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Mais que sont ces statues suspendues sur nos têtes?

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:50

Zoom. C’est l’attraction urbaine qui monte: les lévitants du pavé prolifèrent dans les villes d’Europe et du monde, Suisse comprise. Sous l’œil sévère des pros du spectacle.

Il y a eu les cracheurs de feu; place aux statues vivantes, de préférence en lévitation. Vous n’y échapperez pas cet été. A Londres, Cannes ou Prague, elles ont pris leurs quartiers sur les trottoirs. A Madrid, la plaza Mayor est carrément envahie. A New York, Buenos Aires ou Bogotá, les voilà encore, sans parler de l’Inde, d’où elles sont originaires: le yogi assis en tailleur dans le vide, la main droite appuyée sur une canne, est, avec le flûtiste charmeur de serpents et dresseur de cordes, une des figures de la très ancienne tradition des magiciens de rue.

Dans sa version contemporaine, la statue vivante est volontiers dédoublée et les figures semblent flotter dans l’air l’une sur l’autre. L’ancêtre yogi a laissé la place à une quantité de personnages, à la fois différents sur un même périmètre et semblables d’une ville et d’un continent à l’autre. Il y a les rudimentaires moines à capuche (facile, les visages sont cachés), les incontournables messires en redingote façon statue de bronze ou les bardes kitsch en tunique dorée. Quand vous avez croisé le même à Barcelone et à Stockholm, devant le même magasin H & M ou Desigual dans une rue piétonne toute semblable du centre-ville, vous vous dites, avec une pointe de mélancolie, que l’univers des attractions de rue n’échappe pas à la mondialisation.

Si vous restez en Suisse, vous n’y échapperez pas non plus: Robert Kraga et ses collègues, dont vous pouvez admirer la méditative légèreté sur la photo ci-contre, se produisent depuis un an sur les trottoirs de Lausanne, Genève, Berne, Thoune, Zurich. Leurs costumes, assez élémentaires, rappellent ceux des moines à capuche, mais eux, ils s’autodéfinissent comme des «ninjas». Va pour les ninjas.

Robert et ses quatre collègues se relaient par équipes de deux toutes les deux-trois heures, passent trois jours ici, une semaine là. Ils sont Hongrois de Slovaquie, viennent du même village, se déplacent en voiture et Robert est le seul de l’équipe à parler un peu l’allemand. C’est lui, un maçon sans travail, qui a construit le dispositif: «J’ai vu ça sur internet, ça m’a donné l’idée.»
Oui, parce que, autant le dire tout de suite, il y a un truc. Il passe par le bâton sur lequel s’appuie immanquablement le personnage en lévitation et qui, en fait, le retient. Pour environ 1200 francs premier prix, on peut se procurer le dispositif prêt à l’emploi chez certains fabricants spécialisés. Mais n’en disons pas plus, pour ne pas casser l’effet, déjà bien entamé par certains négligents, qui s’installent et se désinstallent à vue, sans rien cacher de l’engin.

«C’est dommage, regrette Jean-Marc Kiesling, ex-jongleur et ex-illusionniste, qui gère plusieurs sites suisses de matériel en ligne, dont magicien.ch: la magie, ça devrait rester quelque chose de confidentiel, de secret. Lorsque tout le monde s’y met, il y a toujours un idiot qui casse le tour.» Soupir: «Il y a de moins en moins de vrais artistes de rue.»

Artistes et «imposteurs»

Comme Jean-Marc Kiesling, les professionnels de la magie, mais aussi du mime et du théâtre de rue, n’ont pas de mots assez sévères pour critiquer les suspendus du pavé. Frédéric Brélaz, président du comité d’organisation du Festival des artistes de rue, qui entame sa douzième édition à Vevey le 22 août: «Nous ne prenons pas de statues vivantes, par principe. C’est quelque chose de trop vu, et surtout de pas assez créatif.»

Le véritable artiste de rue, digne héritier des saltimbanques d’antan, c’est autre chose, explique-t-il: «Idéalement, c’est un gars qui arrive avec sa petite mallette, un artiste polyvalent qui va enchanter son monde avec trois fois rien, en jouant avec le décor, les circonstances. Quelqu’un qui ne lasse pas son public parce que sa prestation n’est pas répétitive.» Pas comme les cracheurs de feu, dont on s’est vite fatigué. Pas comme ces gars cachés sous leur costume à ne rien faire. «Si c’est une manière élégante de faire la manche, je dis: bravo. Mais cela n’a plus rien à voir avec l’art des saltimbanques.» Robert Kraga, à la tête de sa troupette de ninjas slovaques, en convient volontiers: il n’a fréquenté ni l’école de cirque ni celle de théâtre, il est juste un père de famille en quête de solutions pour faire bouillir la marmite.

En réalité, rester parfaitement immobile pendant des heures suppose un savoir-faire consistant et, de plus, le véritable art de la statue vivante ne se limite pas à cela. Le clown Alfonso, artiste belge et international grand spécialiste du genre, le pratique et l’enseigne dans ses ateliers: «C’est un dérivé du mime, un travail en soi, qui suppose de ralentir sa respiration et d’entrer dans un état proche de la méditation. Ne pas cligner des paupières, c’est tout un art!» On l’aura compris: dans la population des statues vivantes, il y a les artistes d’un côté, les «imposteurs» de l’autre. Et celui qui cligne des yeux est démasqué.

Mais encore: comme le crocodile, l’authentique statue vivante n’est immobile que pour mieux surprendre sa proie. «Tout à coup, quelqu’un passe et elle le fait sursauter en bougeant mais, là encore, pas n’importe comment: le mouvement doit être féerique», explique encore Alfonso, qui promène, sur mandat, les différents personnages de son répertoire dans les fêtes d’entreprise, les foires, les festivals. Le Vénitien et Charlie Chaplin sont ses classiques, mais il peut aussi créer des figures adaptées à la circonstance. «De toutes les prestations de mon catalogue, la statue vivante est celle pour laquelle on m’appelle de plus loin, jusqu’en Corse ou au Maroc.» L’artiste multitâche considère qu’il a 5 à 10 véritables concurrents en Belgique, 50 en France. «Le reste, ce sont des gens qui exploitent le filon, n’inventent rien et ne font ça que pour le chapeau.»

De l’avenir de la lévitation

Lorsqu’on parle aux fabricants de matériel de magie, on s’aperçoit que les choses sont un peu plus complexes: il n’y a pas d’un côté les artistes créatifs et de l’autre les vulgaires imitateurs. «95% des gens à qui nous vendons des tours ne font qu’appliquer les instructions sans rien ajouter de personnel, estime, désabusé, Daniel Destailleur, qui dirige la maison française Climax. Les magiciens d’aujourd’hui, il faut leur mâcher tout le travail…» Décidément, ça ne rigole pas tous les jours sur la planète divertissement.

Heureusement, il y a Spontus: lui, il voit l’avenir en rose. Spontus est magicien, mais surtout fabricant de matériel spécialisé et grand maître de la lévitation. Il a inventé, dans son atelier normand, la seule lévitation «au monde» qui peut se pratiquer avec un spectateur et au milieu du public. Bien entendu, il ne nous en dira rien, sinon qu’«à chaque lévitation correspond un trucage différent». Son invention n’a bien sûr rien à voir avec les rudimentaires dispositifs des suspendus du pavé: «Il suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre comment ça marche; d’ailleurs, ces engins sont très faciles à fabriquer.»

Spontus n’est pas inquiet. Robert Kraga et ses amis, eux, ont du souci à se faire: «A mon avis, le phénomène de la lévitation de rue va se dégonfler: tant que c’est neuf, les passants sont charmés; une fois qu’ils ont compris, ils se lassent.» Son trucage à lui, c’est autre chose: Spontus vous met au défi d’en percer le secret. Et il se vend bien, merci. Dans la pénombre des théâtres, le mystère de la lévitation a de beaux jours devant lui.

Et dans la rue? C’est la fin de la journée, en ce mardi de juin, et Robert fait la grimace: «50 francs récoltés, comment voulez-vous manger avec ça?» Le simple permis d’occuper la place coûte 31 francs par jour, et il y a encore le parking. Soupir. «Au début de l’année, on faisait facilement 80 francs.» Le public est déjà blasé et le maçon slovaque se creuse la tête pour inventer autre chose: «Si je les mettais debout, ce serait mieux, vous croyez?»

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Darrin Vanselow
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Comiques romands: une nouvelle génération est en marche

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:51

Rencontre. Yoann Provenzano est actif sur le web, Thomas Wiesel préfère quant à lui la scène: les deux amis incarnent le renouveau de l’humour welsch.

En six jours de stage à L’Hebdo, il en aura fait des choses, Yoann Provenzano. Il aura testé la turbosieste et tenté en vain d’organiser un apéro, il aura interviewé un clone trooper et prouvé qu’il était un très mauvais imitateur de Michael Jackson, tout en tentant de boucler en guise de premier article, après des jours de procrastination, une «analyse transfigurative de l’évolution macroéconomique de l’élasticité des perspectives conjoncturelles au sein du ménage suisse».

On vous le donne en mille, le jeune homme de 22 ans n’a jamais effectué de stage au sein de la très sérieuse rédaction de L’Hebdo. Yoann Provenzano a tout simplement pris part à une campagne web décapante mise en place à l’occasion du lancement de la nouvelle formule du magazine, au début du mois de mai. Mission avait été confiée à l’humoriste et à un duo de jeunes vidéastes romands baptisé Pan and Cakes de mettre sur pied une minisérie racontant les aventures fictives d’un apprenti journaliste. Visible sur les réseaux sociaux et sur le site de L’Hebdo, elle a été régulièrement suivie par plusieurs milliers d’internautes. Avec des résultats parfois surprenants. «Plusieurs personnes m’ont demandé comment se passait mon stage. Ils pensaient vraiment que j’avais été engagé!» rigole Yoann Provenzano.

Habitué à enregistrer seul chez lui de courtes vidéos qu’il met en ligne sur son compte Facebook, le Lausannois aura découvert à travers cette expérience qu’il était capable de jouer la comédie. Dans le rôle de son maître de stage, on a pu entrapercevoir un autre jeune humoriste vaudois: Thomas Wiesel, 24 ans, qui a débuté dans L’agence, sur les ondes de La Première, et déride depuis quelques mois les auditeurs matinaux de LFM à travers une revue d’actualité aussi irrévérencieuse qu’hilarante. «Sur la série du stagiaire, j’ai juste donné quelques idées à l’équipe, tout en servant de support moral», explique-t-il.

Yoann Provenzano – que l’on peut également parfois entendre dans les matinales de la radio privée lausannoise – et Thomas Wiesel sont amis, ils ont débuté en même temps, mais ils ont aussi été concurrents. C’était en mars 2012, lorsqu’ils se sont retrouvés en finale du tremplin organisé par le Banane Comedy Club. C’est le second qui va finalement l’emporter, mais le premier ne lui en veut pas. D’autant plus qu’ils ont choisi deux directions différentes.

Thomas Wiesel aime le stand-up à l’américaine. Pour lui, rien ne remplace la scène, la confrontation avec le public. Après quelques expériences live douloureuses, Yoann Provenzano a, quant à lui, décidé de se lancer dans la réalisation de capsules vidéo. Il se crée alors plusieurs personnages, comme le bon Vaudois André Delacrottaz et le rappeur d’origine balkanique MC Terküit, et ouvre sa page Facebook.

Entre août et octobre 2013, quelque 30 000 personnes le suivent. L’effet viral fonctionne à merveille. «Depuis, c’est impossible de se balader avec lui sans que quelqu’un le reconnaisse», souligne Thomas Wiesel. «Il faut dire que je fais du local, que j’utilise les accents d’ici, analyse Yoann Provenzano. Avec mes vidéos, je pénètre chez les gens, qui me prennent du coup pour un pote, ce qui me fait superplaisir. Si j’ai eu des commentaires négatifs? Forcément, c’est normal quand tu t’exposes. Mais la plupart des remarques méchantes concernent ma dentition… C’est surtout de la jalousie, je pense. Lorsque les critiques sont constructives, je les prends en compte.»

Grillé auprès de ses futurs élèves

Le faux stagiaire s’est offert une année sabbatique qui lui aura permis de réunir autour de lui une communauté de fans. Il souhaite se lancer dans la réalisation de vidéos plus longues que le format quinze secondes dans lequel il s’éclate et est récemment remonté sur scène, avec succès, à l’invitation de son ami.

Se professionnaliser? Pour l’heure, il n’y pense pas. Il s’apprête à entreprendre cet automne des études universitaires en français et en anglais, afin de probablement se lancer dans l’enseignement. «Tu sais qu’avec tes vidéos tu t’es définitivement grillé auprès de plusieurs générations d’élèves», s’amuse Thomas Wiesel, qui a de son côté terminé un cursus HEC. Fini la radio, trop stressant de devoir aligner chaque matin une dizaine de gags bien sentis, il a décidé de se concentrer sur la scène. Grand amateur de Desproges, il se dit heureux de constater que de nombreux jeunes tentent de percer dans l’humour et que les scènes ouvertes fonctionnent bien, tout en regrettant que le public de moins de 40 ans ne soit pas facile à attirer dans les salles.

Yoann Provenzano et Thomas Wiesel ne connaissaient pas la structure Pan and Cakes avant de s’investir dans la série commandée par L’Hebdo. Mais l’entente fut parfaite, comme le confirme le vidéaste autodidacte Pierre Ballenegger, 26 ans, issu de la pub et de la communication et qui, jusque-là, s’était illustré avec des réalisations très personnelles, autour de la danse et du tatouage notamment. Il n’exclut d’ailleurs pas de retravailler un jour avec les humoristes. Les deux parties auraient en effet tout à y gagner. Une nouvelle génération est en marche, et c’est franchement une bonne nouvelle.

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Comment Jean-Claude Biver a séduit la FIFA

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:53

Zoom. En commençant par se montrer désintéressé, le patron de Hublot a conquis le Mondial.

Chaque fois que le quatrième arbitre brandit le panneau indiquant le temps additionnel en fin de mi-temps durant le Mondial ou annonçant un changement de joueur, Hublot s’impose à des centaines de millions de téléspectateurs. Etonnant paradoxe, cette visibilité maximale est née d’une visibilité minimale qui date de 2007! Cette année-là, Jean-Claude Biver, qui dirige la marque horlogère, estime que cette dernière se doit de figurer en bonne place lors du Championnat d’Europe de football (Euro) qui se dispute en juin 2008 en Suisse et en Autriche. Associer le ballon rond à l’horlogerie, c’est alors pour les horlogers une démarche impensable. Le golf, la formule 1, la gymnastique, l’équitation oui, le football non. Ce n’est pas assez chic.

Recevoir en donnant

Jean-Claude Biver est accueilli à bras ouverts par Philippe Margraff, directeur commercial de l’Union des associations européennes de football (UEFA), basée à Nyon. Lui vient alors une idée plutôt insolite: ne pas faire figurer la marque Hublot sur les banderoles qui encadrent les stades, mais afficher un slogan à caractère humanitaire. «Le football est un formidable outil de communication à la portée de tous. Je voulais être un exemple suivi par d’autres», confie-t-il aujourd’hui. Le président de l’UEFA Michel Platini lui suggère de prendre contact à Londres avec la fondation Football contre le racisme en Europe (FARE), partenaire de l’UEFA. L’affaire est rondement menée. La mention «No to Racism», offerte par Hublot, va s’inscrire sans autre indication de marque lors des 31 matches du Championnat d’Europe en 2008.

Jean-Claude Biver a-t-il programmé le retour d’ascenseur de cet acte désintéressé? N’a-t-il pas plutôt eu l’intuition géniale que c’est en donnant, et non pas en prenant, que l’on reçoit le plus, une loi universelle qui a fait ses preuves, bien que peu de personnes la mettent en pratique? Toujours est-il que Philippe Margraff lui propose d’utiliser le panneau de chronométrage des arbitres, jusqu’alors libre de tout marquage publicitaire.

De l’europe au monde

Bingo! Plutôt que de côtoyer UBS ou Adidas, se dit Biver, mieux vaut se fondre dans une horloge électronique quand on représente soi-même un garde-temps. L’idée de passer de l’Europe à la planète tout entière jaillit tout naturellement. L’horloger se rend au siège zurichois de la Fédération internationale de football association (FIFA) pour obtenir de son patron Sepp Blatter de devenir chronométreur officiel du Mondial en Afrique du Sud, en 2010. L’accord est conclu et court jusqu’en 2022, pour un montant gardé secret. C’est une première, pour la FIFA comme pour l’UEFA.

Début janvier 2013, le directeur marketing de la FIFA Thierry Weil propose à Jean-Claude Biver que le panneau d’affichage ne soit plus rectangulaire mais de forme ronde, à l’image d’une montre. Reste à convaincre la Commission des arbitres de la FIFA qui pose deux conditions: le panneau ne doit pas cacher la vision de l’arbitre et son poids ne doit pas excéder 3,3 kg. Le dernier tiers du disque de la montre est donc gommé. Quant au poids, il entre dans les normes grâce au carbone. Hublot, qui en produit déjà, a construit elle-même une cinquantaine de panneaux dans ce matériau particulièrement léger et résistant.

Quel est l’impact de cette publicité planétaire? Jean-Claude Biver, devenu responsable du pôle horloger du groupe LVMH, auquel appartient la marque, répond par deux indicateurs: en 2004, le chiffre d’affaires de Hublot était de 26 millions de francs. Il atteint un demi-milliard en 2014. «On a dû faire quelque chose de juste.»

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Normal qu’ils essaient encore et encore

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:54

Analyse. Pourquoi tant d’Africains risquent leur vie en Méditerranée pour atteindre l’Europe à tout prix. Et pourquoi sont-ils toujours plus nombreux à s’entasser sur les rivages libyens en attendant une périlleuse traversée.

The Economist

«Get free or die trying», libère-toi ou meurs en essayant: ce graffiti en anglais orne le mur d’un centre de détention pour migrants dans une banlieue de Tripoli, capitale de la Libye. Son auteur est l’un des innombrables migrants à avoir séjourné en ce lieu fétide et surpeuplé. L’histoire ne dit pas ce qu’il est advenu de lui.

Certains de ceux qui sont passés par l’un de la vingtaine de centres analogues répartis dans tout le pays ont été interceptés par des navires libyens alors qu’ils s’étaient lancés dans le périlleux voyage à travers la Méditerranée. D’autres ont été arrêtés avant même d’avoir atteint la mer par une de ces milices libyennes qui font la loi depuis la révolution qui a renversé Mouammar Kadhafi en 2011.

Grâce à ses richesses pétrolières, la Libye a longtemps aimanté les migrants venus de plus au sud. Du temps de Kadhafi, leur nombre oscillait entre 1,5 et 2,5 millions dans un pays comptant 6 millions d’autochtones. De nos jours, personne ne connaît les chiffres exacts. Les ressortissants d’Afrique subsaharienne sont désormais plus rares à chercher du travail en Libye en raison de la situation chaotique qui y règne.

Mais ses frontières sont plus poreuses que jamais et le pays est devenu la principale route de transit pour les Africains désireux de gagner illégalement l’Europe.

Les migrants paient plus de 1000 euros par personne pour embarquer dans de frêles esquifs à destination de Malte ou de l’îlot italien de Lampedusa. Beaucoup n’y parviendront jamais. Récemment encore, les Italiens ont récupéré 14 corps et sauvé quelque 200 naufragés après que leur bateau eut coulé entre la Libye et la Sicile. Ils sont des milliers à s’être noyés ces dernières années.

Kadhafi exploitait la peur des Européens face à l’immigration illégale. Il s’était même autoproclamé unique rempart contre une «Europe noire». Juste avant le soulèvement qui l’a abattu, il demandait encore 5 milliards d’euros par an à l’Union européenne pour résoudre le problème. Une situation qui s’est aggravée depuis la révolution: selon des fonctionnaires de Tripoli, des centaines de milliers de migrants seraient coincés en Libye dans l’attente de passer en Europe.

A l’europe de payer le prix

Ils viendraient non seulement d’Afrique subsaharienne, mais aussi de Syrie et d’Asie du Sud. Ils sont 58 500 à avoir atteint les rivages italiens depuis le début de l’année. Ceux qui croupissent en Libye survivent dans l’ombre d’abris précaires surpeuplés, dans la crainte constante d’être arrêtés. Ils sont des centaines à chercher un boulot dans les rues de Tripoli.
Les autorités libyennes se disent incapables de résoudre seules un problème qu’elles décrivent souvent aux diplomates européens. A l’instar de Kadhafi, le ministre de l’Intérieur intérimaire a menacé de «faciliter» le passage des migrants vers l’Europe si l’UE n’aidait pas la Libye. Selon lui, les migrants subsahariens propagent des maladies et tombent dans la criminalité. «La Libye a payé le prix, c’est maintenant au tour de l’Europe.»

Le problème ne se limite de loin pas à la Libye. Rares sont les gouvernements de la moitié nord de l’Afrique à être en mesure de rendre leurs frontières étanches. Selon les estimations, 600 000 migrants illégaux attendraient sur la rive sud de la Méditerranée d’embarquer vers une vie meilleure.

Un rapport de l’ONG Global Initiative Against Transnational Organized Crime, basée à Genève, révèle les routes empruntées par cet immense flux de migrants, leurs pays de départ et leurs moyens de transport. Il décrit le rôle joué par les trafiquants, les terroristes et les fonctionnaires corrompus, mettant en lumière les mœurs politiques glauques en vigueur dans le Sahara et le Sahel. Les auteurs du rapport insistent pour que les gouvernements européens résolvent le problème en Afrique même, plutôt que de laisser ces migrants végéter misérablement dans des centres d’accueil surpeuplés en Europe.

Prenez Agadez, haut lieu de la contrebande au centre du Niger. Selon le rapport de Global Initiative, au moins la moitié des migrants d’Afrique de l’Ouest qui sont arrivés à Lampedusa ont transité par ce labyrinthe de maisons de briques séchées. L’ethnie Toubou, qui monopolise le trafic, perçoit de 200 à 300 dollars pour faire passer les migrants en Libye ou leur demande de transporter de la drogue en guise de paiement.

