec les Etats-Unis, la Russie et les autres.» Une nécessité qui ne doit pas conduire à une perte d’identité pour autant: «Je n’oublie pas mon héritage culturel. Je suis fier d’être Croate. Mais nous devons aussi construire notre identité européenne, dont la richesse réside justement dans la diversité.»

Et bien sûr, il y a l’Histoire, avec un grand H. Sur cette terre où certaines régions sont encore truffées de mines antipersonnel, comme celles que les inondations récentes ont fait remonter à la surface, le président constate, solennel: «Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe unie a d’abord été créée comme un projet de paix. Les pays qui vivent paisiblement depuis cinquante ans l’ont peut-être un peu oublié. Pas nous. Pas ici où nous avons vécu la guerre il y a encore 20 ans.»

L’homme de la réconciliation

Si Ivo Josipovic laissera une trace dans l’histoire, ce sera paradoxalement grâce à son côté lisse, qui évite de heurter les sensibilités, de provoquer des réactions de haine, jusqu’à sa façon de parler sans le moindre soupçon d’accent régional. Même dans la religion, le compositeur joue une partition neutre: il s’est déclaré agnostique dès le lancement de sa candidature pour la présidence, alors que son rival, lui aussi social-démocrate, se joignait à des processions catholiques. Aujourd’hui, il fréquente aussi bien les cérémonies islamiques les plus importantes que les messes de Noël catholiques et orthodoxes. Dans un pays à 80% catholique où l’Eglise joue un rôle politique, certains ont prédit un suicide politique. Pas du tout. Ivo Josipovic a remporté plus de 60% des voix.

Très conscient de l’attention constante qu’exige la paix retrouvée, Ivo Josipovic, deux mois à peine après son accession à la présidence, ira devant le Parlement de Bosnie-Herzégovine prononcer des excuses pour l’attitude croate durant la guerre. Il fallait du courage, sa déclaration n’a pas plu aux nationalistes conservateurs de son pays. «Travailler à la réconciliation est une des tâches les plus importantes de la présidence, dit le président. Les Croates furent attaqués, ils se sont défendus. Mais nous avons aussi commis des crimes.» Et l’apaisement profite aussi à la vie intérieure du pays où vivent des minorités serbes et bosniaques. Parce que la haine de l’autre reste une menace. On l’a vu l’an dernier à Vukovar, qui fut le théâtre d’atrocités à la frontière serbe en 1991: des manifestations importantes s’y sont déroulées contre l’inscription des rues en écriture cyrillique.

Le sens de l’histoire

Remontant à un autre chapitre tragique de l’histoire, le président a participé aussi à une cérémonie commémorative à Jasenovac, un des camps de concentration du régime croate des Oustachis, alliés de l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale. Un chapitre qu’il connaît par son père, résistant dans le mouvement antifasciste de Tito, futur chef d’Etat de la Yougoslavie et Croate lui aussi. Ivo, lui, rejoindra le Parti communiste. «Le communisme yougoslave était plus libéral que celui qui prévalait en Pologne ou en Tchécoslovaquie», dit-il aujourd’hui. Et il n’y a pas occupé de positions importantes. Un discours qui ressemble à celui d’une certaine Angela Merkel quand elle évoque sa jeunesse en République démocratique allemande (RDA).

Quoi qu’il en soit, le sens de l’histoire du président va vers la réconciliation des peuples. Ivo Josipovic l’a marqué par un autre acte aussi symbolique que politique. C’était le 1er juillet 2013, le jour même de l’entrée de son pays au sein de l’UE. Il raconte: «De concert avec le président de la Slovénie, déjà membre, nous avons organisé un petit-déjeuner réunissant les six présidents des anciennes Républiques de la Yougoslavie, et ceux de l’Albanie et du Kosovo.» Avec, à la même table, le président serbe et son homologue kosovar. Une nouvelle réunion en présence du président français François Hollande a suivi. Et cet été, les huit présidents se retrouveront avec la chancelière allemande Angela Merkel. Ce sera le 25 juillet, à Dubrovnik, perle de l’Adriatique et autre cité pilonnée par les obus en 1991. «Nous souhaitons que tous deviennent un jour membres de l’UE. Pour augmenter les chances de rendre notre région vraiment stable et économiquement viable.»

Alors la passion, le président croate la vit plutôt à travers la musique. «L’amour et la haine sont au cœur de mon projet d’opéra», dit Ivo Josipovic. Celui qu’il terminera quand il ne sera plus président, l’année prochaine ou, s’il est réélu, cinq ans plus tard. Son thème? L’assassinat de John Lennon. Plus précisément «les mécanismes psychologiques qui ont conduit Mark David Chapman à cet acte. Il a admiré Lennon. Puis il l’a tué.» Une parabole pour l’histoire de sa région? «Je ne sais pas. Nous verrons.»

Tatjana Josipovic, épouse du président et docteure en droit comme lui, a raison: il est difficile de se battre contre son mari, il n’est pas homme à opposer les uns aux autres, mais à rassembler. En Croatie comme dans toute la région.


Drôle d’ambiance pour une rencontre

Pour la première fois depuis l’indépendance du pays, un président croate est en visite officielle en Suisse. Sans que le protocole à l’accord de libre circulation ait pu être signé.

La visite en Suisse, la première d’un président croate depuis l’indépendance en 1991, aurait pu se dérouler sous des cieux autrement radieux. Si le peuple suisse avait dit non à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Mais il a dit oui. Le protocole à l’accord de libre circulation des personnes n’a pas pu être signé avec la Croatie, un petit pays pourtant, la moitié de la population helvète. Ce qui nous a valu la suspension des programmes d’étudiants Erasmus et de recherche Horizon 2020.

A Zagreb, le président nous a dit qu’il aurait préféré un autre résultat bien sûr, mais, a-t-il ajouté: «Aucun pays n’est parfait. Le résultat de certaines votations en Croatie aussi ne m’a pas plu. Alors, nous ferons avec.» Soit avec l’arrangement trouvé entre les deux pays: la Suisse traitera les citoyens croates de la même manière que les ressortissants des autres Etats membres de l’UE.

Un message lui tient à cœur cependant: depuis le 1er juillet 2013, la Croatie est membre à part entière de l’UE, elle revendique un traitement égalitaire. On peut le comprendre: rarement un pays aura été à ce point passé au scanner par une UE échaudée d’avoir intégré un peu vite certains pays par le passé. Il aura donc fallu dix ans entre la demande d’adhésion et l’entrée au club, des sacrifices, des réformes et des suppressions de subventions à des entreprises publiques importantes comme les chantiers navals.

Sa visite à Berne est à l’image d’Ivo Josipovic. Après les rencontres politiques avec le président Didier Burkhalter et la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, le président croate participera au Forum européen de la musique, qui se tient, cette année, à Berne. Au Forum Yehudi Menuhin, on écoutera son œuvre la plus connue, Samba da camera, mais aussi ses réflexions sur la politique et la musique. La musique contemporaine composée par le président croate est moins facile d’accès que l’Ode à la joie de Beethoven, l’hymne européen. Au fond, elle colle assez bien à la relation bilatérale entre la Croatie et la Suisse: pas tout à fait aussi harmonieuse que ce qu’avaient espéré ses dirigeants respectifs.

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Le crash programmé d’Yvan Perrin

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:54

Récit. Notre chroniqueur parlementaire a suivi de près l’ascension, puis la chute d’Yvan Perrin.

Onze décembre 2013, 17 h. La nuit est déjà tombée sur le Château de Neuchâtel. En ce haut lieu du pouvoir cantonal, j’ai rendez-vous avec Yvan Perrin. Pas pour dresser le bilan de sa première année au gouvernement neuchâtelois. Non. Pour évoquer son amour du Canard enchaîné, un journal satirique français qu’il adore. Dans son bureau, quatre lampes jettent d’étranges jeux d’ombres et de lumières. «Je suis une luminothérapie pour lutter contre la dépression saisonnière dont je souffre», s’excuse le magistrat avec sa franchise coutumière.

Ce soir-là, je me demande bien sûr si Yvan Perrin tiendra jusqu’à la fin de la législature, tant je ressens sa fragilité, presque physiquement. Car la fragilité d’un politicien, c’est tout à la fois beau et rare. Pourquoi ne pas l’accepter, alors que tous les autres élus feignent pour leur part l’invulnérabilité en permanence?

