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En vers et contre tout dans notre assiette

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:52

Zoom. Les grandes révolutions se fomentent dans les pays de traditions. C’est donc sur ces terres de Haute-Garonne où les coutumes gourmandes de France sont défendues avec le plus d’acharnement que la société Micronutris se prépare à abattre l’ancien régime alimentaire.

Texte et photo Jean-Marie Hosatte

Le grand chambardement sera entièrement accompli en 2050. A cette date, la planète comptera 10 milliards d’êtres humains qu’il sera tout simplement impossible de nourrir. La surface des terres cultivées dans le monde est déjà équivalente à celle de l’Amérique du Sud. Et comme il devient illusoire de trouver plus d’espaces naturels à sacrifier à la production agricole, la tentation est grande d’augmenter sans cesse le rendement de chaque hectare déjà exploité. Mais cette performance ne peut être réalisée que par un recours encore plus massif qu’il ne l’est aujourd’hui aux engrais et aux pesticides. L’élevage de milliards d’animaux de boucherie destinés à garantir un apport régulier en protéines animales à la population humaine fait peser une menace particulièrement grave sur l’environnement.

Cependant, il y a désormais de solides raisons d’espérer. Selon Cédric Auriol, le jeune fondateur de la société Micronutris, l’humanité peut éviter d’avoir à se confronter à ces angoissants casse-têtes en revenant à l’entomophagie, c’est-à-dire la consommation d’insectes. Il s’agit bien d’un retour. Jusqu’au XVIe siècle, les insectes avaient leur place dans la palette alimentaire des Occidentaux, et pas uniquement en période de famine. Aujourd’hui, 2086 espèces d’insectes sont encore consommées par 3000 peuples et ethnies, dispersés dans 113 pays différents. Il y a deux ans, Cédric Auriol a investi 250 000 euros et recruté quatre passionnés, dont un entomologue, pour fonder la première «biofabrique» européenne de production industrielle d’insectes destinés à la consommation humaine.

Désamorcer le dégoût

Mais pour que les 15 tonnes de grillons et de vers de farine – ce n’est qu’un modeste début – produites chaque année dans les laboratoires de Micronutris trouvent le chemin de nos assiettes, il faut d’abord désamorcer ce que les Anglo-Saxons appellent le «yuck factor», c’est-à-dire la réaction de dégoût spontanée qu’éprouvent les consommateurs à l’idée de remplacer leur entrecôte par une friture d’ortho­ptères. Pour court-circuiter ces réflexes de rejet, Micronutris a développé un processus d’éclosion, de croissance, d’ébouillantage et de séchage de son grouillant cheptel qui se conclut par la production de poudres d’insectes. Ces farines très riches en protéines et en micronutriments indispensables à la santé humaine sont utilisées pour la préparation d’une large gamme de produits proposés à la grande consommation.

Au Noma de Copenhague

Quelques grands noms de la cuisine n’éprouvent pas la nécessité de cacher les insectes qu’ils font manger à leurs clients. Les bestioles grillées, bouillies, sautées, caramélisées sont mises en valeur pour éveiller la curiosité des entomophages débutants. René Redzepi, le chef du célébrissime Noma de Copenhague, un établissement désigné trois années de suite comme le «meilleur restaurant du monde», propose en entrée une colonne de fourmis cuites, disposées sur un lit de feuilles de chou et de crème fraîche.

Mais la société Micronutris ne vise pas qu’une niche de consommateurs fortunés. Cédric Auriol est convaincu que l’entomophagie est destinée à devenir une habitude alimentaire commune. Deux ans après sa création, la société s’est déjà constitué – essentiellement via l’internet – un fichier de 14 000 clients qui ne cesse de s’épaissir. Les perspectives de développement sont excellentes. La FAO, l’organisme chargé des questions d’alimentation à l’ONU, publie rapport sur rapport pour favoriser la consommation d’insectes dans le but de résoudre les problèmes liés à la malnutrition aussi bien qu’à la malbouffe. Les autorités sanitaires belges ont officiellement autorisé la consommation et la production de dix espèces d’insectes. Micronutris n’attend plus que la mise en place d’une réglementation en France pour sortir de son cocon et aller butiner de juteuses parts de marché dans toute l’Europe.

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Vous prendrez vite un petit-déjeuner?

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:53

Décodage. A l’ère du travailleur nomade et pressé, la restauration rapide redouble d’imagination pour capter les clients du matin. Dernière trouvaille: le petit-déj’ à domicile.

Ils regardent leur montre, tapent du pied ou poussent un soupir. Il est 7 h 30 ce jeudi matin, et les clients du McCafé situé en face de la gare de Lausanne sont pressés: la plupart d’entre eux ont un train ou un métro à attraper. Mais ils ne veulent pas faire l’impasse sur le café-croissant, leur seul casse-croûte avant midi. «J’ai vécu en Angleterre et j’ai gardé l’habitude de prendre mon café à l’emporter», témoigne cette trentenaire travaillant dans une banque à Genève. «Je n’ai pas le temps de manger chez moi», lâche cette autre cliente, la bouche encore pleine de son pain au chocolat.

Avec l’explosion de la mobilité, courir avec son petit-déjeuner à la main est un sport dans lequel le travailleur nomade excelle. Quand il en prend un: selon l’étude représentative Coop 2009, «Les tendances alimentaires sous la loupe», 26% des sondés ne prennent pas de petit-déjeuner, les plus négligents étant les moins de 30 ans. Un rapport d’Euromonitor International pour Nestlé ajoute que le nombre de personnes emportant des petits-déjeuners au bureau est en augmentation. Il faut dire que le choix ne manque pas: dans les grandes gares romandes, on ne peut plus faire 10 mètres sans tomber sur une offre alléchante de café-croissant. Quant aux machines à café en self-service, elles poussent comme des champignons chromés dans les supermarchés et autres points de vente take-away. Au point que le gobelet en carton, symbole de l’American way of life, est devenu l’accessoire favori des pendulaires helvétiques.

Après le repas du soir et de midi, l’industrie de la restauration rapide est donc en passe de conquérir le dernier bastion de l’alimentation traditionnelle. Quelques rares solitaires ont toujours pris leur café-croissant dans un bistrot avec leur journal. Ils sont désormais une foule à le manger dans le train avec leur iPad.

Les gares, temples du take-away

Les gares sont des emplacements rêvés pour les échoppes souhaitant attirer le client matinal pressé. C’est ce qu’ont compris Pierre Maget et Valérie Peyre, les fondateurs de Tekoe, qui ont ouvert leur première boutique de thé à l’emporter à la gare de Lausanne. C’était en 2004. «Les gares sont des lieux où se rencontrent toutes les classes sociales, toutes les cultures», explique Pierre Maget. En proposant des tasses en carton avec un sachet rempli des feuilles de thé soigneusement sélectionnées, mais aussi un assortiment de viennoiseries, l’enseigne au décor vert acidulé fait un carton. En dix ans, le Tekoe de la gare de Lausanne est passé de 80 à 1000 clients par jour, dont 60% sont servis le matin. Leur moyenne d’âge a baissé de 40 à 25 ans et la proportion d’hommes a grimpé de 20 à 40%. Gardé secret, le chiffre d’affaires de Tekoe progresse entre 2 et 4% par année depuis cinq ans. Fin août, la neuvième boutique ouvrira ses portes à Genève-Cornavin.

Son succès, Pierre Maget l’explique par l’originalité et la créativité du concept Tekoe, mais aussi par «l’ouverture d’esprit des Suisses, des gens qui voyagent beaucoup. De plus, la Suisse est un marché multiculturel où les entreprises étrangères testent souvent leurs nouveaux produits avant de les diffuser en Europe.» La culture du take-away s’est ainsi développée rapidement en comparaison de la France, où l’on a moins l’habitude de manger et boire en se déplaçant.

Pierre Maget note toutefois que l’argument santé gagne en importance. «Nos clients mangent plus sainement qu’auparavant. Au croissant et au pain au chocolat, ils préfèrent désormais le pain au thé vert.» Conscientes des préoccupations des consommateurs, les entreprises agroalimentaires se sont d’ailleurs mises à vendre des bircher mueslis, yogourts probiotiques et autres mixtures à l’aloe vera. «Le marché a absorbé certains conseils nutritionnels, confirme Denis Rohrer, conservateur à l’Alimentarium. Par exemple, on ne trouve plus de formule petit-déjeuner sans jus de fruit, même chez McDonald’s.»

Des croissants au royaume du burger

Face à un marché du fast-food saturé, McDonald’s a vite compris que servir des burgers midi et soir n’était pas la recette de la croissance éternelle. Surtout dans une société toujours plus réticente face à la malbouffe. Pour remplir les heures creuses et capter une nouvelle clientèle, la chaîne américaine a mis au point une véritable arme de guerre économique: les McCafé. Généralement installés à l’intérieur des restaurants McDo et ouverts toute la journée, ces espèces de salons de thé proposent boissons chaudes, pâtisseries et, jusqu’à 10 h 30, des petits-déjeuners. Servis, s’il vous plaît, dans de la porcelaine. «C’est un repas complet, comme dans un hôtel. C’est bon et ça va vite, témoigne Olivier Girardin, consultant de 58 ans croisé au petit matin dans l’un des 66 McCafé de Suisse. Et les prix sont imbattables.»

Imbattables, pas forcément. Exemple. L’amateur d’expresso-croissant trouve son bonheur chez Mojonnier (rue Centrale, Lausanne) ou chez Pougnier (gare de Genève, à l’emporter) pour respectivement 4 fr. 50 et 4 fr. 60. Soit moins cher que la formule Mattino du McCafé qui propose, pour 4 fr. 70, un croissant avec, au choix, un expresso, un café crème ou un cappuccino, sur place ou à l’emporter. Il n’empêche, son marketing est efficace: dans les restaurants qui en possèdent un, la fréquentation s’est accrue avec une clientèle féminine et plus âgée que celle des McDo traditionnels, 8 à 10% des commandes étant effectuées auprès du McCafé. McDonald’s Suisse a ainsi résisté à la tendance générale du marché: en 2013, son chiffre d’affaires a progressé de 0,5% pour atteindre 732,5 millions de francs, alors que le secteur global de la restauration était en repli de 3% par rapport à 2012.
s’adapter ou disparaître

Le succès matinal des McCafé, mais aussi de Starbucks, qui possède près de 60 coffee shops en Suisse, n’inquiète pas GastroSuisse. «Les chaînes américaines amènent de nouvelles habitudes chez nous, mais beaucoup d’hôtels et de restaurants s’adaptent à cette concurrence en proposant aussi des formules petits-déjeuners et des cafés à l’emporter», rassure Jean-Luc Piguet, vice-président de la Fédération de l’hôtellerie et de la restauration.

Dans le milieu de la boulangerie, on reste confiant. Sans dévoiler son chiffre d’affaires, le groupe Pouly Tradition assure que sa croissance ne pâtit pas de l’augmentation de la concurrence sur le marché du casse-croûte matinal. Il précise que sa succursale Polli de la gare de Lausanne connaît une hausse annuelle des ventes d’environ 3%, notamment grâce à son emplacement à la sortie des quais. Et dans les tea-rooms? «Notre fréquentation continue à augmenter, même s’il est vrai que nous avons peu de jeunes», concède Eric Maroni, responsable de la communication du groupe Pouly Tradition. Même réponse du côté des artisans boulangers, dont certains modernisent régulièrement leur salon de thé. «La qualité, l’originalité de nos produits ainsi qu’un bon service nous permettent de faire la différence face aux multinationales», assure Didier Ecoffey, président de l’Association romande des artisans boulangers-pâtissiers-confiseurs. N’empêche, chaque année en Suisse, 50 artisans boulangers cessent leur activité en raison d’une concurrence accrue sur le marché du pain.

A Genève, Alexandre Bugat, 33 ans, s’est imposé sur le marché du petit-déjeuner en se positionnant à contre-courant de la tendance take-away. En 2011, il fonde, avec un graphiste et un développeur web, Ptit Déj Ô Lit, une start-up proposant de livrer, 365 jours par an, le petit-déjeuner à domicile. «Aujourd’hui, les gens travaillent quarante heures par semaine, parfois sept jours sur sept. Le week-end venu, ils ont envie de se faire plaisir, mais pas forcément de sortir», explique celui qui a abandonné son apprentissage de boulanger-pâtissier pour travailler aux Services industriels de la Ville de Genève puis à la radio One FM. En passant sa commande avant 18 heures, le particulier recevra son petit-déjeuner du week-end devant sa porte entre 4 et 6 heures du matin. Même délai de commande pour les entreprises pendant la semaine. Les demandes ne cessent de croître. «Notre chiffre d’affaires est à l’équilibre depuis 2013 et il a doublé par rapport à 2012», se réjouit Alexandre Bugat. Prochaine étape? Ouvrir une arcade à Genève, puis à Lausanne. Attention, il y aura bientôt de la concurrence: dans quelques semaines, Pouly va aussi livrer des petits-déjeuners à domicile. Une bonne nouvelle pour les marathoniens du matin.

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La rébellion monte à l’ouest

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:54

Reportage. Aux marches de la Chine, les dirigeants de Pékin affrontent le terrorisme. Les musulmans ouïgours se rebiffent contre l’Etat qui a pressuré sans retenue la région autonome du Xinjiang. Le dernier affrontement a fait une centaine de morts et de blessés.

Bernhard Zand

Pour Delmourad et Moullabika, le travail en équipe débute à 2 heures du matin. Il fait nuit noire, il n’y a pas âme qui vive sur la Karakoram Highway qui relie la Chine au Pakistan. Les deux jeunes gens font partie de l’unité antiterroriste de la police chinoise. Toutes les nuits, à bord de leur fourgon noir, ils patrouillent dans les rues de la petite ville frontière de Taxkorgan, à la recherche de voyageurs suspects.

A une demi-heure au nord de Taxkorgan, une route bifurque vers le Tadjikistan; à une demi-heure au sud, le corridor du Wakhan conduit en Afghanistan. Encore plus au sud se trouve le col de Khunjerab et, derrière lui, les vallées ingouvernables du Pakistan. La Chine finit ici, sur les contreforts du Pamir et du Karakorum, à 3500 kilomètres de Pékin et à 1200 kilomètres d’Urümqi, capitale du Xinjiang.

C’est dans cette région autonome ouïgoure que se sont déroulés, le lundi 28 juillet, des affrontements d’une grande violence avec la police, faisant une centaine de morts et de blessés. Le 22 mai, à Urümqi, deux 4x4 ont déboulé sur un marché, laissant dans leur sillage 43 morts et plus de 90 blessés. Le 1er mars à la gare de Kunming, capitale du Yunnan, des hommes armés de couteaux et de machettes ont attaqué les voyageurs au hasard: 29 morts et 143 blessés. Et le 28 octobre 2013, à Pékin, un véhicule tout-terrain a foncé sur un groupe de touristes: cinq personnes ont perdu la vie, y compris les auteurs de l’assaut.

Les Chinois ne sont pas habitués à de tels faits et chiffres. Ils se sont accoutumés aux persécutions politiques, aux famines, aux séismes et aux accidents de la route, mais pas aux attentats suicides sur des civils. Presque aucun policier chinois n’est armé.

«Depuis l’attentat de Kunming, nous surveillons la ville 24 heures sur 24, dit Delmourad, un des deux policiers antiterrorisme de Taxkorgan. Nous savons qui sont les gens qui traversent ici la frontière.» La sécurité intérieure chinoise a désormais un nouvel ennemi public: les terroristes ouïgours de la région musulmane du Xinjiang.

Il existe deux versions de ce conflit qui s’est développé au fil des décennies. Selon Pékin, le Xinjiang est perturbé par des terroristes, séparatistes et extrémistes religieux en partie pilotés de l’étranger. Les quelque 10 millions d’Ouïgours, en revanche, considèrent que les désordres sont la conséquence d’une crise à la fois économique et ethnique. Ils reprochent à Pékin de piller leurs matières premières. Les deux versions comportent sans doute une part de vérité.

Acheter la loyauté

Cet affrontement né dans les montagnes et les steppes d’Asie centrale peut s’avérer très dangereux pour Pékin. Car, à la différence des Tibétains qui s’immolent en guise de moyen de protestation ultime, bon nombre d’Ouïgours ont entrepris de s’armer. Les exemples de la Tchétchénie, du Timor oriental et du Kurdistan montrent que la Chine ne serait pas le premier Etat totalitaire à s’empêtrer dans une lutte ethnique ou religieuse. Or, le conflit intervient dans une phase cruciale du développement de la Chine. Le régime dépend plus que jamais de ses succès économiques: en octroyant le bien-être à des centaines de milliers de ses concitoyens, le Parti s’est acheté leur loyauté.

Quoique avec un certain retard, l’essor économique a aussi touché le Xinjiang, mais sans contenter les Ouïgours. Plus l’argent afflue, plus il se construit des usines, plus des ingénieurs et des commerçants débarquent de l’est et plus l’amertume enfle au sein de la population. Car ce n’est pas elle qui bénéficie de la conjoncture, mais bien les Chinois venus de l’est.
A quatre heures de la frontière, Kachgar est le terminus de la Karakoram Highway. La police a dressé des barrages bien avant l’entrée de la ville. Chaque voiture, chaque mobylette, chaque tracteur est arrêté. Commerçants et ouvriers agricoles se dirigent sans un mot vers les appentis au bord de la route pour exhiber leurs papiers. Ici, pas de coup de sonde, tout le monde est contrôlé.

Kachgar est une grande ville en plein essor. La nuit, les gratte-ciel scintillent de néons comme à Shanghai. Ce que les bulldozers ont épargné de la cité historique est inhabité, invisible la nuit. A Fan Ti, militant ouïgour des droits de l’homme, a proposé pour notre rendez-vous un restaurant dans la ville nouvelle. Il est minuit, il commande deux carafes de vin rouge et des glaçons. Du vin dans une ville que la plupart des Chinois considèrent comme un repaire d’islamistes? «L’islam que pratiquent les Ouïgours a toujours été plus modéré que de l’autre côté de la frontière. Mais c’est en train de changer.»

Les discriminations poussent les enfants de musulmans pieux dans des écoles coraniques illégales animées par des prêcheurs extrémistes. «Même si beaucoup d’Ouïgours cultivés le contestent, notre société se fait de plus en plus conservatrice. Normal quand on t’empêche de jeûner pour le ramadan et qu’on interdit à ta femme de porter le foulard; quand tu as prévu quatre fois déjà de faire le pèlerinage à la Mecque mais qu’on ne t’a toujours pas octroyé de passeport.»