La contrebande est l’activité économique principale de la ville. Quand 92 personnes sont mortes en septembre dernier après que leurs véhicules furent tombés en panne en plein Sahara, les autorités du Niger ont promis d’éradiquer ce trafic industriel d’êtres humains. Mais avec un enjeu tournant autour d’un million de dollars par semaine, les fonctionnaires sont forcément de connivence. Et quand les forces de l’ordre font des rafles, les trafiquants changent simplement d’itinéraire.

Conflits, désertification...

«Le démantèlement de ce réseau d’intermédiaires, chauffeurs, guides, «centres d’accueil» pour migrants et spécialistes de l’émigration clandestine mettrait l’économie régionale d’Agadez à genoux», admet un diplomate nigérien. Les villes de Gao, au nord du Mali, et de Tamanrasset, au sud de l’Algérie, ressemblent fort à Agadez: trafiquants, chefs tribaux, fonctionnaires corrompus, aventuriers sans travail et autres djihadistes s’entendent à merveille pour s’arroger une part du profit. De tels réseaux font vivre des milliers et des milliers de personnes.
Les solutions de remplacement sont rares. En raison de la désertification et d’une démographie galopante, la productivité agricole ne satisfait pas aux besoins dans ce Sahel pour l’essentiel aride. Les conflits incessants en République centrafricaine, au Mali, au nord du Nigeria, en Somalie et au Soudan du Sud ont déplacé des millions d’habitants, poussant encore plus de jeunes gens à tenter l’aventure vers le nord, vers l’Europe. La reprise des troubles au Mali, en mai, menace de replonger le pays dans une guerre civile qui a vu se multiplier les camps de réfugiés en Mauritanie et au Burkina Faso. Rien d’étonnant à ce que la Méditerranée séduise tant.

© The Economist Newspaper Limited London (May 2014)
Traduction Gian Pozzy

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Giorgos Moutafis
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Le refuge des vapoteurs

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:55

Reportage. Les amateurs de cigarette électronique ont désormais un lieu qui leur est dédié, en plein cœur de Manhattan. Coup d’œil dans cet antre du vapotage, l’un des derniers lieux publics où l’on peut consommer de la nicotine en public.

Les vitres bordées de néons rouges du Henley Vaporium, au cœur de SoHo, lui donnent un air de lupanar un peu louche. Mais, à l’intérieur, l’atmosphère est calme et détendue. Quelques clients – deux étudiants portant la casquette violette de l’Université de New York, un quadragénaire en chemise et cravate et un touriste italien arrivé la veille – sont attablés le long d’un bar en bois clair. Ils exhalent de longues volutes de fumée blanche qui s’enroulent autour de leurs poignets comme des serpents de gaze. Mais la substance qui sort des longs tubes de métal qu’ils tiennent nonchalamment n’est pas du tabac. C’est de la vapeur de nicotine. Ils vapotent.

Derrière le bar, deux vapologistes manipulent des fioles de liquide coloré, prodiguant des conseils sur les taux de nicotine et les goûts à disposition. Tabac-caramel, poire-noix de coco, banane-peanut butter, crème brûlée ou absinthe sont quelques-unes des 130 variétés. Entre 15 h et 18 h, elles sont 15% moins chères, pour la happy hour. Le goût donut est le plus populaire. Une odeur de vapeur sucrée est suspendue dans l’air. «Lorsque je suis entré ici pour la première fois, il y a quatre mois, je n’avais jamais vapoté, mais je m’y suis mis et je n’ai pas retouché de cigarettes depuis, raconte Adam Griffin, un acteur de 37 ans, en tirant sur une tige noire dont s’échappent des effluves de kiwi-marshmallow. Je préfère le faire ici plutôt que dans la rue où on me regarde de travers en raison de la stigmatisation qui entoure les fumeurs.»

Le Henley Vaporium est né il y a dix mois. C’est l’un des deux seuls bars à vapotage de New York, avec Beyond Vape, un espace qui vient d’ouvrir à Brooklyn. Depuis l’entrée en vigueur, le 29 avril, d’une interdiction de vapoter dans les bars et restaurants de la ville, ces deux lieux – qui ont statut de magasins – sont les derniers bastions des vapoteurs qui veulent s’adonner à leur vice en public.

Camaraderie et soutien

Le vaporium permet de recréer cette camaraderie un peu particulière qui naît spontanément entre les fumeurs lorsqu’ils se retrouvent devant un bar. «Certains clients organisent même des ateliers, durant lesquels ils customisent leurs appareils pour améliorer le diffuseur de nicotine ou prolonger la durée de vie de la batterie», raconte Kayla, une petite blonde aux yeux de biche qui travaille derrière le bar. Au-delà de cet aspect ludique, les clients du vaporium y trouvent aussi «un groupe de soutien informel pour arrêter de fumer», estime Talia Eisenberg, la cofondatrice du lieu. Tous – ou presque – sont motivés en premier lieu par cela, reconnaît-elle.

Cette blonde de 27 ans au look

athlétique est tombée sur une cigarette électronique pour la première fois il y a trois ans et demi, dans un magasin de farces et attrapes. «A l’époque, je vivais dans les montagnes du Colorado et faisais beaucoup de sport, mais je n’arrivais pas à arrêter de fumer, raconte-t-elle. Avec ce modèle rudimentaire de cigarette électronique, j’y suis immédiatement parvenue.» Elle embarque aussitôt pour Shenzhen, en Chine, où les premières e-cigarettes ont été développées en 2003. «J’ai travaillé avec des ingénieurs sur place pour créer un modèle plus efficace», dit-elle. Elle commence alors à vendre ses appareils dans les kiosques et en ligne, avant d’ouvrir le vaporium de SoHo en octobre 2013.

Outre-Atlantique, on a affaire à un vrai phénomène de société: 21,2% des fumeurs ou ex-fumeurs vapotent, contre 0,4% en Suisse. Le vapotage n’est pas loin de devenir une sous-culture à part entière, avec ses codes, ses valeurs, son lobby (appelé CASAA) et même son festival annuel (la dernière édition du Vapefest a eu lieu en mars en Virginie). Elle se caractérise par un penchant libertaire et anticorporatiste. «Les gens en ont marre de se faire dicter ce qu’ils doivent fumer par les grands cigarettiers, dit Talia Eisenberg, devant un étalage de t-shirts estampillés Fuck Big Tobacco. Ils veulent se réapproprier la liberté de fumer avec le goût et la quantité de nicotine qui leur conviennent. Et surtout sans endommager leur santé.»

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Aline Paley
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La Suisse préfère se chamailler plutôt que de comprendre Bruxelles

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:56

Analyse. Le flirt d’economiesuisse avec l’UDC révèle une profonde méconnaissance du dossier européen.

C’est classique. La Suisse s’enfonce dans un débat helvético-suisse alors que la question est européenne. A peine le Conseil fédéral a-t-il dévoilé son plan pour mettre en œuvre l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse qu’a éclaté une dispute entre les milieux de l’économie et les partis du centre droit, le PLR et le PDC notamment. Les premiers accusent le Conseil fédéral de ne pas avoir usé plus largement de sa marge de manœuvre, les deuxièmes prennent sa défense.

Vendredi 20 juin, la cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP) Simonetta Sommaruga l’a pourtant dit avec la mine qu’elle arbore dans les heures graves: «Le Conseil fédéral tient à respecter la teneur de l’initiative. Toute autre attitude serait naïve et irresponsable.» Le gouvernement prévoit de réintroduire un système de contingents, violant ainsi l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) passé avec l’Union européenne. Il a en revanche renoncé à en fixer la hauteur, désireux de rester à l’écoute des cantons et des milieux de l’économie.

Syndrome de Stockholm

Le Conseil fédéral réintroduit le principe – lui aussi contraire à l’ALCP – de la préférence nationale, de sorte que chaque employeur devra prouver qu’il n’a pas trouvé de résident en Suisse avant d’engager un ressortissant de l’UE. Jusque-là, il interprète l’initiative à la lettre. Là où il s’écarte des vœux de l’UDC, c’est lorsqu’il renonce à limiter le regroupement national pour les citoyens de l’UE et qu’il tient à comptabiliser tous les permis d’au moins quatre mois. L’UDC et l’économie auraient préféré recenser les autorisations à partir d’un an seulement, mais le Conseil fédéral a craint une réapparition déguisée du statut de saisonnier.

La polémique qui s’est ensuivie entre economiesuisse et les partis du centre droit est révélatrice de l’aveuglement actuel des milieux patronaux. Après s’être battue contre l’initiative de l’UDC, l’association faîtière a tenté de se rapprocher de ce parti, «un peu comme si elle souffrait du syndrome de Stock­holm», ironise le président du PDC Christophe Darbellay. Le retour d’un statut du saisonnier ne lui aurait pas déplu.

C’est oublier la composante européenne du dossier. «Pour danser le tango, il faut être deux», rappellent tous les diplomates helvétiques qui ont été en charge à Bruxelles. Or, l’économie suisse ne prend même plus la peine d’écouter l’UE. Pour elle, il va de soi que Bruxelles va négocier, quitte à bafouer son principe de libre circulation. Tout simplement parce que la Suisse est un «moteur économique» pour l’UE, dont la balance commerciale avec notre pays est, il est vrai, largement bénéficiaire.

A cet égard, l’interview qu’a accordée le président de Swiss Life et d’Adecco Rolf Dörig à la Schweiz am Sonntag est une perle exemplaire. Il s’agit d’un des premiers patrons à se réjouir ouvertement de la décision du peuple du 9 février dernier, «car elle oblige les citoyens à se demander s’ils préfèrent un pays à huit ou à douze millions d’habitants». Rolf Dörig enchaîne en réitérant sa foi en la voie bilatérale, tout en précisant: «Il n’y a pas besoin d’un accord institutionnel avec l’UE.»

Une déclaration qui en dit long sur la méconnaissance des relations entre la Suisse et l’UE, deux partenaires qui n’ont pas signé de nouvel accord majeur depuis dix ans désormais. A trois reprises, en 2008, 2010 et 2012, le Conseil des ministres a écrit – d’abord très poliment, puis plus sèchement – que la voie bilatérale n’avait plus d’avenir sous sa forme actuelle. Bruxelles s’agace de voir la Suisse activer la clause de sauvegarde envers ses citoyens alors qu’elle n’affiche que 3% de chômage.

De deux choses l’une, aux yeux des Européens: soit la Suisse accepte une solution institutionnelle pour régler ses différends avec l’UE, soit elle enterre la voie bilatérale. De manière générale, les Helvètes n’en sont pas suffisamment conscients. «C’est navrant, mais oublier la question institutionnelle, c’est faire preuve soit d’ignorance, soit d’une volonté de ne pas comprendre. Si on ne la résout pas, la situation restera bloquée», note l’avocat suisse établi à Bruxelles Jean Russotto.

Reléguée au statut d’état tiers Bruxelles a réagi laconiquement aux propositions du Conseil fédéral.

Le porte-parole de Catherine Ashton, la haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, s’est contenté de répéter que le principe phare de la libre circulation des personnes n’était pas négociable et que l’UE n’entrerait pas en matière. Plus crûment dit: «Circulez, y a rien à voir.»

L’UE ne l’exprimera évidemment jamais ainsi. Elle recevra donc prochainement le chef de l’Office des migrations Mario Gattiker, qui lui expliquera le plan suisse dans le détail. Mais ce ne seront là que des discussions exploratoires, et non le début d’une vraie négociation.

Lentement, mais sûrement, la Suisse se relègue elle-même au statut d’un simple état tiers pour l’UE. Le plus triste, c’est qu’elle ne s’en rend même pas compte.

michel.guillaume@hebdo.ch

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Stylianos Antonarakis: la Suisse romande a tout pour être le leader de la médecine du génome.

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:57

Interview. Stylianos Antonarakis explique les promesses du séquençage du génome et les perspectives de développement qu’offre sa «clinique du génome» par rapport à ses concurrentes de Nimègue ou de Londres.

Une industrie pharmaceutique très développée. Une avance dans l’informatisation des dossiers médicaux. Des hôpitaux universitaires réputés. Des scientifiques et bio-informaticiens de haut niveau. La Suisse, et l’arc lémanique en particulier, a tout pour figurer dans le peloton de tête du génie génétique. Si elle hésite encore, son porte-parole en la matière, lui, est plus que prêt à prendre le lead.

Stylianos Antonarakis ne doute pas un instant de sa position. Il aurait pu rester à Athènes ou à Baltimore. Choisir Londres ou Cambridge. Mais c’est à Genève que le scientifique a décidé d’implanter ses recherches en génétique. Au Centre médical universitaire plus précisément, où il a ouvert, en novembre dernier et avec le soutien de l’Université et des Hôpitaux universitaires de Genève, la première «clinique du génome» suisse. Une clinique pilote qui se concentre sur les maladies génétiques, laissant pour l’heure les cancers de côté. Ses objectifs? Séquencer le génome d’individus. Lire les milliards de lettres formant leur code génétique. Traquer les infimes variations portées par leurs gènes. Poser un diagnostic, voire proposer un traitement. Et, enfin, faire de la Suisse romande le cœur de cette nouvelle médecine. Cette réflexion, le généticien l’a avancée dans le cadre de l’opération «101 idées qui feront la Suisse de demain», menée à l’occasion du 10e Forum des 100 de L’Hebdo.

Quelles sont les promesses de la médecine génomique?

Le séquençage d’un génome humain permet de diagnostiquer, d’éviter ou de guérir certaines maladies. Il s’agit d’une médecine tant prédictive que curative. Chaque génome humain se compose de trois milliards de lettres. A l’heure actuelle, nous ne connaissons que 1,5% de la fonction du génome. Or, ce 1,5% nous permet d’ores et déjà d’identifier quelque 3000 maladies mendéliennes (affections dues à la mutation dans un seul gène, ndlr). Plus nous connaîtrons de gènes, plus nous pourrons poser des diagnostics, prendre en charge des anomalies génétiques et proposer des thérapies ciblées. Lorsque aucune thérapie n’existe, le diagnostic précis aura au moins permis de mettre un terme à la recherche de diagnostic, qui s’avère souvent pénible. A ce jour, parmi les dysfonctionnements mendéliens que nous voyons à la clinique, je dirais qu’en moyenne le séquençage apporte une réponse dans un tiers des cas.

La majorité des personnes que nous accueillons ici sont des parents d’enfants ayant des retards mentaux sans autre symptôme. Ils viennent nous voir après avoir effectué tous les tests médicaux possibles et imaginables. Pour les jeunes parents, c’est l’occasion de prévoir et d’orienter l’avenir de leur enfant, mais également de savoir quels sont les éventuels risques que porte une future grossesse, ainsi que ceux que courent les membres de la famille étendue.

Il existe aujourd’hui trois cliniques du génome en Europe. L’une à Nimègue aux Pays-Bas, l’autre à Londres et, depuis quelques mois, celle-ci à Genève. Quels sont, selon vous, les atouts propres à la Suisse romande?

Pour ce qui est de la clinique en tant que telle, sa structure fait sa force. Notre équipe est composée de médecins, d’éthiciens, de biologistes moléculaires, de mathématiciens et de bio-informaticiens. Une task force multidisciplinaire que les autres n’ont pas. Cela participe au fantastique esprit de collaboration ainsi qu’à l’enthousiasme qui règnent au sein de la «clinique du génome». Quant à la Suisse romande, elle dispose de nombreux atouts: un niveau de recherche médicale et de bio-informatique très élevé, de nombreux scientifiques de haut niveau, une plateforme technologique développée, un environnement riche pour l’échange d’idées, une avance sur l’informatisation du dossier médical, un esprit de start-up et d’innovation plus marqué qu’en France ou dans d’autres pays voisins.

La Suisse n’a-t-elle tout de même pas quelques concurrents européens en la matière?

Si. Les Pays-Bas et l’Angleterre qui se sont d’ores et déjà lancés dans la course. Mais tant que les autres pays d’Europe ne se réveillent pas, la Suisse romande a toutes les chances de mener la barque. A condition que les individus et les pouvoirs publics accordent leur confiance à la médecine du génome.

Qu’attendez-vous alors plus exactement de la population et des pouvoirs publics?

De l’aide financière, du soutien et des subventions, naturellement. Tant des cantons que de la Confédération ou des fondations privées. Mais aussi moins de crainte. Pour l’heure, la «clinique du génome» existe en grande partie grâce à l’appui ainsi qu’au soutien financier des Hôpitaux universitaires de Genève. A plus long terme, mon rêve serait d’avoir un bâtiment entièrement consacré à la médecine génomique. Or, cela ne sera pas possible tant que la population, le corps médical et les pouvoirs publics ne comprendront pas l’importance de cette discipline et les avancées qu’elle permet. Un pas a toutefois été franchi. Les HUG, le CHUV et l’EPFL ont mis sur pied il y a un mois une commission commune pour le développement de la médecine génomique. J’espère qu’une structure similaire pourra être développée pour la recherche des mutations génétiques somatiques sur les cancers. Pourquoi pas sur la base d’une collaboration étroite entre Genève et Lausanne. Dans l’idéal, une telle clinique devrait se situer non loin de départements d’oncologie, de pathologie et de médecine génétique.

Cette peur dont vous parlez ne sort pas de nulle part. La médecine du génome se heurte à de nombreux défis, éthiques principalement.

Oui, mais de nombreux textes juridiques protègent les patients. En Suisse, la loi sur le génie génétique (LGG) prévoit le droit de ne pas savoir. Ce concept s’avère néanmoins délicat en cas de trouvailles inattendues. Que dire au patient lorsque le séquençage laisse apparaître un autre problème que celui pour lequel il consulte? Aux Etats-Unis, ils sont directs. Et informent d’absolument tout. En Europe, cela dépend de la gravité des prédispositions découvertes ainsi que de l’éventuel traitement existant. Quant au fonctionnement de notre clinique, il est très précis et se base sur le principe du consentement éclairé. Les patients décident, avant le séquençage, s’ils désirent tout connaître ou uniquement les points liés à la maladie d’appel. Ce procédé selon lequel les patients participent à la prise de décisions constitue un changement majeur dans le monde médical. Chacun est bien entendu libre de refonder son avis. De notre côté, nous nous réunissons, une fois par semaine, entre médecins, éthiciens et bio-informaticiens, afin de discuter des situations au cas par cas, ainsi que des informations qui seront transmises aux patients.

La question aujourd’hui n’est pas de faire ou de ne pas faire de la médecine génomique. D’être pour ou d’être contre. Ce qu’il faut savoir, c’est quand et comment s’y atteler. Le train est parti, il ne sert à rien de le retenir. Et la Suisse romande a tout pour en être la locomotive.

Reste que l’analyse du génome a un coût que tout un chacun ne peut se permettre.

L’Institut national de recherche sur le génome humain (NHGRI) planche depuis 1990 sur ce qu’il appelle les «Ethical, Legal and Social Implications» (ELSI). Personnellement, j’y ajoute l’aspect financier et préfère parler des «Ethical, Legal, Social and Financial Implications». Car c’est une bataille de tous les jours. Actuellement, seuls les patients qui ont de l’argent peuvent se permettre d’entreprendre des analyses de génome. Les risques d’aboutir à une médecine à deux vitesses existent donc bel et bien.

Nous sommes en constante négociation avec l’Office fédéral de la santé publique afin de clarifier la prise en charge des frais liés aux analyses de génome. Les assurances sont pour l’heure prêtes à payer les tests qui aboutissent à un traitement, mais non pas ceux qui aboutissent à un diagnostic. Ce n’est absolument pas logique. S’il est vrai qu’un test génétique peut coûter jusqu’à 3000 francs, le diagnostic auquel il aboutit permet de mieux cibler l’administration de médicaments, mais également d’éviter d’autres tests plus onéreux, tels que des IRM. Lorsque aucune thérapie n’existe, le diagnostic est un traitement à lui tout seul. Il détermine l’évolution de la maladie et indique comment la personne peut adapter son environnement et améliorer son quotidien. C’est le cas par exemple lorsque l’on découvre chez un patient une prédisposition à la maladie d’Alzheimer; il ne pourra pas être soigné, mais aura la possibilité d’organiser sa vie en fonction.

La question des coûts reste une question délicate. Elle est loin d’être résolue. Mais la médecine personnalisée va peu à peu devenir la norme. Et, demain, le génome sera séquencé chez tous les patients qui le désirent.


Stylianos Antonarakis

Passé par l’Université d’Athènes et la Johns Hopkins School du Maryland, il est médecin, spécialiste de génétique humaine et chercheur scientifique. Président de l’Organisation du génome humain (HUGO) depuis 2013, il est également membre du conseil scientifique du Fonds national suisse de la recherche scientifique et directeur fondateur de l’Institut de génétique et de génomique de Genève (iGE3). En novembre 2013, il a ouvert à Genève la première «clinique du génome» suisse.

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Julien Gregorio Hug
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La force tranquille au secours de l’aide sociale

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:58

Rencontre. Felix Wolffers reprend le gouvernail de la conférence suisse de l’aide sociale en capitaine qui sait naviguer dans la tempête. Il l’a prouvé à Berne.

Il est l’être le moins stressé que j’aie jamais rencontré, Felix Wolffers, 57 ans, le tout nouveau coprésident de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), une organisation pourtant sous le feu constant des critiques outre-Sarine (voir page 28). Un des plus décontractés, aussi. A Berne, on dit souvent «Felix», d’ailleurs. Tout le monde ou presque l’appelle par son prénom lorsqu’il roule à vélo jusqu’au boulot. Grand, un brin pataud quand il pédale comme quand il parle, il enchaîne néanmoins les missions délicates avec une efficacité redoutable. Il est de cette race des grands commis de l’Etat qui n’en font pas tout un plat.

