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Lausanne: Montbenon, le nouveau territoire de la peur

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:55

Enquête. Samedi 5 juillet dans la nuit, une passante a été violée sur l’esplanade lausannoise. Le lieu idyllique a mauvaise réputation. Les riverains en ont ras-le-bol, tandis que les autorités vivent avec. Biopsie d’une gangrène contemporaine.

Avec Montbenon, cette carte postale de rêve au cœur de Lausanne, c’est un peu comme avec la famille Kennedy: à chaque nouveau drame, la presse a envie de titrer «La malédiction». Ce large périmètre abritant une bâtisse fédérale néo-Renaissance (le tribunal d’arrondissement où l’on divorce, notamment), une statue de Guillaume Tell, la Cinémathèque suisse dans un ancien casino festif, un sushi très sélect, un amphithéâtre de verdure, des pelouses sur niveaux, des jardins et un parking sous-terrain, ce territoire, donc, s’est vu «maudit» plusieurs fois ces dernières années. Coup mortel à sa réputation en 2009, lorsqu’un requérant d’asile y est poignardé à mort. Qu’un étudiant américain y est passé à tabac quelques jours plus tard. Il y eut aussi quelques suicides et des policiers frappés par de jeunes adultes alcoolisés à la vodka.

Cette situation n’est en rien une malédiction ou un mauvais coup du sort. Montbenon est un endroit connu pour faire peur, où règne «un sentiment d’insécurité». C’est un parc que l’on traverse le soir en se méfiant, en serrant son sac sous le bras, en accélérant le pas. Le jour, on peut y respirer des effluves de marijuana quand on joue avec son bambin dans l’herbe, y croiser des pitbulls tirant des paumés à capuche quand on récupère sa voiture, y voir des vendeurs de drogue à casquette «NY» à l’heure du pique-nique et des requérants d’asile déboutés dormant sous les arbres. La nuit, c’est autre chose. C’est Lausanne en 2014, sa vente de drogues dures, de stimulants sexuels, son alcool en plein air, à foison, à déraison, à dérailler. Dans la nuit du vendredi 4 au samedi 5 juillet, à 3 heures du matin, Montbenon a montré sa violence.

Cette nuit-là, une femme a été violée. Elle n’a pas porté plainte à la police, un réflexe commun à beaucoup de femmes agressées sexuellement pour des raisons que les psys connaissent, allant de la peur du procès au besoin de protection psychologique. Elle s’est présentée au CHUV pour recevoir des soins. Elle aura les résultats du test HIV le 5 octobre. Elle a été préventivement mise sous traitement antirétroviral. Tous les prélèvements ont été effectués et conservés. Elle a ainsi un an pour disposer de ses preuves (ADN, etc.). Cette femme de 40 ans s’est confiée à L’Hebdo. Cette nuit-là, alors qu’elle traversait à pied l’esplanade pour rentrer à la maison, elle est attrapée par-derrière par un homme à capuche. Elle n’a pu s’échapper. Il y a des substances qui décuplent la force. Il avait plu très fort ce soir-là, orages et rafales à décorner des bœufs, et il y avait matchs à la télé, quarts de finale de la Coupe du monde. Les gens sont restés chez eux. Montbenon sous la pluie est toujours calme. Même les dealers ouest-africains se barrent. Elle est rentrée chez elle. Elle a parlé à ses amis journalistes. Que se passe-t-il à Montbenon, sous le regard des lions de pierre, des blasons confédéraux, de la justice? Qui fait la loi dans ce parc cossu du centre-ville, dans le pays le plus riche du monde, le wonderland du PIB? Comment peut-on être violée à deux minutes à pied du Lausanne Palace?

Tel-Aviv moins effrayant

Justement. Jean-Jacques Gauer, directeur de l’établissement, rentre de trois jours à Tel-Aviv. C’était au début des hostilités, les roquettes du Hamas menaçaient la grande ville d’Israël. Il dit avoir eu moins peur dans les rues là-bas, dans ce pays où «le danger est pourtant dix fois pire», qu’à Montbenon la nuit. Ce n’est pas qu’une ironie de riche, une exagération de nanti. Au Lausanne Palace, on n’effraie pas les clients, «on ne va pas crier au loup», mais «lorsqu’une dame veut promener son chien à 23 h 30, un de nos chasseurs l’accompagne». Des collaborateurs du Palace sont garés sur les places de parc extérieures ou dans le parking. «Il y a des craintes. Ils se font suivre, tombent sur des attroupements, des gens passés à tabac régulièrement, des dames dont le sac est arraché. C’est un problème qui dure et qui n’est pas résolu.»

Anaïs* travaille au Palace depuis trois ans et demi. Elle a peur le soir, à 23 heures, quand elle doit récupérer sa voiture ou accompagner une amie vers la sienne. Un homme, une fois, était installé au volant de leur voiture, toutes portes ouvertes. Anaïs, Française de 30 ans, n’est pas froussarde, n’a pas sa langue dans sa poche. Mais elle appréhende les attroupements de dix à quinze hommes, installés dans le parking de Montbenon (sur cinq niveaux), pour se soûler les soirs de week-end, «dès le jeudi». Un nouveau rituel des Lausannois qui n’ont pas les moyens de s’alcooliser dans des boîtes ou des bars. «Montbenon, coupe-gorge? On peut le dire, assure la jeune femme. J’ai vu la situation se dégrader.»

Le gérant du restaurant japonais Myo Sushi Bar, au bord de la pelouse, s’appelle Romain Foissey. Ce Français de 31 ans, né à Vittel, a fait ses classes dans le sud de la France, en Irlande, à Verbier. Il n’a pas peur, mais connaît par cœur les raisons de l’insécurité. Pour L’Hebdo, il fait «le tour du propriétaire», montre tous les recoins du parc, les portes louches, les endroits craignos, les zones d’ombre. «Il se passe plein de petits événements le soir, la nuit. Mes clients peuvent avoir peur. Il m’arrive d’en accompagner certains jusqu’à l’entrée du parking. J’ai dû appeler la police pour faire évacuer des inconnus ivres morts sur ma terrasse. Et il y a eu ce gars avec un couteau dans la main, parti se réfugier dans la cuisine, poursuivi par la police…»

Dans l’immeuble voisin, Robert* a moins d’humour. Retraité, il vit ici depuis 1997. Son «paradis» est perdu. Sa limite à l’insupportable? «Quand une femme hurle, j’appelle la police.» Dix appels, déjà. «Les dealers africains se battent souvent et ils hurlent. Ces gens-là ne peuvent pas parler normalement, ils hurlent.» Alors Robert a installé la climatisation dans sa chambre, pour pouvoir «dormir fenêtre fermée». Car l’été est la pire saison du vacarme. Il part aussi dans sa maison de vacances. Il n’oubliera pas «les deux petits Noirs qui ont escaladé la façade et volé mon coffre-fort. La politique du déni est très dangereuse, professe-t-il. Ensuite, c’est milices privées et extrémisme.»

En patrouille avec la police

Déni il n’y a pas. L’Hebdo a patrouillé avec la police, deux hommes à pied, dans la nuit du samedi 19 au dimanche 20 juillet. Ces rondes ont lieu chaque week-end, dès le vendredi. Des hommes en voiture ou à moto passent également à Montbenon. Pour l’état-major lausannois, le lieu «n’est pas une place ultrasensible» mais fait l’objet d’attention, de «passages réguliers». Le capitaine Stéphane Dumoulin, chef des opérations, énumère les «phénomènes» identifiés à Montbenon qui nourrissent ce «sentiment d’insécurité»: points de fixation de jeunes ou de moins jeunes, consommation d’alcool et de drogues douces, bruits, chants, requérants déboutés dormant au sud du parc, suicides, incivilités l’hiver dans le parking (dispositions prises avec le gérant).

En revanche, aucun problème de mœurs ou «phénomène» de viol. Son collègue, le capitaine Jean-Luc Gremaud, chef de la police judiciaire, spécialiste de la criminalité, insiste: «Il n’y a aucune raison de mettre un focus particulier sur Montbenon.» Mais il n’exclut pas le «chiffre noir»: ce qui se passe mais qu’on ne sait pas. Un viol non enregistré, par exemple.