Mais, selon A Fan Ti, la cause décisive de la colère ouïgoure est la politique de colonisation de Pékin, destinée à modifier méthodiquement les équilibres ethniques. En 1949, quand le Xinjiang a été incorporé à la République populaire de Chine nouvellement fondée, les Ouïgours y comptaient pour 80% de la population. En 2000, leur part avait chuté à 45%, selon la statistique officielle qui ne recense pas les milliers de soldats et de travailleurs migrants hans qui y vivent. «Pékin veut peser sur la démographie, ce qui provoque chez nous une impression d’étouffement. Ce ne sont pas les Ouïgours qui obtiennent les emplois bien payés dans les entreprises qui bâtissent les gratte-ciel et construisent le chemin de fer.»

Pour sa part, A Fan Ti a officiellement le droit de travailler dans tout le pays. «Mais il est parfaitement exclu qu’un employeur m’embauche à Pékin ou à Shanghai. Je ne connais aucun Ouïgour qui travaille à l’est, dans mon métier.» Par ailleurs, le gouvernement ne tolère pas que la problématique du Xinjiang soit débattue en public. En janvier, la police a arrêté Ilham Tohti, professeur d’économie à Pékin, et l’a dénoncé pour séparatisme. Il risque la peine de mort. A ce jour, son avocat n’a pas pu se mettre en rapport avec lui.

Après le quatrième verre, A Fan Ti avoue être déprimé de voir qu’une partie de la société se radicalise, mais constate que le gouvernement se refuse à dialoguer, même avec les Ouïgours les plus modérés. «Je vais émigrer. Cela me fend le cœur de m’en aller, mais j’ai des enfants.» Encore que, pour partir, il aura besoin d’un passeport et, à ce jour, toutes ses demandes ont été rejetées.

L’autoroute toute neuve qui quitte Kacghar en direction de l’est compte une station-service tous les 50 kilomètres. Toutes sont ceintes de fil de fer barbelé et, tandis que le conducteur fait le plein, les passagers attendent derrière la clôture. «A cause des attentats, explique le chauffeur. Ils ont d’abord clôturé les distributeurs de gaz liquide, maintenant ils rationnent l’essence et le diesel.»

Le trajet jusqu’à l’oasis de Hotan, au sud-ouest du désert de Taklamakan, prend une bonne demi-journée. Toutes les trois heures, les voitures s’arrêtent, leurs conducteurs s’en extraient avec un petit tapis sous le bras et font quelques pas dans le désert. Pour prier. Hotan a une réputation d’incubateur pour extrémistes islamistes. A l’été 2011, un groupe d’hommes armés s’est emparé d’un commissariat de police, a tué un factionnaire ouïgour, pris des otages, arraché le drapeau chinois pour le remplacer par une bannière à croissant de lune. Quand la police a repris la bâtisse, quatorze assaillants furent tués, puis quatre Ouïgours condamnés à mort.

Campagne de tolérance

Selon la rumeur, les auteurs des attentats d’Urümqi viennent des villages voisins de Hotan, à l’instar d’Abdurehim Kurban, dont les sbires auraient perpétré le massacre de la gare de Kunming. Mais aucune preuve ne fait écho à ces bruits. Et personne n’a envie de discuter de ça avec un étranger. Finalement, un jeune Ouïgour se déclare prêt à parler. Il est associé à un ambitieux projet de l’Etat visant à faire tomber la méfiance et à inverser la spirale de la violence. Mei Mei Ti a obtenu une bourse pour étudier à Shanghai. Il a été embauché par une des plus grandes entreprises privées du pays et assure qu’à sa connaissance il est le seul Ouïgour parmi les 70 000 collaborateurs du groupe.

Il y a quelques mois, le gouvernement local l’a nommé coordinateur d’une campagne qui n’aurait pas déplu à Mao Tsé-toung: 200 000 fonctionnaires, en grande majorité des Chinois hans, doivent partager pendant plusieurs mois la vie des paysans et des ouvriers ouïgours dans les villages du Xinjiang. «Nous voulons faire connaître aux fonctionnaires la culture ouïgoure et leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas couper l’eau ou le courant dans des villages entiers juste parce que les femmes y portent le foulard.»

Détestation manifeste

Mei Mei Ti critique l’ancien chef du Parti de la province pour son mépris de tout ce qui est ouïgour et fait l’éloge du successeur pour sa tentative d’approcher la population ouïgoure. Pour lui, les jeunes du Xinjiang sont aujourd’hui confrontés à un faux choix: «L’Etat s’attend à ce qu’ils soient des Chinois loyaux. Mais les vidéos religieuses qu’ils téléchargent sur leurs téléphones les incitent à devenir des musulmans wahhabites (ndlr: fidèles à l’islam rigoriste d’Arabie saoudite).» Il n’y aurait ainsi plus de véritable identité ouïgoure, à mi-chemin. «Si notre campagne échoue, je m’attends à ce qu’il y ait davantage de morts.»

Urümqi, la capitale du Xinjiang, est la vitrine de la puissance économique de l’Etat chinois. A partir d’un patelin de steppe au nord de la route de la soie, les soldats-ouvriers chinois ont construit en trente ans une ville de 3 millions d’habitants. Les usines y tournent à plein régime et la pollution atmosphérique y est encore plus dense qu’à Pékin. C’est à Urümqi qu’ont éclaté à l’été 2009 de féroces affrontements ethniques. Quelque 200 personnes ont été tuées, des Chinois hans pour la plupart. La détestation entre les deux ethnies est manifeste: «Par principe, je ne prends pas d’Ouïgours à bord», déclare le chauffeur, sur la route de l’université. Pourquoi? «Parce qu’ils sont sales et qu’ils puent.»

A l’Académie des sciences sociales, l’expert en terrorisme Pan Zhiping évalue la récente série d’attentats. «La tendance est claire. Les attentats de Kunming et de Pékin montrent que la violence à l’ouest se déplace vers l’est très peuplé de la Chine.» Les attaques sont toujours mieux préparées, ce qui établirait que les militants du Xinjiang coopèrent avec des groupes proches d’al-Qaida dans les Etats instables voisins de la Chine. La frontière commune est très longue. «Il n’est pas possible de sécuriser chaque vallée. Ici, au col du Bedel, onze terroristes kirghizes se sont infiltrés l’hiver dernier.» Pour Pan Zhiping, c’est clair: extrémisme, séparatisme et terrorisme international expliquent les troubles du Xinjiang. Le djihadisme menace aussi la Chine.

Pour les sinologues, cette affirmation est une grossière tentative de détourner l’attention de la politique de colonisation de Pékin et des abus de son appareil sécuritaire. Reste qu’il n’est plus possible de balayer aussi radicalement que par le passé la thèse du djihadisme.

Mécréants de pékin

Le Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM), que Pékin soupçonne de tirer les ficelles, exagère peut-être son influence. Mais le SITE Intelligence Group américain, qui surveille les groupes terroristes sur l’internet, a comptabilisé depuis octobre 2012 seize vidéos d’entraînement et de revendication de ce groupe. L’une d’elles se félicitait de l’attentat suicide commis à Urümqi lors de la visite du président Xi Jinping. Et au Pakistan, le chef de l’ETIM, Abdallah Mansour, a appelé les djihadistes du monde entier à combattre le régime des mécréants de Pékin: «La Chine n’est pas seulement notre ennemie, elle est l’ennemie de tous les musulmans.» Selon la publication britannique Jane’s Intelligence Review, quelques-uns des 300 à 500 combattants de l’ETIM sont partis faire le djihad en Syrie, Libye et Afghanistan. L’ETIM figure depuis 2004 sur la liste américaine des organisations terroristes.

Pékin a peu d’expérience de la lutte contre le terrorisme et croit pouvoir le combattre en usant à son tour de la violence. C’est ainsi que s’explique la rhétorique brutale utilisée à fin avril par Xi Jinping: le gouvernement allait veiller à «chasser tous les terroristes comme des rats».

©Der Spiegel
traduction et adaptation Gian Pozzy

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Reuters / China Daily
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Poutine et l’invasion barbare

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:55

Analyse. Ce n’est pas l’ancienne URSS qui inspire Vladimir Poutine, mais la vieille tradition czariste d’expansion, cette volonté de conquérir un empire sans frontières.

Vladimir Poutine n’est pas l’héritier de Staline mais celui des czars. Staline entendait conquérir à la fois des territoires et le reste du monde par l’idéologie sans frontières qu’était le communisme. Poutine n’a pas d’idéologie, il n’a guère de partisans en dehors de la Russie, ou si peu: il ne parle qu’aux Russes, il n’existe pas de parti poutinien. Il serait erroné de croire que cet ancien commissaire du KGB rêve – comme on l’en soupçonne – de reconstituer l’Union soviétique. Sa méthode et son ambition s’inscrivent plus naturellement dans la longue histoire de la Russie czariste.

Les czars se percevaient comme héritiers et continuateurs de l’Empire romain: leur dénomination même en témoigne, Czar étant la version russe de César. Cet empire des czars, par essence, n’avait pas de frontières naturelles ni culturelles: il ne coïncida jamais avec le peuple russe ni avec la langue russe. D’ailleurs, les czars s’exprimaient plus volontiers en français et en allemand qu’en russe, un patois juste assez bon pour les paysans; leur empire était multinational ou, comme on le dirait aujourd’hui, multiculturel. Pour preuve de cette volonté de conquête sans bornes naturelles ou culturelles, les conquérants czaristes ne cessèrent jamais d’avancer dans toutes les directions et ils s’arrêtaient seulement lorsqu’un adversaire plus résolu qu’eux interrompait leur progression.

Le faux problème linguistique

Vers l’est, ils allèrent jusqu’au Pacifique, incorporant dans les frontières de l’empire un nombre incalculable de nations sibériennes et mongoles. Ils ne s’arrêtèrent qu’aux rives du Japon et aux confins de la Chine parce que les forces czaristes ne purent conquérir ni le premier (hormis quelques archipels que la Russie a conservés) ni le second de ces deux pays. Mais la Mongolie, naguère, fut gobée comme un œuf. A l’ouest, la démarche fut symétrique, jusqu’à absorber la Pologne, dont la partie orientale est restée annexée à la Biélorussie actuelle, la Finlande et les pays baltes. Vers le sud, ce furent les Ottomans puis les Turcs qui bornèrent l’impérialisme russe, lui interdisant de prendre Istanbul et de pénétrer en Anatolie. Et les Afghans stoppèrent la marche vers l’Inde.

Cette constitution de l’Empire russe a souvent été comparée à celle des Etats-Unis d’Amérique: il existe en effet des points communs entre la course américaine vers l’Atlantique et la course russe vers le Pacifique. Mais les Américains n’ont plus d’ambition territoriale, tandis que Poutine, à la manière des czars, en a toujours: avec une politique économique désastreuse et sans influence idéologique, quelle autre ambition que géographique Poutine pourrait-il nourrir? A l’ouest, on cherche à se rassurer: Poutine, entend-on, ne voudrait que récupérer les territoires russophones. Mais il n’existe pas de territoire russophone en soi: si on parle russe à Sébastopol ou à Riga, c’est que la Russie avait colonisé ces villes; la Crimée fut turco-musulmane et les Baltes n’étaient pas Russes avant d’être colonisés. L’invasion de l’Ukraine n’obéit à aucune logique culturelle autre que de façade: le fait qu’il existe des minorités de langue russe en Ukraine est un alibi comparable à celui qu’utilisa Adolf Hitler pour conquérir les Sudètes et l’Autriche. La France devrait-elle s’emparer de la Belgique et de la Suisse et l’Espagne de l’Amérique latine parce qu’on y parle français et espagnol?

Malgré tout, l’opinion publique en Europe et aux Etats-Unis est sensible à cet alibi poutinien des frontières linguistiques et culturelles: par veulerie, ignorance historique ou intérêt matériel? Les trois sans doute, ce qui explique combien la contre-offensive des Américains et des Européens est anémique, pas du tout à la hauteur de la menace. Au nom du droit international, on oppose à Poutine des sanctions économiques qui jamais dans l’histoire n’ont fait trembler un despote: Poutine ignore ce qu’est le droit international et il est tout disposé à sacrifier l’économie russe. Les Russes, hormis la mafia du pétrole, vivent dans la misère, leur espérance de vie recule, l’alcoolisme les ravage; pour Poutine, ce n’est là qu’un détail. Les «sanctions» n’y changeront rien de significatif.

L’enlisement pacifiste des Européens

Poutine ne s’arrêtera que là où on l’arrêtera: cela, on préfère ne pas le comprendre, ni en Europe ni aux Etats-Unis. Le comprendre exigerait de renoncer au pacifisme qui est devenu à l’ouest la pensée unique, particulièrement encouragée par Barack Obama. Les Occidentaux qui, de fait, ont déjà abandonné la Crimée à Poutine, croient-ils vraiment en l’efficacité des sanctions? Croient-ils vraiment qu’en équipant discrètement l’armée ukrainienne Poutine reculera? Poutine sait combien nous sommes enlisés dans le pacifisme. Et la dissuasion européenne est d’autant moins crédible que les Européens se montrent disposés par ailleurs «à vendre la corde pour les pendre» (un mot de Lénine); les Anglais accueillent les financiers russes, les Français vendent des armes à Poutine, les Néerlandais n’ont pas réagi à la mort de leurs compatriotes abattus dans l’avion de Malaysia Airlines. Il faudra probablement attendre que le successeur d’Obama, républicain ou démocrate, reconnaisse que le pacifisme n’effraie pas les barbares: seule une intervention de l’OTAN, comme au Kosovo en 1999, pourrait barrer la route à la barbarie.


Guy Sorman

Chroniqueur de la mondialisation et spécialiste de la Chine, Guy Sorman a enseigné l’économie à Sciences-po Paris et dans différentes universités étrangères. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Journal d’un optimiste et Le cœur américain. Eloge du don.

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Construction de soi, rejet de l’autre: la vie d’Esther

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:56

Trajectoire Cette femme d’une quarantaine d’années vivant à Jérusalem est une Israélienne imprégnée de religiosité et comme incapable d’envisager un quelconque partage territorial avec les Palestiniens.

«C’est la main de Dieu qui a assassiné Rabin», affirme Esther*, une femme d’une quarantaine d’années domiciliée, avec son mari, dans la vieille ville de Jérusalem. Selon elle, il l’aurait fait, en 1995, par la main d’un extrémiste juif, pour punir l’ex-premier ministre israélien, coupable d’avoir signé les Accords d’Oslo en 1993 avec Yasser Arafat. Le coma dans lequel est tombé en 2006 Ariel Sharon, autre chef de gouvernement israélien, déclaré mort en janvier dernier? Volonté divine, là aussi, le prix à payer pour la cession de la bande de Gaza aux Palestiniens. «Les Palestiniens sont les ennemis d’Israël, c’est non négociable», dit-elle, de passage à Paris, début juillet, alors que l’offensive israélienne Bordure protectrice vient de commencer.

Emblématique du sionisme religieux

Esther est au judaïsme ce que les born again américains sont au protestantisme évangélique: une âme tourmentée, qui pense avoir trouvé un sens à son existence en rencontrant Dieu, une convertie à la religion héritée de ses parents. Née dans un pays maghrébin, ayant vécu en France, peu portée sur la politique mais animée d’un fort sentiment antipalestinien et, partant, antiarabe, Esther est emblématique du sionisme religieux. Cette idéologie est apparue en Israël au lendemain de la guerre des Six Jours, qui a permis la conquête de Jérusalem-Est et du mythique mont du Temple (ou esplanade des Mosquées), ainsi que d’autres lieux saints de Cisjordanie.

Esther est imprégnée de religiosité et comme incapable d’envisager un quelconque partage territorial avec les Palestiniens. Pour elle, il n’y a pas de territoires palestiniens qui vaillent, Israël s’étend en Cisjordanie et même «en Jordanie», l’ensemble formant ce qu’on appelle le Grand Israël.

Mère d’un jeune garçon, elle a sur les Palestiniens un regard au mieux paternaliste, au pire raciste – elle tolère en revanche les Israéliens arabes, dont certains, dit-elle, sont «très fiers d’être Israéliens», mais elle n’en fréquente aucun. «Je ne vois pas comment un pouvoir palestinien pourrait assumer ses responsabilités, soutient-elle. Je sais que les Arabes sont de grands soumis. Ils ont besoin d’être sous la coupe de quelqu’un. Etre sous la coupe des Israéliens leur rend bien service, ça les cadre.» La jeune quadragénaire ne semble pas réaliser le tranchant de ses propos. Elle est dans une lutte, une lutte qui bien souvent se solde mortellement. «Ils ont tué trois Israéliens, on a tué un Palestinien», résume-t-elle froidement à propos de l’assassinat, mi-juin, de trois jeunes juifs, suivi, début juillet, du lynchage, en représailles, d’un adolescent palestinien, brûlé vif, un acte qu’elle qualifie toutefois d’«abominable».

Comment Esther, par ailleurs sympathique et ayant pour les siens tout l’amour souhaitable, en est-elle arrivée à ce point de dogmatisme et d’intolérance – des traits qu’on retrouve bien évidemment dans le camp d’en face? Plus jeune, elle doutait. Aujourd’hui, elle ne doute plus, ou beaucoup moins. «Le doute, ce n’est pas le questionnement, c’est la remise en cause, et ça, ce n’est pas bien», dit-elle. Elevée au Maghreb, scolarisée à l’école publique, elle avait, adolescente, le goût des autres. Sa vie était à l’unisson de l’antiracisme en vogue à l’époque. Ses amis étaient arabes, chrétiens et juifs. Ses premières amours ne furent pas juives, mais, notamment, arabes.

Initiation à la kabbale

Diplôme en poche, elle s’établit à Paris. En 2006, sans doute déjà des questions plein la tête, elle s’installe dans un pays du sud de l’Europe, où elle suit des cours dans une branche artistique. Elle fait à cette occasion la connaissance d’un juif. «On ressentait la même gêne face à la nudité, face aux gens qui s’embrassaient dans la rue, raconte-t-elle. Ça a créé un lien entre nous, qui s’est transformé en lien amoureux. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu une relation avec un juif. J’avais trouvé quelque chose, il fallait que j’accroche cette chose à quelque chose d’autre.»

Le «retour» d’Esther au judaïsme, à la pratique du shabbat, à l’observance du rite casher, se fera naturellement, paisiblement, au gré d’autres rencontres, avec d’autres hommes, presque des gourous, qu’elle ne nomme cependant pas ainsi. Ils l’initient à la kabbale, «qui permet de comprendre les choses à travers la valeur numérique des mots, explique-t-elle. Par exemple, les mots «satan» et «doute» ont la même valeur numérique.» Tout aussi naturellement, elle part habiter à Jérusalem, où son être et sa religion, qui ne font plus qu’un, pourront s’épanouir. Elle s’y marie avec un juif né aux Etats-Unis, religieux également et partageant avec elle, semble-t-il, la même vision d’Israël.

* Prénom modifié

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Jörg Reinhardt: "Novartis à Bâle dépend énormément du personnel étranger."