La réponse à mon interrogation est désormais connue: c’est non. Yvan Perrin n’aura tenu que treize mois: sa démission était devenue inéluctable, de l’aveu même de tous les proches du conseiller d’Etat UDC.

Le point de bascule de sa vie politique remonte aux années 2010-2011. A un an des élections fédérales, le vice-président de l’UDC, policier de profession, se brouille deux fois avec Jean Studer, le conseiller d’Etat socialiste, son chef politique. D’une part, il demande un congé de six mois, qui lui est refusé. D’autre part, il dérape en justifiant la torture dans les cas extrêmes. Des propos inacceptables pour Jean Studer, qui lance une enquête disciplinaire contre lui.

Inégal, le duel use nerveusement Yvan Perrin. Je le croise au soir des élections fédérales du 23 octobre 2011, lorsqu’il quitte les studios de la TV alémanique. «Je viens d’envoyer ma lettre de démission à la police neuchâteloise, vous n’imaginez pas à quel point je suis soulagé», me confie-t-il. Il travaillera à mi-temps dans la sécurité privée.

Yvan Perrin restera toujours convaincu qu’il a été victime d’une «éviction politique». Il en nourrit – probablement inconsciemment – un sentiment de revanche. A partir de là, il se met en tête de briguer le Conseil d’Etat. Il lisse son profil en lâchant la vice-présidence de l’UDC pour devenir plus consensuel. Car, cette fois-ci, c’est du sérieux. Pas comme en 2005, quand il avait été en lice pour gagner en visibilité. Il sera le chef à son tour. Rien ne l’arrête, même pas un récent burn-out. Et il ne veut pas tirer les enseignements d’une rechute très alcoolisée en décembre 2013.
Le problème, c’est qu’Yvan Perrin n’est pas un homme de gouvernement. Il n’aime pas décider. Il ne sait pas s’entourer. Il a toujours refusé d’engager un collaborateur personnel, le premier conseil que lui a donné son parti. Seul face aux défis trop lourds pour lui, seul dans la maison familiale de La Côte-aux-Fées, il s’enferme et il boit.

Le cas Perrin est un drame humain dont nous sommes tous un peu responsables. On peut s’interroger sur la qualité des soignants qui l’ont pris en charge. Comment est-il possible qu’un patient qui entre en clinique puisse chatter sur Facebook en pleine nuit et en ressortir beaucoup trop vite, alors qu’il n’est pas guéri? Les médias? En révélant la gravité de son état de santé, ils ont certes posé les bonnes questions. Mais en résumant souvent les dernières élections neuchâteloises à la seule affaire Perrin, ils ont aussi assuré son élection en suscitant une énorme vague compassionnelle à son égard. Quant à l’UDC, elle aurait pu, et dû, éviter une candidature qu’elle savait risquée. Mais elle savait bien qu’Yvan Perrin était sa seule chance d’entrer au Château.
Seul point positif dans cette sombre affaire: le gouvernement neuchâtelois, déchiré lors de la législature précédente, semble sortir de cette épreuve soudé comme jamais. Au Château comme dans le Val-de-Travers, l’été commence. J’espère qu’Yvan Perrin profite de sa lumière, à défaut de celle des projecteurs médiatiques.

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Liechtenstein: quand le petit voisin montre la voie

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:55

Décodage. Lorsque les Suisses parlent de leur petit voisin de l’est, ils pèchent souvent par arrogance. Une grosse erreur. Rencontre avec un chef de gouvernement heureux, au pays où l’on accueille les «juges étrangers» à bras ouverts!

Savez-vous quel est l’Etat le plus industrialisé d’Europe? L’Allemagne, la Suisse peut-être? Non, vous n’y êtes pas! C’est le Liechtenstein, cette petite principauté de 37 000 habitants à l’est du canton de Saint-Gall et des Grisons, qui offre 36 000 emplois, dont 40% dans le secteur secondaire. Mieux vaut donc ne pas trop railler ce petit voisin, dont le chef de gouvernement, Adrian Hasler, a rencontré une brochette de parlementaires en marge de la session à Berne. Car la Suisse aurait tout intérêt à s’inspirer de la manière dont ce voisin relève – avec beaucoup de pragmatisme et un brin d’audace – les défis de demain.

C’est l’histoire d’un pays sans histoire. Dans l’ombre de la Suisse, le Liechtenstein va non seulement bien mais, contrairement à elle, il ne s’en plaint pas. En adhérant à l’Espace économique européen (EEE), il s’est raccroché au grand marché intérieur de 500 millions d’habitants. Il affiche un taux de 33% de ressortissants étrangers (soit 10% de plus que notre pays), mais ne compte qu’un petit parti populiste à l’influence politique dérisoire. Sa population croît de 1,6% par an (soit bien plus vite qu’en Suisse), mais il a réussi à négocier avec l’UE un système de contingents qui limite l’immigration de 500 à 600 personnes par an. Et il a pris un à deux ans d’avance dans sa stratégie de l’argent propre.

Quel contraste saisissant que celui présenté par ces deux pays liés par une union douanière et une centaine d’autres accords. Ils ont tant de points communs – de la mentalité des gens à une économie d’exportation fortement tributaire de l’UE – qu’on pourrait s’attendre à ce qu’ils partagent une certaine communauté de destin.

Sérénité stupéfiante

Or, c’est souvent le contraire qui se produit: là où les Suisses ont une fâcheuse tendance à s’inventer des psychodrames, leur discret voisin trace son propre sillon avec une sérénité politique stupéfiante. Tandis que la Suisse a tâtonné avant de s’orienter vers la voie bilatérale, le Liechtenstein s’est intégré à l’EEE. Parfois, il se serait bien passé de certaines directives venues de Bruxelles, comme celles relatives à l’aviation civile – la principauté n’a pas d’aéroport –, mais dans l’ensemble le bilan est largement positif: «L’EEE est la solution taillée sur mesure pour nous. Une adhésion à l’UE, que nous n’avons jamais envisagée, n’aurait pas été appropriée par rapport à la taille du pays. Quant au bilatéralisme, il aurait surchargé notre administration», précise Adrian Hasler.

Et c’est justement à l’époque où il entre dans l’EEE que le Liechtenstein arrache à l’UE des plafonds dans le cadre de l’accord sur la libre circulation des personnes, ces fameux contingents que la Suisse lui envie tant aujourd’hui. «Il y a vingt ans, nous avons bien négocié, mais notre petite taille a joué un rôle décisif dans les concessions de Bruxelles à notre endroit», reconnaît Adrian Hasler. Cela a été l’élément clé qui a poussé les électeurs de la principauté à plébisciter l’EEE à une majorité de 56% en 1995. Même lorsque l’UE s’est élargie à 25 membres, en 2004, la principauté a pu maintenir ses contingents au niveau initial.

Depuis 1699, date à laquelle le prince du Liechtenstein a acquis le territoire actuel en deux temps, ce pays reste très attaché à son indépendance. Mais il en mesure aussi les limites: il n’a ni la taille ni la puissance financière pour s’engager dans des bras de fer sans espoir de victoire. Face à l’adversité, il cherche d’emblée des issues porteuses d’avenir. En témoigne son attitude face aux attaques sur sa place bancaire lorsque, en 2008, un employé indélicat de la banque LGT vend un CD-ROM au land allemand de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie qui conduit à l’arrestation très médiatisée du patron de la Poste allemande, Klaus Zumwinkel.

Attitude proactive

Plus vite que la Suisse, la principauté sent que sonne le glas du secret bancaire, tout comme l’heure de la coopération internationale. Alors, il développe sa propre «stratégie de l’argent propre». Et tandis que la Suisse, qui traverse la même tempête financière, s’enlise dans l’impasse Rubik, le Liechtenstein fait œuvre de pionnier dans un accord passé avec le Royaume-Uni en août 2009, qui a le mérite de clarifier la situation pour le client d’une banque. Soit il se dénonce auprès de son fisc national, solde le passé par une amende et reste fidèle à sa banque, soit il retire ses fonds du Liechtenstein. «Un modèle dont la Suisse pourrait s’inspirer», dira plus tard le fiscaliste genevois Xavier Oberson.

«Nous avons adopté une attitude proactive», souligne Adrian Hasler. En mars 2009 déjà, le gouvernement déclare accepter les futurs standards d’échange automatique des données de l’OCDE. L’option est prise, même s’il faudra encore un peu de temps pour que toutes les associations économiques montent dans le bateau. «Nous avons été biffés des listes noires des organisations internationales et avons regagné une bonne réputation qui a permis de compenser en partie le départ de la clientèle off-shore», résume Adrian Hasler.