En 2013, Lausanne était la ville avec le taux de criminalité le plus élevé de Suisse. Les délits liés au patrimoine constituent la grande majorité des infractions (77% du total des délits au code pénal) et la moitié de ces cas sont des vols. De leur côté, les infractions liées à la vie et à l’intégrité corporelle ont connu une baisse de 7,3%. «Aujourd’hui, on peut de nouveau se promener en journée, comme il y a quatre ans, assure le capitaine Gremaud. La vague du printemps arabe est passée. Et Montbenon est dans la normalité.» C’est bien là que se situe le malaise, dans cette nouvelle normalité installée, cette normalité mondialisée, cette débauche d’alcool, de drogues, d’incivilités, de dégradations du bien public, de désœuvrement et de mendicité affichés. Ce malaise de civilisation qui génère de la peur. Lausanne a changé? Eh bien, dansez maintenant!

«Une catastrophe»

Le municipal Oscar Tosato, qui s’exprime en l’absence estivale de son collègue de la sécurité Grégoire Junod, mesure le phénomène. Pour lui, comme pour la police, «il n’y a pas d’insécurité à Montbenon ou ailleurs. Mais un phénomène de société, une catastrophe» qu’il faut pallier par la sensibilisation et la prévention. «Personne n’a jamais été dérangé à la Riponne par les drogués. Mais, le matin, les services de la voirie doivent être passés. Comme dans tous les centres urbains d’Europe mondialisés, notre société de loisirs, en perte de sens, fait un recours maximum aux psychotropes.» Et Oscar Tosato d’appeler la population à lutter en «s’appropriant ces endroits, en les investissant en permanence. On ne doit pas baisser la garde, c’est notre responsabilité citoyenne.»

Une place de jeux est prévue à Montbenon. En fin d’année, la Brasserie de Montbenon ouvrira dans le casino. Lancé par l’équipe du Café Saint Pierre et du Café de Grancy, le projet a remporté le concours de la Ville de Lausanne. Celui de faire vivre l’endroit, de rendre le casino aux Lausannois. Renaud Meichtry, copartenaire de la brasserie: «Beaucoup de gens attendent que ça revive.» Les dealers ont du souci à se faire.

* Nom connu de la rédaction

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Anna Pizzolante Rezo
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Accords bilatéraux: Blocher a tort, voici pourquoi

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:57

Enquête. Le tribun de l’UDC démolit les accords bilatéraux. Son analyse est idéologique, souvent contraire à la réalité des faits.

Les accords bilatéraux? «Leur importance est massivement surestimée», assène le stratège en chef de l’UDC, Christoph Blocher, dans la NZZ am Sonntag du 13 juillet dernier. L’accord sur la recherche? «Il ne sert à rien», tranche-t-il. Et celui qui lève les obstacles techniques au commerce? «Son abandon ne serait pas si grave, alors que le respect de l’accord sur la libre circulation des personnes, quant à lui, appauvrit la Suisse.»

Qu’en est-il exactement? Des dizaines de diplomates suisses ont-ils vraiment perdu leur temps, durant deux décennies, à tisser un réseau de quelque 120 accords avec l’UE après l’échec de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE) en 1992? Ou alors Christoph Blocher, aveuglé par sa légendaire europhobie, raconte-t-il un tissu d’inepties?

Alors que la Suisse officielle se tait, L’Hebdo a contacté une douzaine de connaisseurs du dossier œuvrant le plus souvent quotidiennement au front de l’économie. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils sont inquiets. «L’initiative de l’UDC sur l’immigration se traduira par une dynamique de baisse des investissements due à l’insécurité juridique qu’elle provoque», prévoit Kai Gramke, économiste et politologue à l’institut Prognos de Bâle.

Celui-ci a calculé les effets de l’initiative jusqu’à l’horizon 2035 sur la base du ralentissement des investissements constatés après le non à l’EEE en 1992. Selon lui, la croissance prévue se tassera, passant de 1,7% par an à 1,59%. Certes, le recul est de l’ordre de la décimale, mais il pourrait tout de même engendrer une perte cumulée de 300 milliards de francs sur le PIB pour les deux prochaines décennies. «En outre, le nombre d’emplois ne croîtra plus en Suisse», pronostique-t-il.

Le credo de Christoph Blocher est simple: il suffirait de remplacer l’actuelle voie bilatérale avec l’UE par un accord de libre-échange en élargissant la base de celui approuvé en 1972 par 76% de la population. L’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) est sur le pied de guerre et planifie une initiative populaire dans ce sens, surtout si le PDC devait confirmer ses velléités d’ancrer la voie bilatérale dans la Constitution. Son secrétaire général, Werner Gartenmann, se dit pragmatique: «Nous avons besoin d’un accès au marché européen», reconnaît-il en fixant les lignes rouges à ne pas franchir. «Mais pas question de libre circulation des personnes, de reprise automatique du droit européen et de juges étrangers», précise-t-il.

Selon Christoph Blocher, un simple accord de libre-échange suffirait. «C’est la plus stupide déclaration qu’il ait faite», a réagi le président de Swissmem, Hans Hess, dans la Schweiz am Sonntag. En fait, la Suisse retournerait à l’âge de la pierre de ses relations avec l’UE. «En revenir à l’accord de 1972 n’est pas une option. Depuis, et l’UE et le monde ont beaucoup changé, même si les Suisses ne veulent pas l’admettre», note l’ancien ambassadeur à l’OMC Luzius Wasescha. L’économie s’est globalisée, les frontières ont explosé. «La voie bilatérale va beaucoup plus loin que l’accord de 1972», relève Jan Atteslander, membre de la direction d’Economiesuisse et responsable des relations internationales. Outre la controversée libre circulation des personnes, elle englobe notamment la levée des obstacles techniques au commerce, deux accords sur les transports et la participation au plus grand programme international de recherche du monde.

Grâce au succès de la voie bilatérale, l’économie suisse est devenue l’une des plus intégrées d’Europe. Ainsi, le taux de ses exportations vers l’UE, de 58% actuellement, est plus élevé que celui de l’Allemagne. S’isoler de l’Europe, c’est mettre en danger la prospérité et finalement la souveraineté. Car seul un pays prospère peut prétendre à l’indépendance.

Libre circulation des personnes

L’accord. C’est peut-être la seule «révolution» des années 2000 en Suisse – comme le disait l’ex-conseiller fédéral Pascal Couchepin: il garantit aux résidents européens le libre accès au marché du travail helvétique, et assure bien sûr la réciprocité aux Suisses.

L’avis de Christoph Blocher*. La Suisse fait face à un afflux migratoire qu’elle ne maîtrise plus. Depuis 2007, date à laquelle a pris fin le régime transitoire de l’accord, elle affiche un solde migratoire de 60 000 personnes en moyenne, pour passer même à plus de 80 000 personnes en 2013. «La LCP a certes permis une hausse du PIB en chiffres absolus, mais pas par tête d’habitant. La productivité a baissé, ce qui place la Suisse sur le chemin de la pauvreté», n’hésite-t-il pas à affirmer.

Les faits.«La Suisse ne s’appauvrit pas, c’est le contraire qui est vrai, assure Jan Atteslander. Le PIB par tête d’habitant a augmenté de 9000 francs de 2002 à 2012. Quant aux salaires, ils ont progressé de 0,7% par an en moyenne entre 2002 et 2013, contre une moyenne de 0,2% seulement durant la décennie précédente.»

Pour sa part, l’institut Prognos s’est demandé où la Suisse en serait si elle n’avait pas conclu ces accords bilatéraux avec l’UE. Le résultat est édifiant: «Un tiers du bien-être actuel de la Suisse est dû à la dynamique engendrée par les accords bilatéraux avec l’UE. Quelque 700 000 emplois en dépendent», estime Kai Gramke, auteur de l’étude.

Obstacles techniques au commerce

L’accord. Il facilite l’importation des produits, qu’un fabricant ne doit plus homologuer qu’une fois, en Suisse ou dans l’UE.