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:57

Interview. Le nouveau président de la direction de Novartis évoque les conséquences d’une abrogation des accords bilatéraux et s’explique sur l’héritage de Daniel Vasella.

Propos recueillis par Guido Schätti

Jörg Reinhardt arrive au volant d’une petite VW à plaques tessinoises. Pour l’interview, il a proposé une balade dans la plaine de Magadino. Ce natif de la Sarre possède une résidence secondaire dans le coin depuis plus de vingt ans.

Vous accordez une interview au beau milieu de vos vacances. Vous ne lâchez jamais le travail?

Le job de président d’une grande multi-nationale est une tâche à 100%. On ne peut jamais tirer complètement la prise.

Les managers soulignent souvent l’importance du temps passé loin de leur smartphone.

Je suis pleinement d’accord. Mais je ne vois pas où est le problème si les managers lisent leurs messages une fois par jour. La profession et la vie se confondent. Je me sentirais déstabilisé si je ne savais pas ce qui se passe au travail. C’est pourquoi je consulte mes courriels de temps à autre.

Qu’en dit votre épouse?

Elle s’en accommode bien. Pendant plus de trente ans, elle a tenu une pharmacie à Fribourg-en-Brisgau. Elle n’est à la retraite que depuis quelques mois et continue de trouver cela difficile.
Habituellement, vous vivez en Allemagne et, comme frontalier, vous faites tous les jours le pendulaire vers Bâle.

Quand je suis arrivé chez Sandoz, en 1982, on m’a dit que le contingent était épuisé et je n’ai pas eu de permis de séjour. Nous avons alors déménagé dans un village proche de Fribourg-en-Brisgau, et c’est là que nous habitons toujours.

On en est revenu au même point: le peuple ne veut pas de la libre circulation des personnes.
Pour Novartis, qu’est-ce que cela implique?

Novartis emploie dans ses usines bâloises 11 300 collaborateurs issus de plus de 100 pays, dont 30% de Suisses, 35% de frontaliers et 35% venus d’ailleurs. Nous dépendons énormément du personnel étranger. Si nous ne pouvons plus recruter hors des frontières, c’est un inconvénient pour nos activités à Bâle.

L’ensemble des accords bilatéraux sont aussi en danger.
Ils sont importants pour vous?

Extrêmement importants. Nous produisons beaucoup en Suisse. Si, pour exporter, nous devions tout à coup nous plier à des contrôles supplémentaires, nous devrions nous demander s’il vaut la peine de continuer de produire en Suisse. J’espère bien qu’on n’en sera jamais là.

Vous êtes arrivé il y a un an, après le scandale de la clause de non-concurrence de Daniel Vasella. Comment est-il possible que le conseil d’administration de l’époque ait approuvé ces 72 millions?

Je n’y étais pas et n’ai pas grand-chose à en dire. Mais cette prime reposait sur des accords contractuels passés avec M. Vasella bien des années auparavant.

Le précédent conseil craignait manifestement qu’avec le départ de Vasella Novartis ne connaisse un vide de leadership.

Au cours de toutes ces années, M. Vasella a très fortement marqué l’entreprise. Son départ a clairement été une coupure. Reste que, depuis, l’entreprise s’est développée avec succès. Je la connaissais il y a trente ans, j’y avais activement œuvré. Pour moi, ce fut un avantage.

En 2010, vous n’aviez pas été retenu pour le poste de CEO. Vous avez encaissé?

Ce fut une déception que j’ai dû digérer. Mes années chez Bayer m’ont aidé à le faire. J’y ai appris beaucoup de choses nouvelles et j’ai pris de la distance avec Novartis. Ce fut positif pour mon développement professionnel.

Au conseil d’administration, vous avez diminué les rétributions. Quelles ont été les réactions?

A vrai dire, très compréhensives! (Rire.)

Vous gagnez 10 millions de moins que Daniel Vasella. Vous valez tellement moins que lui?

Nous avons établi des comparaisons et constaté que, sur le plan international, ma rémunération était au niveau adéquat.

N’empêche que vous avez volontairement renoncé à 10 millions.

Nous avions parlé dès le début d’une rétribution de cet ordre. Pour moi, c’était parfaitement normal.

Qu’est-ce qui distingue Novartis de Bayer?

Les deux entreprises sont globalisées et orientées sur l’innovation. Mais Novartis a une culture d’entreprise un peu plus agressive, tandis que celle de Bayer est plutôt axée sur la loyauté.

D’où vient cette différence?

Après la fusion qui lui a donné le jour, Novartis a été fortement marquée par une culture anglo-américaine, plus agressive.

Et vous poursuivez sur cette voie?

Non, désormais nous attachons plus d’importance à la collaboration entre les employés et les unités d’entreprise. Je pense qu’à moyen terme cela nous fera progresser.

Depuis votre arrivée, Novartis a beaucoup changé: les divisions vaccins, médicaments sans ordonnance et santé vétérinaire ont été vendues. Quoi d’autre?

Nous ne nous sommes pas contentés de céder ces trois divisions. Nous avons aussi fondé l’organisation de services Novartis Business Services. J’en attends une meilleure collaboration. Toute l’entreprise est en pleine mutation, ce qui nous occupera ces douze prochains mois. Puis on verra.

Le large éventail voulu par Daniel Vasella était-il une erreur?

Les trois divisions les plus petites n’ont jamais eu une taille propre à équilibrer le risque de l’ensemble de l’entreprise. Ensemble, elles représentaient une part inférieure à 10% du chiffre d’affaires mais exigeaient bien davantage d’attention de la part du management. Nous avons corrigé ce déséquilibre.

Depuis peu, Novartis dispose d’un Chief Ethics Officer. C’est votre idée?

Avec la direction générale, nous sommes parvenus à la conclusion que nous devions porter plus d’attention au domaine de l’éthique.

Vous faites l’objet de poursuites judiciaires aux Etats-Unis et au Japon.

Au Japon, cela n’aurait pas dû se produire. Aux Etats-Unis, nous contestons les reproches. Mais, indépendamment de ces cas, je crois que la fonction de responsable de l’éthique est essentielle. C’est pourquoi nous avons choisi Eric Cornut, un homme de grande expérience. Il sait exactement où se situent les faiblesses.

Quelle est sa tâche? Doit-il minimiser les risques juridiques et les coûts des procédures?

Il ne faut pas juste se cacher derrière des règles, mais édifier une culture d’entreprise dans laquelle chaque collaborateur fait automatiquement ce qui est moralement juste.

Et si cela entre en conflit avec des intérêts commerciaux?

Même alors, il faut faire ce qui est juste. J’attends des collaborateurs que, lorsque cela se révèle nécessaire, ils relèguent l’intérêt commercial au second rang.

Les prix des médicaments de Novartis sont-ils éthiques?

Je crois que nous devons agir encore plus pour améliorer l’accès des pays pauvres à nos médicaments. Nous avons créé un comité à cette fin. Mais il existe depuis longtemps des programmes d’aide: en Inde, plus de 90% des patients sont traités gratuitement contre le cancer avec le Glivec. En Suisse, les prix des médicaments ont même diminué ces dernières années, indépendamment du pouvoir d’achat. En Suisse, nos prix sont honnêtes.

Mais ces prix restent sous la pression politique.

Nous avions atteint, avec le Département fédéral de l’intérieur, un compromis qui est aujourd’hui remis en cause. Cela nous préoccupe. Les prix suisses jouent un rôle important pour la formation des prix dans beaucoup d’autres pays. Si les prix chutent ici, cela nous fait très mal.

© SonntagsBlick
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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La justice genevoise patine dans l’affaire Madoff

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:58

Enquête. Après cinq longues années d’enquête, le procureur Marc Tappolet pensait pouvoir boucler cet été l’inculpation du principal rabatteur européen de l’escroc,
le fonds genevois Optimal. Pas si vite...

La date du 21 août 2009 restera longtemps gravée dans la mémoire collective des gérants de fortune genevois. Ce jour-là, le procureur Marc Tappolet procédait à l’inculpation pénale d’une poignée d’entre eux, soupçonnés d’avoir participé, au moins «à l’insu de leur plein gré», à la fraude historique de Bernard Madoff. Rarissimes, de telles accusations de «gestion déloyale avec dessein d’enrichissement» ont sonné comme un coup de tonnerre sur la place genevoise, si fière de la qualité de ses services, de l’intégrité de ses gérants et de leur compétence première: l’analyse et le conseil en matière de placement financier.

C’est sur ce plan, justement, que l’affaire Madoff était particulièrement douloureuse. Sur la courte liste des inculpés, les partenaires de la société de gestion de fortune Aurelia se voyaient reprocher d’avoir ignoré les règles de prudence les plus élémentaires en plaçant l’essentiel des avoirs de leurs clients – environ 800 millions de dollars – dans un seul fonds, qui s’est révélé être celui de l’escroc. Le tout en échange de juteuses commissions.

Les enjeux de la seconde inculpation étaient plus délicats encore. Celle-ci visait un financier réputé de la place, Manuel Echeverria, ex-patron de la société Optimal Investment Services, filiale suisse de la banque espagnole Santander. Sous sa houlette, la firme genevoise Optimal, spécialisée dans les hedge funds, s’était hissée au rang de premier rabatteur européen de Madoff, y engloutissant 3,5 milliards de dollars de ses clients.

A la différence des associés d’Aurelia – considérés comme de relativement petits joueurs – Manuel Echeverria, Optimal et derrière eux la banque Santander maintenaient une relation directe et privilégiée avec l’aigrefin new-yorkais. Ils étaient même aux premières loges pour observer le comportement étrange du magicien de Wall Street, qui appelait Manuel Echeverria par son prénom.

Selon l’expression d’usage en droit américain, ces liens font qu’Optimal «aurait pu ou aurait dû savoir» que les promesses de Madoff n’étaient qu’un leurre. Manuel Echeverria, en particulier, aurait ignoré des signaux émanant de partenaires et d’employés qui montraient au minimum que Bernard Madoff avait quelque chose à cacher, ou qui affirmaient carrément que ses rendements miraculeux ne pouvaient s’expliquer que par une seule technique: la fraude pyramidale.

Cinq ans plus tard

Durant ces cinq dernières années, le liquidateur américain en charge de la faillite du fonds Madoff, Irving Picard, est parvenu à récupérer 9,5 milliards de dollars sur les 40 engloutis dans la fraude. Par le biais d’innombrables procédures en justice, il a pu rendre à ce jour plus de 5,2 milliards à un fonds d’indemnisation, qui a reçu 51 700 demandes de victimes, dans 119 pays, rassemblées sur 3 millions de pages. Et qu’en est-il à Genève? Début juin, le procureur Marc Tappolet a informé les parties qu’il s’apprêtait enfin à boucler son enquête dans le dossier Echeverria.

Ne restait plus qu’un détail à régler. Un témoin clé de l’affaire, venu de Londres, devait être entendu lors d’une audience agendée le 22 juillet. Une fois cette déposition versée au dossier, le magistrat comptait tenir son «audience finale» en août, clôturant son instruction juste à temps pour la pause estivale.

Seulement voilà: le témoin n’est pas venu. Ce lapin posé à la justice genevoise menace de nouveau de geler toute la procédure. Il met surtout le procureur face à un dilemme. Si ce témoin refuse de venir s’expliquer à Genève de son propre gré, faut-il l’y contraindre? Le Ministère public genevois doit-il s’engager dans une longue procédure de demande d’entraide avec la Grande-Bretagne pour aller recueillir son témoignage, alors que beaucoup, y compris au sein du parquet, estiment que ce dossier a déjà trop traîné?

La réponse est oui. Car plus l’enquête avance, plus l’intérêt grandit sur le récit de ce mystérieux témoin. Celui-ci devrait permettre de répondre à la question essentielle posée par l’affaire Madoff: pourquoi, face à une arnaque aussi crasse, les systèmes de contrôle d’une banque réputée comme Santander n’ont-ils pas fonctionné? Etait-il possible de déceler la fraude? Certains l’ont-ils comprise, et choisi de se taire par appât du gain?

Ce témoin s’appelle Rajiv Jaitly. Passé par l’Université agricole du Penjab puis celle de Londres, ce comptable de formation est devenu responsable en chef de l’évaluation des risques d’Optimal en 2006. A cette époque, la société genevoise gérait 5 milliards de dollars, dont plus de 3 avaient été placés en direct chez Madoff.

Très vite, avec d’autres collègues, Rajiv Jaitly avait posé des questions. De bonnes questions. Après une visite chez Bernard Madoff à New York, en février 2006, il avait noté que la société ressemblait plus à «une entreprise familiale cultivant le secret» qu’à un véritable fonds d’investissement. Il notait aussi que l’auditeur des comptes choisi par Madoff ne pouvait pas être considéré comme indépendant. Plus grave: Rajiv Jaitly s’étonnait qu’Optimal n’ait jamais obtenu la preuve que Madoff réalisait bel et bien les transactions boursières qu’il disait effectuer. «Optimal n’a jamais demandé à Madoff comment il effectue ses transactions, observait Rajiv Jaitly. Je ne vois pas de raison de ne pas le faire.»

Demande d’explications

La remarque était plus que pertinente. Soumis à de fortes pressions en interne, notamment du service juridique, Manuel Echeverria s’est finalement décidé à demander des explications à Bernard Madoff sur la façon dont il opérait. Dans un fax daté de septembre 2007, dont l’existence a été révélée par Le Temps en 2012, le Genevois s’adressait ainsi à l’escroc: «Comme je vous l’ai déjà dit, ceci touche à quelque chose que nous ne vous avions jamais demandé par le passé et (…) je respecterai votre décision de n’y répondre que partiellement, ou pas du tout.»
Bernard Madoff a refusé. Rajiv Jaitly a quitté Optimal et les affaires ont continué comme si de rien n’était jusqu’au 11 décembre 2008, avec le passage aux aveux du plus grand Ponzi de l’histoire. Lors de son procès aux Etats-Unis, le bras droit de Bernard Madoff a révélé que la pyramide s’était finalement écroulée après une ultime demande de retrait de 250 millions de dollars de la société Optimal.

Jusqu’ici, Rajiv Jaitly n’a témoigné qu’une seule fois en justice, dans le cadre d’une plainte collective lancée aux Etats-Unis contre Optimal et Santander par des clients lésés. Le comptable avait été interrogé par voie de commission rogatoire en Angleterre, où il travaille désormais comme expert indépendant. Mais le temps que cette déposition parvienne au tribunal américain, un juge avait déjà classé la plainte contre Optimal, arguant du fait qu’une autre procédure se déroulait en parallèle à Genève. La déposition de Rajiv Jaitly n’y a ainsi jamais été déposée à la Cour, et n’a donc jamais été rendue publique.

Selon nos informations, toutes les copies de la déposition auraient été détruites à la suite d’un accord passé entre les plaignants et Santander. Toutes ou presque. Une copie serait encore conservée dans les coffres des avocats américains de Santander aux Etats-Unis, mais ceux-ci refusent de la produire.

Aujourd’hui, les défenseurs de Manuel Echeverria et d’Optimal font tout pour empêcher que cette déposition tombe entre les mains du procureur genevois. Pour une bonne raison: son enquête est la dernière ouverte à ce jour sur les agissements d’Optimal. Et une personne s’y intéresse aujourd’hui particulièrement: Irving Picard.

Santander avait été un des tout premiers établissements à passer un accord amiable avec le liquidateur, en juin 2009, en lui rendant 235 millions de son fonds Madoff. C’était un très bon prix. A titre de comparaison, toujours à Genève, l’Union bancaire privée avait dû reverser près de 500 millions de dollars à Irving Picard en 2011.

Une éventuelle condamnation pénale de Manuel Echeverria pourrait tout remettre en question. Des clients lésés pourraient se retourner au civil contre lui et contre la banque, déclenchant une nouvelle vague de procès. Et Irving Picard pourrait du coup rouvrir le dossier Santander, réévaluant sa responsabilité dans la fraude.

Dans ce dossier, le meilleur allié des rabatteurs de Madoff semble être la lenteur de la justice genevoise qui, après cinq ans de procédure, ne parvient toujours pas à obtenir la déposition d’un des principaux témoins. Un proche de Manuel Echeverria se montre d’ailleurs confiant: «Pensez ce que vous voulez, nous sommes encore très, très loin d’une éventuelle condamnation.»
L’avocat de Manuel Echeverria, Saverio Lembo, n’a pas souhaité s’exprimer. Rajiv Jaitly n’a pas répondu à nos messages laissés sur son portable. Le procureur Marc Tappolet a lui aussi refusé tout commentaire, invoquant le secret de fonction. En décembre dernier, le parquet de Genève indiquait au quotidien Le Temps que l’instruction dans l’autre dossier Madoff, celui de la société Aurelia, allait se terminer «dans les prochains mois». Son porte-parole maintient aujourd’hui que la procédure serait «à bout touchant».

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Brendan Mcdermid / Reuters
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Courses populaires: les champions de la triche

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 05:59

Enquête. Taxi à mi-chemin, dossard échangé, planque dans les buissons: les Romands ne manquent pas d’imagination quand il s’agit de tricher dans les courses populaires.

Marie-Adèle Copin, Lea Jelmini, émilie Nasel et Guillaume Laurent

Il fait beau mais la température est fraîche en ce samedi de janvier 2012. Un temps parfait pour le Cross de Lausanne. Félix*, 47 ans, membre d’un club de footing de la capitale vaudoise, réalise une belle performance. Mais une mauvaise surprise l’attend à l’arrivée: les organisateurs l’accusent d’avoir triché. Selon eux, il n’aurait couru que sept des huit tours prévus. C’est l’un des membres de son club qui l’a balancé: Félix aurait réalisé un temps bien meilleur qu’à son habitude. «Avec le classement et les photos, il a été facile de déterminer qu’il avait triché», explique Alain Berguerand, directeur du Cross. «Il aurait très bien pu dire qu’il s’était trompé, ça peut arriver, mais, aujourd’hui, il continue de prétendre qu’il a fait le bon nombre de tours», s’irrite-t-il.

«Certains de mes collègues d’entraînement sont jaloux et ne me croient pas, se défend Félix. Je sais qu’ils font courir ces rumeurs sur moi.» En colère, le coureur affirme avoir réalisé cette performance après un entraînement sérieux. En 2012, les coureurs ne portaient pas de puce pour contrôler leur temps: sans la preuve qu’un contrôle électronique aurait pu apporter, la confrontation n’a pas mené à une disqualification. Les deux parties restent inconciliables.