Bien que de taille beaucoup plus modeste que la Suisse, le Liechtenstein fait son chemin sans complexe. Ainsi, son premier ministre hoche la tête lorsqu’on lui dit que le dossier européen bute en Suisse sur la question des «juges étrangers». Le Liechtenstein est quant à lui trop petit pour s’en passer! «Nous comptons déjà beaucoup de juges étrangers dans nos tribunaux, venus de Suisse et d’Autriche, comme c’est le cas pour l’actuel procureur», précise Adrian Hasler. Sur un territoire aussi exigu que le Liechtenstein, où tout le monde finit par être impliqué dans une affaire, ces juges étrangers sont mêmes connotés positivement: ils sont un gage d’objectivité et de neutralité!

«Notre priorité est toujours de relever les défis dans un esprit offensif et de parler d’une seule voix envers l’extérieur», conclut Adrian Hasler. La Suisse pourrait s’inspirer de cette devise, mais c’est difficile, voire impossible, dans un pays où le principal parti joue sans vergogne la carte de l’opposition.

www.michel.guillaume@hebdo.ch

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Andreas Von Gunten
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L’affaire Giroud, du pain bénit pour le Valais?

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:56

Essai. Les déboires de l’encaveur valaisan sont pour le canton l’occasion rêvée de revisiter sa manière de faire de la vraie politique.

Et si Dominique Giroud, l’encaveur sous les verrous par qui le scandale est arrivé, était finalement du pain bénit pour le Valais? Et si toutes les casseroles trouées et cabossées de fraude fiscale, de fausses factures, de faux Saint-Saphorin, de vins coupés illégalement et de piratage informatique (le pompon!) qu’il traîne derrière lui allaient contraindre les Valaisans à mettre de l’ordre, enfin, dans leur pitoyable cuisine politique? Bon. Ce n’est pas gagné. De sa forteresse octodurienne, Pascal Couchepin ne se fait pas trop d’illusions. «Il faudra encore du temps pour que le Valais se rende compte que l’Etat n’appartient pas à un parti.»

Un abcès crevé avec Giroud? On disait la même chose dans les années 70 avec l’affaire Favro, une sombre histoire de malversations qui a mis le canton sens dessus dessous. Et l’ancien conseiller fédéral de se souvenir de l’axiome définitivement posé par le vieux politicien montheysan Charles Boissard, dit Carlo, ainsi résumé: le Valais est divisé en trois. En haut, les personnes se combattent mais tout est porté sur la place publique. En bas, libéraux et conservateurs (les PDC!) s’affrontent classiquement. Au centre, c’est la guerre des clans et des coups bas. «C’est toujours au centre que le Valais connaît tous ses problèmes de gouvernance.» Alors quoi, rien ne bougera jamais? Ce canton serait-il l’illustration parfaite du proverbe bulgare: «Il est né veau, il est mort bœuf»?

Mouton noir, moutons blancs

Faire de Dominique Giroud l’unique mouton noir à abattre, ce serait finalement assez pratique. Ce proche d’Ecône, qui s’est acoquiné avec un agent du Service de renseignement de la Confédération trempé dans le même bénitier et dans une nullissime activité d’espionnage, cristallise toutes les dérives du canton. Lesquelles sont notamment dénoncées depuis mai 2011, avec plus ou moins de rigueur, par le redresseur de torts Stéphane Riand dans son association L’1dex pour un Valais critique et libertaire. Le mouton noir mis hors d’état de nuire, son comportement un tantinet paranoïaque mis en lumière, tous les autres moutons évidemment blancs pourraient paisiblement bêler d’effroi contre une telle infamie.

Que la justice valaisanne laisse s’évanouir des affaires en prescription, qu’elle laisse à la justice vaudoise et genevoise, avec un certain soulagement, le soin de gérer les épisodes toujours plus rocambolesques du dossier Giroud, que les services fiscaux du canton soient malmenés, que d’étranges ententes semblent avoir été tissées entre le monde de la viticulture et celui de l’exécutif valaisan comme le révèle la presse dominicale, tout cela ne serait que des détails dans l’histoire du canton?

Pourtant, il suffit de naviguer sur les réseaux sociaux pour y déceler une volonté toujours plus affichée de ne plus se contenter de faire glisser la poussière sous le tapis. Même les Jeunes démocrates-chrétiens du Valais romand y vont de leur analyse pertinente. A propos du Parlement valaisan, ils écrivent sur leur site: «Force est de constater que l’image actuelle est plutôt celle de députés qui discutent des heures et tournent en rond, qui désirent, avant tout, descendre l’autre pour mieux s’élever, qui s’attardent plus sur des attaques de bas étage au nom d’une pseudo-transparence, qui cherchent à se montrer pour attirer les médias; tout cela au lieu de mettre en avant de vraies idées qui feraient avancer notre canton.» Cette analyse qui n’a rien de la langue de bois a été reprise par la (encore) très discrète page Facebook du Rassemblement valaisan. Celui-ci semble vouloir se profiler en dehors des partis dans la perspective des élections de 2017. On y trouve notamment la signature de Jean-Marie Bornet, chef information et prévention de la police cantonale.

Vers des états généraux?

Animateur d’un autre site encore en gestation, intitulé Valais 2020, l’ancien cadre de Caterpillar Philip Koenig plaide en faveur du rassemblement (encore un autre!) d’acteurs de l’économie et du secteur privé, autour d’une thématique précise, comme par exemple la vini-viticulture, pour définir une solide stratégie à long terme au profit de l’ensemble de la collectivité.

Le réchauffement climatique aux conséquences majeures pour le Valais, notamment pour sa production hydraulique, le retour des concessions, la prévention du risque sismique, l’avenir du tourisme, l’état des finances cantonales sont autant de thèmes qui pourraient être traités lors d’états généraux auxquels participeraient des représentants de la société civile, en collaboration avec des élus.

Encore dans les limbes, l’idée pourrait faire son chemin. La tenue d’une constituante, qui devrait faire l’objet d’une prochaine initiative populaire lancée par les Verts, s’inscrit dans cette dynamique. Celle d’un autre Valais qui, tirant tous les enseignements du pire, peut désormais s’offrir le meilleur.

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Echanges linguistiques: l’absurde décision genevoise

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:57

Décodage. Le canton met fin à son service de séjours en immersion pour les adolescents en vue d’économiser quelques centaines de milliers de francs par an. Une suppression qui affecte tous les élèves romands.

Benjamin Keller

Partir quelques mois à l’étranger pour se former et s’ouvrir à d’autres horizons deviendra-t-il un luxe pour les jeunes Romands? Alors que la Suisse a été mise provisoirement à l’écart du programme universitaire Erasmus à la suite de l’acceptation, le 9 février dernier, de l’initiative «Contre l’immigration de masse», c’est désormais au tour des échanges d’élèves issus de la fin du primaire jusqu’au terme du secondaire postobligatoire de faire les frais de décisions politiques. En quête d’économies, le gouvernement genevois vient de supprimer le Centre des échanges et séjours linguistiques (Cesel). La structure permettait d’apprendre l’allemand, l’anglais, l’italien ou l’espagnol en immersion dans une famille en Suisse ou à l’étranger et d’accueillir ensuite un correspondant. Environ 170 élèves en bénéficiaient chaque année.

Les Genevois ne seront pas les seuls à être privés de ces échanges: l’an dernier, près d’un tiers des participants provenaient d’autres cantons romands. Il y a cinq ans, Emilie De Lavallaz est ainsi partie trois mois au Canada pour apprendre l’anglais, lors de sa troisième année de collège à Sion. «C’était génial! A l’école, on apprend l’anglais, mais on ne le parle pas assez. Là, je n’avais pas le choix. Aujourd’hui, je suis bien contente de maîtriser cette langue, car je dois lire beaucoup de livres en anglais dans le cadre de mes études en sport à Bâle.»

La Valaisanne de 21 ans met également en avant l’aspect culturel de ces échanges. «J’ai suivi des cours dans l’établissement de ma correspondante Tanja, j’ai participé aux sports de l’école, on a voyagé ensemble. Même chose lorsqu’elle est venue en Suisse. Je lui ai même appris à skier!» Les deux filles sont depuis très liées et Emilie envisage de repartir au Canada l’année prochaine.