L’avis de Christoph Blocher.«Sans cet accord, notre économie serait légèrement handicapée, mais cela ne serait pas une catastrophe.» La Suisse n’a pas attendu les accords bilatéraux pour exporter. L’UE a tout intérêt à faciliter les importations de provenance helvétique. Sa balance commerciale avec la Suisse est largement favorable, soit à raison de 75 milliards d’euros selon Eurostat**.

Les faits. La résiliation de cet accord serait clairement dommageable. Les exportateurs seraient de nouveau confrontés à une double homologation de leurs produits. D’où un surcroît de frais, estimé par l’association professionnelle Interpharma à «entre 0,5 et 1% du volume des échanges avec l’UE». Soit entre 150 et 300 millions de francs par an pour la seule industrie pharmaceutique.

L’homologation rapide du produit est essentielle dans un monde où l’industrie travaille en flux tendu. Bernard Rüeger, président du fabricant de capteurs de température Rüeger SA à Crissier (VD), le confirme. En l’absence d’accord bilatéral, la procédure se mue en parcours du combattant. «En Russie comme au Brésil, il m’a fallu de quatre à cinq ans de démarches qui ont coûté quelque 50 000 francs à chaque fois», témoigne-t-il.

Plus grave: pour contourner l’obstacle, les entreprises pourraient se mettre à délocaliser une partie de leur production.

Accès aux marchés publics

L’accord. Depuis 1996, les marchés publics entre la Suisse et l’UE étaient régis par les règles de l’OMC. L’accord bilatéral étend le champ d’application aux communes, aux entreprises publiques et privées actives dans les chemins de fer notamment.

L’avis de Christoph Blocher. L’extension de l’accord est une amélioration des règles de l’OMC, mais «son abandon n’impliquerait pas de sensibles désavantages».

Les faits. La Commission européenne estime à 2400 milliards d’euros le volume annuel des marchés publics. Un potentiel énorme pour l’industrie suisse d’exportation, spécialisée dans les biens d’équipement de haute technologie. De plus, l’OMC, une organisation bloquée dans ses négociations, n’est plus une planche de salut pour la diplomatie économique suisse.

Agriculture

L’accord. Il a permis de réaliser l’ouverture réciproque des marchés pour certains produits agricoles, comme pour le fromage dès juin 2007. Il a aussi réduit les droits de douane pour les fruits et légumes.

L’avis de Christoph Blocher. Un accord pour rien. «Son abandon n’aurait aucune conséquence notoire.»

Les faits. Après une chute considérable durant les années 90, les exportations de fromage vers l’UE ont augmenté en moyenne de 2,7% par an entre 2003 et 2013. Parmi les gagnants figure le Gruyère AOP. «L’UE est un important marché pour nous», note Philippe Bardet, directeur de son interprofession. En 2013, année record, il a représenté 63% des 12 200 tonnes exportées à l’étranger. Selon le directeur de l’Union suisse des paysans, Jacques Bourgeois, la suppression de cet accord aurait de graves conséquences. «Les exportations absorbent 20% de la production de lait. Si l’accord tombait, nous aurions un excédent de lait et son prix chuterait.»

Transports terrestres

L’accord. C’est l’accord le plus politique, arraché après des années de négociations épiques. La Suisse a admis les camions de 40 tonnes sur son territoire, tandis que l’UE a accepté l’introduction d’une redevance poids lourds (RPLP) d’au maximum 325 francs.

L’avis de Christoph Blocher. Cet accord constitue l’argument massue du stratège de l’UDC. «Il n’est pas important pour la Suisse, mais vital pour l’UE.» Sans lui, les camions européens ne pourraient pas transiter par le Gothard sur l’axe nord-sud. Mais la Suisse, elle, pourrait s’en passer: elle pourrait même enfin réaliser les objectifs de l’Initiative des Alpes!

Les faits. La menace de fermer le Gothard aux transporteurs européens est largement surestimée. Bien sûr, la Suisse pourrait augmenter la RPLP à 400 ou 500 francs et gagner quelques millions dans l’opération. Mais tomber dans cette logique de confrontation inciterait l’UE à sortir elle aussi son arme absolue et exclure la Suisse de l’accès à son marché. Il n’y aurait que des perdants dans ce bras de fer.

Transport aérien

L’accord. Cet accord – dans lequel la Suisse s’est engagée à reprendre le droit communautaire – permet à toutes les compagnies helvétiques d’accéder au marché aérien sans discrimination.

L’avis de Christoph Blocher.«Il est très peu probable que le trafic aérien s’effondrerait si cet accord devenait caduc, estime-t-il. Dans le monde entier, les compagnies qui veulent atterrir en Suisse sont très nombreuses.»

Les faits. Swiss, qui a toujours son siège à Bâle, dessert 84 destinations dans le monde, dont 60 en Europe. «Si cet accord tombait, nous risquerions de revenir aux anciennes dispositions bilatérales avec chacun des Etats de l’UE. Il serait très laborieux de devoir les réactiver», déclare son porte-parole, Mehdi Guenin.

Recherche

L’accord. Il permet aux instituts de recherche, aux universités et aux entreprises de participer pleinement aux programmes européens. Après le oui du peuple à l’initiative sur l’immigration de masse, l’UE a bloqué provisoirement la participation de la Suisse à Horizon 2020, portant sur les années 2014-2020.

L’avis de Christoph Blocher.«Les programmes européens de recherche sont relativement inefficaces, avec peu de résultats concrets à la clé.» Si la Suisse ne pouvait plus y participer, elle pourrait non seulement investir les mêmes moyens dans notre pays, mais aussi les contrôler pour s’assurer du succès de l’activité des chercheurs.

Les faits. Christoph Blocher nie les évidences avec une mauvaise foi confondante. La Suisse est l’une des grandes bénéficiaires du septième programme s’étant achevé en 2013. Elle a contribué pour 2,8% de son budget, mais a touché 4,2% des moyens à disposition. Cette participation s’est aussi traduite par 8000 emplois, le dépôt de 480 brevets et la création de 240 entreprises. Cerise sur le gâteau: l’UE a choisi le projet d’Henry Markram sur le cerveau – piloté par l’EPFL – comme l’un de ses deux navires amiraux, qu’elle cofinancera à raison d’environ 500 millions d’euros sur dix ans.
Tous les chercheurs le disent: «Etre largué d’Horizon 2020, c’est comme si le FC Bâle ne pouvait plus jouer la Champions League de football.» Privée du réseau européen, la place scientifique en sera affaiblie à terme et les meilleurs chercheurs iront travailler ailleurs s’ils sont exclus des programmes européens.

Dans son analyse, Christoph Blocher conclut que les «maigres avantages des accords bilatéraux ne compensent pas les désavantages de la libre circulation». Hors de l’UDC, aucun entrepreneur sérieux ne partage ce point de vue.

* Toujours tiré du texte publié dans la «NZZ am Sonntag» du 13 juillet 2014.
** Selon l’OFS, qui n’inclut pas le commerce de l’or dans ses chiffres, la balance commerciale favorable à l’UE se réduit à 20 milliards de francs.

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Une menace pour les arbres suisses

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:57

Zoom. Parasite discret mais dévastateur, le capricorne asiatique grignote le cœur des arbres jusqu’à les faire périr. Il est récemment réapparu dans le canton de Fribourg, entraînant l’abattage de centaines de feuillus.

Il est grand. Noir. Parsemé de taches blanchâtres irrégulières. Et doté de longues antennes. Arrivé en Suisse en 2011, le capricorne asiatique est de retour dans le canton de Fribourg. A Marly, plus précisément. Où plus d’une centaine de ces insectes exotiques ont été découverts ces dernières semaines. «Il n’y en avait encore jamais eu autant», déplore Rebekka Wyss, collaboratrice au Service phytosanitaire cantonal de Fribourg. «Plus d’un kilomètre sépare le foyer trouvé le 10 juillet dernier dans le quartier des Rittes et celui apparu au chemin du Publiet la semaine passée. La surface à traiter est donc très grande et touche des terrains tant publics que privés.» Au total, près de 160 coléoptères ont été capturés et éliminés, et plusieurs centaines d’arbres abattus, broyés en petits morceaux de moins de 3 centimètres et incinérés. Des chiffres effrayants, qui ne sonnent malheureusement pas encore la fin de l’affaire.