Tout le monde connaît l’histoire du coureur qui prend le métro durant le Marathon de New York. La triche serait une pratique largement répandue, selon le New York Times, qui a recensé 71 coureurs disqualifiés lors de l’édition 2012 de la mythique course, dont au moins 46 qui auraient pris un raccourci. En Suisse romande, la triche est rare, mais elle existe. Grâce aux données publiques mises à disposition sur le site de Data­sport, l’entreprise principale de collecte des données lors de manifestations sportives, des incohérences apparaissent. En analysant huit courses sur un intervalle de deux ans, nous avons recensé pas moins de 19 cas suspects en 2013 et 26 en 2012. Echanges de dossard, mensonges sur l’âge, mystérieux bugs électroniques… Difficile de connaître les véritables raisons de la plupart de ces irrégularités.

Appât du gain

Certains coureurs se métamorphosent miraculeusement en gazelles sur les derniers kilomètres de la course. André*, par exemple, court les 37 premiers kilomètres du Genève Marathon en 3 h 25. Puis il se transforme en Speedy Gonzales et avale ses cinq derniers kilomètres en 19 minutes, un temps plus rapide sur cette dernière tranche de course que le vainqueur, qui s’est imposé en 2 h 15. Un résultat qui reste inexplicable, même pour Benjamin Chandelier, directeur de la compétition. Au final, quatre cas de triche ne font, selon les organisateurs, l’objet d’aucun doute.

A Bienne, les organisateurs se rappellent le cas de ce tricheur démasqué lors de la course des 100 km en 2010. Cette année-là, ils sont aux aguets et décident de le surveiller, après avoir été alertés par des collègues bernois sur son tempérament de fraudeur. Bingo, ça ne rate pas. Le participant ne prend pas le départ des 100 km et surgit de sa cachette à Aarberg, au 20e kilomètre. Pas de chance, il rejoint la mauvaise course et se retrouve parmi les coureurs du marathon et du semi-marathon. Résultat, il a trois minutes d’avance sur ses adversaires des 100 km. Une avance impossible selon les organisateurs, qui ont une petite idée sur les motivations du tricheur: le premier coureur qui passe Aarberg touche 1000 francs s’il termine la course dans les dix premiers. Le soupçon est confirmé par sa puce électronique qui n’a pas été enregistrée au départ. «Lorsqu’il a passé la ligne d’arrivée, en 3e position, nous l’avons confronté à l’arbitrage. Il était très fâché», se souvient Jakob Etter, président du conseil d’organisation des Courses de Bienne. Eliminé, le fraudeur menacera de saisir la justice, avant de ne plus jamais donner de nouvelles. Un cas comparable a été constaté en 2007.

Les courses romandes sont pleines d’anecdotes souvent amusantes. Certaines confirmées, comme celle de ce vieux coureur qui se cache régulièrement dans les buissons lors de compétitions vaudoises. Ou celle – qui relève plutôt de la légende urbaine – de ce tricheur qui n’hésiterait pas à sauter dans un taxi lors de la course Sierre-Zinal.

Si les organisateurs ne comprennent généralement pas la triche dans ce type de courses, qui relèvent plus d’un défi personnel que d’un résultat à proprement parler, la plupart prennent toutefois le sujet au sérieux et cherchent à lutter activement contre ces pratiques frauduleuses. Jakob Etter concède qu’il existe une «liste noire» informelle, sur laquelle figurent temporairement les noms de tricheurs récalcitrants, et que les organisateurs peuvent s’échanger. «Mais ces noms sont effacés au bout d’un moment et ces personnes ne sont pas interdites de course, juste surveillées», précise-t-il. Lorsque Josette Bruchez, organisatrice du Lausanne Marathon, remarque une irrégularité, elle n’hésite pas à contacter directement la personne concernée pour lui demander des explications.

Dans des cas extrêmes, la triche pourrait avoir de graves conséquences pour la santé. Exemple avec ces coureurs qui n’hésitent pas à se procurer le dossard de quelqu’un d’autre. Les plus malhonnêtes le font dans l’optique de courir dans une catégorie moins concurrentielle, et cela dans le but de réaliser un meilleur résultat. D’autres utilisent cette méthode en désespoir de cause, lorsqu’ils ne se sont pas inscrits à la course dans les délais. C’est le cas de Frank*, qui a couru le semi-marathon de Lausanne en 2012 avec le dossard d’une femme. «Je n’avais pas pu m’inscrire au semi-marathon dans les temps. J’ai alors récupéré le dossard d’une de mes collègues qui ne pouvait finalement pas participer à la course», explique ce sportif de 37 ans. Frank avait prévenu les organisateurs de cet échange. Mais, pour une raison qu’il ignore, ces derniers n’ont pas pu changer le nom sur le dossard. Il se retrouve alors parmi les disqualifiés de l’épreuve.

Des parents prêts à tout

S’il n’avait pas pris la précaution de s’annoncer et qu’il s’était grièvement blessé au cours de la course, les incidences de cette petite cuisine interne auraient pu être dramatiques car, en cas d’accident à la suite d’un échange non signalé, les organisateurs ne détiennent aucune information personnelle sur le coureur. «Les gens ne se rendent pas compte que si le coureur chute, se cogne la tête contre le trottoir et tombe dans le coma, on ne sait rien de lui et on ne peut pas contacter sa famille», s’inquiète Josette Bruchez.

Des risques qui ne concernent pas que les adultes, mais également les enfants. Toutes les épreuves possèdent une limite d’âge minimum, tenant compte du développement et de la santé des enfants. Toutefois, certains parents ne rechignent pas à frauder sur la date de naissance de leur enfant, estimant qu’ils «peuvent courir de longues distances», déplore Josette Bruchez.
Amélie* fait partie de ces parents. Elle avoue sans hésiter avoir menti plusieurs fois sur l’âge de son fils, Noé*, parce que lui-même le demandait. Une année, le garçon, alors âgé de 11 ans, était trop jeune pour courir le «semi» de Morat-Fribourg (7 km). «Mais il était en mesure de le faire, considère-t-elle. Il est champion de cross de son canton et s’entraîne quatre fois par semaine.» Après avoir été inscrit sous une autre date de naissance, son fils est arrivé dans les premiers des hommes. En courant avec le dossard de sa mère, Noé a également pu participer aux 10 km de Lausanne lors de l’édition 2012. Cette année-là, la distance pour laquelle il était inscrit a été annulée en raison du mauvais temps. Seulement voilà, il est arrivé troisième des femmes. Amélie a prévenu les organisateurs, qui l’ont disqualifiée.

«Courir des distances trop importantes trop jeune est très dangereux: une surcharge des structures en croissance peut mener à des lésions morphologiques et physiologiques importantes et irréversibles», avertit le docteur Stéphane Borloz, médecin spécialiste en médecine du sport à la Clinique Bois-Cerf de Lausanne. Mais Amélie est consciente de ce danger, qu’elle relativise toutefois concernant son fils: «Un enfant qui n’est pas habitué ou qui a des douleurs, il ne faut surtout pas le faire courir de telles distances! Mais les enfants qui font partie d’un club ont des entraînements et sont suivis par des médecins du sport.»

Bagarre entre familles

Pourquoi certains parents en arrivent-ils au point de prendre de tels risques pour leurs enfants? La réponse est simple, classique, et ne concerne pas seulement la course à pied: se réaliser à travers leur progéniture. «Je trouve plus dommageable un parent qui ne s’investit pas dans son enfant qu’un parent qui rêve qu’il soit capable de devenir un champion.» Quitte à en faire parfois une affaire personnelle; ainsi, l’année dernière à la course de l’Escalade, Amélie se rappelle avoir vu des parents en venir aux mains. La raison de la bagarre? Un papa aurait entraîné sa fille sur le bord du parcours jusqu’au dernier moment avant de la faire passer par-dessus la barrière à l’avant du peloton.

Amélie comprend que la tendance de certains parents à rêver à travers leurs enfants puisse choquer mais, en même temps, elle dénonce une forme d’hypocrisie: «Plein de gens critiquent; pourtant, quand on voit un Federer ou une Lara Gut, tout le monde applaudit. Mais ils ont travaillé pendant des heures en étant jeunes pour en être là où ils en sont!» «No pain no gain», dit l’expression. A presque en oublier que les courses populaires restent avant tout un loisir.

* Nom connu de la rédaction

Cet article a été réalisé par quatre étudiants de l’Académie de journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel. Cette formation de niveau master comprend notamment un cours de journalisme d’investigation, donné par Jean-Philippe Ceppi, producteur de l’émission de la RTS «Temps Présent», qui a supervisé ce travail.


Courez, vous êtes surveillés

Les résultats suspects peuvent être surveillés grâce aux données récoltées par Datasport. Cette entreprise, basée à Soleure, s’occupe de toutes les étapes de la course, des inscriptions à la publication des résultats sur l’internet. Grâce aux puces intégrées aux dossards des coureurs et aux contrôles intermédiaires installés sur la plupart des courses, Datasport prévient les organisateurs en cas d’irrégularités détectées. Si un coureur est trop rapide par rapport à la moyenne, s’il a manqué un contrôle intermédiaire ou s’il n’a pas franchi la ligne de départ, le système émet une signalisation automatique. «Ensuite, c’est aux organisateurs de savoir s’ils veulent ou non disqualifier le participant», précise Alexander Strauss, directeur de Datasport.

Les responsables rencontrés ne semblent pas tous voir le problème de la triche du même œil. A Lausanne, les irrégularités sont surveillées avec attention. «Nous essayons vraiment de combattre ce problème, souligne Josianne Bruchez. Chaque année, nous sommes sur le qui-vive.»

Aux 100 km de Bienne, la fraude est également contrôlée, mais de manière plus ciblée. Avec un millier de participants et sur un si long parcours, qui se déroule de nuit, difficile de débusquer tous les tricheurs. Ainsi, les organisateurs ne surveillent avec zèle que les premières dizaines de coureurs de chaque catégorie. «Après, si quelqu’un court en quatorze et non en quinze heures, ce sera son problème», sourit Jakob Etter.

A Genève, en revanche, les organisateurs estiment ne pas connaître ce type de problème, ou du moins ne s’en préoccupent que peu. «Des gens qui trichent, il y en a partout, estime Benjamin Chandelier, le directeur du Genève Marathon. «Mais je considère que ce genre d’épreuve est un défi envers soi-même: je ne vois pas l’intérêt de tricher.»

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Le piège des hypothèques à taux plancher

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 06:00

Eclairage. Il est de nouveau possible de s’endetter à moins de 2% pendant dix ans. Pourtant, l’obtention d’un prêt hypothécaire devient de plus en plus difficile. Et risquée.

Au téléphone, ce revendeur de prêts hypothécaires déborde d’enthousiasme: «Les taux d’intérêt sont historiquement bas!» Et, pour le démontrer, il propose aussitôt à son interlocuteur, propriétaire d’une maison en Suisse romande, les offres de deux compagnies d’assurances prêtes à reprendre un dossier à des taux d’intérêt difficiles à battre: 1,45% sur sept ans pour l’un, 1,69% sur dix ans pour l’autre. Avec, argument supplémentaire, la promesse de la prise en charge des pénalités que le client aurait à payer s’il dénonçait son contrat de prêt actuel. Pour un emprunt de 500 000 francs, cela représente des charges d’intérêt mensuelles de quelques centaines de francs par mois…

Et, même si l’offre définitive se révèle un peu moins favorable que les engagements du vendeur, les conditions de crédit restent extrêmement avantageuses. «Il est possible de souscrire à un prêt à dix ans à moins de 2% aujourd’hui», observe Roland Bron, directeur romand de VermögensZentrum, une société de conseil en gestion de fortune, à Lausanne (voir tableau). Etre propriétaire n’a donc pour ainsi dire jamais été aussi bon marché. Comment résister à de telles propositions?

Cependant, ce véritable cadeau fait aux ménages endettés survient au moment où les autorités fédérales – Départements des finances et de l’intérieur, Finma et Banque nationale – multiplient les obstacles pour l’octroi de prêts. Les candidats à la propriété immobilière doivent s’attendre à un vrai chemin de croix, d’autant que le niveau des prix extraordinairement élevé des logements fait peser un gros risque sur leurs épaules. Si la baisse, qui s’est engagée à la fin de l’an dernier dans les régions les plus chères, s’accentue, la situation pourrait vite devenir insupportable pour les ménages aux reins peu solides.

Les anciens propriétaires sont moins concernés. La plupart des nouvelles restrictions ne les concernent pas. Et leurs logements ont généralement pris de la valeur ces dernières années.
Pourquoi les taux d’intérêt baissent-ils?

Les taux d’intérêt sont au plancher de par le fait que la crise financière n’est pas terminée. Tout particulièrement en Europe où la Banque centrale européenne (BCE), inquiète d’un plongeon de la zone euro dans la déflation, continue d’arroser le système financier de liquidités créées tout exprès pour soutenir l’activité. Leur afflux a pour effet d’amener le loyer de l’argent à pratiquement zéro.

A cela s’ajoute la recherche, par de nombreux investisseurs, de placements sûrs. Ils sont inquiets des tensions entre la Russie et l’Occident sur fond de conflit en Ukraine ainsi que de l’instabilité au Moyen-Orient (Syrie, Irak, Gaza/Israël, Libye) qui pourraient mener un jour à une hausse des cours du pétrole. Des circonstances qui contribuent à déverser sur l’économie suisse des fortunes à la recherche d’abris. Les rendements des emprunts chutent. La Confédération a pu emprunter, début août, à 0,48%, deux fois moins que l’hiver dernier. Un niveau qui n’avait plus été vu depuis l’automne 2012.

Aussi les institutions financières cherchent-elles à parquer leurs liquidités ailleurs, par exemple en prêtant aux ménages qui investissent dans la pierre. Elles se livrent même à une dure concurrence. Les plus agressives sont les compagnies d’assurances, soumises à des réglementations financières moins sévères que les banques commerciales.

Dans l’ensemble, cette situation de taux de marché bas est appelée à durer. Tant que la conjoncture européenne ne décollera pas, la BCE fera tout pour maintenir les taux d’intérêt au plancher. La Banque nationale suisse (BNS) est forcée de suivre pour éviter une hausse du franc face à l’euro. Banques et assurances vont continuer de se livrer la guerre pour prêter aux individus. Mais des variations ne sont pas impossibles. Il suffit de quelques modifications de la réglementation financière ou d’un changement du sentiment des investisseurs pour que les taux d’intérêt se tendent de nouveau, influençant les taux hypothécaires. Aussi, il n’est pas dit que le plancher actuel tienne longtemps.

Est-ce le bon moment pour s’endetter?

Oui et non. C’est évidemment un moment favorable puisque les taux sont au plus bas. Attention, cependant, aux conditions. En l’occurrence, le moment est bien choisi pour conclure des contrats de prêts à taux fixe, de préférence prévus sur des durées très longues (de sept à dix ans), gage de stabilité au détriment des prêts à courte durée (moins de cinq ans). «Les conversions de contrats de prêts au Libor en contrats à durées longues s’accélèrent ces dernières semaines», note Roland Bron.

En revanche, le temps du taux Libor semble passé. Renouvelable tous les trois mois, celui-ci est extrêmement bon marché, mais il est susceptible de remonter rapidement. Et même s’il reste au plancher, la différence de taux entre un emprunt à trois mois et un prêt à dix ans est devenue très faible: moins d’un point de pourcentage. Pas sûr que cette tendance perdure.

Plus la situation financière du débiteur paraît fragile à la banque, plus drastiques sont les conditions que celle-ci est tentée d’imposer. Les jeunes ménages et les nouveaux emprunteurs, qui doivent faire leurs preuves, se voient généralement offrir des contrats moins favorables que les vieux débiteurs, surtout si leur credit history (leur historique) est sans tache. Ces éléments influent aussi sur la définition des autres conditions, à commencer par le montant de l’amortissement. Or, ce dernier va peser de plus en plus lourd sur le budget des débiteurs hypothécaires.

Les obstacles se multiplient

Renversant plus de vingt ans d’encouragement à l’accès à la propriété du logement, le Département fédéral des finances, la Banque nationale et la Finma ne cessent de multiplier les restrictions. Depuis 2012, les banques sont contraintes d’élever la couverture de leurs prêts par des fonds propres. Depuis 2013, l’emploi du 2e pilier est sévèrement limité pour la constitution des fonds propres, un tiers de l’emprunt doit être amorti dans les vingt ans et de façon linéaire, les frais d’accession à la propriété (constitutions de cédules, etc.), qui peuvent s’élever à plusieurs milliers de francs, ne peuvent plus être inclus dans un contrat de prêt. Et, dès septembre prochain, la durée du premier tiers de l’amortissement sera ramenée à quinze ans.

Ces mêmes autorités envisagent aussi d’obliger les nouveaux emprunteurs à payer chaque année au moins 5% de leur dette sous forme d’intérêt et d’amortissement. De nouvelles barrières pourraient être encore instaurées d’ici à la fin de l’année.

L’objectif de ces mesures vise à freiner la hausse des prêts hypothécaires, dont le volume a plus que doublé en dix ans pour dépasser le niveau fantastique de 660 milliards de francs (voir tableau). Un niveau qui place les Suisses parmi les ménages les plus endettés du monde avec les Néerlandais et les Danois. Aussi, la BNS voit dans cette explosion des prêts un risque pour la stabilité du système financier suisse dans son ensemble.

Cette explosion des prêts a contribué à pousser les prix du logement à la hausse, même si un ralentissement s’observe depuis 2011. Néanmoins, les prix ont encore augmenté de 2% en moyenne suisse au premier semestre de cette année, selon l’indice des bulles immobilières d’UBS.

Vice-président de la Banque nationale, Jean-Pierre Danthine a souligné, lors de la dernière conférence de presse de l’institution en juin dernier, les risques de cette évolution pour le système financier du pays: «La situation exige que les banques adoptent une politique prudente en matière d’octroi de crédits. Cela doit permettre de limiter leur potentiel de pertes futures, mais également de prévenir un accroissement des déséquilibres.»

En conséquence, les acheteurs potentiels peinent à décrocher des prêts de leurs banques qui, elles aussi, «sont devenues plus restrictives», relèvent plusieurs promoteurs. Les candidats à la propriété immobilière se faisant alors moins nombreux, les prix des logements progressent moins vite, quand ils n’ont pas commencé à baisser.

Cependant, dans les régions où les prix avaient le plus progressé, comme sur l’arc lémanique et dans la région zurichoise, le marché s’est inversé. «Les prix des logements de classe moyenne ont reculé de 5 à 10%», précise Etienne Nagy, directeur général du groupe Naef Immobilier à Genève. UBS constate que «dans la région du lac Léman et à Zurich, les prix restent sous pression».

Un jeu risqué

Les promoteurs immobiliers ne décolèrent pas de ce renversement du marché immobilier. «Le professeur Danthine a été contaminé par une bande de fonctionnaires dont la trouille est le maître mot», tonne le Vaudois Bernard Nicod. Il reconnaît certes qu’«il est très difficile d’être au bon endroit au bon moment». Mais les restrictions n’ont pas lieu d’être car «il n’y a pas eu de spéculation immobilière mais simplement des excès».