«Dommage de tout laisser tomber»

Elle a donc appris avec regret la fermeture du centre genevois, d’autant que, chez les De Lavallaz, c’est une histoire de famille: ses deux sœurs sont aussi parties grâce au Cesel et son frère s’envole bientôt pour la Nouvelle-Zélande. «La Suisse est petite, internationale, l’anglais devient incontournable. Il est vraiment dommage de tout laisser tomber pour des questions d’argent.»

La décision du gouvernement genevois lui paraît incompréhensible, «surtout de la part d’un canton qui héberge de nombreuses organisations internationales. On ne peut pas faire des économies ailleurs?» Une question légitime, d’autant que la suppression de l’équivalent de deux postes à plein temps nécessaires au fonctionnement du Cesel permettra de sauver seulement 300 000 francs environ par année, les coûts des voyages à proprement parler étant assumés par les parents. De plus, le centre reçoit une compensation de 400 francs par élève provenant d’un autre canton.

Contactée, la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta, à l’origine du démantèlement du Cesel, indique ne pas pouvoir dévoiler le montant total des économies visées par le Département de l’instruction publique (DIP) genevois. «Cette mesure ne va pas régler les problèmes de l’Etat à elle seule, reconnaît la socialiste.

Il y en aura d’autres. On ne peut pas continuer à tout offrir avec des moyens qui ne cessent de se réduire. Or, en période de crise, est-ce vraiment le rôle du DIP que de fournir des prestations en dehors du temps scolaire? D’autant qu’en moyenne près de 40% de ces élèves proviennent d’autres cantons. Il faut déjà assurer les services de base.»

Elle précise que les séjours intégrés aux programmes scolaires seront conservés et que les postes supprimés sont réattribués au sein du DIP pour répondre aux besoins des écoles.

Les solutions de rechange

Les échanges prévus pour 2014-2015 pourront encore avoir lieu. Ensuite, terminé. Il existe bien sûr des possibilités privées, mais elles sont souvent coûteuses. «Les parents n’ont pas tous les moyens d’inscrire leurs enfants à des séjours linguistiques quatre fois plus chers, déplore le responsable du Cesel, Pierre Bickel, qui quittera ses fonctions début juillet pour retourner enseigner à plein temps. Même dans le cadre du Cesel, il n’était pas évident pour certaines familles de faire partir leurs enfants pendant trois mois et d’accueillir ensuite un partenaire chez eux. De plus, on n’est pas autant immergé pendant un séjour linguistique que lors d’un échange.»

A titre comparatif, le coût d’un échange de trois semaines au Canada avec un organisme à but non lucratif tel que Welcome USA (recommandé par Anne Emery-Torracinta elle-même comme solution de rechange) est équivalent à celui d’un séjour de onze semaines dans le même pays organisé par le Cesel, soit environ 2300 francs…

En Suisse romande, plusieurs cantons organisent également des échanges linguistiques. Mais ils n’offrent pas les mêmes possibilités que le Cesel, pour les destinations anglo-saxonnes notamment. «Les Vaudois comme les Valaisans étaient de bons clients du Cesel et du vaste réseau que ses responsables avaient tissé au cours des années», explique François Maffli, chargé des échanges scolaires du canton de Vaud, qui se déclare «choqué» par la décision genevoise.

Il se dit ouvert à accueillir les élèves du bout du Léman pour les séjours germanophones, qu’il propose déjà, et même à récupérer les accords conclus par le Cesel. «Nous sommes prêts, mais la décision finale reviendra au Canton.»

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Lagardère se déleste de Payot pour mieux vendre Naville

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:58

Analyse. C’est à Pascal Vandenberghe, leur actuel directeur, qu’ont été vendues les librairies Payot. Une vente qui préfigure celle de Naville, dont dépendent près de 1400 kiosques romands.

François Pilet

Le mercredi 4 juin, le patron de Lagardère Services, Dag Rasmussen, inaugurait un magasin M&M’s au terminal A de l’aéroport Charles-de-Gaulle. «Nous sommes heureux d’être au cœur de cette expérience novatrice», déclarait-il devant l’entrée de ce concept store en forme d’arc de triomphe en plastique jaune décoré de petites pastilles de chocolat.

Une semaine plus tard, le vendredi 13, le même Dag Rasmussen serrait la main de Pascal Vandenberghe, scellant la vente des librairies Payot à celui qui les dirige depuis maintenant dix ans.

L’opération, dont le montant n’a pas été révélé, est cofinancée par deux investisseurs minoritaires: Jean-Marc Probst, entrepreneur dans la construction (5%), et le fondateur des magasins Nature & Découvertes, François Lemarchand (20%). Pascal Vandenberghe prend quant à lui 75% du capital, à titre personnel. Il aurait obtenu le soutien de Vera Michalski, héritière de la dynastie Hoffmann, très active dans la culture et l’édition, qui financerait le rachat par un prêt. Ses objectifs de rentabilité seraient bien plus modestes que ceux normalement attendus par les banques.

La cession des librairies Payot était dans l’air depuis de nombreuses années. Le premier à en parler était Pascal Vandenberghe lui-même, qui était bien placé pour voir venir le coup. Il avait évoqué le scénario d’une sortie du groupe français avec ses supérieurs, notamment à la suite du désengagement de Lagardère des librairies Virgin et Furet du Nord dès 2009. Le dossier avait encore été évoqué en 2012, mais la période avait été jugée peu propice, sur fond de négociations sur le prix du livre et de la vague du «franc fort» qui accentuait le différentiel de prix entre la Suisse et la zone euro.

Curieusement, ce n’est pas directement la situation sur le marché du livre qui a précipité la cession de Payot par Lagardère, mais celle dans un tout autre secteur: celui des kiosques à journaux. Car, de l’ouverture d’un magasin M&M’s à la vente des librairies Payot, l’agenda de Dag Rasmussen reflète de manière très concrète le changement de stratégie du groupe de médias français, qui conduit sa mue à marche forcée. Cette transition touche tout particulièrement les activités de distribution qu’il dirige, sous l’ombrelle de la division Lagardère Services.

T-Shirts et souvenirs

Face au déclin des ventes de la presse traditionnelle, en baisse inexorable, Lagardère a choisi de se concentrer sur ses meilleurs emplacements, dans les gares et les aéroports, en les transformant en magasins de cadeaux, de t-shirts, de tasses souvenirs et de chocolat. Ce domaine, appelé «travel retail», est devenu le principal créneau de croissance pour le groupe, avec le digital. Tout le reste doit passer par-dessus bord.

Vue de l’hôtel particulier au numéro 4 de la rue de Presbourg, le siège de Lagardère dans le XVIe arrondissement de Paris, la vente de la microscopique chaîne de librairies romandes n’était ainsi qu’un objectif très secondaire, prémices d’une autre opération, bien plus ambitieuse et profitable: la mise en vente de la totalité du réseau de distribution de presse dans cinq pays en dehors de la France. Cette activité, qui pèse plus de 1,5 milliard d’euros, représente environ 20% du chiffre d’affaires de Lagardère. En Suisse, c’est la totalité des 179 kiosques Naville et Relay qui sont concernés, ainsi que les activités de livraison à près de 1200 kiosques indépendants en Suisse romande.

La fnac sur les rangs

Problème: Payot était restée rattachée à Naville depuis la cession des deux entreprises à Lagardère par Edipresse, en 1991. Résidu historique d’un rapprochement avorté entre les groupes romand et français, il y a près de vingt-cinq ans, la présence de Payot dans l’organigramme de Naville ne faisait aucun sens pour un éventuel acquéreur. «La sortie de Payot SA, perçue comme une «excroissance stratégique» au sein de Lagardère, est devenue à partir de là urgente et nécessaire», confirme Pascal Vandenberghe.

Après des années de discussions sur l’éventualité d’une «sortie», le patron de Payot a compris que les choses s’accéléraient en ouvrant le Wall Street Journal, le 13 décembre dernier. Le quotidien financier annonçait le début de la procédure de vente de toutes les activités de distribution de presse du groupe.

Dag Rasmussen n’a pas attendu longtemps pour faire passer le message à son tour. En janvier, Payot était à vendre. Une main s’est aussitôt levée: celle d’Alexandre Bompard, patron de la Fnac. La chaîne française, en difficulté en Suisse, aurait pu trouver un intérêt à avaler son principal concurrent. Mais le coup était difficile à jouer. En dépassant les 50% de parts de marché, l’entité qui serait ressortie d’un tel rachat aurait pu poser des problèmes de concurrence. Et l’avenir de la franchise avec Nature & Découvertes, source importante de croissance pour Payot, aurait probablement été mis à mal. Contactée, la Fnac n’a pas répondu à nos messages.