A la tête du service social de la ville de Berne depuis 2009, 270 collaborateurs pour 6000 personnes soutenues, il en a redressé la barre. Les assistants sociaux quittaient le navire en masse – 30% de fluctuation par an –, dégoûtés par les critiques dues aux reproches d’abus. Felix Wolffers, comme un certain Pierre-Yves Maillard dans le canton de Vaud, a engagé des inspecteurs sociaux, mis en place des mécanismes de contrôle et donné davantage de responsabilité aux cadres comme aux travailleurs sociaux. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, la fluctuation tourne autour des 10%. Les critiques? Evanouies. En ville de Berne, même la droite estime que Felix Wolffers, tout socialiste qu’il soit, se montre fort pragmatique. «On maîtrise, dit-il, mais il suffit d’un cas individuel spectaculaire, comme à Zurich le cas Carlos (ndlr: un jeune ex-délinquant dont l’encadrement a coûté jusqu’à 29 000 francs par mois), pour que l’indignation générale remette en cause tout le système de l’aide sociale.»

L’efficacité comme une seconde nature

Le capitaine Wolffers n’en est pas à son premier sauvetage. En 1994 déjà, alors secrétaire général de la direction des finances de la ville de Berne et bras droit de l’élue verte Therese Frösch, il hérite d’une dette de 100 millions de francs pour un budget de 1 milliard. Dix ans et sept programmes d’économies plus tard, la capitale sort des chiffres rouges. Un miracle? «Une remise en question permanente de chaque tâche, plutôt.» L’efficacité, une seconde nature chez ce docteur en droit et père de trois enfants aux études, même à la maison. «Avec ma femme, qui travaille aussi, nous avons géré notre famille comme une PME, avec séance le dimanche soir et distribution des tâches pour toute la semaine, du fourrage des cochons d’Inde au rangement de la cuisine.»

Bref, rompu aux missions presque impossibles, l’homme se sent d’attaque pour reprendre la CSIAS, en tandem avec son ex-cheffe Therese Frösch, et pour y ramener le calme après la tempête (voir encadré). Mieux vaut pour lui car jamais l’aide sociale n’a pesé aussi lourd en Suisse, où la barre des 250 000 personnes a été franchie pour la première fois en 2012. Quant aux critiques orchestrées par l’UDC contre la CSIAS l’an dernier, elles s’organisent au sein d’un groupe emmené par l’ex-conseiller national zurichois Ulrich Schlüer qui prépare son propre concept d’aide sociale.

Pour convaincre à droite, beaucoup auraient d’ailleurs préféré au duo Wolffers-Frösch une présidence moins ancrée à gauche. Mais comme personne ne se pressait au portillon, on a opté pour ces grands connaisseurs du domaine social et du fonctionnement politique. Ils iront donc à la rencontre des membres de la CSIAS, écouteront les doléances des communes, les idées. Et mettront à disposition des faits, des chiffres – ils viennent d’ailleurs de commander deux études pour examiner si les sommes allouées par l’aide sociale sont adéquates et si les incitations à travailler ou à se former portent leurs fruits.

Un type «gründlich»

Il est comme ça, Felix Wolffers, gründ­lich, il plonge aux racines du mal, base ses arguments sur des faits établis. Parce que, au bout du compte, nous explique-t-il dans son bureau bernois, il s’agit non seulement de défendre une aide sociale digne de ce nom, mais de prévention en amont. «La formation professionnelle, par exemple, c’est la meilleure prévention: environ 60% des personnes qui dépendent de l’aide sociale n’en ont pas.» Pour souligner son propos, il ouvre un rapport du bureau de recherche bernois BASS. Celui-ci montre à quel point le marché du travail écarte les personnes non qualifiées. Pour celles-ci, le taux de chômage en Suisse était de 4,5% entre 2010 et 2012, mais plus du double, 10,5%, étaient en recherche d’emploi, en fin de droits par exemple. A tous ceux qui estiment qu’il suffit de vouloir pour pouvoir travailler, Felix Wolffers rétorque encore avec une donnée statistique, assez désespérante: «Un chômeur qui timbre depuis deux ans et envoie une dizaine d’offres d’emploi chaque mois ne se fait presque plus inviter à un entretien d’embauche. En moyenne, il peut se présenter une fois tous les cinq ou six mois à un employeur. Vous imaginez sa nervosité?»

Le credo de felix

Le nouveau coprésident de la CSIAS tient à le souligner: les dépenses sociales qui explosent ne sont pas la cause, mais bien la conséquence de problèmes de société. On a déjà parlé du manque de formation, particulièrement criant auprès des étrangers qui ne parlent pas ou peu les langues du pays, ou des demandeurs d’asile qui arrivent parfois en Suisse avec quatre ou cinq ans d’école pour tout bagage.

Felix Wolffers rappelle les autres grandes tendances qui poussent les gens vers le dernier filet de l’Etat providence: un marché du travail qui boude les jeunes sans expérience et les plus de 55 ans, les économies réalisées ces dernières années dans l’assurance invalidité et l’assurance chômage, le travail précaire, sous-payé ou encore le nombre de familles monoparentales. Pourtant, le Bernois refuse d’accepter ce mouvement comme une fatalité. «Parce que les réponses existent. Elles relèvent de la politique.» Soit, à côté de la formation, des salaires décents ou l’encadrement des jeunes qui abandonnent leur apprentissage, par exemple. Et parce qu’une société qui laisse s’ouvrir une béance entre riches et pauvres nourrit le terreau de la violence, de l’insécurité, entraînant à son tour des dépenses.

Au fond, nous dit l’homme qui veut sauver l’honneur de l’aide sociale, le moteur de son travail, sa raison d’être, s’inscrit dans la Constitution. Plus précisément dans son préambule: «La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.» Cette phrase, qu’on doit à la plume de l’écrivain Adolf Muschg, est devenue le credo de Felix.

catherine.bellini@hebdo.ch


CSIAS: le paratonnerre

Organisation faîtière au service des communes et des cantons, la CSIAS établit, à l’échelle du pays, des recommandations sur les montants à accorder aux personnes dépendant de l’aide sociale.

La Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), une association, réunit plus de 1000 membres, dont la Confédération, tous les cantons et quelque 600 communes. Elle existe depuis une centaine d’années et, en l’absence de loi fédérale, harmonise l’aide sociale. Cela afin d’éviter que des disparités régionales n’entraînent un «tourisme» à travers le pays. La CSIAS élabore ainsi des recommandations, largement reconnues, comme les minima pour les besoins de base (non compris, le loyer et les primes d’assurance maladie): 986 francs pour une personne seule et 2110 francs pour une famille avec deux enfants, par exemple. Ce forfait sert à couvrir les dépenses quotidiennes. Son calcul se base sur la consommation des 10% les plus pauvres de la population et sur le coût réel de certaines marchandises nécessaires à l’entretien, un «panier» déterminé par l’Office fédéral de la statistique.

La conférence se retrouve sous le feu des critiques à chaque fois qu’un scandale éclate. Un combat mené en première ligne par l’UDC, et particulièrement virulent outre-Sarine. Une campagne contre les abuseurs avait entraîné le départ de la municipale Monika Stocker à Zurich il y a six ans. L’an dernier, c’est l’affaire de Berikon qui a rallumé la mèche. Cette localité argovienne, qui avait retiré son soutien à un jeune bénéficiaire de l’aide sociale peu coopératif dans la recherche d’un emploi, s’est vue désavouée par le Tribunal fédéral. Une décision saluée par l’ancien président de la CSIAS, Walter Schmid. Ses déclarations ont conduit six communes à quitter la CSIAS depuis l’été dernier.

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Béatrice Devènes
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Tourisme de la mémoire

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 06:00

Reportage. La grande commémoration française de la guerre 14-18 atteint aussi la Suisse. L’Ajoie inaugure un sentier du kilomètre zéro qui permet de découvrir la réalité guerrière de la région, il y a un siècle. Des expositions dans le Jura et d’autres nouvelles propositions de sentiers historiques sur la frontière franco-suisse attestent du fort développement du «tourisme de mémoire».

Peut-être que l’ethnologue Claude Lévi-Strauss avait raison: l’un des futurs du tourisme, c’est le passé. A preuve cette année 2014, si empreinte de commémorations, surtout en France. Les 100 ans du début de la Première Guerre mondiale et les 70 ans du débarquement des Alliés sur les plages de Normandie transforment le pays en terre du souvenir, sillonnée par des foules de visiteurs. Verdun, Omaha Beach, Péronne, Oradour-sur-Glane… Ces sites de grandes batailles ou de grandes tragédies accueillent déjà plus de six millions de personnes par année. Ils seront bien davantage en 2014.

Le phénomène est récent. Déjà première destination touristique mondiale, la France a décidé de capitaliser sur le tourisme militaire, sous-embranchement du tourisme d’histoire. Bien sûr, le pèlerinage commémoratif, pédagogique ou voyeuriste sur les lieux de guerre existe depuis longtemps. En 1917 déjà, avant même que la Grande Guerre ne soit achevée, Michelin sortait un guide touristique des champs de bataille dans le nord-est de la France. Il s’agissait alors d’aider les familles de soldats «tués à l’ennemi» à venir se recueillir à l’endroit même de leur disparition. L’agence Thomas Cook faisait de même pour les proches des militaires anglo-saxons.

En Suisse aussi

Mais la disparition des témoins directs des deux guerres mondiales nous fait entrer dans un autre régime de l’histoire: celui de la mémoire. Et du tourisme du même nom, en plein développement. Sans doute parce que le besoin existe, dans un moment de doute pour le continent européen, de trouver dans le passé des clés de compréhension d’un présent si opaque.

Cette vague mémorielle atteint la Suisse, pourtant épargnée par les deux conflits mondiaux du siècle dernier. «Mais le pays a une armée de milice, ce qui rend cette même armée touristiquement présente», note Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme. Véronique Kanel donne comme exemples les anciens forts et forteresses du réduit national ou le sentier des Toblerones dans le canton de Vaud. Voire, en remontant plus loin, les sites des grandes batailles de Grandson, Morat et Morgarten avec leurs mémoriaux et reconstitutions historiques.

Le sentier de 5 kilomètres qui sera inauguré le 20 juillet près de Bonfol, dans le Jura, est d’un tout autre ordre. Il commémore le «Km 0», le début de la ligne de front qui, pendant la Première Guerre mondiale, s’étendait sur 750 km de la frontière suisse à la mer du Nord. Le sentier serpente sur 1,5 km en Suisse, le reste dans le Sundgau alsacien. Il est jalonné de casemates et de postes d’observation enfouis dans la forêt. A commencer par le poste d’observation, près de la ferme du Largin, de l’armée suisse, laquelle a reconstruit son fort de bois et de terre pour le projet touristique. Entre 1914 et 1918, le lieu avait ceci d’unique que trois armées s’y faisaient face: la française, l’allemande et la suisse. Un endroit symbolique, notamment parce que le premier soldat tué lors du conflit mondial a été le caporal français Peugeot, abattu par un militaire allemand le 2 août 1914 à Joncherey, à trois kilomètres de Boncourt.

La petite Gilberte

Projet franco-suisse soutenu par les collectivités publiques de deux côtés de la frontière, le Km 0 permet au canton du Jura de s’associer aux commémorations internationales de la guerre de 14-18. «Elle a été très présente en Ajoie, qui craignait d’être envahie par l’une ou l’autre des forces en présence, relève l’historien Hervé de Weck, l’un des maîtres d’œuvre du Km 0 et auteur d’un récent guide sur le tourisme de mémoire dans le Pays de Porrentruy et le Sundgau. Par relèves successives, l’ensemble de l’armée suisse est passé dans la région. L’histoire de la petite Gilberte de Courgenay est là pour attester de ce fait historique. Le souvenir de cette guerre vit encore dans les familles, y compris en Suisse alémanique. Les descendants des soldats alémaniques cantonnés en Ajoie et aux Rangiers seront sans doute intéressés de découvrir le Km 0.»

Michel Friche, responsable du tourisme au Service jurassien de l’économie, espère aussi que le sentier du Km 0 drainera une partie des visiteurs aimantés dans le sud de l’Alsace par l’histoire de la guerre 14-18: «Ce seront des Français, mais aussi sans doute des Américains, Britanniques ou Allemands. La question est de quantifier ce public. Est-ce que l’intérêt pour le Km 0 sera le fait d’initiés? Ou d’un public plus large? Pour l’instant, on ne le sait pas.»

Intérêts économiques

L’offre mémorielle dans le Jura est plus large que le sentier du Km 0. Les Musées de l’Hôtel-Dieu à Porrentruy (dès le 28 juin) et jurassien d’art et d’histoire à Delémont (dès le 12 septembre) proposeront des expositions sur le thème de la Première Guerre. Les deux institutions font partie d’un réseau franco-germano-suisse de musées du Haut-Rhin qui, au total, proposeront dans les prochains mois une trentaine d’expositions consacrées à la Der des Ders. Le Musée national suisse à Zurich, lui aussi, aborde la guerre, mais avec un regard sur les années 1900-1914.

Les musées sont des jalons essentiels du tourisme de mémoire qui se développe aujourd’hui partout en Europe, associant culture et histoire, quête des racines et formation de la conscience civique. Intérêts économiques, aussi: ce tourisme croît dans des régions à l’écart des grands circuits touristiques, comme la Somme, le Pas-de-Calais et, précisément, l’Ajoie. C’est également un tourisme d’itinéraires plutôt que de destinations, qui correspond au profil du voyageur-découvreur plutôt qu’à celui d’une famille ou d’un sportif.

«Le tourisme n’est plus ce bloc monolithique qui prévalait autrefois, remarque Rafael Matos-Wasem, professeur à la Haute Ecole de gestion et tourisme à Sierre. C’est un marché aujourd’hui très segmenté qui satisfait tous les goûts. Y compris ceux du tourisme sombre, plus ou moins macabre. Il y a une demande pour des propositions qui sortent de l’ordinaire, proposent des enseignements, des expériences et d’être les protagonistes d’une histoire.»

«Le citoyen-touriste est désormais ouvert à la gravité et à la réflexion sur lui-même, avance Yves Le Maner, l’un des historiens qui supervisent les commémorations françaises de la guerre 14-18, en l’occurrence pour le Pas-de-Calais. Notre société refoule certes la mort, mais il existe aussi un souci général de meilleure appréhension de l’histoire, une recherche de signes symboliques, de faits rigoureux aussi.» «Oui, le risque du trivial et du voyeurisme existe dans le tourisme de mémoire, ajoute Stéphane Grimaldi, directeur du mémorial de Caen, dédié à la Seconde Guerre mondiale, qui attend plus d’un demi-million de visiteurs cette année. Notre responsabilité est d’amener les gens à un niveau de compréhension suffisant pour qu’ils puissent interroger leur passé et questionner le présent. Celui-ci est tout de même marqué par une période de paix dont la durée – septante ans! – est sans équivalent dans l’histoire du continent européen. Si nous pouvons encourager la conscience que la paix est notre bien le plus précieux et le plus fragile, nous aurons accompli une bonne part de notre mission.»

«Nous ne pouvons plus proposer de nouvelles initiatives touristiques sans tenir compte de la profondeur de l’histoire. Il faut donner du sens. Sinon nous tombons dans le reproche souvent fait au tourisme: le superficiel», argumente le Neuchâtelois Bernard Soguel, président du Parc naturel régional du Doubs. Début juin, Bernard Soguel inaugurait avec ses collègues franc-comtois du Pays horloger le premier des quatre chemins de la contrebande qui relieront Morteau à La Chaux-de-Fonds. Là aussi, il s’agit de se balader à la fois dans le passé et dans une nature magnifique, à cheval entre la France et la Suisse. Un jeu de saute-frontière qui a son importance à l’heure du repli politique de la Suisse sur elle-même, note Bernard Soguel. Et qui vaut, conclut-il, pour le chemin de l’absinthe qui va du Val-de-Travers à Pontarlier. Ou la Via Salina, qui s’élance d’Arc-et-Senans pour aboutir à Yverdon. Le segment vaudois de ce tracé qui reprend les voies anciennes du commerce du sel est inauguré le 26 juin du côté de la Côte de Vuitebœuf. Marcher dans le sens de l’histoire, qu’elle soit guerrière ou non, voilà une tendance forte pour les années commémoratives de 2014 à 2018. Vingt-cinq ans après qu’un certain Fukuyama a décrété un peu hâtivement la fin de cette même histoire.


Sentier du Km 0

Parcours hanté. La vieille borne, encore frappée de l’ours bernois, porte le numéro 111. Elle a marqué, de l’automne 1914 à l’automne 1918, le kilomètre zéro de la ligne de front qui courrait de la frontière suisse à la mer du Nord. Elle est aussi un bon point de départ pour découvrir le nouveau sentier didactique du Km 0 qui, sur 5 kilomètres, fait une boucle entre l’Ajoie et le Sud-Alsace, non loin de Bonfol. Ce chemin un rien hanté, mais qui déroule son histoire dans un paysage de forêts, de champs et de prairies magnifiques, sera inauguré le 20 juillet. Il a encore besoin d’être mieux balisé et signalé dans Bonfol même. Le lieu, au cours sanglant de la Première Guerre mondiale, était unique. Les armées française, allemande et suisse s’y toisaient à quelques centaines de mètres de distance. L’Ajoie avait alors crainte que l’une ou l’autre des puissances belligérantes envahissent son territoire. Par roulements, entre Bonfol et les Rangiers, presque toute l’armée y a passé. Et attendu.

­­­Non loin de la borne 111, près de la ferme du Largin, un poste d’observation en bois a été reconstruit par les troupes du génie. Lesquelles ont aussi construit un pont sur la rivière Largue, qui marque la frontière avec l’Alsace. Crapahuter sur les fronts suisse, français et allemand, c’est partir à la rencontre des casemates tavelées par un siècle. Comme la menaçante Villa Agathe (les poilus avaient de l’humour) qui vous regarde approcher de ses yeux noirs, en l’occurrence les ouvertures pour les mitrailleuses. Les postes, avant-postes, les restes d’une vieille ligne ferroviaire et les autres stigmates guerriers sont dans des états divers, entre la ruine et la relative bonne conservation. Il est souvent possible d’entrer dans les blockhaus moussus, d’observer la nature indifférente et de prêter l’oreille au murmure du temps, qui nous souffle, lui aussi en boucle: «Cette fois, c’est la dernière, la Der des Der!»

www.amisdukmzero.com


Chemin de l’orlogeur

Jouer à saute-frontière. Faire l’éloge du contrebandier, ce bandit de petits chemins? Est-ce bien raisonnable, mon capitaine? Absolument, répondent en chœur les promoteurs du chemin de l’orlogeur (autrefois le régleur et parfois passeur de pendules) de part et d’autre du Doubs. D’abord parce qu’il faut entendre le terme «contrebandier» dans son acception populaire. Ensuite parce que le trafic saute-frontière a longtemps été une réalité en terre horlogère, qu’elle soit franc-comtoise ou neuchâteloise. Inauguré début juin sous l’impulsion du Pays horloger (France) et du Parc naturel régional du Doubs (Suisse), le chemin de l’orlogeur est le premier des quatre itinéraires de la contrebande qui, d’ici à mai 2015, permettra de couvrir à pied les 60 km entre Morteau et La Chaux-de-Fonds. Via quatre musées de l’horlogerie, des sites aussi beaux que le Saut-du-Doubs et un retour possible, après cinq jours de marche, avec le train de la ligne des horlogers. Pour que la morale soit sauve, le dernier chemin sera celui des gabelous.

Cette valorisation de l’histoire d’une région spécialisée depuis plusieurs siècles dans la mécanique de précision est amenée de manière ludique. Un guide initiatique est remis au voyageur-découvreur qui, notamment, doit résoudre des énigmes. Il se met dans la peau de Philémon, un contrebandier du XVIIIe siècle, pour partir à l’aventure. Il est épaulé par une application pour smartphone qui lui permet de tenir un journal de bord, de s’orienter, de voir des vidéos et d’augmenter la réalité pour mieux s’informer sur ce qu’il voit, ou ce qu’il aurait pu voir il y a longtemps. La réalisation des quatre chemins de la contrebande franco-suisse est notamment soutenue par des fonds européens, signe que des projets transfrontaliers continuent, c’est de circonstance, à faire leur petit bonhomme de chemin.

www.lescheminsdelacontrebande.fr


L’antre de la fée verte

Eau trouble. Ouvert l’an dernier, le sentier pédestre de l’absinthe zigzague du Val-de-Travers à Pontarlier, 50 km de découverte d’une eau trouble à nulle autre pareille, en particulier pour son histoire tout aussi agitée. Dès le 3 juillet, l’itinéraire franco-suisse comptera une nouvelle étape, et quelle étape: une Maison de l’absinthe installée dans une superbe maison du XVIIe siècle, à Môtiers. Le comble étant que la demeure était, dans une autre vie, un hôtel de district, doublé d’une gendarmerie et d’un tribunal dans lequel étaient condamnés les producteurs clandestins de la fée verte, ou bleue. La nouvelle Maison de l’absinthe (on ne dit plus «musée», terme qui sent désormais la naphtaline) propose d’ailleurs à ses visiteurs de découvrir une distillerie clandestine cachée derrière… (chut!). Résolument tourné vers la personnification, l’expérience, l’interactivité et la surprise, l’espace de 900 m2 sur trois niveaux offre l’expérience de l’interrogatoire policier, de la garde à vue ou du scrutin populaire (en 1908, auriez-vous voté pour ou contre l’interdiction de l’absinthe?).

La maison retrace le destin extraordinaire de l’alcool inventé au XVIIIe siècle à Couvet, son expansion mondiale, son inspiration donnée aux plus grands artistes, sa diabolisation, sa mise hors la loi, son siècle de clandestinité, sa réhabilitation récente. Sa fabrication est détaillée, comme sera mis en valeur l’atout de l’absinthe dans la gastronomie, grâce à un atelier-cuisine qui sera tenu par des grands chefs invités à créer de nouvelles recettes.