«Les travaux de recherche et d’élimination des arbres infestés continuent», précise Alain Lambert, chef du secteur forêt du Service des forêts et de la faune de Fribourg. «Nous espérons avant tout que les forêts ne sont pas touchées, car la densité d’arbres colonisés pourrait alors devenir gigantesque.» Pour l’heure, rien à signaler dans les lisières des forêts, qui ont été contrôlées. Les zones infestées n’ont toutefois pas encore pu être délimitées de manière définitive. De nature discrète, cet organisme nuisible est en effet difficile à détecter. Il forme certes des trous d’envol circulaires grands de 1 à 2 centimètres de diamètre. Mais ceux-ci se trouvent souvent haut dans les arbres. «Il s’agit heureusement d’un insecte pataud et peu actif, qui n’aime pas trop voler», tempère Alain Lambert.

Un insecte venu de loin

Le risque de contamination le plus élevé reste le transport de bois. C’est en effet ainsi que cet organisme nuisible, jugé particulièrement dangereux selon l’ordonnance fédérale sur la protection des végétaux, est apparu en Suisse pour la première fois. «La cause la plus probable à ce jour est l’importation de palettes de bois non traité provenant de Chine», précise Rebekka Wyss. Résultat, depuis 2012, aucune pièce de bois n’entre dans le pays sans être contrôlée. Ces inspections ont permis de découvrir plusieurs emballages en bois infestés. Mais pas d’atteindre l’objectif fixé par la Confédération: l’éradication. La liste des cas d’infestation ne cesse de s’allonger.

Après Brünisried en septembre 2011, ainsi qu’en septembre 2013, c’est la zone portuaire de Birsfelden, près de Bâle, qui a été touchée en mai 2012. Suivie des jardins municipaux de Winterthour en juillet 2012 et de la commune de Marly en juillet 2014. Autant de lieux touchés malgré des mesures de surveillance et de lutte radicales. «Dès qu’une présence est confirmée, les arbres infestés sont abattus», reprend Rebekka Wyss. «Nous procédons ensuite à une coupe préventive des espèces préférées du capricorne, à savoir les érables, les bouleaux, les platanes, les marronniers, les saules et les peupliers, situés dans un périmètre de 100 mètres à la ronde.» Si elle est efficace, cette méthode fait pourtant débat. Sur le problème des souches qui, faute de temps et de moyens, sont laissées sur place et inquiètent les résidents. Mais aussi sur la question de la replantation, restreinte et mise à la charge des propriétaires. Quoi qu’il en soit, il faudra compter quatre ans sans alerte avant de déclarer les foyers éteints. Une bataille qui s’annonce longue et ardue.

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Jean-Christophe Bott / Keystone
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Le Suisse qui a failli inventer la photo

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:58

Récit. Le «pionnier» de la photographie Andreas Friedrich Gerber refait surface à l’occasion des 175 ans de la technique. Un anniversaire célébré à Vevey et à Berne.

Le 19  août 1839, il y a cent septante-cinq ans, les académiciens des beaux-arts et des sciences à Paris ont droit à une déclaration solennelle. L’astronome François Arago divulgue ce jour-là l’invention de la photographie. Une découverte due au Parisien Louis Daguerre, qui est parvenu à améliorer le procédé antérieur du Bourguignon Nicéphore Niépce. Originalité: l’invention est offerte par la France à l’humanité. A l’exception de l’Angleterre, les relations entre les deux pays étant ce qu’elles étaient, sont et seront de toute éternité.

Cette tombée immédiate de la photo dans le domaine public assure sa rapide diffusion dans le monde. Au cours des semaines et mois après la divulgation du 19 août 1839, les premiers appareils, qui portent le nom du peu modeste Daguerre, impressionnent des plaques en Europe, et bientôt outre-mer. Amorçant une révolution de l’image qui mènera à notre société de la communication visuelle, jetant les semences du cinéma, de la télévision, des selfies et facebookeries.

L’histoire des sciences et des techniques abonde en bagarres autour de l’invention de tel ou tel procédé innovant. Pour des questions d’orgueil national ou de royalties, il se trouvera toujours quelqu’un pour affirmer qu’il est ou qu’untel est le vrai découvreur de ce dispositif, de cette molécule, de cette application. La photographie n’est pas une exception. L’idée de fixer une image sur une surface photosensible grâce à une chambre noire remonte au moins au XVIIIe siècle. Les tentatives se multiplient au début du siècle suivant, avec la percée décisive vers 1826 de Nicéphore Niépce. Celui-ci arrive à prendre l’empreinte durable d’une image du monde réel (sa propre maison près de Chalon) sur une plaque d’étain. Mais le procédé est imparfait. Avec la collaboration de Niépce, Louis Daguerre lui donne une forme convaincante, surtout «prête à l’emploi».

Lorsque la toute première annonce de l’invention de Daguerre à l’Académie des sciences est faite le 7 janvier 1839, et que la nouvelle est publiée dans les journaux, d’autres «découvreurs» de la photographie protestent avec la dernière énergie. C’est le cas bien sûr en Angleterre, où William Henry Fox Talbot a mis au point son propre dispositif photographique, de plus reproductible grâce à l’emploi d’un négatif. C’est le cas en France même, où Hippolyte Bayard se représente en noyé pour déplorer de ne pas avoir été reconnu comme le vrai père de la technique.

En Suisse, le magazine Beobachter fait part en janvier 1839 de l’invention de Daguerre. Sans attendre, Andreas Friedrich Gerber adresse une lettre de protestation au Beobachter. Il y signale qu’il a capté dès 1836 sur un papier sensibilisé au chlorure d’argent l’image d’objets minuscules grâce à un microscope solaire. Gerber n’est pas n’importe qui. Né vers 1797 à Eggiwil, il a étudié à Berne, Bonn et Tübingen. En 1839, il est professeur de médecine et d’anatomie vétérinaire à l’Université de Berne. C’est un esprit curieux, expérimentateur. Il connaît comme ses pairs les propriétés photosensibles des sels d’argent, dont le noircissement à la lumière a été constaté dès le XVIe siècle au moins.

Images perdues

La reconnaissance de sa prétendue percée décisive de 1836 n’aura pas lieu. Aussitôt sa lettre de protestation parue dans le Beobachter, qu’un autre lecteur l’assassine en soulignant sa vanité de «professeur de l’université locale» qui cherche à «arracher la notoriété de la découverte» à Daguerre. Pas démonté, Gerber détaillera sa trouvaille dans la préface de son livre Manuel de l’anatomie générale de l’homme et des mammifères domestiques paru en 1840. La même année, le capitaine anglais Boscawen Ibbetson publie à Londres un ouvrage de photos où il mentionne le procédé d’Andreas Friedrich Gerber. Mais le livre a été perdu, comme l’ont été les premières images du médecin bernois. Quelques-unes de ses photos ultérieures, dont des daguerréotypes, sont conservées à la Bibliothèque de la bourgeoisie de Berne. Des recherches sont toujours en cours pour en savoir un peu plus sur les expérimentations de Gerber. A l’automne 2015, une exposition sur les pionniers de la photo au Kornhaus de Berne permettra peut-être d’en savoir un peu plus.

Une célébration des 175 ans de la divulgation officielle aura lieu les 30 et 31 août au Musée suisse de l’appareil photographique, à Vevey. Des visites, ateliers pour jeune public et la possibilité de prendre des images avec une réplique de la chambre noire de Niépce seront au programme. Avant cela, le 19 août dès 18 h au Kursaal de Berne, les associations de la photographie donnent rendez-vous au public pour une série d’animations et exposés sur l’invention.

www.cameramuseum.ch
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Le propriétaire de «L’Agefi» est soupçonné d’avoir caché 54 millions au fisc

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:59

Enquête. Le millionnaire franco-suisse Alain Duménil est soupçonné de «graves infractions fiscales» par les autorités fédérales. Ses coffres-forts ont été perquisitionnés et ses comptes bloqués. Il conteste et invoque l’immunité diplomatique.