Unique au monde

Face au risque de voir Payot tomber entre les mains de son concurrent français, Pascal Vandenberghe a mis les bouchées doubles pour mettre en œuvre la fameuse «sortie» qu’il envisageait depuis si longtemps. Et surtout trouver son financement. L’affaire a finalement été bouclée en six semaines. Le nom qu’il a choisi pour sa holding personnelle, Kairos, signifie «le temps de l’occasion opportune» en grec ancien.

Le résultat est un coup de maître: en mettant la main sur l’entreprise qu’il dirigeait jusque-là comme salarié d’un groupe de médias tentaculaire, il offre aussi à la petite Suisse romande un statut «unique dans le monde occidental», comme il le souligne lui-même: le marché romand du livre y sera désormais contrôlé à 60% par des indépendants: 25% pour les petites librairies, et 35% par Payot.

De son côté, le groupe français va poursuivre la grande liquidation. L’organigramme de Lagardère Services délesté de Payot SA, le groupe français peut procéder à la vente de Naville. Selon nos informations, des négociations exclusives seraient d’ores et déjà engagées avec un consortium de deux fonds d’investissement américains. L’opération devrait être bouclée d’ici à l’été, et décidera de l’avenir de 1400 kiosques en Suisse romande.

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Jacques Neirynck: portrait de l’ogre en jeune homme

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:59

Portrait. Le doyen du Parlement suisse, 82 ans, est poussé dehors par son parti, le PDC vaudois, dont il est pourtant le meilleur atout. Portrait d’un homme multiple et gourmand, cultivé et rebelle, dont la Suisse a cruellement besoin.

Le 10 mai 1940, Jacques Neirynck a 8 ans. Il est réveillé par le bombardement de l’aéroport militaire de Bruxelles. Puis les bombes tombent sur son quartier. «Mon père était à l’armée, ma mère était enceinte. Elle a préparé un petit sac avec mes affaires, si jamais nous devions nous enfuir.» L’enfant voit la débâcle de l’armée belge. L’histoire lui «tombe dessus».

Depuis, Jacques Neirynck, professeur honoraire à l’EPFL, conseiller national PDC, député au Grand Conseil vaudois, journaliste et écrivain, a tout fait pour «fuir l’histoire». C’est pour cela qu’il est venu s’installer en Suisse, en 1972, après avoir été le témoin de la décolonisation du Congo, où il enseignait. Pour ne pas laisser la Belgique lui faire honte une troisième fois. Fuir. Mais oublier, pas question. Il est aujourd’hui le seul parlementaire suisse à avoir vu des enfants porter l’étoile jaune dans l’Europe nazifiée. Une mémoire vivante inestimable.

Tétanisé par Baudouin

Ce trauma initial lui montre qu’il ne pourra compter que sur lui-même. Pour protéger la mère, à la place du père absent, dans un pays en pleine implosion, il n’avait pas les armes. Les armes intellectuelles pour comprendre et anticiper. Alors il s’instruira, et fera preuve d’une indépendance farouche. Après avoir renié son pays, à maintes reprises, il se posera «contre». Parfois contre tous. Il semble se nourrir de la confrontation.

En 1972, donc, il tombe amoureux de la Suisse. Un pays «propre et paisible» qui ressemble à la Belgique d’avant la guerre, le pays perdu de son enfance. Le déménagement de sa famille (sa première femme et leurs quatre enfants) est compliqué et entraîne le divorce. Il se remarie en 1977 avec une Française et adopte un enfant libanais que le couple ira chercher quasiment sous les bombes. Pour réparer un peu, peut-être, la folie de l’histoire, et la douloureuse nuit du 10 mai 1940.

Un jour, il sera interpelé par le roi des Belges, en visite à l’EPFL: «Baudouin a fondu sur moi et m’a demandé: «Pourquoi êtes-vous ici alors que votre devoir serait d’être en Belgique?» Cette phrase m’a cloué sur place, cet homme était comme la statue du Commandeur. Un saint. J’avais voulu sortir de l’histoire, et l’histoire me faisait un reproche sanglant (sic).»

Dévorer le monde

S’il veut sortir de l’histoire, il ne renonce pas pour autant à dévorer le monde. Aujourd’hui, il possède trois passeports: belge, suisse et français. Il vote dans les trois pays et se définit comme Européen.

Avec une énergie qui paraît infatigable, il a mené de front plusieurs carrières. C’est d’abord un professeur réputé, par amour de la transmission du savoir, la culture étant le seul rempart, selon lui, contre les nationalismes. Mario El-Khoury, directeur général du Centre suisse d’électronique et de microtechnique, à Neuchâtel, n’oubliera pas ses cours de sitôt. «A l’EPFL, tous les élèves voulaient assister aux cours du professeur Neirynck, autant pour leur contenu que pour leur forme. C’est un maître de la rhétorique qui truffait son discours de jeux de mots, de références à Tintin et aux personnages d’Hergé. Il avait un sens parfait du timing, comme un auteur dramatique: au dernier mot qu’il prononçait, la sonnerie retentissait. C’était une pointure dans son domaine, et un modèle pour nous.»

En parallèle, par soif de justice, il défend les consommateurs et devient conseiller technique de l’émission de télévision A bon entendeur, de 1976 à 1986. A 63 ans, il aborde une carrière d’écrivain, son rêve de toujours, et publie son premier polar (Le manuscrit du Saint-Sépulcre, écoulé depuis à plus de 50 000 exemplaires). Puis il se lance en politique, élu conseiller national au Parlement en 1999, aguerri, prêt à en découdre, même modestement, avec l’histoire.

Côté villa

Dans la salle à manger de sa maison d’Ecublens (VD), on peut lire, affiché au mur, cet aphorisme du gastronome Brillat-Savarin: «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es.» Oui, Jacques Neirynck aime manger. Par le passé, cela l’a conduit à une certaine boulimie. On vante les spécialités qu’il mitonne: le waterzooi, un pot-au-feu au poulet. Ou le gigot en braillouse (une pièce de viande rôtie qui pleure sur des pommes de terre disposées au-dessous). Cet amour de la bonne chère, il le doit à ses parents, propriétaires d’une confiserie à Bruxelles, aujourd’hui disparue et remplacée par un cinéma porno. De cette enfance parfumée, il a gardé un goût immodéré pour le chocolat. «Ma seule drogue.» Mais uniquement le chocolat au lait belge, le suisse étant «trop sucré et trop gras». La Belgique n’est donc pas entièrement reniée. Sa bibliothèque témoigne, elle, de son appétit pour l’art classique, de son allergie pour la nouveauté (la littérature s’arrêtant pour lui à Marguerite Yourcenar, et Houellebecq étant un symptôme de la «décadence» généralisée).

A 82 ans, l’homme court les opéras, les séances du Parlement, écrit des livres à une vitesse vertigineuse, trouve le temps de s’occuper de son potager et d’aller nager à la piscine de Pully (VD). «Je travaille très vite», admet-il. «Il dort beaucoup, précise sa femme, Marie-Annick Neirynck, elle aussi scientifique de formation. Il peut dormir n’importe où. Dans le train, en allant à Berne. Lorsque je le conduisais chaque semaine à Genève, pour l’émission A bon entendeur, il dormait dans la voiture. Cela lui fait gagner des heures précieuses.»

Aujourd’hui, au Parlement, les collègues qui l’apprécient confient qu’il débranche parfois son appareil auditif, s’il trouve les discussions médiocres. Il jouit «du luxe du silence» à volonté et en profite pour écrire. Le Parlement est un théâtre qui lui a déjà inspiré un roman policier (L’attaque du Palais fédéral). «Il est comme un Simenon: lorsqu’il se lance en écriture, il ne s’arrête pas», confie son éditeur suisse, Pierre-Marcel Favre. Simenon, un maître littéraire que Jacques Neirynck, exigeant, a d’ailleurs préféré ne pas connaître. «J’avais peur de le voir tomber de son piédestal, qu’il me sorte des âneries en matière de politique, d’économie et de sciences.»