D’un coût de 4,5 millions assumé par un partenariat privé-public, la Maison de l’absinthe compte sur 15 000 à 18 000 visiteurs par année. En particulier de Suisse alémanique, mais aussi du monde entier, tant est grande la mythologie de la fée verte-bleue.

www.maison-absinthe.chwww.routedelabsinthe.com


La Suisse et la Der des ders: les expositions

Traces aux frontières. Des musées de Porrentruy et Delémont, mais aussi de Zurich et du Haut-Rhin, reviennent en détail sur l’impact de la Grande Guerre sur la Suisse.

Il y a un siècle. Ils étaient six camarades, tous habitants de Porrentruy. Deux Suisses, deux Allemands, deux Français. Avant la Première Guerre mondiale, ils étaient partis effectuer leur service militaire dans leurs pays respectifs. A l’occasion d’une permission dans la cité ajoulote, tous les six avaient posé en uniforme pour le photographe. Puis l’attentat de Sarajevo et le déluge de feu. Les deux Allemands et les deux Français ne sont jamais revenus au pays.

Cette photo poignante est accrochée à l’entrée de l’exposition La Grande Guerre aux frontières, à voir dès le 28 juin au Musée de l’Hôtel-Dieu à Porrentruy. Elle raconte les années de tension en Ajoie et dans le Jura, la peur de l’envahissement, les bombardements, les avions belligérants, le ballon captif de l’armée suisse descendu par les Allemands, tuant le malheureux pilote de l’aéronef. Et aussi la contrebande, l’omniprésence des troupes, la petite Gilberte de Courgenay, la propagande, les objets, les reliques, l’armistice enfin, avec le défilé de jeunes Alsaciennes dans les rues de Porrentruy.

Dès le 12 septembre, le Musée jurassien d’art et d’histoire à Delémont évoquera ces Traces de guerre, comme le masque à gaz ci-dessus. Avec la question de l’intérêt renouvelé pour la guerre 14-18, y compris en Suisse, en particulier dans le Jura. Les deux expositions jurassiennes sont parties prenantes d’un cycle d’une trentaine d’expositions sur la Première Guerre dans la région trinationale du Rhin supérieur. Des musées de Bâle, Liestal, Olten et Riehen participent également à cette réflexion d’ensemble.

Il faut aussi mentionner au Landesmuseum de Zurich la remarquable description de la Suisse et de l’Europe dans les années 1900-1914, ultimes années de bonheur, d’invention et de création avant que l’ancien monde ne s’écroule. La mise en scène du propos historique est très soignée. L’exposition s’achève par la traversée d’un long tunnel plongé dans l’obscurité. On y avance à tâtons quand, soudain, éclate le vacarme métallique des mitrailleuses… Expérience forte.

www.dreilaendermuseum.eu www.nationalmuseum.ch

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Luc Debraine
J. Husser & Fils / Musée de l’hôtel-dieu, Porrentruy
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La Bahiazinha de la Nati

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 06:00

Récit. Dans les magies noires de Salvador de Bahia, l’équipe suisse partie pour la gloire en Coupe du monde a connu face à la France l’une des plus terribles bérézinas sportives de son histoire. Mauvais jeu, mauvais œil, ou sort jeté par une «yalorixá» du Pelourinho? La fondue, là-bas, a salement tourné.

Salvador de Bahia de Tous les Saints

Depuis la pointe où se dresse le Farol da Barra, au sud de la ville, s’ouvre à droite la Baie incroyable. C’est ici qu’ils vinrent, Vespucci en 1501, puis surtout Diogo Alvares, 1509, le Portugais survivant. Son bateau fait naufrage, comme le fera l’équipe suisse de football cinq siècles plus tard, en arrivant à quelques encablures de ce qui est aujourd’hui Rio Vermelho, haut lieu de la vie nocturne des touristes et de la jeunesse friquée de Bahia.

De la musique live, des clubs électros, des couleurs criardes aux loupiotes des bistrots, le choc faussement gentil des nantis et des enfants perdus, comme partout dans le Brésil. Mais à l’époque, Alvares tombe sur une bande d’Indiens qui ont bien l’intention de le manger. Il tire des coups de feu, les étonne, s’en sort. Il tombera amoureux d’une princesse tupinamba. Le métissage infini du Brésil commence.

En 1976, une enquête de l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística demanda aux ménages du pays une chose très étrange: il leur fallait indiquer quelle couleur de peau ils pensaient avoir. L’histoire était pleine de bons sentiments, on entendait démontrer que toutes les peaux se valaient, bien sûr. Le résultat fut délirant. On dénombra 136 peaux, au Brésil, allant de bem branca (bien blanche) à carvão (charbon), passant par amarela-queimada (jaune brûlé) ou tostada (grillée). Un inventaire à la Prévert, une poesia des mélanges, dans un pays où le racisme reste plus profond que les fantasmes de cordialité générale.

En se tournant, il y a la ville. Ville haute et basse, un endroit impossible, une falaise, des collines, des éperons, n’importe quoi. Salvador la Noire, la ville des esclaves, a été balancée là comme on jetterait des maisons qui rouleraient les unes sur les autres avant de s’arrêter quelque part, au hasard du relief. En haut, les vieux palais du quartier historique. Tomé de Souza, premier gouverneur général de la Terre de la Vraie Croix, arrive ici pour construire la capitale du pays en 1549. Il est venu d’Europe avec des centaines d’artisans sur ses navires: des maçons, des charpentiers, souvent des criminels. Il a aussi trimballé dans ses cales des planches et des métaux, des pierres et des outils. Aujourd’hui, quand tu avances dans le Pelourinho jaune, rose, blanc, cramoisi ou grisâtre, vert pétant, tu vois des bouts de Lisbonne, des morceaux de Sintra.

Le pilori et le messager

C’est un joli nom, Pelourinho. Ça veut dire pilori. Autrefois, on y attachait les esclaves pour les punir au fouet. Mais pas trop, ça pouvait les abîmer et ils perdaient leur valeur. Les voleurs ou meurtriers, on y allait sans se gêner, on les laissait pour morts au centre de la place. Le Pelourinho est magnifique désormais, rénové par l’Unesco, avec les tambours miraculeux d’Olodum devant la maison bleue de la Fondation Amado, et aussi le souvenir incongru de Michael Jackson dansant ici, jadis, au milieu des gens, pour le clip d’une chanson qui disait ce qu’elle voulait dire: They Don’t Care About Us. Il y a les décorations pour la Copa, des milliers de visiteurs arborant des maillots d’équipes nationales et qui adorent le quartier colonial sublime, mais reviennent à l’hôtel en maugréant: ces gosses qui te font les poches alors que tu regardais l’écran géant, tout de même, ces vauriennes qui t’escroquent de quelques réaux pour un vilain collier ou un bracelet de rien, c’est désagréable.

C’est là que le signe te fut montré, pourtant. Devant la cathédrale, la place, le Terreiro de Jesus. Ici, Antonio Balduino, le héros nègre de Jorge Amado, met une bonne raclée sur le ring à un Allemand, au début de son roman merveilleux de 1938, Bahia de Tous les Saints. Il se révolte ensuite, Balduino le mauvais garçon. Et il fait la grève, les trams et les usines s’arrêtent, il se bat pour la liberté et l’amour, il espère. A la télé, trois quarts de siècle plus tard, les images des quelques manifestants de Fortaleza ou Rio, se prenant lacrymogènes et balles en caoutchouc, passent peu dans le poste, entre deux goals. Mais résonnent drôlement avec Balduino. Bien sûr, ça va mieux le Brésil, mais ça reste si dur, fragile, inégalitaire souvent, et il y a les policiers militaires partout pour la Coupe du monde, déguisés en Robocop tropicaux.

Des jeunes gens font de la capoeira juste à côté, sur la Praça da Sé. Les pantalons blancs, les jambes qui tournent comme des compas dangereux, élastiques. Des machettes en mouvement. C’est un cliché de danse et du mystère martial des anciens esclaves, mais c’est si beau. Si l’on fait une photo, il faudra ensuite donner quelques pièces ou un billet. Tu fais la photo, et le messager vient vers toi.

Il dit s’appeler Jeru. Un grand ado noir, efflanqué comme un cheval affamé. Une fois qu’il a ses vingt réaux pour les capoeiristes, on sympathise un peu. O que você bebe? Qu’est-ce que tu prends? On boit un verre, il parle trois mots d’anglais, ce qui est rarissime par ici, il feint de s’étonner, rit de te voir venu de si loin pour un match de l’équipe de Suisse qui affronte la France deux jours plus tard dans l’Arena Fonte Nova de Salvador. Au bout d’un moment, Jeru se fait plus grave: «Tu veux savoir?» – «Savoir quoi?» Il connaît une femme, une yalorixá, une mère des saints, sorte de prêtresse du candomblé, la religion venue de l’Afrique ancienne. Elle est yaos, médium, sait lire dans les yeux du sort, raconte Jeru, elle peut faire des trabalhos, demander à l’un des dieux, à l’orixá le plus au courant, ce qui va arriver vendredi.

La soupe et l’œil rouge

Tu te méfies à fond, évidemment. Voilà juste un coup idiot à se retrouver à poil au milieu de la nuit à Salvador, comme un total gringo. Tu lui dis avec tact que pour les concours de pronostics, il y a sans doute plus simple que de jeter des coquillages ou de sacrifier un poulet. Quoique faire un sort à un coq tomberait plutôt pas mal, pour l’équipe de France, mais bon. Il insiste. Il t’explique que tu ne risques rien avec lui et que ce n’est pas une ruse, un jeito quelconque pour plumer l’étranger. Ici, c’est normal d’aller voir la yalorixá. C’est à côté, on finit par s’y rendre.

Deux rues plus loin, une allée en pente juste à la sortie du quartier. Jeru dit bonjour à tout le monde, et puis une porte blanche sur une petite maison grise à peine moins en ruine que les autres. Il parlemente avec un type, explique des trucs. Elle n’est pas là, il faut revenir dans un moment. Oui, elle sera d’accord. Bien sûr, une petite offrande, à la fin, sera bienvenue. Tu trouves qu’il fait très chaud.

Une heure après, Jeru la présente. Une vieille dame noire, maussade un peu, des jupons empilés sur sa robe, dans une pièce minuscule, étouffante, aux fenêtres fermées, qui ressemble à une sorte d’autel catho-africain délabré. Un mélange de bondieuserie chrétienne et de colifichets locaux. Tu te demandes si c’est une vraie prêtresse ou une bonne grosse mise en scène pour gruger le touriste, mais c’est trop tard pour ce genre de questions. Jeru lui parle, raconte pourquoi tu es là, tu ne comprends rien. Elle ferme les yeux, elle ne dit pas un mot pendant au moins trente secondes, puis psalmodie quelques phrases comme si elle priait. Ensuite elle glousse en riant, un instant. C’est fini. Ça a duré cinq minutes. Tu dois laisser une centaine de réaux pour aider la communauté…

Retournant vers la cathédrale, Jeru explique: «Elle a seulement parlé d’une sorte de chaudron à soupe, pas bonne. Et puis un œil rouge aussi. Le ballon décidera. Après, tout disparaissait. C’est ce qu’elle a dit.» Une soupe et un œil rouge, c’est tout. «Et le score? Et qui gagnera?» – «Elle ne donne jamais de score, la mulher, elle voit des énergies, elle écoute les orixás.»

Le caquelon et la pointure 47

Deux jours plus tard, l’Arena Fonte Nova. Pour y accéder, tu passes devant des favelas sécurisées par les militaires antiémeutes qui s’assurent que toute éventuelle manifestation se tienne loin du stade. Il y a ce contraste violent entre cette enceinte magnifique, le petit lac devant, si bellement aménagé, et cette rudesse sociale, à côté, mais joyeuse tout de même, qui veut te vendre un maillot vert et or ou une bière. Devant le stade, les supporters fraternisent, c’est bon enfant, l’humeur est heureuse, les Suisses chantent déjà, les Français font la fête déjà, et les Brésiliens disent qu’ils sont pour la Suiça: ils craignent la France, qui les a éliminés plusieurs fois en Coupe du monde. Claudio, Tessinois de Zurich, fait partie du petit groupe qui porte un fromage en éponge sur la tête. Photographes et télés locales n’en ont que pour lui. Ou alors Siggi et son sombrero mexicain, sa trompette étendard qui en fait une figure fameuse des stades depuis des années. Corinne, venue des Verrières avec une banderole pour l’anniversaire de Michel Pont, le coach adjoint de la Nati. Patrick et sa femme, des Fribourgeois venus avec une coiffe rouge et blanche estampillée par la bière Cardinal. Ou encore Jérôme, qui ne rate aucun match de la Nati depuis 2004. Ce sont des gens qui rêvent, voyagent, partagent et ne craignent pas les mille déceptions de la défaite.

Il y en a un qui est en sueur. Olivier fait partie d’un groupe de supporters romands très fidèles. Ils ont une tradition depuis des années: une fondue avant chaque match, quel que soit l’endroit, en Islande ou en Moldavie, en Albanie ou maintenant au Brésil. Il coule à grosses gouttes, Olivier. Il brasse sa fondue depuis une heure, sur un réchaud qui fonctionne mal. On se rassure au petit blanc apporté de Suisse, pourtant le vent qui descend en tournoyant des mornes ne cesse d’éteindre la flamme. Depuis tout ce temps, il n’a jamais loupé une fondue. Celle-là est bel et bien en train de tourner vinaigre. Un bloc de fromage en paquet, vautré dans du liquide clairet. Olivier rajoute du vin pour la faire reprendre, mais c’est difficile. Un garçonnet noir de 5 ou 6 ans rigole en regardant le caquelon des gringos, leur soupe jaunasse.

Leur soupe? Leur soupe pas bonne? Un éclair dans l’esprit: tu penses à la vieille prêtresse du Pelourinho. Non, il ne faut pas croire à ces superstitions-là.

Le match commence, plutôt équilibré. Il y a eu une émotion belle avec les hymnes, c’est la Copa, c’est le Brésil, une forte envie d’exploit. Ce n’est pas banal, 50 000 personnes qui chantent et espèrent, font la fête au jeu. Il y a deux fois plus de supporters suisses que de français, le sentiment que tout est possible.

Au bout de quelques minutes, l’arrière central Steve von Bergen tombe. Il a pris la chaussure pointure 47 du baraqué attaquant français Olivier Giroud dans le visage. Il se tord de douleur. Les soigneurs accourent pour l’évacuer. Sur les écrans du stade, on voit qu’il y a du sang, il se tient l’œil gauche. Nouvel éclair: l’œil rouge, maintenant. Tu entends un gloussement, te retournant aussitôt. Il n’y a personne d’autre que des gars en maillot de la Nati qui hurlent en réclamant un carton jaune. Tu cherches encore la vieille dame, descendant vers les places chères où de chics réussisseurs de Bahia regardent le match distraitement, au bras de femmes sublimes. Et puis, comme la yalorixá l’avait dit, tout disparaît, le jeu des Suisses s’effondre. Le ballon s’échappe, il a sa vie propre, il va tout seul dans les pieds des Français qui n’ont qu’à courir vers le but suisse, avec cette sphère possédée qui demeure avec eux, une pure magie. Les joueurs de la Nati offrent but sur but, des poupées frappées d’un sort tragique. Un, deux, trois, quatre, cinq. Mais ça, vous savez.

Bahiazinha

Dans le taxi qui retourne vers l’hôtel, une station locale de radio hurlante. Les commentateurs brésiliens se pâment devant Karim Benzema, désigné meilleur homme de la partie. Ensuite, ils doivent choisir le pire joueur, et on entend le nom de Senderos, et ils s’esclaffent tous, et ils sont hilares, et le futebol semble cruel et dur, parfois.

Les falaises d’où l’on tombe sont si hautes. Ils n’y pouvaient rien, pourtant, ces Suisses perdus dans Fonte Nova. Un des cent dieux de Salvador avait dû choisir le camp français, c’est la sorcière du candomblé qui avait raison. Et ce n’est pas grave, bien sûr. Il y aura d’autres fondues, d’autres rêves. La Nati, laissée pour morte en cette bérézina sportive, a été seulement engloutie dans les magies de Salvador: voilà donc l’histoire de cette Bahiazinha des Suisses. Amado encore, à jamais: «La tristesse est le seul péché mortel, car c’est le seul qui offense la vie.» C’est pourquoi, au Brésil, gagnants ou perdants sur les terrains du destin, bleu ou rouge, vert ou or, ils t’emmènent et ils dansent.

christophe.passer@hebdo.ch

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Vaud série d'été: mon quart d’heure avec Audrey

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:47

Cinéma. Avec vingt et un ans de retard, hommage à l’actrice Audrey Hepburn, une Morgienne «presque» comme les autres, ma «presque» voisine.

Voilà trente ans que ma route passe devant La Paisible, la dernière maison d’Audrey Hepburn. Des années que je touche le cuir sur le terrain du FC Tolochenaz, à quelques pas d’un petit cimetière, sa dernière demeure. Honte à moi, je n’y avais jamais mis les pieds.

C’est donc entre deux matchs, durant un tournoi, en souliers à crampons, protège-tibias et maillot humide – peu glamour donc – que je pousse la grille du portail en fer forgé. Je cherche la sépulture la plus prestigieuse. Ce n’est pas celle-là. A l’ombre d’un cerisier bigarreau, au-dessus de deux lignées de bégonias roses et de trois petits anges de plâtre, l’inscription «Audrey Hepburn, 1929-1993», gravée sur une modeste croix.

De sa tombe, je distingue le village voisin de Lully, où vit encore aujourd’hui son amie, Doris Brynner, la femme de l’acteur Yul Brynner. Elle était l’un des témoins du second mariage d’Audrey Hepburn, en 1969. L’autre témoin était l’actrice française Capucine, alors établie à Lausanne. Le mariage avait été célébré à l’hôtel de ville de Morges. Des centaines de paparazzis avaient photographié la robe de la mariée, ultracourte, avec une capuche rose.

De sa tombe, je distingue aussi le clocher de tuiles de Tolochenaz et peine à imaginer que cette petite église a célébré un jour les obsèques d’une telle star. Le maître de cérémonie était le même pasteur qui avait célébré son premier mariage et baptisé son fils, Sean. Peu de célébrités étaient présentes, Roger Moore, Alain Delon et le grand couturier Hubert de Givenchy. A la sortie de l’église, en revanche, 700 anonymes attendaient, silencieux, dans le froid.

Tout est si calme

Derrière l’église, la place du village de Tolochenaz. En 2012, on y inaugura un buste de l’actrice, accompagné d’une plaque gravée de ces mots: «Je passe beaucoup de temps dans mon jardin. Je regarde souvent le ciel pour savoir ce que le temps réserve à mes fleurs…» La place porte aujourd’hui le nom de l’actrice et fait partie du circuit «Sur les traces d’Audrey Hepburn», un prospectus édité par l’Office du tourisme de Morges, traduit en anglais… et en japonais.

De sa tombe, je ne discerne pas, cependant, le grand portail blanc de La Paisible, masqué par un quartier de villas mitoyennes.

La maison porte bien son nom, tout est si calme.

C’est peut-être ce qu’Audrey Hepburn est venue chercher ici. On dit aussi qu’elle a choisi la Suisse pour sa neutralité – elle qui avait subi la guerre – et qu’elle avait adoré l’histoire de Heidi.

La roue tourne

Qu’a-t-elle trouvé à Tolochenaz? L’année de son emménagement, elle fait une troisième fausse couche. Elle écrit à son père qu’une «limite très ténue» la sépare de la dépression. Elle travaille si dur qu’elle perd 7 kilos. Elle fait une nouvelle fausse couche. Elle divorce. Elle épouse le psychiatre Andrea Dotti, spécialisé dans les dépressions féminines. Il la trompe. Elle fait une cinquième fausse couche. Ils reçoivent des menaces d’enlèvement…

On n’imagine souvent pas la détresse dissimulée derrière les grands portails blancs.

En 1979, la roue tourne. Elle rencontre Rob Wolders, qui deviendra son dernier compagnon, celui qui lui apportera ce dont elle a besoin.

Elle vit alors sans maquillage, porte une queue de cheval, sort en jean, T-shirt et ballerines. A bord de sa Lancia Flaminia bleu marine, elle se rend au marché de Morges pour s’approvisionner en fruits et légumes. Elle sort ses quatre jack russell terriers. Elle soigne ses dahlias.

En 1988, nommée ambassadrice de l’UNICEF, elle se rend en Ethiopie, au Venezuela, au Guatemala, au Honduras, au Salvador, au Mexique. Au Soudan, elle s’attarde devant un adolescent étendu au sol. «Il avait de l’anémie, des problèmes respiratoires et un œdème. Tous ses membres étaient gonflés. C’est exactement dans cet état que j’étais à la fin de la guerre…» A chaque retour de mission, éprouvée, elle vient se refaire une santé ici, à Tolochenaz.

En novembre 1992, atteinte d’un cancer du côlon, elle subit une opération de la dernière chance. A peine rétablie, elle demande à retourner chez elle, à La Paisible. Elle passe les Fêtes en famille.

Quelques jours plus tard, elle s’en va. En 1993, j’avais 15 ans. Le car postal qui m’amenait à l’école, à Morges, passait tous les jours devant La Paisible. Pierluigi avait une année de moins. Il montait à l’arrêt Tolochenaz-Village. Un jour, ses yeux étaient humides. Pierluigi était le fils du jardinier et de la cuisinière d’Audrey Hepburn. Il avait grandi dans sa maison. Sean était son parrain. Audrey lui avait offert son premier lecteur de CD…

C’est ridicule, en souliers de foot devant une pierre tombale, avec vingt et un ans de retard, je partage ta tristesse, Pierluigi.