Les prix des logements haut de gamme (plus de 3 millions de francs) ont chuté de 30% dans certains cas, rappelle Etienne Nagy. Un tel plongeon peut mettre la situation d’un acquéreur récent en péril. Surtout si ce dernier a acquis son bien lorsque le marché était au plus haut, à la fin de l’an dernier. Imaginons qu’il l’ait obtenu avec un apport de fonds propres de 30% du prix d’achat (la norme en ce qui concerne ce type de bien), le reste étant de l’emprunt. La chute du prix a ramené la valeur de l’objet au niveau de la dette. La banque, inquiète pour son prêt, peut être tentée d’exiger un remboursement anticipé partiel. Cela se nomme un appel de marge.

«Jusqu’ici, nous n’en avons pas encore adressé», glisse un banquier. Les promoteurs contactés par L’Hebdo confirment. Mais cette situation pourrait rapidement changer si la baisse des prix se poursuivait, comme l’anticipe Patrick Delarive. Dans ce cas, les banques pourraient lancer des appels de marge auprès de leurs débiteurs les plus exposés.

Concrètement, cela prend la forme d’un bulletin de versement de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de francs, à honorer au plus vite, quelques mois, voire quelques semaines. Faute de quoi la banque peut réaliser le gage. Autrement dit: vendre la maison aux enchères et ne laisser à son client que la différence entre le prix de vente et le montant de sa dette. Si l’opération se passe mal, le client peut perdre toute sa mise de départ. Y compris la part de prévoyance professionnelle qu’il avait apportée comme fonds propres. Pire encore, il pourrait rester endetté auprès de sa banque. Cette situation pénible, de nombreux propriétaires l’ont vécue lors de la dernière crise immobilière, celle de 1991.

Un cauchemar qui ne devrait pas concerner les anciens propriétaires, à condition que la valeur de leur logement ait progressé ces dernières années. Et s’ils ont consciencieusement amorti leur dette, c’est encore mieux. Aussi, pour rester à l’abri, ils ne doivent pas céder à la tentation d’accroître leur endettement lors du renouvellement du contrat de prêt ou lorsqu’ils changent de créancier. D’autant qu’il est si facile et si séduisant de rajouter une tranche de 50 000 ou de 100 000 francs à une hypothèque pour changer de système de chauffage, installer des panneaux solaires, voire acheter une voiture neuve…

Une aubaine à accès limité

En quinze ans d’explosion immobilière, autorités et milieux professionnels ont atteint un objectif stratégique: accroître le nombre de propriétaires. Au tournant du millénaire, seulement un tiers de la population possédait son logement. Un taux qui a dépassé le seuil de 40% en 2012, selon les experts en immobilier, par défaut de statistiques à jour.

Il est néanmoins fort possible que l’on en reste là, du moins pour le moment. Les taux sont historiquement bas et ne devraient guère remonter. Mais l’arsenal de restrictions mis en place par Berne est en train de créer une césure dans le marché entre anciens propriétaires et candidats à l’acquisition d’un logement. Les premiers qui n’y sont pas soumis, et les seconds pour qui il est souvent trop tard pour franchir le pas. Cette césure se prolongera tant que les restrictions ne seront pas supprimées. Or, on n’en prend pas le chemin.

Les organismes de crédit, banques, assurances, caisses de retraite, etc., vont donc se battre sur un marché limité pour arracher des parts, à coups de pressions sur les taux d’intérêt. Ce sera sûrement tout bénéfice pour les emprunteurs existants alors que les autres ne pourront que difficilement en profiter. C’est bien connu, on ne prête qu’aux riches. Ces derniers recevront d’autres coups de téléphone enjôleurs des revendeurs de prêts hypothécaires.

yves.genier@hebdo.ch  @YvesGenier
Blog Rhonestrasse sur www.hebdo.ch


Les freins à la conclusion de nouvelles hypothèques ont été activés en dix-huit mois

Les quatre étapes de la grande restriction

Il y a moins de deux ans, obtenir un prêt était assez facile. Il fallait disposer de revenus au moins trois fois plus élevés que les charges d’intérêt et d’amortissement du prêt et apporter des fonds propres équivalant au moins à 20% de la valeur d’achat du logement convoité. Avec possibilité de les fournir via sa caisse de retraite. Destinées à empêcher une crise immobilière, ces règles se sont révélées insuffisantes face aux déséquilibres actuels. Pour encadrer la surchauffe, elles devaient être renforcées.

Les premières mesures sont prises en juin 2012 par l’Association suisse des banquiers (ASB) avec l’assentiment de la Finma. Elles limitent à 10% la part des fonds propres qui peuvent provenir des avoirs de retraite (LPP) et destinés à une nouvelle acquisition ou une augmentation de prêt. En outre, elle oblige les débiteurs à amortir le tiers de leur hypothèque en vingt ans.
En février 2013, la Finma prend une mesure technique pour renchérir le coût de l’octroi des crédits par les banques. Elle les contraint à constituer des réserves équivalant à 1% des prêts hypothécaires (pondérés du risque) qu’elles ont accordés, en plus des fonds propres qu’elles sont tenues de leur attribuer en temps normal. C’est le volant de fonds propres anticyclique.

En janvier 2014, le Conseil fédéral et la Banque nationale décident de relever d’un point de pourcentage supplémentaire ce volant de fonds propres. Désormais, les banques doivent couvrir leurs prêts hypothécaires par des réserves équivalant à 2% de ceux-ci.

Cela ne suffit toujours pas aux gardiens des marchés financiers. En juillet dernier, la Finma approuve une nouvelle autorégulation de l’ASB. La durée de l’amortissement du premier tiers de la dette est ramenée à quinze ans; le deuxième revenu d’un couple ne peut être pris en compte que si les emprunteurs sont codébiteurs solidaires; les banques doivent calculer leurs prêts sur la base de l’estimation la plus basse du logement servant de gage.

Et ce n’est pas fini: Berne prévoit d’introduire de nouvelles mesures, comme l’interdiction totale de l’emploi des avoirs de prévoyance, avant la fin de l’année, si le marché des prêts hypothécaires ne se détend pas.

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La chronique de Chantal Tauxe: crispations villes-campagnes

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Jeudi, 7 Août, 2014 - 06:00

Payerne n’est pas une ville, du moins si on se fie à l’actuelle définition de l’Office fédéral de la statistique (OFS) qui fixe la barre à 10 000 habitants. C’est bizarre, parce que la cité broyarde est connue comme telle depuis le Moyen Age. En revanche, issue de la fusion de neuf communes il y a cinq ans, Val-de-Travers, avec ses 10 870 âmes, jouit désormais de cette appellation. Absurde? L’OFS s’en est aperçu et réfléchit à l’introduction de critères de densité de population et de continuité urbanistique.

Cette clarification est attendue pour l’automne. Elle intervient sur un fond de crispations villes-campagnes que la classe politique laisse monter avec une coupable indifférence. A la traditionnelle lecture «röstigrabenesque» des résultats de votations s’est en effet substituée ces dernières années une analyse centres-périphéries, un brin technocratique, mais beaucoup plus politiquement correcte. Une grille de lecture plus recevable surtout car elle a l’immense avantage de ne pas ériger les Romands et les Alémaniques en irréductibles ennemis qui n’auraient plus rien à faire ensemble. Pourtant, souvent, les deux fossés se recoupent, la Suisse romande étant plus urbanisée dans son ensemble que la Suisse alémanique.

La tentative de camoufler les tensions tourne court. Une pétition intitulée «Régions de montagne: protéger, mais aussi utiliser» vient d’être lancée fin juillet par le lobby des régions de montagne, flanqué d’associations des guides de montagne, des profs de ski, des remontées mécaniques, mais aussi des patrouilleurs, de la Fédération suisse du tourisme, de l’USAM et de la Société suisse des entrepreneurs. Elle demande un développement accru des emplois et des infrastructures dans les zones dites «périphériques». Dans son viseur, l’obsession des citoyens citadins de «protéger les paysages» sans se soucier de ceux qui y vivent et les entretiennent. Obsession à l’œuvre lors des votes sur l’initiative Weber en 2012 et la loi sur l’aménagement du territoire en 2013 (qui était d’ailleurs un contre-projet indirect à une initiative pour la protection des paysages). On risque, écrit le lobby montagnard, «la scission du pays en une Suisse A des régions de plaine économiquement dynamiques, et une Suisse B enclavée dans les réserves naturelles, les régions rurales et de montagne». Le texte a déjà récolté près de 2500 signatures.

Sur fond de glaciers sublimes (qui ne voudrait pas les préserver?), ce nouvel appel à réveiller les Heidi et Peter qui sommeillent en nous néglige un détail: la solidarité confédérale ne va pas à sens unique. Les zones citadines ont parfois aussi besoin de soutien pour continuer à se développer et à générer la richesse qui – via la péréquation – irrigue les régions de montagne. Le 9 février, la compréhension des intérêts des villes a terriblement manqué. La Suisse des champs et des monts s’est effrayée d’une prétendue «immigration de masse» dont elle ne subissait guère les effets concrets, alors que les villes les plus densément peuplées d’étrangers ont majoritairement souhaité le maintien de la libre circulation des personnes, condition-cadre essentielle pour leur développement.

Les villes sont d’autant plus agacées que la révision en cours des calculs de la péréquation continue à mieux prendre en compte les charges géo­topographiques au détriment des charges sociodémographiques. En clair: les problèmes liés à l’altitude sont plus généreusement indemnisés que ceux liés à la concentration des cas sociaux dans les cités. L’Union des villes suisses (UVS) redoute également les pertes fiscales de plusieurs dizaines de millions de francs qu’entraînera la diminution de l’imposition des entreprises.

Dans une Suisse qui a pris l’habitude d’économiser sur les dépenses publiques sans plus réfléchir aux politiques publiques utiles que les impôts permettent de mener, la bataille de la solidarité financière va s’exacerber et déclencher un débat sur la représentation des uns et des autres au Parlement. «Les douze plus grandes villes de Suisse comptent autant d’habitants que les quatorze cantons les plus petits, soit près de 1,43 million de personnes. Ces cantons ont toutefois droit à la moitié des membres du Conseil des Etats», note l’UVS.

La ville de Zurich étudie de son côté la possibilité de se muer en demi-canton afin de pouvoir voter les lois qui conviennent à sa taille, et bénéficier d’un élu au Conseil des Etats.

Dans la Constitution, les villes ne sont rien – elles sont des communes comme les autres. Mais dans la Suisse du XXIe siècle, les zones urbaines captent trois habitants sur quatre et génèrent 84% de la création de richesse. Pour le salut de tous, il faudra un jour ranger nos chers volumes de Heidi sur l’étagère et se décider à tenir compte du vrai poids des villes.

chantal.tauxe@hebdo.ch

Twitter: @ChantalTauxe

Facebook: chantal.tauxe

Blog: «Pouvoir et pouvoirs», sur www.hebdo.ch

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Berne série d'été: la revanche de l’enfant maudit

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:45

Music-hall. Adrien Wettach avait quitté Bienne et la Suisse en mauvais garçon, ayant même purgé quelques jours de prison. Il y reviendra trente ans plus tard en artiste célébré dans toute l'Europe sous le nom de scène de Grock.

Quel contraste au faubourg du Lac,à Bienne! D’un côté de la rue, le siège de Swatch Group, numéro un de l’horlogerie dans le monde. De l’autre, un lieu abandonné, l’ancien restaurant Paradisli, qui attend des jours meilleurs. C’est ici qu’un certain Adrien Wettach, un ado qui ne voulait pas devenir horloger, a commencé ses guignoleries en 1893. Parmi les spectateurs, personne ne se doute alors que ce saltimbanque ne retrouvera sa ville chérie que trois décennies plus tard, tout auréolé d’une gloire célébrée dans l’Europe entière sous le pseudonyme de Grock.

L’arc jurassien a un peu perdu la mémoire de son enfant terrible. A Loveresse, une simple plaque rappelle la maison de sa naissance. Seule la commune de Reconvilier lui a dédié un monument dans un petit parc. C’est peu, mais pas vraiment étonnant en regard de sa biographie pour le moins agitée. «Il a commencé sa carrière à l’étranger, à Paris et à Londres notamment. Ce n’est qu’en 1927, lors de sa première tournée en Suisse, que ses compatriotes ont pu découvrir leur artiste déjà devenu la star de son époque», constate son petit-neveu, Raymond Naef, âgé de 66 ans.

Cette fin de XIXe siècle est une période de galère pour le jeune Adrien Wettach. L’horlogerie est en crise, forçant ses parents à déménager quatorze fois en dix-sept ans. Un véritable périple tout au long de la chaîne du Jura, du Moulin de Loveresse à Bienne, en passant par La Neuveville, Le Locle ou encore Villeret. Alors, le père alterne des boulots d’horloger plus ou moins qualifié avec la gérance de restaurants, au gré des faillites et licenciements.

Une chose est sûre: Adrien ne sera jamais horloger. Il tient tout juste six semaines dans un atelier où sa maladresse fait le désespoir du chef. En revanche, il révèle vite un talent d’acrobate et de musicien, dont les premiers témoins sont justement les clients du Paradisli, à Bienne. Avec sa sœur Jeanne, d’un an sa cadette, il joue sur des instruments de fortune, tape avec des cuillères en bois sur des bouteilles plus ou moins pleines, se contorsionne en homme serpent et mange même un plat de spaghettis avec les pieds. Le succès d’estime qu’il remporte l’oblige à avaler une deuxième assiette!

Un peu plus tard, bien que livré à lui-même – il ne reçoit qu’une petite vingtaine de leçons de piano et de violon –, il monte un numéro et fait la tournée des kermesses avec sa sœur. Pour gagner quelques centimes, il se livre, sur la place Centrale, à quelques acrobaties risquées sur le parapet de la Suze, petite rivière qui traverse Bienne. Un jour, il joue les funambules sur une corde tendue à 15 mètres de hauteur entre le Café du Jura et l’hôtel Schweizerhof.

A la rencontre du triomphe

Ah, Bienne! C’est une ville qu’il chérit dans ses Mémoires. Une cité hors norme, qui n’a pas peur d’accueillir forains et saltimbanques. Adrien décrit Bienne «comme la ville de ceux qui ont un cœur gros comme ça, mais qui sont tombés du char et sont restés au bord de la route», raconte Raymond Naef. Mais les années biennoises tournent mal. En 1897, Adrien, qui a rencontré un acrobate kleptomane, est accusé de complicité de vol et condamné à quelques jours de prison. C’en est trop. Craignant le pire, sa mère lui trouve une place de précepteur chez un comte en Hongrie.

C’est le début du conte de fées. L’artiste de cirque aux poches trouées, qui prend Grock pour nom de scène en 1903, rencontre son partenaire, Antonet, et passe au music-hall, faisant rire toute l’Europe à une époque où deux guerres sanglantes la déchirent. Il triomphe à Londres, mais aussi à Berlin et Munich: on lui reprochera beaucoup sa poignée de main à Hitler, le péché d’un artiste apolitique applaudissant naïvement celui qui l’applaudit.

Longtemps, la presse ignore sa nationalité, le croyant tantôt Français, tantôt Britannique. Jusqu’à ce qu’il confie à un journaliste helvétique qu’il est né dans le Jura bernois. En 1927, il revient en Suisse, adulé comme une star, trente ans après son exil sous la contrainte. L’ancien paria, désormais multimillionnaire, tient sa revanche.

Le passage à la légende

Aujourd’hui, il reste peu de traces de cet artiste surdoué dans l’arc jurassien. Son petit-neveu, Raymond Naef, et Dimitri lui rendent certes hommage dans une exposition, mais à Verscio, au Tessin (Mondo del clown, www.teatrodimitri.ch). Il y aurait cependant tant à dire sur cette personnalité riche en contradictions, à l’image du clown qu’il habitait. «Il était chaleureux mais aussi autoritaire; affectueux mais aussi bagarreur; généreux mais parfois avare; bon bourgeois et farfelu en même temps», résume Raymond Naef.

Certains de ses gags, celui du piano qu’il rapproche de la chaise, notamment, sont passés à la légende. Ses talents de musicien maîtrisant quinze instruments et de compositeur de plus de 200 mélodies ont fait dire à Jacques Tati qu’il était un «excellent musicien déguisé en clown». Sans parler de ce plurilinguisme dont la région est si fière: il parlait six langues couramment.
Et il suffit de retourner au Paradisli, de revoir, ne serait-ce que quelques secondes, la bouille du clown pour se convaincre que son «rire du siècle» ne s’éteindra jamais. MG


Grock

Né à Loveresse en 1880 et mort en 1959 à Oneglia en Italie. A l’âge de 17 ans, l’insoumis Adrien Wettach est exilé en Hongrie par ses parents. Sous le pseudonyme de Grock, il triomphe au cirque puis au music-hall et fait rire l’Europe entière avant de trouver la consécration en Suisse aussi.


A voir

Bienne
Le Paradisli et le funi

L’ancien restaurant est fermé. Il reste une enseigne à l’effigie du clown… et le rêve! L’occasion d’emprunter le funiculaire qui jouxte cette belle maison de bois pour gagner Macolin, la Mecque des sportifs d’élite.

Frinvilier
Le Restaurant des Gorges

Une auberge sympathique, prélude à une promenade romantique tout au long des gorges du Taubenloch pour rallier le quartier biennois de Boujean.
www.desgorges.ch
032 358 11 75

Bienne
Le Musée Neuhaus

Un bijou de petit musée situé sur l’allée de marronniers du faubourg du Lac. Plusieurs expositions permanentes consacrées à l’histoire de la ville et à quelques-unes de ses personnalités, dont l’écrivain Robert Walser.
www.nmbiel.ch
032 328 70 30

Malleray
La tour de Moron

Une tour hélicoïdale de 30 mètres de hauteur portant la griffe de l’architecte tessinois Mario Botta. Réalisée par 700 apprentis maçons, elle culmine à 1360 mètres d’altitude et offre un panorama extraordinaire, des Vosges aux Alpes, au sud.
www.tourdemoron.ch

Bellelay
Le Musée de la Tête de Moine

L’occasion de redécouvrir comment ce fromage, qui a conquis le monde entier depuis l’invention de la girolle, se fabriquait à l’ancienne chez les moines de l’abbaye de Bellelay.
www.domaine-bellelay.ch
032 484 03 16

Reconvilier
Le monument controversé

Ah! Reconvilier, sa foire de Chaindon, sa fonderie, «son» inventeur de la Swatch (Jacques Müller) et «son» Grock, car c’est dans cette commune que travaillait le père comme horloger à la naissance de Charles Adrien. En 1983, elle lui a dédié un monument de bronze signé Claude Tièche. Une œuvre moderne immortalisant le rire du clown, mais très décriée par la population, qui l’a rebaptisée L’ouvre-boîte.