Parlementaire atypique

Le grand public a pu voir Jacques Neirynck au travail dans le documentaire Mais im Bundeshuus, de Jean-Stéphane Bron, en 2003, où il défendait les OGM. Entre la salle des pas perdus et la cafétéria du Palais fédéral, où il nous propose un croissant, il croise Fathi Derder, parlementaire PLR avec lequel il a déjà fait alliance. «Il ne suit pas de dogmes, mais ses convictions profondes, admire son cadet. Il a une longueur d’avance sur tout le Parlement.» En aparté, le PLR glissera: «Il me fait parfois penser à Tatie Danielle, parce qu’il dit tout ce qu’il pense. Il a un défaut: il est conscient de son intelligence et, quand il rencontre quelqu’un de stupide, il le lui dit.»

Royaliste dans l’âme, Jacques Neirynck regrette que le Conseil fédéral soit «trop faible pour prendre rapidement des décisions difficiles». Il a la nostalgie des monarques éclairés du XVIIIe. Frédéric de Prusse, ou Catherine de Russie, son idéal politique.

Il est le seul parlementaire à avoir été professeur dans une grande institution universitaire. Un relais précieux, voire inestimable. Un parlementaire capable de comprendre des dossiers scientifiques épineux et d’entrevoir les retombées économiques de la recherche. «Il a toujours été un défenseur indéfectible du domaine de l’éducation et de la recherche, et cela avec toute l’acuité et l’intelligence critique qu’on lui connaît», se réjouit Patrick Aebischer, président de l’EPFL. «Jacques Neirynck a beaucoup fait pour le rayonnement de l’EPF dans le monde francophone» renchérit le professeur Matin Vetterli, président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse. «Le traité d’électricité de près de 7000 pages qu’il a dirigé est une réussite. Il est encore consulté aujourd’hui par les élèves, explique cet ingénieur. Jacques Neirynck est l’archétype de l’intellectuel, de l’homme qui vit pour penser. Un profil hélas en voie de disparition. Un personnage bigger than life.»

Duel racinien

Ce matin du mercredi 11 juin, au Palais fédéral, le politicien reçoit un appel du coprésident de la section du PDC Vaud, Axel Marion. En raccrochant, il commente simplement: «Ils refusent de me présenter au Conseil des Etats, une punition pour n’avoir pas obéi aux ordres.» Cela fait longtemps que Jacques Neirynck gêne son parti. Le mardi 10 juin, la veille, lors de l’assemblée de la section Vaud du PDC, Claude Béglé, son rival, a prononcé un hommage en son honneur. Comme on prononcerait un éloge funèbre. «On me fait jouer Britannicus, commente Jacques Neirynck. L’autre est dans le rôle de Néron.» Joint au téléphone, Claude Béglé se veut magnanime: «J’admire son intelligence, son érudition, sa culture, nous avons beaucoup de points communs. Je ne le dis pas par veulerie, je ne suis pas léonin: mon admiration est sincère.» Le PDC vaudois saborde son meilleur élément? Le plus populaire, le plus charismatique, le plus compétent? Qu’importe, l’ogre fougueux et farouche continuera de clamer haut et fort son désaccord et n’a pas l’intention de démissionner de son siège de parlementaire.

Ligoter sa mort

Son premier texte littéraire, publié dans un journal belge alors qu’il était encore collégien, avait la forme d’un conte. Il racontait comment un homme parvenait à ligoter sa mort. «Il ne mourait jamais, et plus personne ne trépassait dans le monde. Cela devenait si catastrophique qu’à la fin mon personnage allait libérer sa propre mort.» D’aucuns pourraient y voir une métaphore de son refus de mettre un terme à sa carrière politique. C’est plutôt un résumé de sa pensée: accepter de voir mourir concepts usés et croyances obsolètes. Aller dans le sens de l’histoire plutôt que de se faire écraser par elle. Car Jacques Neirynck, le catholique fervent, est progressiste sur bien des points: lorsqu’il soutient le diagnostic préimplantatoire ou quand il s’offusque de l’homophobie de l’Eglise catholique. Après avoir rompu avec la Belgique, il n’a cessé de rompre aussi avec les croyances traditionnelles véhiculées par l’Eglise. Il s’en explique dans son dernier ouvrage, Le savoir-croire, qui vient de paraître aux Editions Salvator. «La science a progressé parce que les jeunes savants ont refusé l’expérience des anciens, et parce qu’ils sont allés plus loin qu’eux.» Jacques Neirynck a choisi son camp, celui des jeunes résolument anti-conformistes. «Je veux avoir une position critique par rapport à la société, pas destructrice. Pour aller dans le sens de l’histoire, il faut être rebelle.»


PDC vaudois Mission impossible

Depuis vingt ans, la section vaudoise court après un siège au Conseil national en sollicitant une personnalité médiatique. En 1999, Jacques Neirynck a ainsi sauvé le siège gagné par l’animateur de radio Jean-Charles Simon quatre ans auparavant. Retour sur une stratégie aussi épuisante que décevante.

Analyse. En 1995, le PDC suisse se bat pour enrayer son déclin. Depuis 1979, il n’a plus d’élu dans le canton de Vaud, grand pourvoyeur de conseillers nationaux, 17 à l’époque. De Berne, le secrétariat enjoint la petite section, qui ne compte que deux députés au Grand Conseil de conquérir un fauteuil au Conseil national. Le parti jette son dévolu sur l’animateur Jean-Charles Simon, novice en politique mais très populaire. Bingo, il engrange quatre fois plus de suffrages que ses colistiers. Mais la molasse bernoise aura raison de son énergie. En 1999, l’homme de radio ne se représente pas. Le PDC vaudois peut alors compter sur la candidature providentielle de Jacques Neirynck, lui aussi très médiatique. Le professeur honoraire de l’EPFL est élu en octobre 1999 mais trébuche en 2003: même s’il surclasse les autres candidats, la liste dans son ensemble n’a pas assez de poids pour assurer un siège. En 2007, Jacques Neirynck est réélu et a le plaisir de pouvoir voter pour l’éviction d’un Christoph Blocher dont il a toujours combattu les dérives nationalistes avec hauteur.

Malgré tous ces efforts pour gagner en visibilité, le PDC vaudois reste une des plus petites formations au Grand Conseil, il n’y dispose d’un groupe, l’Alliance du centre qui ne porte même
pas son nom, que grâce au renfort d’élus de Vaud Libre.

Depuis 1995, le PDC vaudois fait des OPA sur des personnalités médiatiques, mais il ne décolle pas. Dans ce contexte, le remplacement de Jacques Neirynck par Claude Béglé, 65 ans, est incompréhensible. L’ancien bref patron de la Poste n’a pas la même notoriété, ses précédents échecs dans les urnes le prouvent.

La seule stratégie intelligente aurait été de demander à Jacques Neirynck de rempiler et de tracer le sillon pour un talent prometteur, le jeune président du parti Axel Marion, 36 ans, et de doubler le nom de ces deux candidats sur la liste. C’est ainsi que le Vert Daniel Brélaz s’y est pris en 2007 pour mettre sur orbite Adèle Thorens. Il est idiot de vouloir remplacer un retraité par un autre retraité, surtout quand le second n’a pas le brillant du premier.

En termes d’image, ce coup en faveur de Claude Béglé est contraire aux valeurs humaines que les démocrates-chrétiens prétendent illustrer mieux que d’autres partis et qui constituent l’essence de leur identité. Un gâchis que les électeurs sanctionneront. L’éviction inélégante d’un élu par sa propre formation passe mal, surtout quand c’est le parti qui doit ses suffrages à une personnalité et pas l’inverse.


Jacques Neirynck

1931 Naissance à Bruxelles.
1957-1963 Enseigne à l’Université de Lovanium, actuel Zaïre.
1967-1972 Enseigne à l’université catholique de Louvain.
1972 Emménage en Suisse, commence à travailler à l’EPFL.
1980 Cofondateur des Presses polytechniques et universitaires romandes.
1986 Publie Le huitième jour de la création, l’un de ses 17 essais de vulgarisation.
1999 Elu au Parlement fédéral sous la bannière du PDC.
2008 Publie son dixième roman, La faute du président Loubet, chez 10/18.

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Yann Andrée
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illuminati : nos ados piégés par la théorie du complot?

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 06:00

Enquête. Une société secrète disparue au XVIIIe siècle alimente de folles rumeurs auprès des adolescents romands, friands de son iconographie occulte.