À voir

Morges 
La Maison d’Igor
Transformée en hôtel en 2012, la résidence où Igor Stravinski vécut entre 1915 et 1917 a conservé ses boiseries, sculptures et stucs du XIXe siècle. Le restaurant La Table d’Igor occupe le rez.
Rue Saint-Domingue 2
www.maison-igor.ch

Morges
Bar à vin Linpasse
Ici, pas de carte, tout est sous vos yeux, sur un grand tableau noir. Ici, on défend les vins suisses. Une ambiance décontractée dans un cadre moderne et recherché, un bel espace de partage et d’amitié.
Rue des Fossés 55
www.linpasse.ch

Morges
Train des Vignes
Dégustation de vins, visite de cave et explications sur la vigne. De juillet à septembre, un petit train touristique part à la découverte du vignoble les mardis à 10 h 30 et les jeudis à 17 h 30. Départ au débarcadère CGN.
021 801 32 33

Morges
Tea-room Maier
Au cœur de la vieille ville, le chocolatier et confiseur Richard Maier propose des bouchons vaudois, des pavés de la rue Louis-de-Savoie et une boîte de chocolats à l’effigie d’Audrey Hepburn.
Rue Louis-de-Savoie 60
www.chocolaterie-maier.ch

Morges
Musée Alexis Forel
En 2014, le musée se transforme en maison du jouet: lanternes magiques, images d’Epinal, jouets mécaniques, etc. Jusqu’au 17 août, exposition du dessinateur Pierre Nydegger.
Grand-Rue 54
www.museeforel.ch

Morges-Préverenges
CityGolf

A mi-chemin entre le minigolf et le swingolf, cette activité permet de découvrir le bord du lac tout en s’amusant. Matériel disponible à l’Office du tourisme de Morges ou au SurfShop à Préverenges.
www.golf-en-ville.ch


Audrey Hepburn

Audrey Hepburn est née Edda Kathleen Ruston le 4 mai 1929 à Ixelles (Belgique). Après des débuts au théâtre dans Gigi, le succès à Hollywood est immédiat: en 1953, elle remporte l’oscar pour Vacances romaines. Elle sera nominée encore quatre fois. Elle repose depuis 1993 à Tolochenaz (VD).

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Sédrik Nemeth / Agence Regular / photomontage L’hebdo
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Vaud série d'été: Goethe subjugué par la vallée de Joux

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:49

Poésie. A 30 ans, le plus célèbre des écrivains allemands a dormi à Mont-sur-Rolle, au Brassus, et fait l’ascension de la Dent-de-Vaulion. Grâce à ses lettres, on le suit à la trace.

Le 24 octobre 1779, Goethe se réveille sur La Côte, à l’actuel chemin du Stand 15, à Mont-sur-Rolle, «une chaîne d’habitations champêtres et de maisons vigneronnes». Il loue un cheval et gagne en trois heures le col du Marchairuz. En chemin, il a vue sur le Léman, de Lausanne à Genève. «C’était un si grand spectacle que l’œil de l’homme n’y suffit pas.»

Aujourd’hui, pour gagner ce col, on sort du train à Allaman, attend le car postal devant une multinationale suédoise de meubles en kit, et atteint le col en quarante-trois minutes, en compagnie de retraités germanophones. Au col, des motards, en cuir et en groupe; des randonneurs, en souliers Salomon et en veste Mammut; des automobilistes, en couple et en habits du dimanche; des cyclistes, en cuissards et en chaussures casse-gueule. Une serveuse frontalière court de table en table.

Goethe gagne ensuite la vallée de Joux. «On sent l’application, le travail et le bien-être. Il faut louer surtout les belles routes, dont l’Etat de Berne prend soin.» Le pays de Vaud est alors – et pendant dix-neuf ans encore – en territoire suisse allemand.

L’écrivain passe la nuit au Brassus, dans une maison «qui n’avait pas pour habitude d’héberger les étrangers». Son récit parle d’un feu allumé à même le sol, sur des dalles de pierre, et d’une vaste cheminée. Parmi les maisons du XVIIIe siècle, seul le No 11 de la rue de la Gare correspond à sa description.

On y rencontre le voisin, Daniel Aubert, mémoire vivante de la Vallée. Il connaît l’emplacement du «petit coin carrelé vers la fenêtre, autour de l’évier», dont parle une lettre de Goethe. Il possède aussi un cliché de la maison pris vers 1860 par le photographe combier Auguste Reymond; il avait son atelier sous les toits du No 7 de la rue de la Gare.

Chemin didactique

Le lendemain matin, Goethe traverse la Vallée et s’étonne de la simplicité des noms donnés aux villages: Le Sentier, L’Abbaye – «qui est maintenant un village, mais qui était jadis un couvent de religieux auxquels toute la vallée appartenait» – Le Lieu, Le Pont.

Au Pont justement, la Société de développement projette de créer bientôt une Promenade de Goethe, un chemin didactique sur les pas de son hôte prestigieux.

C’est dans ce village qu’il engage un guide, un capitaine forestier, et monte au sommet de la Dent-de-Vaulion. Le Plateau est couvert de brume. «De cette mer s’élevait à l’orient, nettement dessinée, toute la chaîne des montagnes blanches et des glaciers, sans distinction du nom des peuples et des princes qui croient les posséder.» Il s’émerveille des Alpes valaisannes, bernoises et du Mont-Blanc. «Nous partîmes à regret. Quelques heures d’attente – le nuage se dissipant d’habitude vers ce temps-là – nous auraient permis de découvrir le bas pays et le lac. Mais, pour que la jouissance fût parfaite, il nous fallait bien avoir encore quelque chose à désirer…»

Aujourd’hui, nul besoin de guide, il suffit de suivre les losanges jaunes. Le panorama au sommet n’a pas changé depuis le siècle de Goethe. Eblouissant. On partira aussi «à regret».


À voir

Le Sentier
Espace horloger

L’unique musée horloger vaudois a fait peau neuve en 2012. Un espace métier, un espace musée et une zone cinéma 3D mêlent tradition et modernité pour présenter l’horlogerie de manière ludique et interactive.
Grand-Rue 2
www.espacehorloger.ch

Le Lieu
L’Impasse du loup

Au bord du lac de Joux, dormir dans la paille pour 15 francs la nuit, traire les vaches et participer aux activités agricoles. Possibilité de prendre le repas du soir et le petit-déjeuner.
Les Terreux 16
www.impasseduloup.ch

Vallorbe
Fort de Pré-Giroud

Ce fort d’artillerie utilisé pendant la Seconde Guerre vaut le détour. Creusé dans la roche, un réseau de galeries relie des magasins de munitions, une salle des machines et une caserne. Ouvert du mercredi au dimanche.
Chemin Le Rosay
www.pre-giroud.ch


Johann Wolfgang von Goethe

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) est souvent cité comme l’un des Illuminés de Bavière. Il a aussi bien écrit Les souffrances du jeune Werther (1774), proposé une théorie de la lumière, que fait la découverte, en anatomie, d’un os de la mâchoire.

 

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Vaud série d'été: «La Venoge», ruisseau cent pour cent vaudois grâce à Gilles

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:50

Chanson. Ce poème-monument fête cette année ses 60 ans. L’occasion de parcourir, de la source à l’embouchure, cette rivière célébrée par le chansonnier Jean Villard Gilles.

«Faut un rude effort entre nous/Pour la suivre de bout en bout.» Du pied du Jura au lac Léman, de L’Isle à Saint-Sulpice, 23 villages, 41 kilomètres. «Car, au lieu de prendre au plus court,/Elle fait de puissants détours.»

Le pèlerinage débute au Chaudron, une source vauclusienne à la lumière bleue, irréelle. L’eau est si claire qu’on la boit au creux de la main. L’endroit idéal pour relire les quatorze strophes du poème.

«On a un bien joli canton…» Faut-il appuyer l’accent, comme le faisait Gilles? N’était-il pas sarcastique? Simplement nostalgique? Ses années parisiennes n’avaient-elles pas fait de lui «un paria sans attaches, déraciné», comme il le dit lui-même en 1939, à la veille de son retour au pays?

A pied et à biclyette

On emporte ces questions sans réponses le long du ruisseau, jusqu’à L’Isle, son bassin majestueux, son jet d’eau et son château du XVIIe siècle surnommé le Versailles vaudois, en plus modeste évidemment.

On voyage ensuite comme Gilles, lorsqu’il partait découvrir le pays, durant la guerre. «A pied, bien entendu, c’est-à-dire à bicyclette, ce parfait moyen de locomotion.» Les restrictions d’essence avaient alors fait disparaître les voitures. «Il n’y avait rien entre la Suisse et nous que la vérité, la lumière, le silence», écrit-il dans le récit autobiographique Mon demi-siècle.

A L’Isle, les drapeaux sont vaudois, avant d’être suisses. Des wagons du train aux tracteurs John Deere, tout est vert et blanc.

A Cuarnens, le visiteur peut descendre à l’Hôtel de France. Un clin d’œil à la deuxième patrie du chansonnier?

A Ferreyres, un sentier forestier laisse la Venoge au fond d’un ravin. On se rapproche de la Tine de Conflens. La confluence des eaux du Veyron et de la Venoge creuse ici une profonde gorge entre des falaises moussues. Un canyon avec une chute d’eau, un petit lac et personne pour gâcher le paysage. «Il y a encore des coins préservés. Nous en connaissons… Chut! N’en parlons pas. Il faut sauver ce qu’il en reste», conseille le poète dans le recueil Amicalement vôtre.

Pardonne-moi, Gilles.

On t’imagine volontiers ici, bavardant avec ton ami Georgy Rosset, celui qui t’avait fait découvrir la Venoge. Un juge cantonal, pêcheur à ses heures, ou le contraire. Et te voilà déjà griffonnant deux octosyllabes. «Elle offre même à ses badauds/Des visions de Colorado…»

une ligne sinueuse

J’ai tout faux. La Venoge est née en Bretagne. Gilles vivait alors à Paris et aimait se retirer à Port-Manech, près de Concarneau, face à l’océan. «Je vis apparaître sur cette surface immobile, comme en filigrane, une ligne sinueuse autour de laquelle un paysage familier surgit du fond des eaux, couvrant l’océan de collines verdoyantes, de bois, de vergers et même de petits villages. Il n’y avait pas de doute, c’était mon lointain pays vaudois qui flottait, ô mirage!, comme une carte, sur la mer. La ligne sinueuse au milieu, c’était la Venoge!»

Jaillit l’inspiration d’un poème que Gilles intègre aussitôt à son tour de chant parisien. En coulisses, un jeune chanteur belge, qui faisait ses débuts au cabaret Chez Gilles, entend La Venoge. Elle lui donne envie d’en faire autant pour son pays. Il écrit… Le Plat Pays.

Arrivé à La Sarraz, on pédale plus au nord jusqu’à Pompaples, qu’on surnomme le Milieu du Monde. C’est le point de partage des eaux entre le bassin du Rhône et celui du Rhin, entre la Méditerranée et la mer du Nord. C’est aussi la grande peur de Gilles. «Qu’un rien de plus,/

Cré nom de sort!/Elle était sur le versant nord!»

Sauvé! La Venoge descend droit sur Cossonay. Mais plus un seul méandre sur 6 kilomètres. Des digues rectilignes. Sans vie. C’est le tronçon de la honte. Des années que les autorités promettent de «renaturer» ces rives! Puisse-t-on très bientôt prendre soin de la rivière emblématique des Vaudois…

A Daillens, une rue porte le nom du poète, de même qu’une salle des fêtes. C’est le village d’origine du père de Gilles.

On roule entre le rail et la rivière et on croit rêver quand on croise un TGV.

A ce rythme, il sera à Paris avant qu’on soit à l’embouchure.

La Venoge s’industrialise peu à peu. Elle donne son nom au centre commercial de Penthalaz. Moins campagnarde, en phase avec son temps, à l’image des Vaudois. Elle suit son cours, discrète, imperturbable, faussement docile. A l’abri des regards, réfugiée dans la forêt, à Bussigny, Ecublens ou Denges, elle se faufile entre les zones industrielles, passe sous des ponts ferroviaires et autoroutiers. On est en ville et on surprend un héron, un pêcheur, des arbres rongés par les castors, des plages de sable. Plusieurs kilomètres d’émerveillement. Si bien qu’on préférerait ne pas voir les premiers bateaux de plaisance qui annoncent le lac.

A l’embouchure, on se trouve face à la France, «le pays des Allobroges». A l’ouest, les Genevois, ceux qui «n’ont qu’un tout petit bout du Rhône». A l’est, «un glacier, aux Diablerets», Lavaux et le village du poète…

La Venoge, c’était aussi le sur- nom que donnait le facteur de Saint-Saphorin à Evelyne, la femme de Gilles.


À voir

L’Isle
Confiseur Yves Hohl
Une ferme de 1804, restaurée avec goût, héberge un salon de thé et un espace brunch le dimanche. Tout est à recommander: boissons artisanales, pâtisseries, chocolats, glaces, flûtes au beurre et macarons.
Route des Mousses 1
www.yveshohl.ch

Cuarnens 
Gîte de la Venoge

Dans une ancienne écurie de bois et de pierre rénovée en 2008, deux chambres d’hôtes coquettes, une salle de banquet, un petit spa et une terrasse donnant sur la Venoge.
Route de Moiry 6
www.h2otes.ch

Pompaples 
Auberge

Au Milieu du Monde
Le nom du restaurant peint en lettres gothiques sur la façade et une rubrique «Pour les carnivores» dans le menu. Une adorable auberge de village, avec ses habitués et son service jovial.
Route du Milieu-du-Monde 11
021 866 72 05

Daillens 
Auberge La Balance

Rénové en 2012, ce restaurant s’est construit une solide réputation gastronomique, confirmée par son entrée dans l’édition 2014 du guide GaultMillau.
Rue Jean-Villard-Gilles 4
www.auberge-labalance.ch

Cossonay 
Hôtel Le Funi

Ouvert en 2008, ce bâtiment du XIXe siècle est situé à la station supérieure d’un funiculaire qui vient de reprendre du service. La terrasse ensoleillée offre une vue panoramique sur les Alpes.
Av. du Funiculaire 11
www.lefuni.ch

Préverenges 
Buvette de l’Oued

Au milieu d’une plage de sable d’un demi-kilomètre, sur la terrasse ou sous la pergola, le lieu idéal pour calmer sa soif avec une caïpirinha ou un verre de chasselas.
Avenue de la Plage 27
www.oued.ch


Jean Villard Gilles

Auteur-compositeur-interprète, Jean Villard Gilles est né à Montreux le 2 juin 1895. Il a été directeur du cabaret parisien Chez Gilles. Il est connu pour son duo Gilles et Julien, dans les années 30, et pour sa chanson Les trois cloches, interprétée par Edith Piaf. Il meurt à Saint-Saphorin (VD) le 26 mars 1982.

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Vaud série d’été: dans les pas de...

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:51

Evasion. Quoi de mieux pour découvrir une région que de chausser les lunettes de personnages illustres du passé qui y sont nés ou y ont vécu des moments essentiels de leur destin? Nous sommes partis en balade sur leurs traces pour retrouver le supplément d’âme qu’ils nous ont laissé en cadeau. A vous le tour!

Textes: Blaise Hofmann
Photos: Sedrik nemeth

L’auteur
Blaise Hofmann, écrivain né à Morges en 1978, a publié son premier livre en 2006. Il est aussi l’auteur de plusieurs spectacles.


Sommaire:

«La Venoge», ruisseau cent pour cent vaudois grâce à Gilles

Goethe subjugué par la vallée de Joux

Vevey irrite les nerfs de Dostoïevski

Mon quart d’heure avec Audrey


Valais 10 juillet – Fribourg 17 juillet - Genève 24 juillet – Neuchâtel 31 juillet - Jura 7 août – Berne 14 août

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Comment la Mafia italienne est devenue européenne

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:53

Analyse. Les restaurants en Allemagne, les éoliennes en Serbie, les discothèques en Roumanie, la vie nocturne à Malte, l’argent en Suisse. Sans parler du trafic de cocaïne par les Pays-Bas et l’Espagne. Les clans italiens se sont internationalisés.

Giovanni Tizian

«Nous sommes dans l’UE pour quoi faire? Pour discuter deux mois durant des contingents laitiers et de la courbure des bananes, mais nous ne nous occupons pas de sécurité!» C’est ce qu’assénait Nicola Gratteri, procureur adjoint au Parquet antimafia de Reggio Calabria, aux parlementaires de la Commission antimafia qui s’inquiétaient des difficultés rencontrées par la justice dans les enquêtes internationales.

L’Europe est une grande prairie «où tout le monde peut aller paître», illustre encore le magistrat. «On continue de croire que la Mafia existe dès qu’il y a un mort sur le trottoir, quand il y a des impacts de balles sur les volets ou les voitures. Ça ne marche pas comme ça: les Mafias italiennes sont en Europe pour deux types de crimes, la vente de cocaïne et l’industrie du recyclage d’argent sale. Elles vont jusqu’en Norvège pour acheter tout ce qui est à vendre, parce qu’elles sont les seules à disposer d’argent comptant. Quand elles acquièrent un restaurant à Francfort, elles veillent à ce que, dans cette rue-là pas même un vélo ne soit volé, aussi bien pour ne pas dévaluer l’acquisition que pour éviter que la police ne vienne y fourrer son nez», s’indigne le magistrat calabrais durant son audition devant la Commission.

Les lois et les procédures en la matière devraient être communes à tous les Etats membres. Or, tandis qu’au sein de l’Union, les personnes, les marchandises et les capitaux circulent librement, la lutte contre la Mafia se heurte à beaucoup d’obstacles et de frontières et le court-circuit est assuré. Pour cette raison, comme c’est au tour de l’Italie de présider l’Europe depuis juillet, la Commission d’enquête antimafia prépare un plan qu’elle entend présenter à l’UE. Le premier ministre Matteo Renzi proposera toute une série de mesures contre la Mafia et tentera d’exporter en Europe les méthodes d’enquête et les lois adéquates.

Une compétence qui a valu à ce jour à l’Italie des milliers de morts mais qui reste la plus élaborée du monde. Pour Laura Garavini, membre de la Commission antimafia, certains progrès sont indispensables: «L’UE doit reconnaître le délit européen d’association mafieuse; les procédures de séquestre et de confiscation doivent être accélérées; il faut, dans les pays qui ne l’ont pas, une législation permettant d’enquêter sur les sociétés, pas seulement sur les personnes.» Mais il sera malaisé de convaincre un certain nombre de ministres européens, souvent sceptiques et convaincus que la Mafia est un problème purement italien.

Familles au coeur de l’europe

Parmi les Etats membres, ils sont rares à être conscients de ce qui se passe. Des cas comme le massacre de Duisbourg, le 15 août 2007, où six personnes ont été abattues par la’Ndrangheta (ndlr: la mafia calabraise) ne sont pas des cas isolés. Ils sont l’indice de la présence stable des familles italiennes au cœur de l’Union européenne. Ce n’est pas un hasard, remarquent les enquêteurs, si, en dix ans, 44 mafieux en cavale de la’Ndrangheta, de la Camorra et de Cosa Nostra (ndlr: les Mafias napolitaine et sicilienne) ont été arrêtés en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Bulgarie et aux Pays-Bas. L’un d’eux est Francesco Nirta, capturé à Utrecht (NL), considéré comme l’un des tueurs de Duisbourg.

Anvers, Rotterdam, Barcelone: ce sont les portes de l’Europe par lesquelles transitent des tonnes de cocaïne pure venues de Colombie, du Mexique, du Pérou, du Venezuela et du Brésil. La drogue arrive en Europe après un long voyage et diverses étapes. Elle est souvent débarquée en Guinée-Bissau ou dans d’autres Etats africains pourris par la guerre et la corruption. Puis elle prend la route de l’Espagne, de la Belgique et des Pays-Bas. Le port calabrais de Gioia Tauro occupe toujours une position stratégique dans le trafic de drogue, mais les contrôles s’y sont multipliés, à l’instar de tous les hubs italiens. En Italie, en effet, bien 10% des conteneurs en transit sont vérifiés, contre 1% seulement à Rotterdam et Anvers.

La gestion du trafic est aux mains de la’Ndrangheta, qui collabore avec des bandes albanaises pour la distribution. Mais ce sont les Calabrais qui organisent les relations commerciales avec les cartels latino-américains: ils ont des gens de la famille établis de longue date à Caracas ou à Bogotá, certains sont nés sur place et parlent aussi bien l’espagnol que l’anglais. Et, pendant ce temps, en Europe, plusieurs Etats croient que leur économie est immunisée contre le virus de l’argent sale. «Le trafic de drogue est un des crimes organisés majeurs au niveau international», explique Davide Ellero, d’Europol. Un immense réseau d’intermédiaires, de la’Ndrangheta surtout, s’occupe des achats, du transport et de la vente de quantités gigantesques de stupéfiants. Selon une récente étude, 62% des revenus de la’Ndrangheta proviennent de la drogue. Ce qui explique le nombre élevé de mafieux italiens capturés dans les pays de transit, Espagne et Pays-Bas surtout.

Ressources diversifiées

Mais en Europe les clans mafieux ont diversifié leurs ressources. Ils dominent le secteur du trafic des déchets, qui voyagent en direction des incinérateurs allemands et des décharges roumaines. C’est la Roumanie qui abrite, à Glina, le plus grand site de stockage de déchets d’Europe. La société qui la gère ferait partie de l’empire de Massimo Ciancimino. Il semble que les sociétés roumaines en main de la Camorra prolifèrent. Et les enquêtes se multiplient sur les transports illégaux de déchets plastiques vers les pays de l’Est et l’Asie.