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Ce monde de Meret  qui fascine les Bernois
Et si Lénine revenait  à Zimmerwald?
Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit

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Berne série d'été: Mani Matter, le penseur culte de Berne

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:46

Chanson. Pas un habitant de la capitale qui ne connaisse au moins un de ses titres. Quarante ans après sa mort, Mani Matter est plus populaire que jamais.

A Berne, Mani Matter n’a pas de place ni de rue à son nom. Juste une rampe qui conduit du bâtiment du Grand Conseil à un parking souterrain. Une cinquantaine de mètres en pente raide où personne n’habite. Mais les gens ne s’en offusquent pas. «Le plus important est qu’il soit resté dans nos cœurs», assure une vieille dame qui l’a encore vu sur scène. Pour sa part, un trentenaire n’a pas eu ce privilège, mais cite spontanément une dizaine de ses titres, découverts à travers un hommage que lui ont rendu de nombreux artistes de toute la génération des années 80-90 qu'il a influencée d’une manière ou d’une autre.

Ce chansonnier inspiré par Georges Brassens – on parlait français dans sa famille dont le père était Suisse et la mère Néerlandaise – a vraiment marqué les esprits dans la capitale fédérale. Impossible d’emprunter «l’allée Monbijou» sans imaginer ce tram 9 qui un soir quitte ses rails pour s’envoler dans le ciel dans la nuit noire. Impossible encore de passer devant le Palais fédéral sans penser à Dynamit, l’histoire d’un bourgeois fier d’avoir dissuadé un type louche de faire sauter le bâtiment en lui vantant les valeurs suisses. Mani Matter est même là où on l’attend le moins: au stade de Suisse, où les supporters des Young Boys encouragent leur équipe sur l’une de ses mélodies! Et, justement, après l’une des nombreuses défaites du club local, on repense à lui, lorsqu’il interrogeait ses concitoyens: «Pourquoi êtes-vous si tristes?»

Mani Matter a fait exploser tous les clichés sur les Bernois. En les voyant déambuler à une allure d’escargot sous les arcades un jour de marché, vous croyez qu’ils sont lourds et patauds, à l’image de leur patois guttural. C’est tout le contraire avec lui. Mani Matter a extirpé ce dialecte de son cocon folklorique. En ciselant des rimes riches, drôles et décoiffantes, il lui a conféré ses lettres de noblesse, celles d’une vraie langue aux yeux des Bernois.

Avec ses histoires toutes simples, Mani Matter émeut toutes les générations. En fait, il est plus qu’un chansonnier, il est un penseur. Mais un penseur qui renonce à toute provocation, en maître de la litote qu’il est. Il ne se prend surtout pas au sérieux: il a d’ailleurs toujours conservé son poste de juriste au service de la ville. Il pose les grandes questions sans avoir l’air d’y toucher. Dans sa chanson culte Hemmige, il dit ne croire en l’homme que parce qu’il a des scrupules, contrairement au chimpanzé.

Même Stefan Eicher, qui avait adapté ce texte dans son répertoire, n’en est pas revenu alors qu’il se produisait à l’Olympia à Paris. Lorsqu’il l’entonne dans le plus pur dialecte bernois, ses 2500 fans français en scandent les paroles qu’ils connaissent eux aussi par cœur, ignorant probablement leur auteur, tragiquement décédé dans un accident de voiture en 1972. «Je crois que là-haut sur son nuage, Mani Matter a dû esquisser un sourire», suppose Stefan Eicher dans le documentaire que Friedrich Kappeler a consacré au chansonnier bernois. Parce que ses textes ne sont pas que locaux, mais aussi universels. MG


Mani Matter

Chansonnier bernois né en 1936. Bien que révélant très vite un talent de poète et de musicien, il travaillera toujours comme juriste. Parallèlement, il enchante un public averti guitare sur
le ventre. Peu avant sa mort tragique en 1972, il donne près de 100 concerts par an.


A voir

Berne
Le Gurten

Mani Matter a grandi au pied de cette colline qui accueille plusieurs événements culturels très courus en été. Un funiculaire permet d’accéder facilement au sommet, avec en prime la vue sur le majestueux triptyque des Alpes bernoises: Eiger, Mönch et Jungfrau.
www.gurtenpark.ch

Berne
Les bains de Marzili
En été, c’est le rendez-vous incontournable des Bernois, que ce soit à la pause de midi ou le soir après le travail. L’occasion d’aller piquer une tête dans l’Aar en sautant depuis la passerelle de Schönegg.
www.badi-info.ch

Berne
Le zoo
Les Bernois adorent les animaux et les chansons de Mani Matter en sont pleines. En dehors du parc des ours, qui a coûté 24 millions, ils chérissent le zoo qui jouxte la forêt du Dählhölzli.
www.tierpark-bern.ch


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Ce monde de Meret  qui fascine les Bernois
Et si Lénine revenait  à Zimmerwald?
Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit

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Berne série d'été: et si Lénine revenait à Zimmerwald?

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:47

Politique. Le village où Lénine, Trotski ou le Bernois Robert Grimm réunirent des socialistes de pays ennemis pour mettre fin à la Première Guerre mondiale invite à la balade, mais ne porte aucune trace du père de la révolution russe.

Il avait froid, Vladimir Ilitch Oulianov, cette nuit de septembre 1915, dans ce dortoir improvisé au premier étage d’une maison à colombages plantée au cœur de Zimmerwald, village lové contre le doux flanc du Längenberg, qui descend gentiment vers le sud, colline par-ci, colline par-là.

Alors on a cherché, dans un home pour personnes âgées, des couvertures pour ce petit homme au front dégarni, comme pour les autres ornithologues qui participaient à un congrès international dans la commune. Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, était ornithologue et vous l’ignoriez? Non. L’ornithologie servit de camouflage. Une idée du militant socialiste bernois Robert Grimm, organisateur de la conférence de Zimmerwald, celle qui réunit il y a bientôt un siècle 38 membres de onze pays, issus d’une gauche opposée à la guerre qui faisait rage en Europe.

Pour approcher ce lieu mythique de la plus belle façon, prenez le tram 9 en gare de Berne puis, à Wabern, le bus postal 340. Sortez à Kühlewil, devant le home d’où venaient les couvertures qui ont réchauffé Lénine. Sur la gauche, empruntez le chemin qui monte et longe les champs de haricots et de patates puis, à droite, cap sur la petite forêt. A sa sortie, le Längenberg s’offre à vous jusqu’au lac de Thoune, comme un vaste cirque naturel dont les gradins s’appelleraient Stock­horn, Niesen et, plus loin, Eiger, Mönch ou Jungfrau. Avec dans vos oreilles le seul chant des oiseaux, descendez au centre du village. Et là, entre la maison communale et ledit Schlössli avec sa tourelle, vous voyez l’ancienne pension Beau-Séjour où se tint la conférence. Vous cherchez une plaque commémorative, la maison où aurait dormi Lénine? Peine perdue, cette dernière fut détruite. En 1971, le Grand Conseil bernois refusa de la sauver. Pas question d’honorer une conférence qui fut le berceau de la révolution bolchevique.

Ce n’est plus la guerre froide, le mur de Berlin est tombé, mais Zimmerwald ne porte toujours pas la moindre trace de Lénine. Au seul restaurant du lieu, le Löwen, la patronne est embêtée: «Pas une semaine ne passe sans que des gens de partout, Anglais, Allemands ou Russes, me demandent ce qu’ils peuvent visiter.» Et elle n’a même pas un dépliant. Dommage. D’autant plus que l’an prochain vivra le centenaire de cette conférence qui fut alors un acte de pacifisme. «Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre», dit le manifeste signé en conclusion. Lénine ne parvint pas à y ajouter un appel aux soldats de retourner leur arme contre leurs dirigeants.

Le maire Fritz Brönnimann rassure: «On réfléchit au centenaire.» Une voix s’élève du fond du restaurant: «Il y aura une pièce de théâtre!» Marco Morelli, clown, funambule et habitant du village, nous dira tout de cette pièce née sous la plume des auteurs bernois Ariane von Graffenried et Matto Kämpf. Alle Vögel sind schon da (Tous les oiseaux sont déjà là, titre de travail), coproduite avec une troupe russe, qui sera créée à Berne le 15 octobre au Schlachthaus Theater. Et ira, au printemps prochain, à Saint-Pétersbourg. Et… Zimmerwald? «On ne m’a pas encore approché directement, dit le maire. Ici, seule l’aula de l’école s’y prêterait.» Autrement dit, la commune n’exclut pas d’emblée une représentation de la pièce inspirée par le passage de Lénine sur ses terres. Une petite révolution. CB


Lénine

Vladimir Ilitch Oulianov (1870-1924) prend le pouvoir
en Russie en octobre 1917 après avoir mené l’insurrection des bolcheviks. Et donne naissance à la Russie soviétique, qui débouche ensuite sur la création de l’URSS.


A voir

Zimmerwald
Gasthof Löwen
Cette auberge à colombage trône au milieu du village depuis trois cent cinquante ans. Sur de solides tables de bois massif, elle sert de la cuisine bourgeoise, dont une salade de museau de bœuf.
www.loewen-zimmerwald.ch, vacances jusqu’au 12 août

Zimmerwald
Ferme de la famille Streit

En face de l’église, à deux cents mètres en dessous de l’observatoire astronomique d’où la vue glisse jusqu’au lac de Thoune, cette superbe ferme en bois de 1844 offre un appartement dans le «Stöckli», la petite maison destinée traditionnellement aux grands-parents, et plusieurs chambres dans la ferme.
www.agrotourismus.ch ou 031 819 54 14, fermé lundi et mardi

Oberbütschel
Restaurant Bütschelegg

Un des plus beaux points de vue de la région sur les Alpes et les Préalpes. Bâtisse en bois posée à 1000 mètres d’altitude, immense terrasse à l’ombre des châtaigniers et des tilleuls, jeux pour enfants. Plats bourgeois ou tamouls. A 10 minutes en voiture de Zimmerwald ou 1 h 30 à pied.
www.buetschelegg.ch, ouvert tous les jours l’été


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Ce monde de Meret  qui fascine les Bernois
Et si Lénine revenait  à Zimmerwald?
Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit

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Berne série d'été: ce monde de Meret qui fascine les Bernois

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:48

Art. La molasse vert-de-gris vibre encore de la passion que la ville voue à cette fille inclassable, libre comme l’air: l’artiste Meret Oppenheim, née il y a cent un ans, morte en 1985.

Si vous saviez… ce que cache cette capitale fédérale sous sa tranquille apparence, ce qui se trame sous ses alcôves de molasse, peut-être éliriez-vous domicile à Berne. Au 74, ruelle de la Justice par exemple, où, une nuit de mars 1959, une belle femme libre proposa à quelques amis réunis au Restaurant du Commerce de dresser un repas sur le corps d’une femme nue. Elle s’appelait Meret Oppenheim. Elle a alors passé à l’acte.

Entrez et prenez place sur un des bancs de bois usé du Commerce, qui sert toujours des mets espagnols. Demandez le livre où Meret raconte, page 14, cette œuvre qu’elle appela Le festin de printemps: «La jeune fille s’étendit sur la table… Sa tête fut couverte de roses et de mimosa, et des fruits confits de toutes les couleurs en jaillissaient jusqu’aux épaules. Sur les cuisses, j’avais disposé les langoustes vides, les antennes pointées vers le haut… Sur la poitrine, à droite et à gauche, de la crème fouettée avec des copeaux de chocolat ou du coulis de framboises, le tout parsemé de violettes glacées.» Puis mêlez-vous à une soirée bernoise. Si certains hôtes ont dépassé la soixantaine, ils vous raconteront «leur» histoire avec Meret. L’un a osé un compliment et reçu un autographe. L’autre, à 18 ans, au bout d’une de ces fêtes légendaires qui se prolongeaient dans quelque appartement de la vieille ville, se serait vu proposer: «Allons au lit!» Il se souvient s’être alors déshabillé pour passer plusieurs heures… à parler avec l’artiste.

Née à Berlin d’un père médecin, juif et Allemand, et d’une mère Suissesse, elle passera la majeure partie de son enfance en Suisse. A Bâle, à Delémont où vivent ses grands-parents, mais
aussi à Carona, où ils possèdent une maison, dans ce Tessin qui attirait les artistes, dont sa grand-mère. A Carona, où elle gardera toute sa vie ancrage et atelier, l’adolescente côtoie Hermann Hesse, époux de sa tante, ou Hugo Ball. Et puis, à 18 ans, Meret part à Paris avec son amie, la peintre Irène Zurkinden.

Elle osait, Meret, elle a toujours osé, très jeune déjà La beauté et la liberté de la jeune femme créent l’émoi parmi les surréalistes. Fine, un air androgyne, elle inspire, pose pour Man Ray, crée elle aussi. Son visage, comme son corps nu, fait le tour du monde. Elle expose avec Alberto Giacometti et Hans Arp, fréquente les Breton, vit un amour fou avec Max Ernst. Puis elle recouvre une tasse et sa soucoupe de fourrure que le MoMA, Museum of Modern Art de New York, achète. Ce Déjeuner en fourrure devient emblématique de l’objet détourné des surréalistes, et sa créatrice une icône. Elle n’a que 23 ans.

En écho à cette période féconde, vous trouverez actuellement quelques œuvres qui s’échangent comme des clins d’œil au Musée des beaux-arts, à cinq minutes de la gare. Au premier étage, dans la partie nouvelle, une sculpture d’Alberto Giacometti saute aux yeux, entourée de tableaux de Meret Oppenheim. Elle-même côtoie Max Ernst, l’amour d’antan, avec une œuvre qu’il lui avait offerte: des verticales de couleur courent sur un petit carré de carton ondulé. Un ange passe. Il vous emporte doucement hors du musée pour vous rappeler qu’entre le Paris des années 30 et la reconnaissance en Suisse, la roue de l’histoire a déraillé. Et entraîné avec elle la jeune artiste. Son père, Allemand, ne peut plus exercer en Suisse. L’argent manque, elle doit rentrer. Suivra une longue période de crise et de vaches maigres.

En Suisse, Berne devient son port d’attache dans les années 40. Meret épouse un musicien, Wolfgang La Roche, qui devint commerçant. Un mariage d’amour durable où chacun vit ses liaisons, l’artiste aimant les hommes et les femmes. Surtout, la capitale foisonne d’autres aventuriers qui défrichent des terres nouvelles, à la Kunsthalle puis au Musée des beaux-arts: Bruce Nauman, Mario Merz, mais aussi Tinguely ou Oppenheim. Elle redevient icône, modèle pour de nombreuses jeunes femmes artistes qu’elle appelle à oser l’indépendance, convaincue que l’art est à la fois masculin et féminin: «La liberté n’est donnée à personne, il faut la prendre», dit-elle en 1975.

Veuve, elle vivra ses dernières douze années dans un bloc sans charme, Zieg­lerstrasse 30, un carrefour bruyant mais un vaste attique où elle travaille du matin au soir, comme nous le racontent les Bürgi, Christoph et Dominique, ces amis de toujours qui possèdent la plus grande collection privée d’œuvres de Meret Oppenheim.

Si les Bernois ont beaucoup fantasmé sur les nuits de Meret, ils ignorent souvent que sa vie fut surtout faite de labeur. Qu’elle a peint, scié, cloué et même jardiné comme une artisane, écrit et pensé comme une intellectuelle, entrecoupant ses journées d’exercices de gymnastique. Avec rigueur et discipline.

De ce travail, les Bernois connaissent surtout la fontaine qui se dresse sur la Waisenhausplatz, à un jet de pierre du Musée des beaux-arts. De cette colonne de béton entourée de deux spirales, l’une parcourue de plantes, l’autre d’un filet d’eau, a jailli une vive polémique au début des années 80. Les Bürgi s’en souviennent: «Meret ne pouvait plus sortir sans qu’on l’interpelle à son propos. Il y avait ceux qui l’adoraient et ceux qui l’abhorraient.»

Aujourd’hui, dans la capitale, chaque adolescent, chaque commerçant vous dira qu’il connaît Meret Oppenheim, «celle de la fontaine». Et si les avis divergent devant ses excroissances de calcaire recouvertes de mousse et piquées d’une grande variété de plantes, en hiver en revanche la tour-fontaine prise dans ses longs glaçons enchante tout Berne. Comme si sa créatrice élevait soudain l’art au-dessus de la mêlée, dans un monde où la poésie l’emporterait. CB


Meret Oppenheim

L’écrivaine, peintre et plasticienne surréaliste, née le 6 octobre 1913 à Berlin, s’impose très vite dans le milieu de l’art. A 23 ans déjà, elle voit sa première exposition individuelle organisée, à Bâle. Et elle n’a que 54 ans quand une première rétrospective lui est consacrée à Stockholm. Elle décède en 1985, d’une crise cardiaque.


À voir

Berne
Restaurant du Commerce

Petit, chaud, avec un aquarium au milieu, ce légendaire rendez-vous des artistes n’a pas bougé. Spécialités espagnoles et portugaises à déguster, en été, sous de fraîches arcades.
Gerechtigkeitsgasse 74, www.restaurant-commerce.com, fermé le dimanche

Berne
Brasserie Bärengraben
Autre resto apprécié de Meret Oppenheim, il est posé au bout du pont qui quitte la vieille ville, à gauche, en face du parc des ours. Tables nappées de blanc. Plats de brasserie savoureux. Tenu par le Jurassien Edy Juillerat.
Grosser Muristalden 1, ouvert tous les jours
www.brasseriebaerengraben.ch

Berne
Showroom
Au rez-de-chaussée de l’immeuble où l’artiste vivait et travaillait en attique, ce tout nouveau restaurant sert les créations de la patronne, une autodidacte enthousiaste et enthousiasmante. Carrefour bruyant, mais intérieur accueillant pour l’œil et les papilles.
Zieglerstrasse 30 (au croisement de la Schwarztorstrasse), 076 366 42 40, ouvert du lundi au vendredi, du matin tôt jusqu’à après le repas de midi, jeudi ouvert jusqu’au soir

Berne
Das Lehrerzimmer
Juste à côté (côté gare) de la fontaine de Meret, dans l’école devenue centre culturel, le PROGR, avec ateliers, galeries, salle de concert, l’ancienne salle des maîtres offre menus à midi et petite carte le soir. Cuisine simple, beaucoup de produits régionaux et biologiques. Et une ravissante terrasse sous les marronniers.
Waisenhausplatz 30, 077 426 22 32, fermé le lundi

Berne
Kunstmuseum Bern
Meret Oppenheim a légué un tiers de sa succession artistique au Musée des beaux-arts de Berne. «Elle tenait à ce qu’il dispose d’une belle collection», précise Dominique Bürgi, chargée par l’artiste de composer un catalogue raisonné de ses œuvres et de distribuer son patrimoine artistique. Actuellement, de nombreuses pièces manquent, prêtées pour la rétrospective qui a passé par Vienne, Berlin et Lille.
Hodlerstrasse 8, www.kunstmuseumbern.ch, fermé le lundi


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Et si Lénine revenait  à Zimmerwald?
Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit

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Berne série d'été: dans les pas de...