Alors qu’il proposait de racheter le quotidien «Le Temps», l’automne dernier, le multimillionnaire franco-suisse Alain Duménil faisait l’objet d’une enquête pénale fiscale ordonnée par la cheffe du Département des finances, Eveline Widmer-Schlumpf. Le propriétaire du quotidien économique L’Agefi, établi à Crans-Montana (VS), est soupçonné d’avoir soustrait plus de 54 millions de francs de revenus au fisc de 2003 à 2011.

Contribuable suisse depuis 1997, Alain Duménil aurait omis de déclarer des dividendes versés par la société immobilière Acanthe Développement, à Paris, dont il est l’actionnaire majoritaire. Le fisc estime que les montants d’impôts fédéraux, cantonaux et communaux impayés dépassent les 20 millions de francs.

Ces informations ressortent de plusieurs arrêts rendus en juillet dernier par le Tribunal pénal fédéral (TPF) de Bellinzone. Ceux-ci confirment la pertinence des soupçons de «graves infractions fiscales» de l’administration envers Alain Duménil. La procédure en est toutefois au stade de l’enquête, et aucun jugement n’a encore été rendu sur le fond de l’affaire.

L’étau du fisc s’est resserré sur lui le 21 novembre 2013, lorsque Eveline Widmer-Schlumpf a autorisé l’ouverture d’une procédure pénale dans ce dossier. Six jours plus tard, les inspecteurs de la Division des affaires pénales et enquêtes, la DAPE, sonnaient aux portes du millionnaire à Crans-Montana et à ses deux adresses à Genève.

100 000 francs par mois

Le même jour, l’Administration fédérale des contributions (AFC) ordonnait le séquestre de biens immobiliers et de comptes lui appartenant, auprès de plusieurs banques genevoises, pour un total de 25 millions de francs. Fin décembre, Alain Duménil a demandé à pouvoir retirer «100 000 francs mensuellement pour lui permettre de maintenir son train de vie et celui de sa famille». Cette demande a été rejetée, et le blocage est toujours effectif.

De fin novembre à mi-janvier, les inspecteurs ont perquisitionné neuf coffres-forts lui appartenant; cinq dans ses appartements et quatre loués dans quatre banques différentes. Lors de leur visite du 27 novembre à Crans-Montana, qui a duré plus de neuf heures, les percepteurs ont dû se résoudre à forcer un des coffres, le propriétaire refusant de leur donner la clé. Dès l’arrivée des agents de la DAPE, Alain Duménil s’est en effet opposé aux perquisitions et à l’ouverture de ses coffres, en invoquant l’immunité due à son poste d’attaché culturel «à titre spécial» de la République de Madagascar à Genève.

Ce n’est pas la première fois qu’Alain Duménil fait usage de son passeport diplomatique malgache pour tenter de se sortir d’un mauvais pas. Le 7 octobre 2011, l’homme d’affaires avait été arrêté par la police française, place de l’Alma à Paris, au volant d’une voiture immatriculée GE CD 8 110, au nom de la représentation de Madagascar à Genève.

Le «droit international» violé

Selon le site internet Mediapart, qui a raconté l’altercation, le conducteur aurait alors copieusement insulté trois agents. Une plainte pour outrage avait été déposée. Dans une lettre au président malgache, Alain Duménil s’était alors dit victime d’un «incident diplomatique» et avait demandé une intervention auprès d’Alain Juppé. La justice française avait balayé ces menaces et jugé la plainte des policiers tout à fait recevable.

Dans ses nombreux recours au Tribunal pénal fédéral, Alain Duménil conteste aujourd’hui la validité des perquisitions conduites par l’AFC, les décrivant comme une atteinte au «droit international».

Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) confirme que «Monsieur Duménil était membre du personnel administratif de la Mission permanente de la République de Madagascar auprès de l’ONU depuis le 6 octobre 2011». Immédiatement entachée – dès le lendemain – par la mésaventure de la place de l’Alma, cette nomination avait suscité de nombreuses interrogations dans la presse française et malgache.

Un porte-parole du département indique aujourd’hui que «la République de Madagascar a fait part au DFAE que les fonctions de M. Duménil ont pris fin le 2 mai 2014». Selon Alexandre Faltin, l’avocat d’Alain Duménil, la révocation de ce mandat diplomatique serait la conséquence d’un «changement de gouvernement» à Madagascar. «Notre client précise que l’ambassadeur de Genève a été changé, ainsi que ceux qui l’assistaient», indique Alexandre Faltin.

Alain Duménil était donc bien un membre du personnel de la mission de Madagascar au moment des perquisitions conduites par l’AFC. Or, comme la justice française dans la plainte pour outrage, le Tribunal pénal fédéral a balayé cet argument.

Plutôt que d’un passeport diplomatique, Alain Duménil était en fait porteur d’une «carte de légitimation du DFAE de type S» au titre de «personnel de la mission auprès de l’ONU». Le TPF a retenu que cette carte ne lui conférait qu’une immunité «fonctionnelle», laquelle «ne saurait en rien le protéger contre des poursuites de l’AFC dans un cadre privé».

Un recours a été adressé au Tribunal fédéral, confirme Alexandre Faltin, de l’étude genevoise Oberson Avocats. Ce cabinet spécialisé dans les affaires fiscales représente notamment Dominique Giroud dans ses démêlés avec l’AFC.

L’enquête contre Alain Duménil présente plusieurs similitudes avec celle touchant l’encaveur. Toutes deux ont été amorcées par le fisc fédéral, sur autorisation d’Eveline Widmer-Schlumpf. Elles concernent les contribuables valaisans, et portent sur des montants très importants. En l’occurrence, les 54 millions de revenus qu’aurait soustraits Alain Duménil représentent presque le triple des montants évoqués dans le cas de Dominique Giroud.

Fortune en Bourse

La fortune d’Alain Duménil, installé en Suisse depuis 1987, était estimée entre 100 et 200 millions de francs en 2012 par le magazine Bilan. Il est sorti du classement des 300 plus riches de Suisse en 2013, passant en dessous de la barre des 100 millions.

Investisseur avisé, il a réalisé quelques-unes de ses plus belles opérations en Bourse. Il avait vendu la banque familiale Duménil-Leblé, immédiatement après sa cotation en 1987, avant d’investir dans l’immobilier à Paris via la société Acanthe Développement, elle aussi cotée. Il s’est ensuite diversifié dans l’industrie et dans le luxe, rachetant les marques Jean-Louis Scherrer et Stephane Kélian, parvenant à lancer certaines en Bourse, comme le couturier Francesco Smalto et le joaillier Poiray.

C’est en 2009 qu’Alain Duménil s’est porté acquéreur du quotidien économique romand L’Agefi, dont le groupe de cliniques Genolier souhaitait se débarrasser. Il détient aujourd’hui 51% des parts du journal, aux côtés d’Antoine Hubert (49%), fondateur de Genolier, et siège au poste de président du conseil. L’investisseur avait expliqué sa motivation dans les colonnes du quotidien qu’il venait d’acquérir, se disant guidé par «l’opportunité, comme toujours».

«Un titre aussi prestigieux à vendre, voilà qui ne se reproduira pas


quelques dizaines d’années», déclarait-il alors. Au passage, Alain Duménil avait tenu à préciser son statut fiscal: «Je réside à Crans-Montana et suis dans le Valais un contribuable tout à fait normal, sans forfait.» Depuis son arrivée, L’Agefi a publié plus de quinze articles sur son propriétaire ou sur ses sociétés, décrivant «la force» de son «modèle hyperactif» ou la «progression» de ses cotations en Bourse.

Enrichi par la Bourse

En octobre dernier, une autre «opportunité» s’est présentée: le rachat du quotidien Le Temps, mis en vente par ses deux actionnaires, les groupes alémaniques Tamedia et Ringier (éditeur de L’Hebdo). C’est le coactionnaire d’Alain Duménil dans L’Agefi, Antoine Hubert, qui avait révélé l’intérêt de son partenaire sur les ondes de la RTS, quelques jours après l’annonce de la mise en vente.