L’Allemagne a donc découvert la’Ndrangheta le 15 août 2007, avec les six morts du restaurant Da Bruno et les rites d’initiation qu’on y a découverts. On s’est alors aperçu de la vraie nature de l’organisation criminelle de Calabre: une holding gérant plus de 300 restaurants, hôtels et pizzérias. Ils sont pourtant encore nombreux en Allemagne à assimiler la’Ndrangheta à une association folklorique, avec ses rites, ses chansons, les légendes des anciens parrains. Une image qui protège les affaires et facilite les contacts avec les affairistes allemands.
recyclage de fonds
Le Parquet antimafia de Catanzaro et celui d’Osnabrück (D) sont en train d’enquêter sur une affaire de recyclage qui implique la Calabre, Saint-Marin et Hambourg: un financement accordé par la banque allemande HSH Nordbank, qui a fini entre les mains du clan Arena, d’Isola Capo Rizzuto, censé réaliser le plus grand parc éolien d’Europe. L’affaire devrait comporter des révélations d’autant plus éclatantes qu’elle implique un avocat allemand au-dessus de tout soupçon, Martin Frick, membre du parti conservateur CSU. Les clans mafieux recyclent leurs fonds à l’étranger non seulement par le biais d’hôtels et de restaurants mais dans les énergies renouvelables. L’économie verte est devenue un enjeu en Serbie et en Roumanie pour les clans du quartier napolitain de Gomorra, avec le soutien d’entrepreneurs italiens et roumains. Ils s’apprêtent à installer en masse des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en Europe de l’Est.

Entre Bucarest, Timisoara et Brasov, les familles napolitaines ont lancé des activités économiques en grand nombre: restaurants, discothèques, boutiques de mode, mais aussi d’immenses fermes qui produisent de la mozzarella de bufflonne pour le marché local. L’argent sale de la’Ndrangheta servirait aussi à créer des industries et des sociétés immobilières, qui comptent désormais dans l’économie roumaine.

Discrétion Garantie

Le cœur de la movida, à Malte, est Paceville. La rue principale pullule de bars, restaurants, discothèques, casinos et night-clubs. Le lieu idéal pour investir de l’argent comptant. C’est ici que les Casalesi ont placé une bonne part du patrimoine du clan, dans la restauration et le jeu de hasard. Cheville ouvrière de ces investissements, Nicola Schiavone, désormais arrêté et incarcéré en régime sévère. Comme son père, Francesco, dit Sandokan, dont il a hérité le sceptre, il est le potentat du quartier de Gomorra. A Malte, l’activité économique mafieuse implique bien d’autres acteurs: des entrepreneurs tombés dans les rets des enquêtes antimafia y ont réalisé de grosses opérations dans la restauration et la construction. A chaque fois, les capitaux du clan sont gérés par des experts, inconnus en Italie mais avec pignon sur rue à Malte. A noter que ce n’est qu’en 2010 que Malte a été admise dans la liste blanche de l’OCDE des pays qui assurent la transparence et une collaboration propre à lutter contre l’évasion fiscale. Mais son système fiscal avantageux attire beaucoup d’argent du reste de l’UE.

La traque aux parrains mafieux se complique quand les enquêteurs italiens mettent la main sur des extraits de comptes bancaires en Suisse, où un certain secret permet encore de garantir la discrétion. Les autorités suisses ne réagissent en effet que lorsqu’on leur présente des indications précises sur les comptes à passer au crible.

Le Parquet antimafia de Reggio Calabria l’a expérimenté en demandant aux magistrats suisses de vérifier le nombre de comptes dont le titulaire était Antonio Velardo, avocat napolitain résidant à Londres, sous enquête italienne pour recyclage d’argent sale en faveur de puissants parrains calabrais: il n’a pas pu percer le secret bancaire helvétique. «Sans l’indication spécifique d’un compte courant appartenant aux suspects, il n’est pas possible d’effectuer une recherche générale de preuves.» Antonio Velardo est l’avocat de confiance de Henry Fitzsimmons, ancien caissier de l’IRA irlandaise qui, selon le Parquet calabrais, réalise avec la’Ndrangheta des opérations juteuses dans le secteur touristique. Mais pas seulement, toutes les offres étant bonnes à prendre.

Velardo est en contact avec un diamantaire parisien qui lui aurait fait une offre de 12 millions d’euros pour acheter un complexe touristique en Calabre. Ce qui a attiré l’attention des enquêteurs, c’est que l’acquéreur n’a même pas voulu voir ce qu’il achetait, il n’a pas négocié de rabais ni signé de contrats et se refuse à pénétrer dans une banque de peur d’être enregistré par les caméras de surveillance. En outre, il recourt à une fausse identité. L’affaire s’est conclue dans un pays tiers, de sorte que le mystérieux négociant de diamants n’a jamais pu être identifié, pas plus que le village de vacances qu’il a acquis.

Lave-linge à argent

L’avocat Velardo était parti pour Londres sans un sou depuis son petit village de Campanie. En quelques années, il s’est retrouvé à gérer plusieurs millions d’euros par jour. Il explique les arcanes du recyclage: «L’argent doit arriver en Irlande, mais il repart tout de suite en Italie, il doit être sans cesse en mouvement.» Le secret est de ne jamais laisser dormir l’argent où que ce soit, il faut le déplacer sans cesse pour le laver jusqu’à ce qu’il soit entièrement blanc. Et c’est l’Europe tout entière qui sert de lave-linge.

© L’Espresso, Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Bisbilles genevoises autour d’un palace flottant

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:54

Trajectoire. Amarré dans la rade de Genève, un superbe catamaran fait depuis peu office de bed and breakfast de luxe. La municipalité l’accuse de ne pas respecter la réglementation et attaque son propriétaire, qui a tout quitté pour lancer float inn.

Thomas Pfefferlé

«Ce navire défigure la rade.» Rémy Pagani, ex-maire de Genève et conseiller administratif de la Ville, résume ainsi sa pensée. «La municipalité a sollicité la justice car il ne respecte pas la législation en vigueur. Pour un tel projet, il faut avertir la Ville et demander une autorisation, ce qui n’a pas été fait.»

Les pérégrinations administratives et judiciaires à venir n’inquiètent pas Jean-Luc Oestreicher, à l’origine de float inn, une formidable aventure dans laquelle il a mis tout son cœur… et son argent. L’histoire commence en 2012, quand ce physiothérapeute genevois apprend qu’il souffre d’une maladie des mains. Impossible d’exercer dans ces conditions: il se voit dès lors contraint de remettre son cabinet. Mais le quinqua­génaire ne se laisse pas abattre. Au contraire: il profite de ce coup du sort pour mener une reconversion audacieuse. Son concept? Des croisières ou nuits en bed and breakfast sur le Léman.

Son rêve se concrétise en mai dernier avec le lancement de sa société, float inn, et la mise à l’eau du Sanya 57, un luxueux catamaran de 17 mètres amarré au port des Eaux-Vives à Genève. Des dimensions qui contrastent avec les autres embarcations à quai, à l’ombre du jet d’eau. «Je naviguais depuis longtemps sur des monocoques, des bateaux qui tanguent beaucoup, explique l’entrepreneur. Mais après ma «retraite forcée», je suis parti sept semaines en mer avec un ancien patient, qui possédait un catamaran et m’avait engagé comme skipper. J’ai tout de suite été impressionné par la stabilité du navire. Et j’ai compris qu’il me fallait ce type de bateau pour mon projet.»

Un projet qui requiert des moyens importants: le Genevois a dû investir au total près de 2 millions de francs pour l’achat du Sanya en France et son acheminement. Comme aucune banque ne lui accorde de crédit et qu’il ne parvient pas à trouver de sponsor, il décide de s’autofinancer en vendant sa maison. Il déménagera dans un appartement avec sa famille d’ici à 2016, avec sa femme et ses trois enfants.

Services à la demande

Le navire veut rivaliser avec l’offre hôtelière: cinq chambres doubles munies de salles de bain privatives, une chambre simple, une salle à manger spacieuse qui fait également office de salon, une cuisine ainsi qu’un large pont doté de fauteuils. Un Zodiac permet de se rendre à terre lorsque le bateau est hors de son port d’attache.

Les tarifs, eux, sont à la hauteur du luxe affiché par ce «palace flottant», qui peut accueillir jusqu’à onze personnes. Floatinn propose plusieurs formules: 3000 francs pour la location du bateau à la journée, 4500 francs pour le week-end, 6000 francs pour la croisière de cinq jours. La nuit à quai en chambre double, avec petit-déjeuner, coûte 250 francs. «Dîner face au jet d’eau, dormir sur le lac et se réveiller en admirant la vue par le hublot, quelle expérience fantastique», raconte Caroline Haldemann, une cadre genevoise «amoureuse de la rade» qui a récemment opté pour la formule bed and breakfast du float inn avec son mari.

«Les clients commencent à se succéder, dit Jean-Luc Oestreicher, convaincu de la solidité de son concept. Environ 150 passagers, essentiellement des Genevois, sont déjà montés à bord depuis début mai. Ils peuvent faire escale à différents endroits ou encore, pour les personnes domiciliées sur les rives du Léman, l’amarrer au bord de leur propriété pour accueillir des invités lors d’événements.» Le navigateur se transforme aussi en cuisinier, si les convives le souhaitent.

L’entrepreneur vise aussi la clientèle étrangère: «Plusieurs hôtels de la région sont intéressés à développer leur offre avec des tours en catamaran. Certains envisagent de détacher une partie de leur personnel sur le bateau pour proposer un service très haut de gamme, tandis que je tiendrai la barre.»

Les démêlés administratifs ne semblent pas freiner l’enthousiasme de cet entrepreneur motivé et original. «Malgré ses dimensions, mon bateau n’est pas plus haut que la plupart des autres. De plus, il est amarré à l’extrémité d’un ponton, on ne le distingue pas depuis les quais et je suis en règle avec la capitainerie, qui gère le domaine lacustre.»

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AGREMENT Le Sanya, qui peut accueillir jusqu’à onze personnes, veut rivaliser avec l’offre hôtelière.
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Sur les traces de ses gènes, Laura en Laponie

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:56

Trajectoire. Le tourisme génétique est tendance. En général, il se limite à une escapade de vacances. Pas pour Laura, une New-Yorkaise devenue Samie parmi les Samis.

Il y a deux ans encore, Laura Galloway était une blonde Etasunienne pur sucre, issue de la bourgeoisie du Middle West, à la tête d’une agence de communication à New York. Elle gérait notamment les relations médias des prestigieuses conférences TED. «J’appartenais à la majorité blanche la plus dominante possible, j’étais la normalité incarnée.»

Un test ADN a bouleversé la cosmologie de cette quadragénaire. Elle est désormais une Lapone parmi les Lapons, ou plutôt les Samis, comme ils préfèrent s’appeler: 80 000 âmes à tout casser, vivant sur une terre qui s’étend du nord de la Norvège à la péninsule russe de Kola; 80 000 âmes que le monde ignore superbement. «Mes amis les plus brillants ne savent rien de cette culture immense.» Dans la modeste localité norvégienne où elle vit désormais – Kautokeino, 2000 habitants, dans la toundra arctique –, Laura la New-Yorkaise est devenue membre d’une minorité menacée.

Son quotidien aussi a changé, pas rien qu’un peu. Les rendez-vous sur Skype ne peuvent se prendre qu’au jour le jour: «Désolée, mais je dois m’occuper des rennes et tout dépend de la météo…» Le matin, Laura étudie la langue samie et apprend à dire neige en 100 mots différents.

Voyages identitaires

C’est l’histoire d’un mariage fécond. Entre un besoin archaïque – celui de l’appartenance – et le test ADN pour tous, fruit de la science dernier cri. La quête généalogique est tendance et beaucoup poussent la curiosité jusqu’au test génétique pour retrouver des origines géo­graphiques et historiques lointaines: au-delà de la famille, ils rêvent d’une tribu d’origine. Spécialisée dans ce créneau, la société zurichoise iGENEA a vendu 3000 tests en 2013.

De cette soif de racines version XXIe naît un tourisme génétique auquel Laura prédit un brillant avenir. L’Irlande en a fait un atout économique: ses gatherings attirent en masse les visiteurs venus respirer l’air vivifiant de la terre de leurs ancêtres. Ils étaient 250 000 en 2013 et ont généré 170 millions d’euros de revenus.

C’est en tant que touriste génétique ordinaire que Laura a entamé sa mue existentielle. En 2012, elle a découvert Jokkmokk, la localité suédoise dont le séculaire marché d’hiver fait office de rendez-vous traditionnel du peuple sami. Et attire, depuis quelques années, de plus en plus de voyageurs en quête d’authenticité. «J’y suis allée par simple curiosité. Mais une fois là-bas j’ai eu la sensation forte de me retrouver parmi les miens: c’était mon autre famille, je suis une Samie.»

La pièce manquante

Comment peut-on changer de vie rien que sur la base d’un test ADN? En apparence, le choix de Laura relève d’une foi en la génétique toute étasunienne. A y regarder de plus près, l’affaire est plus complexe et la psychologie s’y taille la part du lion. Reprenons.

«J’ai grandi avec le sentiment d’une pièce manquante, dans la vague nostalgie d’une partie de moi-même que je ne connaissais pas.» Laura perd sa mère quand elle a 3 ans. Arrêt cardiaque. «J’étais avec elle dans le lit quand ça s’est passé, c’est un souvenir fort.» De cette maman perdue, elle sait qu’elle a grandi en Pennsylvanie, d’une famille originaire du Tyrol, «mais nos arbres généalogiques ne remontent pas à plus de deux générations». Elle sait aussi que cette mère était «une personne différente», s’habillant de noir quand le dress code était au blanc, fréquentant des artistes, choisissant des meubles design dans l’environnement cossu des intérieurs du Midwest.

Elle-même, Laura, se sent-elle différente? Il y a bien ses yeux légèrement bridés, qui amènent parfois les gens à lui demander si elle a «quelque chose d’asiatique». Mais non, répond-elle, elle est comme tout le monde. «Je n’ai jamais cherché activement à connaître mes origines. J’ai seulement toujours aimé les histoires du passé.»

Sa sœur aînée, sa «deuxième maman», meurt aussi, d’une leucémie, quand Laura a 16 ans. Les deuils font grandir: un an plus tard, la jeune femme dit au revoir à son endocrinologue de père et devient journaliste à Los Angeles.

Elle est à la tête de son agence de communication, en 2011, lorsque, lors d’un congrès, elle reçoit un de ces sacs que les sponsors distribuent en guise de cadeau. Dedans, il y a un kit de test ADN. Vous recueillez votre salive, vous envoyez l’échantillon et recevez votre profil quelques jours plus tard. «Je me suis dit: “C’est intéressant...” Je n’ai pensé à rien, mais le résultat m’a ébranlée: du côté de ma mère, je suis 100% Samie.» Une telle netteté génétique est rare: la plupart des gens se découvrent des origines assez vagues et mélangées. Mais les Samis, comme les Basques ou les Berbères, sont un peuple qui a vécu en vase clos durant des siècles et dont le profil ADN est particulièrement net.

Le peuple quoi? Laura, à l’époque, n’a pas la moindre idée de ce qu’est un Sami. Elle googlise le mot. «Et là, sur l’écran, j’ai vu des gens qui me ressemblaient exactement. Blonds, les yeux bridés, les pommettes hautes. C’était moi.» La pièce manquante a soudain un visage.

C’est le visage d’une communauté semi-nomade aux habits de fête chamarrés, dont les traditions parlent d’ours sacrés et de chamanes, une communauté malmenée par l’histoire, que Laura commence à découvrir au cours de deux voyages, avant le grand saut. «Je rentrais à New York et je commençais à m’ennuyer. Chaque jour, je pensais aux Samis, je me sentais en connexion, je changeais de regard sur ma propre existence.» En 2012, en Norvège, elle assiste à une fête de mariage et rencontre un éleveur de rennes. C’est l’homme avec qui elle vit aujourd’hui.

De combien de rennes se compose le troupeau? «C’est une question très indiscrète, qu’on ne pose pas! Un peu comme si je vous demandais combien d’argent vous avez sur votre compte en banque.» A Kautokeino – Guovdageaindu en sami –, il y a bien d’autres choses que Laura apprend à faire différemment qu’à New York. Accueillir les voisins par exemple, dont les visites non annoncées font partie du quotidien. Ou ne pas dire au revoir en partant. «Quand ils quittent votre maison, les gens ici sortent sans un mot. La première fois que je suis allée en visite dans la famille de mon compagnon, j’ai effrayé tout le monde avec mes effusions et mes embrassades.»

Un blog dans la toundra arctique

Elle ne peut pas jurer qu’elle restera là-bas toute sa vie mais, pour l’heure, elle est là, gérant son entreprise de communication à distance, l’après-midi, après les cours de langue, à l’heure où les Etats-Unis se réveillent. Elle veut comprendre et faire comprendre. Elle a créé un blog – geneticnomad.com – où elle raconte la vie dans la toundra arctique. «Les Samis ont subi des politiques d’assimilation très dures de la part des Etats que traverse leur territoire. On leur a interdit de parler leur langue. Depuis les années 90 seulement, elle est de nouveau enseignée à l’école.» Le gouvernement norvégien a émis des excuses officielles. La plus ancienne culture indigène d’Europe connaît actuellement une renaissance.

Et Laura Galloway, Lapone par affinité émotionnelle autant que par «l’irréfutable verdict de la science», veut encourager les humains à faire connaissance avec cette pièce manquante de leur patrimoine.

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Marc Walder: "La domination exorbitante de Google est dangereuse."

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:57

Interview. Le patron du groupe Ringier, Marc Walder, dénonce la position trop dominante du géant américain de l’internet. Il revient aussi sur le rachat du journal "Le Temps" et sur sa foi en l’avenir de la presse.

Propos recueillis par Alain Jeannet et Luc Debraine

Vous avez dit récemment que le pouvoir de Google est désormais «exorbitant». Mathias Döpfner, le président d’Axel Springer, la plus grande maison d’édition allemande, déclarait, lui, sa peur de Google. Avez-vous aussi peur?

Nous assistons à un débat médiatique et politique en Europe qui pose une question essentielle: à partir de quand une entreprise occupe-t-elle une position trop dominante aux yeux des autorités de surveillance de la concurrence? Dans le passé, on a vu des sociétés qui, à partir de 35% de parts de marché, étaient considérées comme trop menaçantes. Or, Google détient désormais 70% du marché mondial des moteurs de recherche sur l’internet. En Suisse, cette part est de 90%. Pour le système d’exploitation Android, cette mainmise globale est de 78%. Cette domination est dangereuse. Dans l’histoire, jamais une entreprise n’a eu une telle part de marché mondiale: et cela tous secteurs confondus. Selon Sigmar Gabriel, le ministre de l’Economie en Allemagne, «seule l’Union européenne a désormais le pouvoir de corriger les règles du jeu de Google». Il a raison.

Le nouveau président de l’Union européenne, Jean-Claude Juncker, est lui aussi préoccupé par cette question parce que, pour lui, l’économie numérique sera le moteur de la croissance européenne ces prochaines années…

La question de la croissance économique est intéressante. Lorsque je parle avec les Américains, pour eux, c’est clair: le principal moteur de la croissance mondiale pour les vingt prochaines années, c’est leur propre pays. L’entier du développement numérique vient et viendra des Etats-Unis. L’Europe aurait déjà perdu la partie. Bref, nous avons affaire à un enjeu géostratégique entre les Etats-Unis, l’Europe et l’Asie, rien de moins. Voilà pourquoi les Américains défendent Google avec autant d’énergie, alors que d’habitude ils sont hypersensibles aux entreprises trop dominantes.

Que peut faire la Commission de la concurrence (Comco) en Suisse contre la position hégémonique de Google?

Ce problème doit être réglé au niveau européen. Notamment en matière fiscale. En moyenne, une entreprise européenne paie de dix à quinze fois plus d’impôts que Google en Europe, grâce à des mécanismes d’optimisation fiscale. Cette distorsion de la concurrence est inacceptable. Sur ce point précis, le droit européen doit absolument être modifié.

Comment peut réagir un groupe de presse suisse contre la force de frappe mondiale de Google?

En 2013, Google a enregistré un chiffre d’affaires de 59,8 milliards de dollars. Et un bénéfice net de 12,9 milliards. Soyons clairs, nous aimons la concurrence. Mais, en l’occurrence, ce n’est pas être mauvais perdant que de chercher des solutions par la voie réglementaire. Je le répète: nous avons besoin d’un nouveau droit de la concurrence en Europe. Ce qui mettra par ailleurs la pression sur Google aux Etats-Unis, où pour l’instant rien ne bouge.

Surtout que Google va de l’avant…

L’ambition de Google est évidente: le leadership complet sur la vie numérique. Prochaine étape: la vie réelle, dans tout ce qui nous entoure. Shoshana Zuboff, professeur à Harvard, notait récemment que Google ne se satisfera plus longtemps d’emmagasiner des données pour mieux placer ses annonces publicitaires. La réalité, voilà ce que cette entreprise tentaculaire veut dominer et exploiter. Pouvoir analyser des millions de manières d’agir et de communiquer dans la vie réelle, c’est aussi avoir la capacité de façonner et d’anticiper le comportement des gens. Avec de nouvelles occasions de revenus financiers, naturellement.

Un enjeu économique, certes, mais aussi un dilemme de civilisation. Selon Larry Page, cofondateur de Google, si sa firme avait accès aux données médicales des Américains, elle pourrait sauver 100 000 individus par année en les alertant d’un problème de santé imminent. Au prix, évidemment, de brèches importantes faites à la sphère privée.

C’est un autre exemple de la future numérisation du monde réel par Google. Il faut poser la question: aura-t-on bientôt affaire à une espèce de superholding qui contrôlera l’entier de la vie des gens, d’un bout à l’autre de la journée, à la maison aussi bien qu’au travail et en voiture? Est-ce vraiment cela que nous voulons? Que fera Google de toute la masse des données qu’elle récolte auprès des individus?