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:49

Evasion. Quoi de mieux pour découvrir une région que de chausser les lunettes de personnages illustres du passé qui y sont nés ou y ont vécu des moments essentiels de leur destin? Nous sommes partis en balade sur leurs traces pour retrouver le supplément d’âme qu’ils nous ont laissé en cadeau. A vous le tour!

Textes Catherine Bellini et Michel Guillaume

Photos Lea Kloos


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Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit


Valais 10 juillet – Fribourg 17 juillet - Genève 24 juillet – Neuchâtel 31 juillet - Jura 7 août – Berne 14 août

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Quand l’aménagement urbain est conçu pour chasser les gêneurs

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:50

Eclairage. Bancs au confort dissuasif, piques métalliques sur les murs, musique irritante: les lieux publics sont de plus en plus souvent adaptés afin d’éloigner skateurs, toxicomanes ou squatteurs. Une pratique controversée.

Benjamin Keller

Fin d’après-midi pluvieuse à Berne. Sur la Waisenhausplatz, proche de la gare, des enfants chantent en chœur. Leurs parents assistent au spectacle debout. Ils ne peuvent pas s’asseoir: sur le rebord de la vitrine de la banque Raiffeisen qui jouxte la place, des piques menaçantes, un peu comme celles utilisées pour chasser les pigeons, ont été installées. Dans les rues environnantes, de nombreux magasins ont opté pour la même solution radicale. «Les gens sont contraints de s’asseoir par terre!» déplore Jenny Leuba, représentante romande de Mobilité piétonne, l’association suisse des piétons, qui s’élève contre ce type d’aménagements dissuasifs et les photographie à chaque fois qu’elle en rencontre. Sa collection d’images ne cesse de grandir.

«Le mobilier urbain contraignant est courant en Suisse», regrette la spécialiste. La situation fait écho à la polémique qui a éclaté en juin dernier sur l’internet, après la publication d’une photo de tiges métalliques fixées au sol de l’entrée d’un immeuble londonien afin d’en éloigner les clochards. En Suisse, ce ne sont pas les sans domicile fixe qui dérangent. Michel Cornut, chef du Service social de Lausanne, indique n’avoir pas connaissance d’architecture les ciblant spécifiquement: «Contrairement à d’autres pays européens, nous n’avons que très peu de sans-abris.»

«Ce sont plutôt les skateurs ou les squatteurs qui sont visés», dit Jenny Leuba. Exemple à Lancy, près de Genève: à la place des Ormeaux, inaugurée il y a deux ans, de grosses pièces métalliques ont été placées sur les bancs en bois pour empêcher de «slider». «C’est pour préserver le bois qui s’use très vite», tente de justifier Dominique Guéritey, responsable du Service des travaux et de l’urbanisme de la commune. Pourtant, l’arête est déjà protégée par une équerre métallique sur toute la largeur. «Des bancs de ce type, il y en a partout, relève Jenny Leuba. Ils sont souvent situés dans des lieux ratés qui n’ont pas de vie. On en trouve notamment dans le nouveau quartier Tribschenstadt à Lucerne, mais aussi à La Chaux-de-Fonds. Pourtant, les skateurs amèneraient au moins un peu d’animation…»

Chasser les marginaux

Les toxicomanes et les squatteurs sont aussi ciblés. A la Riponne, à Lausanne, la municipalité a misé sur des animations – kiosque à crêpes, stands, champ de fleurs éphémères – pour se réapproprier la place. A la gare de La Chaux-de-Fonds, les CFF se sont donné une mission culturelle en diffusant, durant les heures d’ouverture, de la musique classique à plein volume en certains endroits où les démunis avaient tendance à s’attarder. Le dispositif est peu apprécié: un haut-parleur a été saccagé, puis remplacé. «Il s’agit d’un essai local pour améliorer le confort en gare», explique Frédéric Revaz, porte-parole des CFF.

La dissuasion n’est pas toujours aussi directe. De plus en plus de villes installent des bancs avec accoudoirs pour faciliter la vie des personnes à mobilité réduite. Mais lorsque les accoudoirs sont placés au milieu, ils empêchent avant tout de s’y allonger. Les SDF du métro parisien le savent bien. A Lausanne, des bancs avec accoudoirs au centre ont été déployés depuis le début de l’année. «Ils n’ont pas été prévus pour empêcher de s’y coucher», assure Nicole Christe, cheffe du Service d’architecture lausannois. Elle admet néanmoins que «cela fait d’une pierre deux coups, l’usage premier du banc restant de s’asseoir». La responsable ajoute que, dans la capitale vaudoise, les bancs sont souvent conçus spécifiquement pour leur emplacement et ont pour priorité d’être fonctionnels, robustes, adaptés aux besoins de tous et à la pente.

Le mobilier peut également exclure par son absence. Dans certaines gares romandes, comme à Genève, on ne trouve aucun banc en dehors des quais et des salles d’attente (dont l’utilisation est autorisée uniquement avec un titre de transport valable ou pour accompagner et attendre des voyageurs). A Lausanne, la porte-parole des transports publics, Valérie Maire, indique que le nombre de sièges du M2 a été volontairement limité «pour éviter d’attirer d’éventuels squatteurs»: «les appuis ischiatiques («appuyé-debout», ndlr) permettent d’offrir un point d’appui sans pouvoir constituer un «lit», en plus d’être très économes en mètres carrés.

Les cafetiers et restaurateurs font aussi pression pour éviter que des bancs publics ne soient installés devant leurs terrasses, afin de ne pas subir de concurrence. «C’est assez fréquent, dit Astrid Bucher, cheffe des aménagements urbains au Service des routes et de la mobilité à Lausanne. Nous tenons compte des demandes mais nous devons essayer de répondre à tous les besoins.»

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Concentré de moto

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:51

Zoom. Pour ses 90 ans, BMW a sorti un modèle dépouillé qui cite avec classe son propre passé.

C’est encore une histoire de Première Guerre mondiale. A la suite du traité de Versailles, BMW a été contrainte de renoncer à la construction de moteurs pour l’aviation. Cherchant un nouveau débouché, la Bayerische Motoren Werke a sorti sa première moto en 1923. Une machine étonnante, stylée, au moteur bicylindre à plat et à la transmission par cardan. Nonante ans plus tard, pour commémorer cet anniversaire, BMW propose son modèle R nineT, l’une des plus splendides bécanes de sa longue histoire. Laquelle s’est immédiatement arrachée, au point qu’il n’en reste plus une à vendre en cette année 2014.

Cette nineT dépouillée, sans carénage aucun, cite avec habileté le passé avec son moteur boxer, ses roues à rayons, son phare rond en tôle d’acier, ses deux silencieux superposés sur le côté gauche, semblables à ceux des BMW de course des années 60. Pour être rétro-cool, le modèle embarque la fourche dorée et inversée de son hypersportive S 1000 RR, un ABS, des freins à disques 4 pistons, des pièces de magnésium ou encore un volet acoustique commandé par un servomoteur électrique pour produire un son plus que guttural.

Surtout, la moto affiche un cadre à treillis en quatre parties qui permet de la configurer à loisir. Selle, pneumatiques, accessoires, garde-boue, silencieux, tout s’ajoute ou se soustrait sur la nineT, selon la tendance actuelle à la personnalisation extrême. Des Etats-Unis à l’Europe, de nombreux préparateurs et stylistes ont conçu leurs propres pièces pour la nineT, en collaboration avec la marque de Munich.

Dans sa version d’origine noire et brute, le modèle est léger pour une BMW (222 kg), d’habitude pesante. Le choix des matériaux, le traitement des surfaces, les détails de finition comptent parmi les meilleures propositions du moment.

Sur route, le couple du bicylindre 1200 cm3 fait merveille, comme la transmission douce et le guidage précis. Tout invite à la balade sereine plutôt qu’aux performances qui plaisent tant aux radars. Revers de la médaille bavaroise: la selle mince est esthétique, mais très inconfortable à la longue. Le prix de 17 000 francs n’est pas non plus supergemütlich.

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Deux tiers des Américains vivent dans une zone de non-droit

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:52

Enquête. Paranoïaques, les Américains, depuis le 11 septembre 2001? Les Etats-Unis entretiennent désormais une sorte d’état d’urgence où la Constitution est bafouée chaque jour. Comme les immigrants clandestins, des millions de résidents sont ainsi les cibles d’une surveillance permanente.

Todd Miller

Menottée dans le dos, Shena Gutierrez attend dans la salle d’interrogatoire de Nogales, Arizona, quand l’agent de la Customs and Border Protection (CBP) ouvre le sac à main de la jeune femme et le vide par terre, à ses pieds. C’est une illustration crue du recul de la Déclaration des droits que vivent les régions frontalières américaines depuis le 11 septembre 2001. Le sac de Shena contenait toute sa vie: des photos de ses enfants, des documents, des cartes de visite et de crédit. Et des photos de son mari, Jose Gutierrez Guzman, que les agents de la CBP ont si brutalement battu en 2011 qu’il en a gardé des lésions cérébrales définitives.

«S’il vous plaît, arrêtez de marcher sur mes photos», supplie Shena, qui porte un T-shirt avec l’inscription «Stop Border Patrol Brutality». Ce jour-là, à son retour du Mexique, elle a été arrêtée à Nogales, un des points d’entrée vers les Etats-Unis. Elle ne doute pas que l’agent Gomez piétine le contenu de son sac en réponse à son T-shirt, preuve de son militantisme. Peut-être que ce qui dérange le plus Gomez, c’est la photo du mari de Shena à l’hôpital, qu’elle porte sérigraphiée sur son maillot: son crâne à demi enfoncé parce que les médecins ont dû lui retirer une partie de la boîte crânienne, des brûlures de taser sur la poitrine et les bras, une dent manquante et les deux yeux au beurre noir. On ne le voit pas sur la photo, mais deux agents de la Homeland Security (Département de la sécurité intérieure) lourdement armés l’encadrent à l’hôpital pour éviter que ne s’enfuie, dans son demi-coma, ce père de deux enfants, chanteur dans un groupe populaire de Los Angeles.

Les histoires comme celle de Jose Gutierrez Guzman sont de plus en plus banales aux Etats-Unis, qui procèdent désormais à des expulsions de masse. Bien qu’il ait grandi dans ce pays (sans papiers), il est né au Mexique. Après avoir reçu une convocation des Services de l’immigration, il est promptement arrêté et expulsé. Plus tard, des agents de la CBP l’ont attrapé à San Luis, Arizona, alors qu’il tente de rejoindre sa femme et ses enfants.

«Cessez de piétiner mes photos!» L’agent Gomez la regarde et dit: «Vous croyez que nous sommes comme ça, que nous commettons des abus.» Il se joue dans cette salle une scène post-11 septembre. L’enjeu, c’est les droits usuels proclamés pour protéger les Américains de fouilles, d’interrogatoires et d’arrestations arbitraires. De telles intrusions dans la vie des gens ont certes augmenté aux frontières après les attentats du 11 septembre mais, depuis, elles se sont étendues à l’intérieur du pays. Autrement dit, de telles intrusions qui, naguère, auraient été qualifiées d’anticonstitutionnelles se multiplient loin des frontières.

Ce qu’on appelle la frontière a été élargi à 100 miles à l’intérieur du pays, soit à 160 kilomètres, le long des 3200 kilomètres de frontière sud, des 6400 kilomètres de frontière nord et des deux côtes océaniques. Ainsi, cette région «frontalière» concerne les deux tiers de la population américaine, soit plus de 197 millions de personnes. L’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) l’appelle la Constitution-free zone, une zone où les droits constitutionnels ne s’appliquent pas. La «frontière» a dévoré des Etats entiers comme la Floride et le Maine, ou encore une bonne partie du Michigan.

Pleins pouvoirs

Sur ces vastes territoires, la Homeland Security peut ordonner des patrouilles disposant de larges pouvoirs extraconstitutionnels sous prétexte de sécurité nationale, de répression de l’immigration et de lutte contre la drogue. Ainsi, ses agents de la Border Patrol (patrouille douanière) peuvent instaurer des contrôles routiers et utiliser de puissants drones équipés de caméras et de radars. Ils ont encore le droit, sur une bande de 40 kilomètres à partir de la frontière, de pénétrer sans mandat dans toute propriété privée. Dans ces régions-là, la Homeland Security peut vous attendre en tout temps au coin de la rue.

«Les checkpoints de la Border Patrol et les patrouilles mobiles sont l’incarnation physique de la NSA, la National Security Agency, dit James Lyall, avocat de l’ACLU en Arizona. Cela inclut, pour ces agents fédéraux qui n’ont de comptes à rendre à personne, des rafles massives et la possibilité, sans le moindre soupçon d’actes illicites, de s’en prendre à d’innocents Américains.»

Avant d’être arrêtée et menottée sans autre forme de procès, Shena a raconté à des camarades militants l’histoire de son mari: onze agents de la CBP ont «maîtrisé», comme ils l’écrivent dans leur rapport, Jose Gutierrez Guzman, qui «frappait sa tête contre le sol», dans l’espoir sans doute que l’hôpital diagnostique un «traumatisme causé par des coups». Jose a été aussi visé à plusieurs reprises par un «système de contrôle électronique», soit un taser. Il a été battu si sévèrement que, trois ans plus tard, il souffre toujours de crises.

«Cessez de marcher sur mes photos!» s’écrie Shena une fois encore. L’agent Gomez se contente de demander: «Allez-vous nous rendre la vie difficile?»

Budget de 61 milliards de dollars

Quand Shena Gutierrez me raconte dans le détail sa mésaventure, y compris ses cinq heures de détention à la frontière, sa voix tremble d’une émotion née sans doute de ce que l’ancien fonctionnaire du Département d’Etat Peter Van Buren appelle dans un livre «l’ère postconstitutionnelle». Nous vivons en ce moment dans un temps où, comme il le dit, «le gouvernement aurait aussi bien pu donner un coup de canif à l’exemplaire original de la Constitution conservé aux Archives nationales, puis chiffonner le Quatrième amendement et le jeter à la poubelle». Le modèle de cette ère nouvelle, avec tous les abus qu’elle permet à l’autorité, se trouve dans cette zone frontière élargie à 160 kilomètres.

Cette zone a commencé à voir le jour grâce à une série de lois adoptées dans les années 40 et 50, quand la Border Patrol n’était qu’un embryon doté d’un budget minuscule et de 1100 agents. De nos jours, la CBP compte plus de 60 000 fonctionnaires. Selon le constitutionnaliste John Whitehead, le Département de la sécurité intérieure, créé en 2002, se bâtit impitoyablement «une armée en alerte sur le sol des Etats-Unis». Il dispose d’un budget de 61 milliards de dollars, emploie 240 000 personnes, déploie des unités de police militarisée, accumule des munitions, espionne les supposés activistes, construit des centres de détention. En uniforme, la CBP en est la composante la plus visible. Elle dispose de 280 navires, de 250 avions et de 1200 agents pour les piloter.

Sur la frontière, jamais on n’a vu autant de kilomètres de murs et de barrières, un tel éventail de caméras sophistiquées capables d’opérer même de nuit. Capteurs de mouvements, systèmes radars et autres drones livrent leurs informations à des centres de contrôle. Sur une profondeur de 160 kilomètres. Dans les années post-11 septembre, la frontière est aussi devenue le territoire où les fabricants d’armes proposent leurs équipements de guerre pour les missions de la Homeland Security. Le tout a créé une situation de champ de bataille, avec une machine à réprimer, incarcérer et expulser les personnes nées à l’étranger (ou qui ont une tête à être nées à l’étranger). Le dispositif évoque celui qui, durant la Seconde Guerre mondiale, a conduit les Japonais, pour la plupart naturalisés Américains, dans des camps d’internement, mais cette fois dans une mesure jamais vue. Bien sûr, une vague de plaintes pour abus physiques et verbaux de la part des agents de la Homeland Security a suivi.

Il résulte de tout cela un état d’exception de basse intensité qui fait des territoires frontières une zone mûre pour des expérimentations extraconstitutionnelles, une zone où non seulement des immigrants clandestins mais aussi des millions de résidents sont les cibles d’une surveillance permanente.

Une question de peau

La première chose que Cynthia demande à l’agent de la Border Patrol qui immobilise sa voiture est: «Puis-je avoir votre nom et votre matricule, s’il vous plaît?» Elle a été arrêtée à un checkpoint à 40 kilomètres au nord de la frontière mexicaine en rentrant chez elle, à Arivaca. L’agent avale sa salive et réplique: «C’est nous qui posons les questions, d’accord?» L’épisode donne lieu à un échange qu’elle a entièrement enregistré en vidéo. Comme bon nombre d’autochtones, elle n’en peut plus de ce checkpoint installé là depuis sept ans, entre son domicile et son dentiste ou son libraire. La Border Patrol a aussi arrêté et détenu l’ancien gouverneur de l’Arizona, Raul Castro, 96 ans, et l’a obligé à rester debout une demi-heure dans la fournaise parce qu’un chien avait détecté les radiations émises par son pacemaker.

Mais cela ne concerne pas que la frontière avec le Mexique. Au Vermont, les agents ont fait sortir de sa voiture l’ancien sénateur Patrick Leahy à un checkpoint situé à 200 kilomètres au sud de la frontière. Dans l’Etat de New York, on voit parfois des véhicules de la Border Patrol garés en face d’une laverie où les ouvriers agricoles (souvent sans papiers) nettoient leurs affaires. A Erie, en Pennsylvanie, les agents attendent à la gare routière ou ferroviaire les voyageurs arrivants. A Detroit, le simple fait d’attendre le bus à 4 heures du matin pour aller à la pêche est une «cause probable» pour être interrogé.

Ou alors ce n’est qu’une question de peau. Les procès-verbaux d’arrestations réalisées aux gares routière et ferroviaire de Rochester (NY) indiquent que, sur les 2776 personnes arrêtées entre 2005 et 2009, 71,2% étaient «de complexion moyenne» (Latinos ou Arabes) et 12,9% «de complexion noire». Seulement 0,9% étaient des blonds.

Shena Gutierrez, pour sa part, est retournée à Nogales avec deux militants pour déposer une plainte. La CBP l’a arrêtée et détenue des heures, elle a procédé à ce qu’elle décrit comme «une fouille corporelle invasive», y compris dans ses parties intimes, «pour voir si elle ne cachait pas de la drogue ou des documents». Elle m’a dit que, tandis qu’une agente la tripotait, elle repensait à ce que son mari avait subi: «Si cela arrive à un citoyen américain, imaginez ce qui peut arriver à une personne dépourvue de papiers!»