Selon la Tribune de Genève, les deux hommes, qui proposaient entre 10 et 14 millions pour reprendre le titre, se seraient retirés fin décembre. Les actionnaires du Temps ont finalement renoncé à vendre le titre, et Ringier a repris la participation de Tamedia en avril dernier.

Outre son intérêt pour les médias, Alain Duménil a fortement développé ses activités sur le marché immobilier romand ces dernières années. Souvent via des sociétés cotées. En janvier 2013, par exemple, il a introduit sur la toute petite Bourse de Berne sa société Dual Real Estate Investment, possédant une trentaine d’immeubles genevois. «Genève a bâti sa richesse sur le libéralisme, mais en matière d’immobilier, le pays est pratiquement communiste!» lançait-il dans une interview à L’Agefi qui annonçait la cotation.

Alain Duménil contrôle également une holding d’investissement appelée CI Com, cotée sur la place de Zurich. Début juillet, le titre avait mystérieusement bondi de 650%, passant de 3 à 24 francs. Cette «flambée» soudaine n’avait «pas manqué de susciter l’intérêt des traders», notait alors L’Agefi.

L’investisseur franco-suisse a aussi connu son lot de problèmes, qui se limitaient jusqu’ici à ses affaires parisiennes. En juin 2013, le gendarme français des marchés financiers a prononcé une sanction de 500 000 euros à son encontre dans le cadre d’une affaire de délit d’initié. Plus tôt, en 2012, la Cour d’appel de Grenoble l’avait condamné à un an de prison avec sursis et 75 000 euros d’amende pour avoir orchestré la faillite de l’entreprise Stephane Kélian, en 2005.

Trahi par la Bourse

Si elle est à l’origine de certains de ses plus beaux coups, c’est la Bourse, aussi, qui aurait trahi Alain Duménil. C’est en effet en consultant les rapports annuels rendus publics chaque année par la société Acanthe Développement que l’Administration fédérale des contributions aurait réalisé que quelque chose clochait dans la déclaration d’impôts d’Alain Duménil.

«Selon les informations dont dispose l’AFC à ce stade, note le Tribunal pénal fédéral dans un de ses arrêts, Acanthe Développement verse fréquemment un dividende exceptionnel à ses actionnaires. Or il apparaît que le plaignant (ndlr: Alain Duménil) n’aurait jamais annoncé à l’autorité fiscale un quelconque dividende exceptionnel pour les années en question.»
De même, Alain Duménil n’aurait jamais déclaré la perception d’options d’achat d’actions pour plus de 6 millions de francs, rien qu’en 2009, alors que les rapports financiers disponibles sur le site internet d’Acanthe Développement les mentionnent noir sur blanc.

«En sus, poursuit l’AFC, Alain Duménil n’aurait pas déclaré aux autorités suisses l’existence des participations indirectes dans plusieurs sociétés luxembourgeoises.» Et ce n’est pas tout. Le contribuable Duménil serait également le bénéficiaire d’un trust dont le compte au Crédit Agricole à Genève abriterait 8 millions de francs. «Il se peut – à ce stade – que le montant en question constitue un revenu imposable», note le TPF.

Soustraction ou fraude?

«Nous avons plusieurs arguments à faire valoir pour démontrer que l’enquête du fisc n’est pas fondée, assure Alexandre Faltin. En substance, les juges du Tribunal pénal fédéral ont uniquement autorisé le fisc à poursuivre son enquête et n’ont rendu aucun jugement sur le fond. Ces arguments seront présentés aux autorités fiscales en temps utile», précise-t-il.

Alexandre Faltin ne fait qu’une seule remarque sur le fond de l’affaire: «L’enquête ne porte pas sur des soupçons de fraude, mais de soustraction fiscale.» Bien qu’ayant abandonné cette distinction pour les clients étrangers en 2009, la Suisse fait toujours une différence entre soustraction et fraude fiscales. Dans le premier cas, le fait d’«oublier» de déclarer un revenu est considéré comme de peu de gravité et ne justifie pas l’ouverture d’une procédure pénale. Au contraire de la fraude, qui consiste à présenter de faux documents pour réduire ses impôts.

Contrairement à Dominique Giroud – condamné pour usage de faux –, Alain Duménil pourrait-il avoir simplement «oublié» de déclarer 54 millions de dividendes et d’options au fisc suisse? Alexandre Faltin indique seulement que son client se défend vigoureusement d’avoir commis ne serait-ce qu’une soustraction.

Il n’est pas dit que cette distinction compte beaucoup dans le cas du multimillionnaire. Le droit fiscal prévoit en effet que les cas de «soustraction grave», portant sur des montants élevés, peuvent être considérés comme de la fraude et poursuivis comme telle. «La simple dissimulation de revenus ne saurait, pour d’évidentes raisons, être considérée comme une infraction mineure», avait rappelé Eveline Widmer-Schlumpf, en 2010, dans une tribune publiée dans Le Temps.

francois.pilet@hebdo.ch / @FrancoisPilet


Alain Duménil

Agé de 65 ans, ce riche homme d’affaires franco-suisse a fait fortune la première fois en vendant la banque familiale, Duménil-Leblé, juste avant le krach de 1987. Installé en Suisse depuis cette date, il a investi dans l’industrie, le luxe et surtout l’immobilier. Alain Duménil a racheté le quotidien économique romand L’Agefi en 2009.

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Séries américaines: les secrets d’un succès

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 06:00

Décodage. La qualité des séries est telle qu’elles sont comparables à des romans, avec une liberté de ton qui dépasse souvent celle du cinéma. Les meilleures d’entre elles font l’objet de batailles entre les chaînes, des Etats-Unis à l’Europe. Comment travaillent les scénaristes? De quelle manière écrivent-ils des scripts aussi forts?

Clément Bürge New York

Tout commence dans une seule et unique pièce: la salle des scénaristes. A l’intérieur, une vaste table de travail, de grands bols remplis de chocolats et de fruits, des stylos et des blocs-notes en nombre. Aux murs, des panneaux blancs sur lesquels les intrigues sont inscrites. Et, surtout, une meute d’écrivains. Leur mission: écrire une série télévisée de génie en l’espace de six mois.

«Tout est conçu pour créer une tension dans cette salle de travail, pour la transformer en un espace magique, ultracréatif», raconte Brett Martin, auteur du livre Des hommes tourmentés, le nouvel âge d’or des séries. Un procédé qui a déjà donné lieu à d’innombrables nouvelles séries à l’origine d’un renouveau de la télévision, comme Mad Men, Breaking Bad ou plus récemment House of Cards.

La myriade de petites mains s’affaire autour d’un chef de meute, un showrunner, un écrivain-producteur qui est le cerveau de la série. «Au contraire du cinéma, où les réalisateurs sont les personnes les plus importantes, le scénariste en chef d’une série donne le ton. Il indique aux écrivains la direction générale que la dramaturgie doit prendre», précise encore Brett Martin. «Nous lui soumettons des propositions d’intrigues pour chaque épisode, ajoute Chris Provenzano, l’un des rédacteurs de Mad Men. Ainsi, sur les dix idées que nous lui présentons, peut-être qu’une ou deux d’entre elles sont intégrées au scénario final. Quant aux grosses ficelles du scénario, elles sont établies rapidement.»

Le travail d’équipe se veut la clé du processus. Un système qui se distingue du cinéma européen: «La pire chose que les Français nous aient jamais apportée est la prétendue «théorie de l’auteur», a déclaré Vince Gilligan, le scénariste de Breaking Bad. C’est de la connerie. On ne peut jamais réaliser un film seul, encore moins une série télévisée.» Et la clé d’un succès qui a permis au huitième art de prendre une autre dimension.

Au début des années 2000, la petite lucarne a connu une première révolution, grâce à l’arrivée de nouvelles séries comme Sex and the City, Desperate Housewives et Les Soprano. Aujourd’hui, la qualité des séries a franchi un nouveau palier: «Ces feuilletons sont désormais devenus l’égal des films, mais ils durent dix ou treize heures et leurs personnages sont bien plus développés», commente Robert Thompson, professeur spécialisé en séries télévisées à l’Université de Syracuse. On les compare maintenant même à des romans. Et peu de films sortis récemment peuvent rivaliser avec la série de fantaisie médiévale Game of Thrones, le thriller philosophique True Detective ou encore le suspense de Homeland.