Qu’en est-il de l’innovation? Vous avez récemment évoqué un projet de «cluster», c’est-à-dire un regroupement d’entreprises, d’institutions de recherche et de formation, autour des technologies numériques…

J’ai eu récemment une réunion fructueuse avec Corine Mauch, maire de Zurich. S’il existe en Suisse des clusters pour la banque, la pharma, l’assurance ou le commerce de détail, pourquoi pas pour le numérique et les médias? Ce modèle a pour vertu de créer une dynamique positive entre les entreprises. La place de Zurich est idéale pour un tel projet; en Suisse, mais aussi en Europe. Prenez Google, justement, qui emploie des personnes d’environ 80 pays différents! Cette diversité est essentielle pour la création d’un cluster. Autre avantage, Zurich s’appuie sur d’importantes ressources financières. Ce qui est déterminant dans la création de start-up, par exemple. Enfin, Zurich, c’est aussi les groupes de presse comme Ringier, Tamedia, NZZ, la SSR, les radios privées, les agences de publicité…

La ville de Zurich peut-elle supporter seule cette initiative de Ringier?

Sans doute pas. Pour cette raison, Corine Mauch veut aussi engager le canton. Au début, nous ne visions que les acteurs des médias. Nous avons maintenant une vue plus large qui devrait impliquer aussi les CEO des télécommunications et du commerce de détail, les banques, assurances, notamment, ainsi que l’Ecole polytechnique fédérale. Bref, tous les acteurs économiques et académiques concernés par la numérisation de leurs activités.

Il y a deux ans, le groupe Ringier faisait l’objet d’une étude de cas de la Harvard Business School…

… qui serait complètement différente si on la refaisait aujourd’hui. En décembre passé, nous nous disions avec Michael Ringier: 2014 va être une année de consolidation. Nous allons pouvoir ralentir, enfin. Impossible. Le paysage change à une telle vitesse!

Pourquoi une université américaine s’est-elle intéressée à un éditeur suisse?

Sans doute parce que, même si Ringier est une petite entreprise à l’échelle mondiale, nous avons développé et mis en œuvre en peu de temps une stratégie de diversification assez radicale.

1,4 milliard d’investissement en cinq ans, c’est en effet assez spectaculaire. Un montant investi principalement dans des activités nouvelles comme les sites de petites annonces. Ringier et le groupe Tamedia ont par exemple payé, ensemble, quelque 390 millions pour le site d’offres d’emplois jobs.ch. Pour Scout24, c’étaient plus de 300 millions. Et pour la plateforme Onet, en Pologne, quelque 300 millions, financés de pair avec le groupe Axel Springer. N’est-ce pas excessivement risqué?

Je dors très bien, merci. Dans l’ensemble, je crois que nous avons vu juste. 1,4 milliard, c’est le total des investissements du groupe Ringier. Mais il est vrai que nous avons mis l’accent sur le numérique, qui constitue désormais un tiers de notre chiffre d’affaires.

Pour quel retour escompté?

Prenons le cas de jobs.ch. Nous avons payé ce site environ quinze fois les bénéfices (EBITDA). Normalement, on compte quinze ans pour repayer l’investissement de départ. Quand vous réalisez une marge de 50%, comme c’est le cas ici, vous pouvez raisonnablement récupérer votre mise en neuf ou dix ans. En l’occurrence, ça me paraît être à terme une excellente affaire.

Dans ces domaines nouveaux, Ringier fait souvent équipe avec d’autres entreprises. Pourquoi cette stratégie de joint-ventures?

Le monde est devenu divers et compliqué: la vente de billets de spectacle, la radio, l’e-commerce, les petites annonces en ligne… Une maison comme Ringier ne peut pas maîtriser toutes ces activités avec un niveau de compétence mondial. Voilà pourquoi nous essayons de travailler avec les meilleurs du domaine. CTS Eventim pour le ticketing, au sein de Ticketcorner, NRJ pour la radio, Infront Sports & Media pour le marketing sportif, Axel Springer pour l’Europe de l’Est…

En revanche, en Afrique, vous êtes partis seuls. Pour quelles raisons?

Dans ce cas, nous avons procédé comme en Asie et de la même manière qu’en Europe de l’Est, à nos débuts. Pas de bureau, pas de ligne téléphonique… Tout était à créer. Deux après, nous sommes présents dans quatre pays, avec neuf plateformes. Cinq sont numéro un de leur marché, et cela dans trois segments différents: le commerce en ligne, les petites annonces et les sites de contenu. Pour l’heure, seule la plateforme de petites annonces au Sénégal gagne de l’argent. C’est typique de Ringier. Nous sommes des entrepreneurs. Nous nous lançons sans effectuer d’abord d’interminables études de marché, nous essayons de comprendre le pays, et ensuite de grandir. Il y a vingt-quatre ans, nous avons débarqué à Prague avec 50 000 francs dans une mallette pour lancer un premier journal. Au fil des années, nous sommes devenus numéro un dans plusieurs pays d’Europe de l’Est.

Y a-t-il d’autres pays d’Afrique sur votre liste?

A brève échéance, la Tanzanie.

Et un site d’informations sportives, allsports, au Ghana?

En Afrique, je me suis trompé sur un point assez important. Au début, je me suis dit: pourquoi investir dans des sites d’information ou de divertissement? C’est déjà tellement difficile à monétiser en Europe ou aux Etats-Unis! J’avais une préférence pour les petites annonces et le commerce en ligne. Mes gens sur place ont insisté et j’ai fini par les suivre. Et, aujourd’hui, sur les cinq premiers mois de l’année, la moitié de notre chiffre d’affaires en Afrique vient des plateformes de contenu.

L’explication?

C’est assez simple. Jusqu’ici, les Africains avaient peu de moyens de s’informer. D’accord, il y avait des journaux, mais peu nombreux et hors de portée pour beaucoup. Aujourd’hui, il leur suffit d’allumer leur smartphone pour avoir un accès à l’information. Impensable il y a quelques années. On commence à peine à comprendre l’importance et le potentiel de l’internet mobile pour l’Afrique.

C’est quoi, l’identité de Ringier, aujourd’hui?

Une entreprise de médias réinterprétée de manière moderne. Dans le passé, Ringier était un imprimeur et un éditeur traditionnel. Nous avons ajouté plusieurs nouveaux domaines d’activité qui ont métamorphosé cette entreprise.

Ce qui n’a pas empêché Ringier de racheter le journal «Le Temps»…

… et de lancer ces dernières années plus d’une quinzaine de publications comme le magazine LandLiebe, Blick am Abend. Nous avons toujours investi dans l’édition. Et nous allons continuer à le faire. Parce que nous croyons à la nécessité du journalisme et de la presse. Ne serait-ce que pour des raisons économiques. J’aime bien cette expression américaine: nous sommes overnewsed, but underinformed. En d’autres termes, nous savons tout, mais nous ne comprenons rien. Et les grandes marques journalistiques comme Le Temps ou L’Hebdo en Suisse romande, la Frankfurter Allgemeine ou le Bild en Allemagne, par exemple, ont une position unique quand il s’agit d’expliquer aux gens ce qui se passe dans le monde et dans leur vie.

Pourquoi avoir renoncé à une collaboration avec le Cercle des Amis du Temps?

J’ai eu quatre bonnes discussions avec les personnalités qui représentent le Cercle des Amis du Temps. Sur le fond, nos idées et celles du Cercle sont plus ou moins les mêmes. En revanche, nous avions des divergences sur la manière de les mettre en œuvre. Pourquoi nous sommes-nous séparés de Tamedia, l’autre actionnaire du Temps jusqu’ici? Parce que nous discutions énormément, et le passage à l’acte était souvent très compliqué. Ce qui est un handicap quand vous devez impérativement être flexible et très rapide. Cela dit, nous aimerions rester proches du Cercle des Amis du Temps. Il faut que nous trouvions maintenant une manière structurée de maintenir le contact et de collaborer.

Y a-t-il un risque, avec le rapprochement du «Temps» et de «L’Hebdo» au sein de Ringier Romandie, d’une réduction de la diversité de la presse?

L’Hebdo va toujours être L’Hebd0. Comme L’illustré va toujours être L’illustré. De même, Le Temps va rester Le Temps. Il n’y a aucun souci à se faire. Quand je suis à Paris, on me parle de L’Hebdo, on me parle du Temps. Pour nous, les deux titres ont une valeur propre. Voilà pourquoi il n’est pas question de toucher à leurs identités respectives.

Une question plus personnelle: qu’est-ce qui, dans votre formation, vous a le plus marqué?

Je m’interroge souvent: quelles sont mes valeurs, à quelles influences ai-je été sensible? La réponse n’est ni noire ni blanche. Comme sportif professionnel, j’ai appris que l’on doit se battre sans cesse. Un jour, tu perds. Et le jour suivant, tu peux gagner de nouveau. Pour s’améliorer, il faut s’entraîner sans relâche.

Et le journalisme?

Comme journaliste puis comme rédacteur en chef, j’ai appris le fonctionnement d’une entreprise de médias et ce qui fait le cœur de son activité. Mais ce métier permet aussi de rencontrer des personnalités remarquables, de comprendre comment elles fonctionnent: des artistes, des sportifs, des politiciens, des entrepreneurs… Leurs forces, leurs faiblesses… Je m’en suis parfois inspiré. Enfin, lors des mois passés à la Harvard Business School, j’ai appris à être entrepreneur. Parce que Harvard est une école où, contrairement à ce que l’on croit, on n’apprend pas à être un manager, mais un entrepreneur.

En l’occurrence au service d’une entreprise familiale, avec son histoire, sa culture…

Michael Ringier dit régulièrement: «Je ne crois pas aux business plans, je crois seulement aux hommes.» Quand je lui mets une feuille Excel sur la table, il ne la regarde même pas. Pour sentir ce qui fait une entreprise, il préfère écouter celle ou celui qui la dirige. Que ce soit un journal, une plateforme de petites annonces ou une agence de marketing sportif. J’ai beaucoup appris à son contact, même si, en raison de mon rôle, je suis plus que lui axé sur les résultats financiers. Cette culture a porté ses fruits. Je ne vais pas donner dans le pathos ou l’autocongratulation. Cela dit, malgré les défis énormes, j’ai rarement vu une entreprise si vivante, si créative. La maison Ringier a été fondée il y a cent huitante ans, mais elle n’a jamais été aussi jeune.


Marc Walder

Né en 1965, Marc Walder a été joueur de tennis professionnel avant d’entrer chez Ringier en 1991. Rédacteur en chef dès 2000 de la Schweizer Illustrierte, puis du SonntagsBlick, Marc Walder a pris la direction en 2008 de Ringier Suisse et Allemagne. Il a dès lors conduit la diversification numérique de l’entreprise de médias. Il est depuis 2012 le directeur général du groupe, qui compte 7500 collaborateurs et qui édite aussi L’Hebdo.

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Didier Burkhalter: premier président suisse au centre du monde

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:59

Récit. Vienne, Moscou, Kiev, Bruxelles, Washington: à la tête de l’OSCE, Didier Burkhalter multiplie les déplacements pour tenter d’éteindre le brasier ukrainien.

«Bonsoir, Monsieur le Président, tout va bien?» interroge en russe Didier Burkhalter en saluant Vladimir Poutine dans le lobby de l’hôtel Ritz Carlton. «Alles unter Kontrolle, wie in der Schweiz, wo alles immer zu 100% in Ordnung ist», répond Poutine dans un allemand presque sans accent.

En ce mardi 24 juin à Vienne, le président de la Confédération rencontre son homologue russe pour la troisième fois de l’année déjà. Les deux hommes s’entendent bien. Echange de cordialités dans la langue nationale de l’autre, poignée de main ferme et chaleureuse. Pourtant, loin de ce décor feutré, le conflit ukrainien n’est pas près de se régler. La veille au soir, les séparatistes ont abattu un hélicoptère de l’armée, en dépit du cessez-le-feu décrété par le président, Petro Porochenko. Et le matin même, dans le cénacle de l’OSCE qui tenait sa Conférence annuelle de la sécurité, Russes et Occidentaux ont échangé quelques propos peu amènes dans un climat de méfiance réciproque.

Didier Burkhalter est partout ces derniers mois. En cette année 2014, il n’est pas que le premier d’entre ses pairs au Conseil fédéral, il est surtout à la tête de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont la Suisse assume la présidence cette année. Il aligne les capitales comme d’autres des perles à un collier. Vienne, Berlin, Washington, Kiev, Moscou, Bruxelles, pour ne citer que les plus importantes.

Les médias, eux aussi, sollicitent des interviews des quatre coins de la planète. Les titres de presse les plus réputés, mais aussi de grandes chaînes de télévision, à commencer par CNN. Celle-ci, avant et après les élections du 25 mai en Ukraine, souhaitait l’inviter pour répondre aux questions de l’une de ses journalistes vedettes, Christiane Amanpour, qui a interviewé tous les grands de ce monde. L’invitation est flatteuse, mais Didier Burkhalter ne cède pas à cette sirène. «Se profiler sur cette chaîne aurait été une erreur. Cela aurait personnalisé de manière extrême la présidence suisse et aurait nui à sa crédibilité.»

Souvent décrit comme une souris grise, le Neuchâtelois joue les modestes. Interpellé récemment lors du Swiss Economic Forum sur le fait d’être «le président suisse le plus connu à l’étranger de tous les temps», il a répondu malicieusement «joker». Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Alors qu’à l’étranger, même dans les milieux diplomatiques, personne ne connaît en général le nom du président de la Confédération, en voilà un qui refuse de parader sur CNN! A la tête de l’OSCE, il sait que discrétion rime avec efficacité.

Eriger des ponts

Flash-back. Lorsque, en décembre 2013, Didier Burkhalter s’envole pour Kiev afin de recevoir le témoin des rênes de l’OSCE des mains d’un certain Viktor Ianoukovitch, personne ne se doute encore que ce pays va devenir un enjeu géopolitique mondial dans les mois suivants. Certes, la place Maïdan s’est embrasée peu auparavant, après le refus du président de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Des dizaines de milliers de protestataires l’ont envahie, d’abord en brandissant d’innombrables drapeaux bleus étoilés, puis en durcissant le ton et en réclamant des élections anticipées. Quelques acteurs politiques occidentaux – l’Allemand Guido Westerwelle, le Suédois Carl Bildt ou encore l’Américaine Victoria Nuland – en profitent pour quitter la cérémonie de l’OSCE et s’afficher aux côtés des manifestants. Instinctivement, Didier Burkhalter s’en garde bien. «Même si je n’imaginais pas alors l’ampleur que prendrait ce conflit, j’ai vite été conscient du fait que je devrais ériger des ponts avec tout le monde en tant que président de l’OSCE», se souvient-il.

En bon élève qu’elle est, la Suisse avait soigneusement préparé sa présidence, à l’enseigne d’une «communauté de sécurité au service des individus». Noble tâche, vite reléguée à l’arrière-plan en raison de l’accélération des événements en Ukraine. Très vite, il apparaît que l’OSCE est la seule organisation internationale encore crédible pour apaiser les tensions dans cette région. Et le pompier en chef, c’est en l’occurrence Didier Burkhalter.

Prise de risque

Voilà pour la Suisse une chance unique de profiler sa diplomatie sous les feux de l’actualité mondiale. Mais le défi à relever est immense, la mission quasiment impossible. Didier Burkhalter rappelle que, lors d’un conflit très semblable survenu en Géorgie en 2008, l’OSCE s’était retrouvée paralysée par son mode de fonctionnement. Elle ne peut prendre des décisions qu’à l’unanimité de ses 57 membres. «Alors que c’est totalement contraire à ma nature, j’ai toujours été pessimiste sur l’évolution des événements en Ukraine. Il faut être réaliste: les forces en présence n’ont pas intérêt à trouver une solution commune», confie-t-il.

Dans cette crise, la Russie est un acteur incontournable, elle qui partage une frontière commune avec l’Ukraine sur plus de 1500 km, dont une zone plus sensible de 700 km qu’il faudrait pouvoir mieux contrôler tant elle laisse passer mercenaires et armement. Didier Burkhalter n’a donc jamais ménagé ses efforts pour la convier à la table des négociations. Malgré un agenda démentiel, il est allé à Sotchi le 7 février à l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques pour maintenir le contact. Et le 7 mai, il a pris le risque de ruiner sa crédibilité de président de l’OSCE en proposant une feuille de route à Vladimir Poutine sans l’avoir soumise préalablement ni au gouvernement provisoire de Kiev ni à l’UE à Bruxelles.

«Là, la présidence suisse est allée trop loin, critique une source américaine à Vienne. La démarche était cynique, car elle privilégiait le contact avec l’avocat de l’agresseur en Ukraine au détriment du pays agressé.»

Une remarque que l’on peut comprendre, effectivement, mais qui ne convainc pas un président de l’OSCE qui, dans sa tâche de médiation, est condamné à dialoguer avec tous les acteurs du conflit. Didier Burkhalter reste convaincu que c’était la bonne démarche. «Je suis un adepte de la diplomatie de proximité, malgré de fortes différences.»

Au Kremlin, la rencontre se passe bien, au-delà de toutes les espérances. Didier Burkhalter n’en croit pas ses oreilles lorsque Vladimir Poutine donne son aval à tous les points principaux de sa feuille de route. «Et maintenant, on va d’abord manger ou on fait la conférence de presse?» demande le maître du Kremlin. Le Suisse, qui craint la mésaventure survenue à un Nicolas Sarkozy visiblement éméché après avoir bu trop de vodka, préférera la conférence de presse… Avant de rentrer en Suisse, le soir même, il fait encore une halte à Bruxelles, où il informe à l’aéroport même le président de l’UE, Herman Van Rompuy, des résultats de sa visite. Très vite, il s’avère que certains dirigeants européens, qui savent qu’ils n’ont pas fait tout juste avec Moscou, sont en l’occurrence bien contents de pouvoir compter sur la Suisse pour maintenir le dialogue.

Avec le maître du Kremlin, Didier Burkhalter sait qu’il doit composer avec une personnalité qui déroute les Occidentaux: «Vladimir Poutine aime garder toutes les options ouvertes. Si vous prenez place dans un avion, vous connaissez votre but. Lui, il décolle en sachant la direction à prendre, mais en se réservant la possibilité de suivre plusieurs routes, sans forcément connaître la destination finale.»

Incroyablement précis

En ce mardi 24 juin, à la manière d’un athlète d’élite qui se prépare avant une course décisive, Didier Burkhalter prend le temps de se concentrer, à l’écart des officiels, en attendant Poutine. Il s’est fixé des objectifs précis. Priorité à la libération des huit otages détenus par les séparatistes. Mais il veut aussi renforcer la mission de surveillance de l’OSCE en la faisant passer de 300 à 450 hommes, dont une quarantaine de Russes.

Vladimir Poutine lui donnera son aval sur ces deux plans: tous les otages seront effectivement libérés peu après, au grand soulagement de Didier Burkhakter qui n’a pas songé un seul instant à se mettre en scène pour les accueillir à leur retour, préférant parler à l’un d’entre eux par téléphone.

En revanche, le maître du Kremlin ne goûte guère le fait qu’on demande à la Russie de mieux contrôler sa frontière avec l’Ukraine, qui laisse passer mercenaires et armes. Sur ce sujet, les deux présidents, dans le feu de leur duel verbal, s’affrontent directement en allemand, au grand désespoir de leurs traducteurs. Alors le président russe fait place à l’agent secret qu’il a été. Sec et incroyablement précis sur les faits, il égrène les incidents de la frontière dont est coupable l’Ukraine.

Une fois de plus ce 24 juin, les mauvaises nouvelles chassent les bonnes. En début d’après-midi, la diplomate Heidi Tagliavini, chargée d’accompagner un groupe de dialogue tripartite (OSCE-Ukraine-Russie), raconte brièvement aux représentants de l’organisation comment elle a mené la veille le premier entretien incluant des militants séparatistes à Donetsk. Un voyage risqué de sept heures pour un dialogue tendu de trois heures. «C’est un succès, vous pouvez l’écrire», déclare-t-elle ensuite à L’Hebdo, avant de s’excuser: «Je ne peux rien vous dire de plus, je suis fatiguée.»

Didier Burkhalter, qui ne cache pas le grand respect qu’il a pour le courage de cette diplomate officiellement à la retraite, salue lui aussi ce premier contact avec les séparatistes. Même louange du côté russe: Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères, vient personnellement saluer la médiatrice helvétique. Mais sur le terrain, on l’apprendra plus tard, le cessez-le-feu n’est pas respecté. Dans l’immédiat, la «désescalade» tant attendue reste un mirage.

Dans ces conditions, Didier Burk­halter reste fidèle à sa méthode de la diplomatie de proximité: il multiplie les voyages et les entretiens entre quatre yeux: «Il faut garder la tête froide et parler au cœur des gens en même temps. Savoir écouter plutôt que vouloir imposer. Comprendre son interlocuteur, sans forcément l’approuver.» Et pour «toucher au cœur», il apprend souvent quelques phrases pour saluer son hôte dans sa langue. Il l’a fait ce soir, comme il n’avait pas hésité à intégrer quelques mots de mandarin à son vocabulaire diplomatique avant de se rendre en Chine.

Le café pour commencer

Avant d’aborder les questions qui fâchent, Didier Burkhalter tient à créer le climat le plus favorable possible. Ce qu’il pratique sur la scène internationale, il l’applique aussi à l’interne. C’est ainsi qu’il a modifié l’agenda des séances du Conseil fédéral, qui ne débutent plus à 9 heures sonnantes le mercredi matin. Tout commence désormais autour d’un café, dont la durée n’est même pas fixée! «Je veux que nous prenions le temps de passer de notre rôle de chef de département pour endosser le costume de membre du collège», explique-t-il. La méthode semble porter ses fruits. Le 20 juin dernier, le Conseil fédéral a pris une décision à l’unanimité sur son concept pour mettre en œuvre l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», alors qu’on le disait déchiré sur la question.

Vienne, Moscou, Kiev. Et même encore Bakou en Azerbaïdjan ce week-end, pour saluer l’Assemblée parlementaire de l’OSCE. Mais Didier Burkhalter ne peut pas oublier qu’il est d’abord conseiller fédéral et ministre des Affaires étrangères. A ce titre, il a une deuxième mission – presque impossible elle aussi – à remplir: convaincre l’Union européenne de renégocier l’accord sur la libre circulation des personnes, alors que Bruxelles a déjà prévenu mille fois qu’elle ne tolérerait pas que la Suisse introduise des contingents dans sa politique migratoire. Sans accord sur ce point, la Suisse ne pourra guère sortir de l’impasse une voie bilatérale dont l’UE ne veut plus.