Chuuuut, c’est un secret. Elle n’en parle même pas à sa famille, qui la prendrait pour une «paranoïaque». Myriam*, Genevoise de 18 ans, se confie seulement à ceux qui, comme elle, «savent». Mais quoi exactement? Que nous vivons dans «l’ignorance». Que ni Barack Obama, ni Wall Street, ni la Banque centrale européenne ne dirigent le monde. Qu’un «comité au-dessus des gouvernements» leur donne des instructions. «Si une guerre peut être évitée, ça se décide là.» Elle griffonne un schéma et détaille: «Ils sont une dizaine d’hommes superpuissants», des anonymes disséminés aux quatre coins du globe, «sauf aux Etats-Unis». Ce serait trop évident. Ils sont les Illuminati, du nom d’une société secrète, sorte de bouture délirante de la philosophie des Lumières. Née en Allemagne, elle a été dissoute en 1784. Ça, c’est la version officielle (voir encadré en page 10). Car pour ceux qui y croient, comme Myriam, les «Illuminés de Bavière» auraient survécu clandestinement jusqu’à aujourd’hui.

On rirait bien de ces explications abracadabrantesques. Sauf que ces «maîtres du monde» et les théories du complot s’y rapportant connaissent un succès planétaire auprès des jeunes. Aucune enquête sur l’ampleur du phénomène n’existe à ce jour, mais il y a des indicateurs: dans le monde entier, le nombre d’occurrences du terme «Illuminati» dans Google a connu un pic en mai 2009, date de sortie d’Anges et démons, blockbuster adapté d’un roman de Dan Brown brandissant la menace Illuminati. L’une des plus nettes augmentations a été enregistrée en Suisse, où des hausses apparaissent régulièrement depuis. L’âge des internautes est inconnu, mais «comme les 15-24 ans consultent davantage l’internet que leurs aînés, on peut supposer qu’ils sont les plus concernés», explique Gérald Bronner, auteur de La démocratie des crédules, qui s’est intéressé au phénomène en France (PUF, 2013, voir interview en page 12). En avril dernier, une enquête du Monde révélait que la croyance aux Illuminati faisait une concurrence inquiétante aux ouvrages scolaires. L’aura obscure des Illuminés serait-elle pour de bon en train d’éblouir nos ados?

De Hitler à Rihanna

Myriam y croit en tout cas dur comme fer. Stagiaire dans le domaine de la communication, elle commence à s’intéresser aux Illuminati en 2012, année de la fin du monde, selon le calendrier maya. «En fait, c’était le début du Nouvel ordre mondial des Illuminati», explique-t-elle. Ils auraient tiré les ficelles de l’histoire pour parvenir à leurs fins: «asservir l’humanité». La liste de leurs méfaits ressemble à un grand melting-pot géopolitique, composé d’anti-impérialisme et de néocolonialisme. On y trouve les attentats du 11 septembre, l’exécution d’Oussama Ben Laden ou la mise en place des dictatures à travers les âges: «Quelqu’un a forcément décidé de maintenir au pouvoir des tyrans dont personne ne voulait.» Même Hitler est de la partie. «Il a été conseillé par les Illuminati.» Et les révolutions populaires, alors? «Ils lâchent parfois du lest pour mieux nous assujettir.» Ce qui est bien avec les Illuminati, c’est qu’ils offrent une explication simple à toutes les questions sans réponse.

Comment devient-on un Illuminati? «Ça se transmet de famille en famille. Ces gens ne cherchent pas à recruter, ils ont juste besoin de filières pour contrôler les autres», assure Myriam. Et ces filières s’étendraient jusqu’à l’industrie musicale. Selon certains blogueurs comme The Vigilant Citizen, les chansons et les clips de Lady Gaga, Kanye West ou Beyoncé seraient criblés de messages subliminaux des Illuminati. Le champion? Le rappeur américain Jay-Z, qui annoncerait dans son hit Run This Town (2009) l’avènement du Nouvel ordre mondial. Et le signe qu’il fait constamment en joignant ses mains ne représenterait pas son label Roc-A-Fella, mais une pyramide, symbole Illuminati. «Les Illuminati utilisent les stars de la pop pour alimenter le buzz et brouiller les pistes», précise Myriam. A moins que ce ne soient les stars qui instrumentalisent le mythe des Illuminati pour se faire mousser. En 2010, dans son clip S&M, Rihanna se déhanchait devant une bannière où l’on lisait «Princesse des Illuminati». A l’heure où la secte a la cote auprès des jeunes, quelle meilleure opération de communication?

Le monde (et la mode) en triangles

Sur le marché des mythes, les Illuminati ont de gros atouts: l’origine ancienne de leur société à la fois secrète et élitiste, et le parfum de scandale émanant de leur nom. Surtout, il y a leur iconographie, la même que celle des francs-maçons: un triangle, représentant la structure pyramidale de l’organisation, et, souvent à l’intérieur, un œil, celui qui voit tout. Des symboles que l’on trouve facilement partout, à commencer par le billet d’un dollar. Il n’en fallait pas plus pour que certains ados voient des triangles à chaque coin de rue, amplifiant au passage leurs élucubrations sur les Illuminati. «Plus les symptômes d’une croyance sont identifiables dans le réel, plus cela nous conforte dans notre idée», explique Gérald Bronner.

Miroir sociétal, la mode n’échappe pas à l’Illuminatimania: baladez-vous dans la rue et, avec un peu d’attention, vous verrez des triangles et des yeux s’afficher fièrement sur les T-shirts des jeunes. Même le prêt-à-porter de luxe s’est fait embobiner: la saison prochaine, des symboles occultes apparaîtront sur les robes de Mary Katrantzou ou les bijoux Céline. A Lausanne, la boutique de streetwear Maniak a senti la tendance arriver. Voilà trois saisons qu’elle propose les T-shirts de la marque anglaise Killstar, provocants condensés de symboles occultes. Carton assuré. «Les gothiques achetaient autrefois ce genre de T-shirt, mais c’est la première fois que ça devient une mode mainstream», s’étonne encore Babette Morand, patronne du lieu. «C’est de la folie, ajoute Patrick, cogérant. Parfois, on n’arrive pas à suivre avec le réassort.» Les badges «Illuminati» font aussi un malheur.

Tous des Myriam, les porteurs de T-shirt? En réalité, le propos est chez eux beaucoup plus léger: «C’est juste une mode», hausse des épaules Michel*, qui a acheté plusieurs T-shirts Killstar au début de l’année. «Je trouvais les symboles jolis, je ne savais pas forcément ce qu’ils signifiaient. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’on puisse croire aux Illuminati. C’est débile», lâche ce collégien de 15 ans. Tous les ados ne sont pas si crédules. «Les jeunes sont de moins en moins croyants, ils se détachent des signes religieux et mystiques», analyse pour sa part Vladislav, gymnasien de 18 ans.

Myriam porte un regard condescendant sur ces sceptiques: «Ceux qui savent ne porteraient jamais ce genre de T-shirt.»

L’école, sanctuaire des Illuminati?

Alors, mode ou croyance, les Illuminati? Les croyants comme Myriam sont-ils des exceptions? Ou les parents doivent-ils s’inquiéter pour leurs ados? On tente de trouver la réponse à la sortie des écoles. Illuminati, êtes-vous là? «La secte? On en parle pour rire!» s’esclaffent les uns. «Nos amis font des blagues avec des triangles, mais personne n’y croit» ou «C’est un truc de hipster!» lâchent les autres, sans même savoir expliquer qui sont ces Illuminati et ce qu’ils veulent. Quelques-uns avouent être «intrigués» et demandent «pourquoi les Illuminati n’existeraient pas».

Certaines voix accusent les médias d’avoir peint les Illuminati sur la muraille en transformant une simple mode en menace pour les jeunes esprits. On peut aussi imaginer que les étudiants fassent passer leurs peurs pour de la provocation, histoire de rester cools. La réalité est probablement entre les deux. «Ils n’y croient pas ou ils y croient avec distance et ironie, explique Pierre-André Taguieff, auteur de La foire aux «Illuminés» (Mille et une nuits, 2005). Les Illuminati impliquent une critique virulente du savoir officiel. Grâce à eux, les adolescents ont l’impression de devenir des contre-experts face au savoir des adultes, contre lesquels ils jouent les rebelles.»

Du côté des profs, l’heure n’est pas à l’inquiétude. A leurs yeux, les Illuminati sont à prendre «au second degré». D’ailleurs, tous insistent: il s’agit d’un sujet de conversation minoritaire, qui ne remet pas en question la légitimité de leurs cours. Evidemment, Myriam ne partage pas cette opinion. «Tout a été écrit par les hommes, que ce soit la Bible ou les livres d’histoire. Comment savoir s’ils disent vrai?»