De plus en plus d’acteurs et de producteurs de cinéma qui méprisaient autrefois la télévision y jouent maintenant un rôle capital: Martin Scorsese a lancé Boardwalk Empire en compagnie de l’acteur Steve Buscemi. Les prestations de Matthew McConaughey et de Woody Harrelson ont porté de bout en bout l’excellent True Detective. Et Liv Tyler figure à l’affiche de la toute nouvelle série The Leftovers. «La télévision est devenue le médium artistique le plus important et le plus influent aux Etats-Unis, bien plus que le cinéma», souligne Brett King.

L’arrivée des écrivains

Les équipes de scénaristes étaient autrefois composées de rédacteurs de seconde zone ayant suivi de vagues études de cinéma. «Ces recalés du cinéma travaillaient de façon purement alimentaire, glisse Robert Thompson. Ecrire pour la télévision n’était pas très exigeant, presque n’importe qui pouvait le faire.» Tout cela a changé. «La compétition est plus féroce, seuls les meilleurs arrivent à percer aujourd’hui. J’avais l’habitude d’encourager mes étudiants à devenir scénaristes, et maintenant vouloir devenir scénariste est l’équivalent de vouloir devenir une star de cinéma.»

Un nombre croissant de rédacteurs professionnels ont désormais envahi les salles de scénaristes: les journalistes de magazines viennent apporter leur maîtrise de l’information ou leur expertise dans un domaine en particulier. Et, surtout, de plus en plus de romanciers écrivent les scénarios. «On a vu une hausse du nombre d’écrivains impliqués dans ce processus, explique George Pelecanos, lui-même romancier et auteur de plusieurs épisodes de la série The Wire. Ils ont apporté au petit écran leur sens de la narration et leur sensibilité. Les scénarios ont clairement gagné en finesse et en complexité.» Des auteurs qui se sont transformés en véritables mercenaires qui se déplacent de série en série, offrant leurs services aux projets les plus intéressants et les plus rémunérateurs.

Parfaire le réalisme

Mad Men, saison 1, épisode 5. Ken Cosgrove, un grand blond responsable des comptes pour l’agence de publicité Sterling Cooper, publie un article littéraire dans The Atlantic Monthly. Et s’en vante dans son bureau. S’ensuit alors une querelle avec son collègue jaloux et rival, Pete Campbell. Les chefs de Ken Cosgrove le critiquent également: ses ambitions artistiques n’ont rien à faire au sein de leur compagnie.

Cette situation, si réelle, illustre un processus primordial de la rédaction des séries américaines. Elle est tirée de l’expérience personnelle de l’un des scénaristes. «L’histoire de Ken Cosgrove est la mienne», raconte Chris Provenzano, l’un des écrivains de la série, qui rédigeait auparavant des scripts pour des publicités.

Cette capacité des séries à augmenter leur réalisme est devenue l’un de leurs principaux points forts. «Nous sommes constamment encouragés à puiser des idées dans notre expérience personnelle, éclaire Chris Provenzano. C’est la meilleure manière de trouver des histoires originales qui touchent notre audience.» D’autres séries emploient le même processus. Girls se veut même quasi autobiographique, racontant les pérégrinations de son auteure en chef, Lena Dunham, à la sortie de l’université (lire encadré).

Et les moindres détails des intrigues sont vérifiés pour que ces séries paraissent le plus réel possible. Dans Homeland, qui parle de la relation d’une agente de la CIA avec un militaire supposément devenu terroriste, «nous avons vérifié tous les détails du script pour voir s’ils étaient plausibles, explique Sam Matthews, qui était chargé de contrôler le scénario. Par exemple, l’héroïne de la série, Carrie, est bipolaire et prend souvent des médicaments. Nous avons donc examiné quel type de traitement une personne souffrant de cette maladie doit prendre et étudié leurs véritables effets secondaires.» Autre exemple, lorsqu’un personnage voyage en avion ou en voiture, le temps de déplacement est soigneusement calculé. «Pas question qu’il se déplace de Washington D. C. à Kaboul d’une scène à l’autre en une poignée de secondes, alors que les autres personnages n’ont pas bougé», détaille Sam Matthews.

La prise en compte du passage du temps est capitale, à tel point que des séries comme Mad Men et True Detective en ont fait l’un de leurs traits distinctifs. Le lent passage des heures et des jours est là pour donner aussi une impression de réalisme. Les choses prennent du temps, comme dans la vraie vie.

Comme les écrivains ou les rédacteurs, les consultants jouent également un rôle crucial dans cette recherche de perfection. Exemple avec Amazon, qui est en train de produire une nouvelle série nommée Transparent. Celle-ci raconte l’histoire d’un père de famille qui change de sexe. Les artistes transsexuels Zackary Drucker et Rhys Ernst, qui ont documenté leur propre changement, ont été engagés pour donner des conseils: «Nous lisons le script et expliquons ce qui correspond à la réalité ou pas, précise Rhys Ernst. Nous avons vécu ce que vit le personnage principal, et beaucoup de gens ont de la peine à comprendre les changements de sexe. Notre rôle est de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’erreurs. Il existe encore beaucoup de clichés sur les transsexuels.»

Le principe est d’ailleurs une pratique courante: un journaliste d’investigation a conseillé la série Newsroom, qui met en scène une équipe de télévision, pour rendre leurs enquêtes le plus réaliste possible, et des criminologistes conseillent les shows policiers comme CSI.

De sombres antihéros

Certaines séries télévisées vont plus loin encore pour intensifier cette impression de réalisme. Par exemple, le créateur de Mad Men, obnubilé par son projet, a rédigé une biographie de chacun des personnages présentés dans la série. Leurs origines, parcours de vie et autres détails ont été imaginés, même s’ils n’apparaissent finalement jamais à l’écran. Autre exemple: l’équipe de The Wire a écrit le script en vivant à Baltimore, l’endroit où se déroule la série. «Nous connaissions la ville, ses habitants, même les policiers, nous étions totalement immergés», se souvient George Pelecanos.

Une révolution technique a aussi permis à ce nouvel âge d’or d’émerger: «L’arrivée du câble a donné la possibilité de créer des séries télévisées plus pointues, expose Robert Thompson. Avant, une série devait être facile d’accès et plaire à un maximum de personnes. Alors que les nouvelles comme True Detective ou Girls touchent moins de personnes, mais ce sont des chefs-d’œuvre.» Une recherche de qualité qui permet aux chaînes de télévision de se distinguer de la concurrence. La chaîne et maison de production HBO (Game of Thrones, Les Soprano, Girls) en a même fait sa spécialité, et d’autres suivent le mouvement, comme AMC (Mad Men, Breaking Bad) et Showtime (Homeland, Dexter, Masters of Sex). Suivant cette même logique, les distributeurs de services télévisés en streaming sont aussi devenus des producteurs de séries. Netflix a ainsi créé House of Cards et Orange Is the New Black, et Amazon prépare ses propres shows. Le site internet de distribution a mis en ligne ses premiers pilotes pour jauger leur popularité avant de choisir quelle série produire.

La création de feuilletons télévisés d’une qualité cinématographique a débouché sur une conséquence inéluctable: les protagonistes sont devenus très sombres. Tous sont des antihéros. Mad Men met en scène Don Draper, un génie créatif alcoolique, mauvais père et qui trompe sa femme. Breaking Bad montre un professeur de chimie cancéreux qui produit de la méthamphétamine pour gagner un maximum d’argent. Boardwalk Empire, une série sur la prohibition à Atlantic City, parle d’un gangster et de son empire de liqueur. Même Girls présente une femme égoïste qui exaspère l’audience. Une audience qui se reconnaît dans ces personnages ambigus. Une manière de se rapprocher, de nouveau, du vrai.