© The Nation
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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John Rizzo: "Des centaines, peut-être des milliers d’Américains seraient morts sans la torture."

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:53

Interview. L’ancien chef juridique de la CIA explique pourquoi il n’a pas voulu empêcher les interrogatoires brutaux contre les terroristes présumés d’al-Qaida.

Propos recueillis à Washington par Holger Stark

A quoi avez-vous pensé quand Barack Obama a fait récemment cette déclaration lapidaire: «Nous avons torturé quelques personnes»?

J’ai été choqué à l’idée que le président utilise un mot aussi banal que «personnes» pour décrire d’impitoyables meurtriers de citoyens américains. Le fait qu’il parle de «torture» ne m’a pas vraiment étonné, il l’avait déjà fait durant sa campagne électorale de 2008. Mais j’ai été surpris en bien quand il a mis en relief le fait que les gens qui ont développé ces techniques d’interrogatoire spéciales après le 11 septembre subissaient l’énorme pression de devoir protéger le pays durant cette crise nationale. Il les a même qualifiés de «patriotes».

Avant son élection, Barack Obama ne passait pas pour un pur et dur des questions sécuritaires. Comment se sont passés ses premiers contacts avec la CIA?

Au début de son mandat, chaque président américain a un briefing sur les principales opérations secrètes, tout comme ses conseillers à la sécurité. J’y étais. A l’exception des méthodes d’interrogatoire particulières, il a approuvé toutes les opérations et les a même généralement intensifiées. J’avoue avoir été là aussi surpris.

Et comment vous êtes-vous expliqué son changement d’attitude?

Quand Obama a pris possession de la Maison Blanche, il a vérifié le succès de nos opérations et, comme chaque nouveau président, il a constaté assez vite combien la CIA peut être précieuse. Elle rend compte directement au président et fait ce qu’il veut sans grande discussion publique. Elle se révèle ainsi un outil très pratique. Voyez l’opération contre Oussama Ben Laden au Pakistan: elle a été conduite par la CIA, pas par les militaires. Cela en dit beaucoup sur la confiance que le président manifeste envers elle. Lorsqu’il a été demandé de soumettre le programme de drones à l’armée, tout le monde s’est montré réticent. Pas uniquement Obama.

Après les attaques du 11 septembre 2001, la Maison Blanche a autorisé la CIA à «faire tout ce qui se révélera nécessaire». Vous étiez alors en poste: qu’est-ce que cela voulait dire exactement?

Cette formulation exprimait l’état d’esprit au lendemain des attentats. La priorité du peuple, pas seulement de la Maison Blanche, était de protéger notre pays. Nous nous retrouvions tous les jours à 17 heures dans la salle de conférences du directeur de la CIA, à Langley, et discutions de la situation. Environ 35 membres de la CIA étaient assis autour de la table: les responsables des opérations paramilitaires en Afghanistan, le Département des enquêtes financières, les experts en armes chimiques et biologiques. Chacun faisait son rapport chaque jour. Notre grande inquiétude était que, juste après le 11 septembre, de nouvelles attaques ne se produisent.

Quelques jours seulement après le 11 septembre, vous avez dressé une liste de possibles opérations secrètes. Qu’est-ce qui figurait sur cette liste?

La première liste, je l’ai déjà dressée le 11 septembre même, deux heures après les attentats. J’étais en état de choc et je pressentais qu’il y aurait des ripostes comme je n’en avais encore jamais vu dans ma carrière. Les opérations que j’ai listées mentionnaient des exécutions ciblées de gens d’al-Qaida. Et pas seulement ceux qui avaient réalisé les attaques du 11 septembre, mais ceux qui planifiaient de futures attaques. Or, cette liste comportait pour la première fois dans l’histoire de la CIA un programme d’arrestations et d’interrogatoires de hauts dirigeants d’al-Qaida.

Vous décririez-vous comme l’architecte du programme de détention secrète au cours duquel des membres présumés d’al-Qaida ont été enlevés et maltraités?

Je suis en tout cas l’architecte de ces programmes d’interrogatoire, même si l’idée initiale n’émane pas de moi. J’étais l’architecte juridique de cette liste et responsable d’obtenir l’approbation pour sa mise en œuvre.

Qui en a eu l’idée?

Les gens de notre centre antiterroriste. Un jour, ils étaient dans mon bureau et décrivaient leurs plans. Je n’avais encore jamais entendu parler du waterboarding (simulation de noyade qui fait suffoquer la victime). Bien des méthodes telles que le water-boarding et la privation de sommeil (séance au cours de laquelle on maintient éveillés les terroristes présumés sept jours sans interruption) me semblaient très dures, brutales. Sur la liste initiale figurait encore une méthode d’interrogatoire que je décrirais comme encore plus dure, mais elle n’a jamais été utilisée.

Quelle méthode?

Je ne peux en parler, cela reste secret.

Chez nous, on considère les méthodes d’interrogatoire du genre waterboarding comme de la torture. Pas chez vous?

Jusqu’alors, je ne m’étais jamais penché sur la Convention contre la torture. J’ignorais où étaient les limites.

Mais vous avez approuvé ces méthodes.

Ce n’était pas simple. J’étais le chef juridique de la CIA, je m’étais forgé une réputation. Lorsque la liste m’a été présentée, ce n’était rien de plus qu’une idée dont nul n’avait connaissance hors de la CIA. Je suis convaincu que j’aurais pu arrêter cela si j’avais jugé juste de le faire. J’ai été à la CIA assez longtemps pour savoir quand une activité met le service en difficulté. On devinait que ces méthodes allaient nous valoir des problèmes.

Pourquoi n’avez-vous rien empêché?

Début 2002, nous venions d’arrêter, en la personne d’Abou Zoubeida, le premier membre de haut rang d’al-Qaida. Il se trouvait dans une prison secrète nouvellement construite et nos experts étaient convaincus qu’une seconde attaque était au programme. Si quelqu’un en savait quelque chose, c’était bien Abou Zoubeida.

Et comment avez-vous alors pris votre décision?

Ce jour-là, j’ai pris un cigare, quitté mon bureau et je suis allé à l’air libre pour réfléchir. Je me jouais le scénario d’empêcher ces techniques si brutales. Et je m’imaginais qu’il y aurait de nouvelles attaques terroristes et qu’Abou Zoubeida dirait ensuite avec un malin plaisir à ses geôliers: «Oui, je savais tout ça, mais vous n’avez pas pu me faire parler.» Des centaines, peut-être des milliers d’Américains seraient morts et on aurait su que la CIA avait rejeté ces méthodes d’interrogatoire sous prétexte qu’elles étaient trop risquées. Et j’aurais été le type qui avait décidé cela. Je ne pouvais pas vivre avec cette idée. C’est pourquoi j’ai demandé au Ministère de la justice d’estimer si les méthodes d’interrogatoire prévues étaient en infraction avec les directives contre la torture. Si le ministère avait dit que c’était de la torture, j’aurais assumé cette décision avec lui.

Vous êtes coresponsable d’un programme qui a été considéré dans le monde comme de la torture. Vous en rendiez-vous compte à l’époque?

Oui, je savais que, dans tous les cas, ce ne serait pas bon pour la CIA. Mais nous pensions davantage aux critiques qui pleuvraient si ces méthodes n’étaient pas couronnées de succès. Du genre: «Pourquoi n’avez-vous pas été plus agressifs?»

Un Etat démocratique peut-il aller encore plus loin que ce que la CIA a fait? Seriez-vous allé plus loin?

C’est une question intéressante que personne ne m’a posée jusqu’ici. Suivant les circonstances et l’état d’esprit dominant, je crois qu’il y avait une grande probabilité que nous eussions recouru à des méthodes encore plus agressives.

Regrettez-vous vos décisions?

J’y ai beaucoup réfléchi. Nous avons atteint deux objectifs avec ce programme: il n’y a pas eu de deuxième grande attaque sur sol américain et Oussama Ben Laden a été abattu. Aujourd’hui, douze ans plus tard, il est tentant de dire que nous aurions obtenu tout cela sans ces méthodes d’interrogatoire; que ces dommages à l’image des Etats-Unis n’auraient pas été nécessaires. Sincèrement, je ne peux pas dire que je prendrais une autre décision.

Au programme figuraient aussi les prisons secrètes de la CIA.

Nous étions en terre inconnue. Où devions-nous construire ces prisons? Sûrement pas aux Etats-Unis. Notre première idée était d’utiliser notre base militaire de Guantánamo, à Cuba, mais le secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, a refusé. Je me souviens de réunions à l’aube, peu après le 11 septembre, où nous réfléchissions à des navires-prisons qui resteraient toujours en mer. Une autre idée consistait à utiliser une île privée dans un coin reculé de la planète.

Pourquoi avez-vous finalement opté pour des prisons secrètes dans les pays de l’Est?

Je n’ai pas le droit d’en parler. La localisation de ces prisons est l’un des derniers secrets du programme. Mais je peux vous dire que, durant les huit années où nous avons entretenu ces prisons, nous les avons changées de lieu pour des raisons de sécurité.

La directive par laquelle George W. Bush a autorisé les exécutions ciblées de terroristes présumés est unique, par son caractère agressif, dans l’histoire de la CIA.
Elle émane de votre plume.

Elle a été signée quelques jours après le 11 septembre et, que je sache, elle est toujours en vigueur.

Dans votre livre, vous décrivez la vie quotidienne du service secret comme une «danse avec le Diable». Que voulez-vous dire par là?

La question clé pour tout service secret est de savoir jusqu’où il peut aller pour protéger une société démocratique. A quel point la CIA peut-elle collaborer avec des individus douteux? Qu’a-t-elle le droit ou pas le droit de faire?

© DER SPIEGEL traduction
et adaptation gian pozzy


John Rizzo

Cet homme de 66 ans était, après le 11 septembre, le responsable des fameuses enhanced interrogation techniques, techniques d’interrogatoire améliorées, utilisées sous l’administration Bush. Il a travaillé pour la CIA de 1976 à 2009, en dernier lieu comme chef juriste. Il a consigné ses souvenirs au sein du service secret dans un livre, Company Man (Scribner, New York, 336 p., 28 dollars).

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Pierre Krähenbühl, le Suisse dans le chaos palestinien

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:54

Trajectoire. Ex-directeur des opérations internationales du CICR, le Genevois de 48 ans est à la tête de l’agence onusienne s’occupant des réfugiés palestiniens. Son témoignage sur le drame de Gaza.

Avec son sigle à rallonge et sa prononciation impossible, l’UNRWA, agence onusienne, renseigne peu sur la mission qui est la sienne: porter assistance aux réfugiés palestiniens. Alors qu’un cessez-le-feu encore fragile plane sur la bande de Gaza et Israël, le sort des Palestiniens, en particulier dans l’enclave bombardée par l’armée israélienne pendant un mois, est l’une des grandes causes humanitaires du moment, avec celle des chrétiens et des yézidis d’Irak persécutés par les combattants de l’Etat islamique.

Créée en 1949 au lendemain de la première guerre israélo-arabe, l’UNRWA (en français, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) est aujourd’hui une dame de 65 ans dotée d’une nombreuse descendance: 5 millions de réfugiés de toutes les générations, répartis au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Son budget s’élevait en 2013 à environ 1,2 milliard de dollars.

Entré en fonctions au mois d’avril, c’est un Suisse, Pierre Krähenbühl, qui a la charge de ces 5 millions de personnes. L’agence qu’il dirige prodigue l’éducation aux enfants, des formations aux plus grands, des soins, la nourriture si besoin. «L’UNRWA, c’est l’équivalent de la population de la Norvège, gérée par 30 000 employés, mais qui n’a ni pétrole ni la possibilité de collecter l’impôt», brosse d’une formule un brin osée le nouveau commissaire général, son titre officiel, choisi à ce poste par le secrétaire général des Nations Unies en personne, le Sud-Coréen Ban Ki-moon, au terme d’un appel à candidatures lancé l’an dernier.

Ce Genevois de 48 ans fut auparavant et durant douze ans le directeur des opérations internationales du Comité international de la Croix-Rouge. Il n’est donc pas issu du sérail onusien, et notamment du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, contrairement à son prédécesseur. L’hypermachine new-yorkaise aura peut-être estimé qu’un peu de discipline et de pragmatisme helvétiques ferait le plus grand bien à l’agence proche-orientale, dont les effectifs ont tendance à gonfler: 98% des employés de l’UNRWA sont eux-mêmes des réfugiés, ce qui contribue fortement à l’économie locale à Gaza, où près de la moitié des habitants est sans travail, pour beaucoup en raison du blocus imposé depuis huit ans par Israël.

L’homme de la situation

Mais une guerre «asymétrique» – la troisième du genre en six ans, au même endroit avec les mêmes protagonistes, Israël et les différents groupes armés de Gaza où le parti islamiste Hamas exerce le pouvoir politique – semble devoir s’achever. Le nombre de morts que ce conflit a causé chez les Palestiniens, près de 2000, dont 447 enfants ou adolescents selon un bilan fourni par l’ONU, soulève dans l’immédiat d’autres urgences que celles des réformes d’appareil. «Nous avons besoin d’une aide exceptionnelle de 187 millions de dollars», indique à L’Hebdo le commissaire général, joint le vendredi 8 août par téléphone.

Tout de suite après le gouvernement gazaoui, ou tout juste avant lui, Pierre Krähenbühl est à Gaza l’homme de la situation, celui, principalement, de la survie qui s’organise et qui passe par le ravitaillement en eau, en nourriture, en produits d’hygiène, des problèmes sanitaires étant apparus, notamment d’ordre dermatologique. D’une surface moins grande que le canton de Genève, la bande de Gaza a cette particularité d’être un vaste camp de réfugiés palestiniens à elle toute seule, résultat des migrations ayant suivi les guerres israélo-arabes de 1948 et 1967. Elle en abrite 1,2 million pour une population totale de 1,8 million d’habitants. Dans cette phase d’urgence absolue, l’UNRWA y déploie 12 500 collaborateurs, hommes et femmes.

Quatre cent mille déplacés

Les quatre semaines de conflit ont provoqué le déplacement de plus de 400 000 Gazaouis à l’intérieur même de l’étroit territoire, toute issue vers l’Egypte ou Israël étant impossible. «Parmi eux, 270 000, au plus fort de la crise, ont trouvé refuge dans 90 écoles gérées par l’UNRWA, soit 2700 à 3000 personnes par école et 80 à 85 personnes par salle de classe», explique le commissaire général, comme effrayé par les chiffres qu’il livre. Ce sont les bombardements meurtriers de Tsahal sur deux d’entre elles, ou «juste devant» dans un cas, à Jabalia d’abord puis à Rafah, alors que des civils y avaient trouvé refuge, qui ont amené Pierre Krähenbühl sur un terrain qui vaudra peut-être à Israël des poursuites pour crimes de guerre.

Des poursuites que souhaitent certaines associations ou organisations, le commissaire général de l’UNRWA se cantonnant toutefois à son domaine, en l’occurrence celui des déclarations publiques. «L’armée israélienne savait parfaitement que ces structures accueillaient des déplacés, dit-il. Dans le cas de Jabalia, nous l’en avions informée 17 fois; dans le cas de Rafah, 33 fois, y compris une heure avant que l’école ne soit touchée.»

Pierre Krähenbühl constate et rend compte. Il se garde bien d’établir une «intention» d’Israël dans la mort de civils palestiniens. Ce n’est pas là son rôle, lui qui entretient des rapports bilatéraux, d’une part avec l’Autorité palestinienne à Ramallah (de manière plus informelle avec le Hamas à Gaza, comprend-on), d’autre part, côté israélien, avec le Ministère des affaires étrangères. Son mandat a beau le placer aux côtés des Palestiniens, il ne tait pas ce qui ne peut être tu: «A trois reprises, nous avons trouvé des armes dans des écoles vides de l’UNRWA, entreposées là par des groupes armés, j’ignore lesquels.» Il précise et insiste: «Ce ne sont pas ces écoles-là qui ont été touchées par des tirs, celles qui l’ont été et dans lesquelles il y avait des déplacés devaient absolument être protégées.»

Question identitaire non résolue

Pierre Krähenbühl s’est rendu à deux reprises dans la bande de Gaza durant le dernier conflit. «Des destructions et des victimes se sont ajoutées à une situation qui était déjà intenable, comme je m’en étais aperçu peu après ma prise de fonctions. La levée du blocus semble nécessaire pour permettre le développement» de l’enclave palestinienne. Le commissaire général n’ignore pas les critiques visant son agence, la principale étant que l’UNRWA entretiendrait artificiellement depuis des décennies chez les réfugiés palestiniens une identité magnifiée, qui empêcherait les personnes concernées de faire le deuil de leur vieille appartenance. A cela, Pierre Krähenbühl répond: «Ce qui me frappe, chez les Palestiniens, ce ne sont pas tant les questions d’affiliation religieuse, c’est cette question identitaire non résolue. Les Palestiniens ont une identité forte, mais elle n’est pas aboutie dans le cadre de frontières ou d’un Etat.»
Plus les années passent, plus la résolution du conflit israélo-palestinien semble se rapprocher de l’impossible. Pierre Krähenbühl rapporte ce qu’un habitant de Gaza lui a confié: «Moi, je suis un homme bon, m’a dit cet homme, avant d’ajouter: mes enfants ne sont pas aussi bons que moi. Vous savez, j’ai 54 ans, j’ai commercé toute ma vie avec les Israéliens, j’ai beaucoup appris à leur contact en termes de responsabilités, de management, je comprends même leurs peurs et leurs craintes, mais vous devez savoir que nos enfants ne connaissent pas d’Israéliens, n’en ont jamais vu, ne savent pas à quoi ils ressemblent, ce qu’ils pensent. La seule chose qu’ils connaissent d’eux, c’est le blocus et l’arrivée de l’armée quand il y a des opérations militaires.»

Père de trois adolescents accomplissant leur scolarité en Suisse – «qui me rejoindront peut-être, mais pas tout de suite» –, marié à une Afghane qui développe des projets d’écoles et de cliniques dans son pays d’origine, où il a lui-même résidé en mission en 1994, lors d’une période les plus dures de l’histoire afghane récente, Pierre Krähenbühl avait dans sa jeunesse hésité entre la réalisation de documentaires et l’engagement humanitaire, entre l’observation du monde et l’action de terrain. Il a choisi l’action. En «rempilant», après le CICR, sur un théâtre mouvementé, chargé, celui-ci, de tous les symboles religieux, empli de toutes les déflagrations, il est servi.


Pierre Krähenbühl

Né en 1966 à Genève, diplomé de l’Institut de hautes études internationales et du développement, études en film documentaitre et photographie à Londres. Il a été directeur des opérations internationales du CICR pendant douze ans. Fin 2014, il rejoint l’ONU comme commissaire général de l’UNRWA.

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