Obscure mondialisation

Pris au premier ou au second degré, le phénomène Illuminati fait écho aux grandes incertitudes de notre temps. Cette époque où la classe moyenne s’amenuise, où la classe dirigeante est décrédibilisée, voire haïe, où la sphère privée explose en même temps que les frontières s’effacent. Et vers qui se tourner? Washington? Bruxelles? Les rédactions des grands journaux? La Commission trilatérale ou encore le groupe Bilderberg? Simple, manichéenne, la théorie des Illuminati constitue l’explication parfaite à tous les maux de la civilisation. Les grands manipulateurs calment les angoisses de l’incertitude. Ils sont l’ennemi idéal: invisible mais réel.

Selon Gérald Bronner, ce sont surtout les adolescents peu scolarisés qui mordent à l’hameçon complotiste. Notre coup de sonde dans la réalité romande semble confirmer cette théorie d’une fracture sociale. Voici deux jeunes chômeurs croisés dans la rue: ils soutiennent mordicus que les Illuminati dirigent les médias, Coca-Cola, McDonald’s et Facebook. Tous pourris? Croire à la théorie des Illuminati n’incite en tout cas pas à jouer le jeu démocratique: «Voter, c’est sympa, mais les décisions seraient de toute façon les mêmes puisque tout est décidé d’avance», affirme Myriam.

Ce qui est sûr, c’est que les théories du complot ont le vent en poupe. Et qu’elles peuvent prendre plusieurs formes. «Certains chantres de l’antimondialisme comme Alain Soral ne disent pas autre chose que ceux qui croient aux Illuminati. Ils désignent simplement l’ennemi par d’autres termes», note Pierre-André Taguieff. Et la morale est toujours la même. Comme dit Myriam: «Nous, le peuple, sommes manipulés.» Et n’oubliez pas: personne ne doit le savoir.

* Prénoms connus de la rédaction.

severine.saas@hebdo.ch / @sevsaas


Qui sont les vrais illuminati?

Il y a tant de rumeurs, de fausses pistesà propos des Illuminati qu’il est difficile d’en brosser un portrait fiable. On sait que les «Illuminés de Bavière» ou l’«Ordre Illuminati» («ceux qui ont reçu la lumière») furent une société secrète fondée en 1776 par le philosophe et théologien Adam Weishaupt à Ingol­stadt. Selon certains, l’origine des Illuminati remonterait à des temps bien plus ancestraux, aux Sumériens. D’autres affirment qu’ils seraient les descendants de Nimrod, le roi qui fonda Babel.

Tenons-nous-en aux Illuminés de Bavière. Ancien jésuite, Weishaupt se revendiquait de la philosophie des Lumières, version radicale. Il se disait opposé à la superstition, à l’abus du pouvoir étatique, ainsi qu’à l’influence religieuse. Le but de sa société? Selon Nesta Webster, essayiste britannique conspirationniste, les Illuminati projetaient de renverser toutes les institutions religieuses et civiles, ainsi que tous les gouvernements pour les remplacer par un gouvernement mondial entièrement nouveau, le «Nouvel ordre mondial». De son côté, le philosophe français Arnaud de la Croix écrit que la société visait à améliorer le sort de l’humanité. L’important était de rester extrêmement discret, histoire de ne pas mettre en danger l’existence des Illuminati, jugés subversifs par le clergé local. Ses membres s’attribuèrent donc un nom de guerre. Celui de Weishaupt fut «Spartacus».

En 1784, l’électeur de Bavière, Charles Théodore de Bavière, décida de bannir toutes les sociétés secrètes. Considéré comme criminel, contraint à l’exil, l’Ordre Illuminati disparut totalement du sud de l’Allemagne dès 1786, soit dix ans après sa fondation. Seuls quelques foyers subsistèrent en Saxe jusqu’en 1789. Cela n’a pas empêché les Illuminati d’être conchiés dans toute l’Europe dès la fin du XVIIIe siècle, soupçonnés d’être des comploteurs internationaux et surpuissants. Certains ont même dit qu’ils étaient les fils du Diable. On les a notamment accusés d’avoir fomenté la Révolution française et, plus tard, la révolution bolchevique. Aux Etats-Unis, certains leur attribuent aujourd’hui l’assassinat de John Kennedy et les attentats du 11 septembre. On n’a pas fini d’entendre parler des Illuminati.


«Sur le net, les plus motivés s’imposent»

Marché dérégulé de l’information, la Toile a engendré une société duale, où la connaissance le dispute au canular. Un terrain rêvé pour tous les extrémistes adeptes de théories comme celle des Illuminati. Questions au sociologue français Gérald Bronner.

Le pouvoir de persuasion de l’internet sur les jeunes est plus fort que celui des livres ou de la télévision. Pourquoi?

Premièrement, l’internet est un marché dérégulé de l’information, qui aide à diffuser des idées simplistes. Deuxièmement, les 15-24 ans consultent davantage l’internet que la télé. Ils sont donc statistiquement plus touchés par les dérives de la Toile. Cela dit, la vraie force supplémentaire de l’internet est de proposer des histoires, des arguments cumulatifs. Mais les théories comme celle des Illuminati s’épanouissent sans doute plus facilement dans des endroits où il y a des idées préétablies.

Que voulez-vous dire?

En France, il y a dans certaines zones une prégnance du mythe conspirationniste. Ce sont les quartiers dits «sensibles», où l’on trouve parfois une vision géopolitique particulière, anti-impérialiste ou antisémite, qui les conditionne à croire aux théories disqualifiant les Etats-Unis ou Israël, comme le complot du 11 septembre. A cela s’ajoute la détestation de l’activité politique, qui augmente la probabilité de croire à des théories complotistes. C’est un climat nécessaire, même s’il n’est pas suffisant. Mais ces personnes restent minoritaires dans ces quartiers.

L’apparition de l’internet n’a donc pas créé une société plus informée et plus éduquée, comme on pouvait s’y attendre?

L’internet a créé deux sociétés qui sont en concurrence. La première est celle de la connaissance collective, comme en témoigne la création de sites comme Wikipédia. La seconde est une société de croyances. Elle est composée des individus les plus radicaux et les plus motivés. Ils créent un espace de domination, sur les forums notamment. Sur un marché dérégulé, ce sont eux qui l’emportent. Tant que les citoyens ordinaires ne prennent pas leur place, les esprits indécis, en particulier les jeunes, peuvent être influencés par les théories spectaculaires.

Voulez-vous dire que l’internet rend la société plus dangereuse?

Non. Ce que l’internet engendre, c’est un bras de fer entre la démocratie de la connaissance et celle des crédules. Je suis inquiet de la puissance de l’un de ces bras. Mais il est encore un peu tôt pour dire lequel va gagner.

Jusqu’à présent, l’absence de droit à l’oubli a-t-il favorisé le développement de la démocratie des crédules?

La rémanence de l’information pose problème, car l’information continue à tourner. L’argumentaire reste à disposition, même s’il est faux. Mais la décision de la Cour de justice européenne concernant Google changera peut-être la donne. (Le 13 mai dernier, la Cour de justice européenne a contraint Google à offrir un droit à l’oubli aux internautes européens. Les particuliers peuvent désormais demander au moteur de recherche de supprimer des résultats de recherche vers des pages comportant des informations personnelles les concernant, notamment si elles sont périmées ou inexactes, ndlr.)

Sur l’internet, comment démonter un argumentaire qui n’en est pas un?

Il faut compter sur l’esprit humain. Il existe des militants rationalistes, qui font du debunking. Il faut aussi voir que ce sont les lois qui garantissent la liberté. La démocratie ne justifie pas que les plus motivés prennent le dessus.

Les argumentaires mensongers ne risquent-ils pas de se multiplier avec les années, et avec eux le nombre de personnes qui y croient?

Il faut compter sur la réaction de l’opinion et créer une contre-motivation. La motivation est la clé du marché de l’information. Mais, si la situation d’aujourd’hui se poursuivait, ça pourrait mal se finir.

Il faut imaginer le pire pour se préparer et trouver une solution à cette plaie démocratique qu’est la diffusion massive de fausses informations. Il faut une prise de conscience des citoyens ordinaires qui vont en avoir marre, il faut l’espérer, d’entendre des bêtises. Attendons de voir leur réponse.

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