Le pari n’est pas totalement injouable. La visibilité qu’a gagnée la Suisse sur le plan international n’est pas passée inaperçue à Bruxelles, où un diplomate concède qu’«elle n’est pas non plus ce pays égoïste que nous avons voulu voir en elle».

Outre-Sarine aussi, les détracteurs les plus féroces du chef de la diplomatie ont mis un bémol à leurs critiques, notamment ceux qui l’accusent de se coucher trop vite face aux injonctions de l’UE. «Il fait un excellent travail à l’OSCE, où il n’est pas le porteur d’eau de Bruxelles», a reconnu récemment le rédacteur en chef de la Weltwoche, Roger Köppel.

En Suisse alémanique, les mêmes éditorialistes qui avaient interprété son départ de l’Intérieur aux Affaires étrangères comme «une fuite» reconnaissent qu’il a gagné ses galons «d’homme d’Etat défendant remarquablement les intérêts de la Suisse». Difficile désormais de l’accuser de vouloir une «adhésion masquée» à l’UE, voire à l’OTAN!

Quel Dividende sur les relations Suisse-UE?

Reste à savoir si concrètement l’engagement d’une folle intensité de Didier Burkhalter lui vaudra un retour sur investissement. Son gain de crédibilité sur les fronts tant intérieurs qu’extérieurs se transformera-t-il en retombées positives dans le chantier Suisse-UE, celui sur lequel il est le plus attendu par ses concitoyens?

L’intéressé n’aime pas lier les deux dossiers, même s’il reconnaît que la présidence de l’OSCE lui a permis de se faire «un incroyable carnet d’adresses». Il a notamment noué une relation privilégiée avec l’Allemagne d’Angela Merkel, une chancelière qu’il a parfois appelée tard le soir lors des moments critiques de la crise. Et son activisme international lui vaut un abondant courrier positif de la population, indique-t-il.

«La question européenne ne se gagnera pas avec des armées dans les tranchées, mais dans le cœur des gens. Ce sont les Suisses qui décideront de leur avenir», analyse-t-il. Il est plus confiant que sur le dossier ukrainien, estimant que, un jour, une majorité de citoyens responsables se rendra compte des «limites de la politique des signaux».

Sa feuille de route est ambitieuse. Trouver une solution à la fois sur le plan institutionnel et sur l’accord de la libre circulation, de manière à rénover la voie bilatérale pour vingt ans. Peut-être sous la forme d’une clause générale de sauvegarde. «Le peuple tranchera sur du concret, mais en tout cas pas sur la même question que le 9 février dernier», promet-il.

Sera-ce en 2016 déjà, comme il le souhaite, ou en 2017 seulement, ce qui paraît plus probable? Il reste trop d’inconnues pour fixer une échéance à ce sujet. «Il faut avancer dans ce dossier en laissant plusieurs options ouvertes.» Voilà qui rappelle étrangement la méthode Poutine!


Didier Burkhalter

1960 Naissance à Neuchâtel.
1988 Secrétaire romand du Parti radical suisse.
1991 Conseiller communal à Neuchâtel.
2003 Conseiller national, puis aux Etats en 2007.
2009 Conseiller fédéral.
2014 Président de la Confédération et de l’OSCE.

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Fin du secret bancaire pour les Suisses: le catalyseur Giroud

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 06:00

Décodage. L’affaire Giroud s’inscrit dans le contexte de la fin du secret bancaire en Suisse. Eveline Widmer-Schlumpf est au centre de l’une et de l’autre.

En février 2010, alors qu’elle siégeait au Département de justice et police, la Grisonne en parlait déjà. Ses déclarations avaient provoqué un tollé national.

«Eveline Widmer-Schlumpf sème le doute», dénonçaient les éditoriaux: «En appelant à une redéfinition du secret bancaire pour les contribuables suisses, la ministre s’est démarquée du Conseil fédéral, au risque de renforcer la confusion sur le dossier déjà embrouillé du secret bancaire.» Le professeur de droit fiscal Xavier Oberson jugeait lui aussi cette évocation «prématurée». «La Suisse a un calendrier, rappelait-il. Achevons ce travail avant de remettre en cause le reste du système. Sinon plus personne n’y comprendra rien.»

Trois mois après cette critique, le 4 mai, un nouveau client sonnait à la porte du cabinet Oberson. Dominique Giroud, riche et éminent encaveur valaisan, venait de recevoir une «demande d’information» de l’Administration fédérale des contributions (AFC). Jusqu’ici conseillé par la société Alpes Audit de la famille de Maurice Tornay, il souhaitait que le fiscaliste genevois se charge de répondre aux percepteurs fédéraux.

L’enquête de l’AFC contre Dominique Giroud n’en était qu’à ses balbutiements. Elle allait ronronner encore bien des mois, gelée par un barrage de recours, avant de se perdre dans les tiroirs du Département valaisan des finances, alors dirigé par Maurice Tornay. L’affaire aurait bien pu en rester là.

C’était compter sans le vent de l’histoire, qui allait faire apparaître le lien profond reliant le destin fiscal de Dominique Giroud et celui, politique, d’Eveline Widmer-Schlumpf.

En suivant ces trames parallèles, il apparaît que le sort personnel de l’encaveur valaisan et l’enjeu collectif de la transparence fiscale ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce. Elle se joue sous nos yeux depuis bientôt quatre ans. Son thème nous concerne tous, puisqu’il s’agit de la fin inéluctable du secret bancaire en Suisse pour les Suisses.

Ces deux histoires qui se chevauchent nous ramènent à une série de questions, toujours ouvertes, et sur lesquelles le peuple aura probablement son mot à dire, un jour. Les pouvoirs d’enquête dont le fisc fédéral a usé dans le cas du vigneron valaisan doivent-ils pouvoir être utilisés plus largement, y compris par les cantons? Y a-t-il d’autres Giroud? Si oui, faut-il déployer de nouveaux outils pour les débusquer? Après avoir totalement levé le voile sur les clients étrangers de ses banques, quel niveau de transparence fiscale la Suisse est-elle prête à tolérer pour elle-même?

Fragile brindille

Retour en 2010. Eveline Widmer-Schlumpf a vite mis la sourdine sur ces idées «prématurées» d’abandon du secret bancaire en Suisse. Sur le plan extérieur, la débandade n’allait plus cesser, jusqu’à déboucher sur une issue encore longtemps restée impensable: l’adoption sans réserve par la Suisse de l’échange automatique d’informations fiscales avec les pays de l’OCDE.

Sur le plan intérieur, la Grisonne était encore fragile. Pour beaucoup, sa silhouette de brindille était devenue le symbole d’une Suisse incapable de se défendre, sans cesse acculée à de nouvelles concessions. Côté UDC, EWS restait marquée au fer rouge par le crime originel: celui d’avoir accepté son élection, qui scellait l’éjection de Christoph Blocher du Conseil fédéral. Il était de bon ton de se moquer de son parti nain, le PBD, taillé spécialement pour elle comme un tout petit boléro.

En septembre 2010, elle prenait en charge le Département fédéral des finances à l’occasion d’une rocade. L’été suivant, on disait qu’il lui restait «six mois pour convaincre», avant la ré-élection de décembre 2011.

Le jour venu, surprise: non seulement Eveline Widmer-Schlumpf était réélue, mais la Grisonne se trouvait du coup propulsée présidente de la Confédération.

Et voilà qu’à peine assise sur ce trône depuis quelques semaines, elle remettait la compresse. En février 2012, un an après son interview qui avait si mal passé, la patronne du DFF évoquait de nouveau la fin du secret bancaire en Suisse.

«Il est temps d’en discuter sérieusement», prévenait-elle. Les conséquences de l’échange automatique avec l’étranger se faisant de plus en plus concrètes, «il faut maintenant savoir si les autorités fiscales suisses pourront elles aussi utiliser les informations qu’elles devront transmettre aux fiscs étrangers».

Cette fois, la réception fut toute différente. La ministre n’était plus seule au combat. Derrière elle se tenaient les puissants directeurs cantonaux des finances, qui réalisaient soudain l’absurdité de la situation qu’allait bientôt entraîner le passage à l’échange automatique: leurs services collaboreraient activement avec les fiscs étrangers, mais resteraient pieds et poings liés face à leurs propres fraudeurs.

Cette situation était jugée intolérable, alors que les finances de nombreux cantons commençaient à plonger dans le rouge, notamment en Suisse alémanique, et que les revenus non déclarés étaient estimés entre 5 et 8 milliards de francs par année.

L’avis qu’une refonte du système devenait nécessaire était donc largement partagé. Même si certains n’avaient pas pris la peine de réfléchir à toutes les implications de ce changement de paradigme. «Il ne serait pas judicieux que la Suisse limite elle-même ses possibilités de requérir l’assistance administrative», lançait alors le conseiller d’Etat valaisan Maurice Tornay.

Il ne se doutait pas que, cinq mois plus tard, la même conseillère fédérale qu’il soutenait ainsi autoriserait de sa main l’ouverture d’une enquête pénale contre son ancien client, Dominique Giroud. Le 14 juillet 2011, agissant en vertu de l’article 190 de la Loi fédérale sur l’impôt fédéral direct, Eveline Widmer-Schlumpf signait un acte secret permettant à l’AFC d’utiliser les armes de la justice pénale contre le vigneron.

Cette signature allait relancer l’enquête de manière décisive. Quelques jours plus tard, les fédéraux de la Division des affaires pénales et enquêtes, la DAPE, perquisitionnaient la société Giroud Vins, le cabinet Alpes Audit et plaçaient sous séquestre la maison de Dominique Giroud. L’étude de Xavier Oberson était elle aussi visitée, mais un tribunal a rapidement ordonné à la DAPE de rendre les documents qui y avaient été saisis.

L’administration estime aujourd’hui à 13 millions de francs les montants détournés entre 2003 et 2009 par Dominique Giroud via une holding à Zoug appelée Torcularia et une société offshore inscrite dans les îles Vierges britanniques.

Ce passage de l’enquête au registre pénal allait conduire à l’éclatement d’un scandale fiscal comme la Suisse n’en avait plus connu depuis des décennies.

Il faut remonter loin, au début des années 90, pour retrouver un feuilleton aussi rocambolesque et embarrassant. En 1992, un jeune golden boy de 38 ans devenu millionnaire dans l’immobilier était tombé dans les mailles de la justice à la suite de l’incendie suspect d’une scierie à La Roche, dans le canton de Fribourg.

Sur fond de dessous de table et de fraude fiscale carabinée, l’affaire Jean-Marie Clerc, dit Kéké Clerc, avait éclaboussé les plus hautes autorités.

Un peu blet

«Fribourg est-il pourri?», se demandait-on à l’époque. «Non, mais blet», répondait le député socialiste Gérard Bougarel. «Fribourg est en train de mûrir, expliquait-il. Des juges vont jusqu’au bout, quitte à inculper des personnalités de la république. Les langues se délient.» Derrière ces propos amers perçait l’espoir que Fribourg finisse par perdre son image de «réserve de goitreux» et que la purge l’aide à entrer dans la modernité. L’analogie avec le Valais d’aujourd’hui serait facile.

Sauf qu’en réalité ce n’est pas le seul canton de Farinet qui a un problème. C’est tout le pays qui se trouve un peu blet au moment d’entrer, contraint et forcé, dans l’ère moderne de la transparence fiscale.

A l’heure actuelle, sur le plan intérieur, le percepteur helvétique n’a pour ainsi dire aucun moyen d’enquête, à l’échelon tant fédéral que cantonal. Il peut poser des questions, comme il l’avait fait dès 2010 avec Dominique Giroud, mais n’a aucun moyen de vérifier les réponses. Il ne peut pas contraindre des personnes à témoigner, encore moins interroger des banquiers, ni procéder à des perquisitions.
Le fisc doit en outre respecter scrupuleusement la distinction entre fraude et soustraction fiscale, cette notion alambiquée que la Suisse a utilisée pendant des décennies pour éviter de répondre aux requêtes des autorités étrangères, et qu’elle a finalement abandonnée d’elle-même en 2009.

Christian Wanner, ministre soleurois et ancien président de la commission des directeurs cantonaux des Finances, explique ainsi l’absurdité de cette distinction qui perdure chez nous: une femme de ménage qui inscrit 550 francs au lieu de 750 sur sa fiche de salaire produit un faux et se rend coupable de fraude au sens pénal. Un entrepreneur qui «oublie» de déclarer un compte abritant un million commet quant à lui une simple soustraction et ne risque rien.

En cas de soupçon de fraude ou de «soustraction grave», l’AFC peut demander l’ouverture d’une enquête pénale. La seule personne à même de donner cette autorisation est le chef du Département fédéral des finances. Et c’est précisément ce qui s’est passé en juillet 2011 dans l’affaire Giroud. Ce type d’autorisation reste toutefois exceptionnel. En 2011, Eveline Widmer-Schlumpf en avait signé six. Elle l’a encore fait onze fois en 2012 et treize fois en 2013.

Lâcher la bride

Le projet de la Grisonne en matière de secret bancaire, dès 2012, était de lâcher la bride aux percepteurs, notamment cantonaux, en rendant beaucoup plus simple l’obtention de ces fameuses autorisations d’enquêtes pénales. En mai 2013, Eveline Widmer-Schlumpf a préparé une ambitieuse réforme allant dans ce sens, obtenant même le soutien du collège pour présenter un projet de loi.

«Le droit actuel présente des faiblesses», estimait alors le Conseil fédéral. «Actuellement, les autorités fiscales cantonales ne disposent pas de moyens d’investigation appropriés. En cas de soupçon, elles ne disposent guère d’autre moyen que d’interroger le contribuable concerné. Cette situation profite aux fraudeurs», prévenait le gouvernement.

Le DFF envisageait alors d’accorder une autonomie beaucoup plus large aux autorités fiscales des cantons, leur confiant de nouveaux moyens d’enquête, comme la possibilité d’obtenir des informations directement des banques. L’autorisation d’ouvrir une procédure pénale, proposait alors Eveline Widmer-Schlumpf, serait confiée directement aux conseillers d’Etat.

Quatre jours après la présentation de ce projet, le 4 juin 2013, un comité interparti soutenu par les libéraux-radicaux, le PDC, l’UDC et la Lega annonçait le dépôt de l’initiative populaire «Oui à la sphère privée».

Moins d’un an plus tard, le projet d’Eveline Widmer-Schlumpf était mort et enterré. La procédure de consultation qui s’est terminée cet automne n’a débouché que sur des dissensions.

L’initiative, quant à elle, aurait le vent bien en poupe. Son comité dévoilera ces prochaines semaines le nombre de signatures obtenu. Et que demande au juste ce texte? Outre de rappeler le droit à la sphère privée, qui figure déjà dans la Constitution, il prévoit surtout de modifier le fameux article 190 – précisément celui sur lequel la cheffe du Département des finances s’était appuyée pour lancer l’enquête contre Dominique Giroud. Les initiants souhaitent que, dorénavant, ce pouvoir ne soit plus confié à l’exécutif, mais à la justice. Conséquence: pour savoir si leurs «soupçons» sont suffisamment fondés pour justifier l’ouverture d’une procédure pénale, les percepteurs devraient présenter leur dossier à un juge, devant un tribunal.

«Iniziativa salva ladri!, s’exclame l’avocat tessinois Paolo Bernasconi, ancien professeur à Saint-Gall et récemment lauréat honoris causa de l’Université de Zurich. Sous couvert de sauvegarder la vie privée, cette initiative vise à sauver les voleurs!»

Imposer qu’une décision d’un juge remplace l’aval actuellement donné par le chef du DFF est à ses yeux particulièrement inacceptable. «Tous les pays qui nous entourent améliorent leur arsenal pénal fiscal, la Suisse est le seul pays qui envisage un retour en arrière!», tonne-t-il.

A-t-on constaté un abus de ce pouvoir par le Conseil fédéral, ces dernières années, qui justifierait une telle précaution? «Pas du tout, rétorque Paolo Bernasconi, bien au contraire…» La poignée d’enquêtes pénales autorisées à ce jour par le DFF serait déjà, selon lui, le signe d’une «passivité irresponsable» en la matière.
Sou après sou
L’UDC fribourgeois Jean-François Rime, membre du comité d’initiative, ne partage pas cette inquiétude. «En insistant sur la notion de sphère privée, nous ne remettons pas en cause que le fait que soustraction grave devient de la fraude. Reste que cette distinction n’est pas inutile. Le but est de protéger la classe moyenne qui a mis de côté, sou après sou. Il faut absolument éviter de reproduire le système qui ne fonctionne pas dans les pays qui nous entourent.»

C’est face à l’éventualité d’un vote populaire sur cette question que l’affaire Giroud commence ainsi à prendre son sens politique. L’encaveur valaisan apparaît soudain comme un catalyseur bien utile, une référence pour un bord comme pour l’autre.

«Son cas démontre que les instruments les plus puissants du droit pénal sont utilisés avec parcimonie en matière fiscale, pour traquer les cas les plus graves, et non pas pour pourchasser les petits», estime Paolo Bernasconi. «Cela montre que les outils existent déjà pour les cas importants, et qu’il n’y a pas besoin d’en rajouter», rétorque Jean-François Rime.

Entre-temps, Eveline Widmer-Schlumpf a mis de l’eau dans son vin. Le 22 juin, dans la SonntagsZeitung, elle a proposé de remplacer son projet initial par un système à deux vitesses, qui permettrait aux contribuables qui le souhaitent d’autoriser la livraison automatique de leurs informations bancaires au fisc en échange d’une levée de l’impôt anticipé. Les autres continueraient de le payer, transmettant eux-mêmes leur déclaration. Ils conserveraient ainsi leur «droit à l’oubli» sur certains comptes bancaires.


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«Pourquoi la justice traîne-t-elle ainsi les pieds?»
Silencieux jusqu’ici, l’ancien directeur général de Giroud Vins SA, Didier Baert, licencié fin 2012, se confie pour la première fois.

Propos recueillis par Philippe Le Bé

Pourquoi acceptez-vous désormais de parler?

Dans ma reconversion professionnelle en cours, je paie un lourd tribut à mon activité passée de directeur général chez Giroud Vins SA. Ce qui n’aurait dû être qu’une trop brève expérience enrichissante est devenu une tare sur mon CV. Je dois désormais vraisemblablement abandonner toute velléité de retrouver un poste dans le domaine de la vitiviniculture.

Jusqu’aux perquisitions réalisées par la Division des affaires pénales et enquêtes de la Confédération, en août 2011, notamment dans les locaux de votre ex-entreprise, vous ne vous doutiez vraiment de rien?

Ces perquisitions auxquelles j’ai assisté au petit matin ont été pour moi une surprise totale.

Je puis vous affirmer que, depuis mon engagement jusqu’à mon licenciement, fin 2012, je n’ai été ni acteur ni observateur d’aucune fraude manifeste au sein de l’entreprise. Je serais encore plus catastrophé d’apprendre que Giroud SA ait triché en mettant par exemple du fendant dans du Saint-Saphorin AOC comme elle en est accusée. J’ai beaucoup de peine à imaginer que la frénésie commerciale de Dominique Giroud ait pu submerger sa passion pour le vin suisse en général, et la défense du vin valaisan en particulier. J’attends que la justice dise enfin ce qu’il en a été, les consommateurs ont assez attendu!

Pour quelles raisons avez-vous été licencié?

Pour des raisons économiques.

Vous n’étiez au courant ni de dissimulations fiscales de Dominique Giroud ni d’un montage des sociétés à Zoug et offshore?

Rien, jamais, n’a pu m’inciter à croire qu’il existât d’autres sociétés que Giroud Vins SA.

Ce montage a sans doute été réalisé avant ma venue dans l’entreprise, le 2 juin 2009.

Concernant le dossier fiscal auquel je n’avais pas accès, Giroud a reconnu publiquement ses erreurs. Je ne serais pas étonné qu’il ait tenté de négocier un arrangement avec l’Etat du Valais.

La dernière affaire de piratage infor-matique visant des journalistes vous a-t-elle surpris?

Elle peut s’inscrire dans la logique de Dominique Giroud, qui confond parfois vitesse et précipitation et se comporte un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Le besoin de tout contrôler, de très peu déléguer a toujours été un trait marquant de son caractère… Pour une fois qu’il délègue des informations à un tiers, voilà que ce dernier le trahit!

Pensez-vous que la viticulture suisse fasse les frais de cette affaire?

Je n’exclus pas que Dominique Giroud soit l’arbre qui cache la forêt. Je n’en sais rien. Mais je ne crois pas que la viticulture suisse en souffrira trop, eu égard à l’indéniable qualité de ses vins. Elle pâtit bien davantage de l’importation des vins étrangers qui débarquent à Genève à moins de 5 francs la bouteille, prix ne payant ni les vignerons au pays, ni l’habillage de la bouteille, ni les coûts d’élevage, encore moins le voyage par avion!

Vous ne pouvez nier que l’image des vins suisses en ressort quelque peu ternie! D’où cette question qui me taraude: pourquoi la justice ne se dépêche-t-elle pas de nous révéler, enfin, ce que contenaient les bouteilles de Saint-Saphorin vendues à Denner?

La justice vaudoise s’est occupée de cette affaire depuis 2010. Il faut tout au plus trois semaines au laboratoire cantonal pour analyser un vin. Trois années se sont écoulées, et on attend toujours l’ouverture du procès. C’est invraisemblable. En effet, ce mutisme fait du tort aux vins suisses.

Selon vous, à qui profite une telle lenteur?

En tout cas pas à Dominique Giroud, surtout s’il n’y était pour rien; la question reste largement ouverte.


Didier Baert

59 ans, directeur commercial d’IOGI SA (solutions techno-logiques pour PME), Nyon, depuis 2013.

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Pierre-Antoine Grisoni / Strates
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