Les plus grands scénaristes du moment

L’écrivain de la Louisiane
Nic Pizzolatto, True Detective

C’est la nouvelle sensation du moment. Nic Pizzolatto, 38 ans, a publié deux livres avant de s’attaquer au monde de la télévision. Son premier livre, Galveston, avait même reçu en 2011 le Prix du premier roman étranger de l’Académie française. Puis, cet ancien professeur d’écriture a réussi à attirer l’attention de producteurs de télévision en leur envoyant une poignée de scripts. Il sort ainsi sa première série True Detective en janvier 2014. Celle-ci se déroule dans sa Louisiane natale, un univers qu’il reconstitue à merveille dans cette série mi-policière, mi-philosophique. Le script est d’une incroyable complexité, les dialogues sont d’une profondeur romanesque. L’homme est en train de rédiger une nouvelle saison, qui se déroulera dans un autre lieu, aura une autre histoire et d’autres personnages.
 


Le génie perfectionniste
Matthew Weiner, Mad Men

Cet homme de 49 ans, est un obsessif. En 1999, il a écrit le premier script de Mad Men, qui parle d’une agence de publicité à New York dans les années 60. Depuis, il n’a fait que de penser à son futur chef-d’œuvre. Durant des années, il a mis de côté des bouts de tissu à utiliser pour les costumes, pensé à des modèles de réfrigérateur pour le décor ou encore inventé la biographie de ses personnages. Le show lancé, le perfectionniste a alors fait attention aux plus petits détails pour créer l’un des meilleurs feuilletons de l’histoire télévisée, engageant même des linguistes afin que le vocabulaire des dialogues corres­ponde à celui des années 60. L’ancien scénariste pour Les Soprano aime s’inspirer de sa propre vie: le héros de Mad Men, Don Draper, a une relation conflictuelle avec son père, tout comme Matthew Weiner.

 


Le jeune prodige
Lena Dunham, Girls

Lena Dunham est un ovni. Une des rares femmes scénaristes du monde télévisé. Elle a écrit, réalisé, produit et joué dans sa série Girls, qui va entamer sa quatrième saison. Et elle n’a que 28 ans. Le feuilleton parle des pérégrinations professionnelles, sexuelles, amicales d’une jeune fille qui vient de terminer ses études et essaie d’entamer une carrière à New York. Problème de poids, avortement, sexualité étrange, échecs professionnels, névroses, l’auteure arrive à aborder avec humour et finesse toutes ces questions de société. La série est quasi autobiographique, mettant en scène ses propres années de galère à New York. La protagoniste de la série, Hannah, qu’elle incarne, y est délicieusement insupportable. Il s’agit probablement de l’une des séries les plus humaines du moment.

 


Le sombre scénariste
Vince Gilligan, Breaking Bad

Vince Gilligan, 47 ans, n’a pas eu la vie facile. Il galère des années après ses études de cinéma à l’Université de New York. Puis, un jour, le grand brun a émergé un moment en devenant scénariste pour la série X-Files. Mais, de nouveau, le néant s’ensuit. Désespéré, il parle un jour avec l’un de ses amis, sur le parking d’un supermarché: «Je devrais arrêter d’écrire, acheter une caravane et vendre de la méthamphétamine.» Sa cynique blague se transforme alors en mine d’or. Il développe sur la base de cette idée une des séries les plus marquantes de l’histoire de la télévision: Breaking Bad. Elle met en scène un professeur de chimie à qui on a diagnostiqué un cancer en phase terminale, qui décide de produire de la drogue pour laisser assez d’argent à sa famille après sa mort.

 


L’ancien journaliste
David Simon, The Wire

David Simon, 54 ans, a soif de vérité. Le scénariste a travaillé en tant que journaliste pour le Baltimore Sun entre 1982 et 1995 où il couvrait les faits divers criminels. Sur la base de son expérience en tant que reporter dans l’une des villes les plus violentes des Etats-Unis, il a publié plusieurs livres. Il fait son entrée dans le monde de la télévision lorsque l’un de ses bouquins est adapté sur le petit écran (Homicide: Life on the Street). Mais c’est en 2002 qu’il lance son chef-d’œuvre, The Wire, qui parle de la criminalité à Baltimore. Le réalisme de la série a été comparé à celui de travaux documentaires. Pour obtenir cette qualité, l’homme a fait appel à des confrères journalistes et à un ancien chef de police pour écrire le scénario. Depuis 2010, il se consacre à Treme, qui raconte les ravages à La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina.

 


Les séries en chiffres

Salaires des scénaristes

Selon la Writers Guild of America, un scénariste novice de série télévisée gagne au minimum 3703 dollars par semaine. Un auteur plus expérimenté gagne au minimum 6036 dollars par semaine. Une saison étant normalement en production pendant environ six mois, ils gagnent entre 96 000 et 157 000 dollars pour leur travail. Le salaire moyen américain est, lui, de 51 000 dollars par année.

Les showrunners peuvent gagner plusieurs millions par année. Matthew Weiner touchait 10 millions de dollars par année lors des dernières saisons de Mad Men.
En comparaison, un scénariste de film touche entre 66 151 et 124 190 dollars pour son script. Certaines stars du domaine peuvent engranger plusieurs millions. Le script le plus cher de l’histoire du cinéma est celui de Déjà vu. En 2005, Terry Rossio et Bill Marsilii avaient reçu 5 millions de dollars pour ce scénario.

Coûts de production

Les prix de réalisation d’une série télévisée peuvent fortement varier. En moyenne, un épisode de Game of Thrones coûte 6 millions de dollars pour le produire, contre 3 millions pour Breaking Bad ou 2 millions pour The Big Bang Theory.

Les coûts des séries télévisées historiques peuvent augmenter radicalement. Le pilote de Boardwalk Empire, qui se déroule dans les années 20, a coûté 18 millions de dollars pour sa réalisation.

En comparaison, le budget moyen d’un film hollywoodien se situe entre 50 et 200 millions de dollars.

Femmes et télévision

L’inégalité des genres règne au sein du monde télévisé. Seuls 12% des épisodes télévisés sont réalisés par des femmes.

La guerre Hollywood-New York

Auparavant bastion des séries télévisées, Los Angeles a perdu énormément de séries au profit de New York ces dernières années. En 2005, 51 séries d’une heure ont été tournées en Californie contre dix pour New York. En 2012, plus de 40 shows ont été réalisés à Los Angeles contre 19 pour New York. Un exode principalement lié à un programme de réduction fiscale lancé par l’ancien maire de la cité, Michael Bloomberg. En 2013-2014, pour la première fois, il y a eu davantage de nouveaux pilotes de séries tournés à New York qu’à Los Angeles: 24 ont été réalisés dans la première contre 19 dans la seconde.

La Californie a connu une baisse de 11% (-16 137) des emplois liés au cinéma et à la télévision entre 2005 et 2012. New York a enregistré une hausse de 25% (+10 675) au sein de cette industrie sur la même période.


Le meilleur de la rentrée 2014

Chaque fin d’été fait l’objet de batailles entre les chaînes et bouquets d’Europe pour s’arroger les meilleures séries. En voici trois qui feront parler d’elles.

«The Knick». Cette série de 10 épisodes venue de la chaîne américaine Cinemax fera l’événement sur la RTS dès le 1er septembre, en v.o. sous-titrée, trois semaines après son lancement aux Etats-Unis. On est en 1900, hôpital Knickerbocker, à New York. Un chirurgien cocaïnomane, John Thakery, est aux commandes du bloc. Racisme, corruption, boucherie sanglante de la chirurgie naissante: un mélange halluciné d’Urgences et de Gangs of New York. Avec Steven Soderbergh à la réalisation, et le fantastique Clive Owen dans le rôle principal.

 

 

 


«Those Who Kill». Depuis la fin du mois de juillet, c’est Canal+ qui diffuse la première saison de cette série aux airs de polar nordique dans une Amérique en crise. A Pittsburgh, entre les usines qui ferment, l’enquêtrice de la police criminelle Catherine Jensen (la belle Chloë Sevigny) traque les serial killers, dans une réalisation où l’action ne manque pas. Adaptation US de la série danoise Traque en série, Those Who Kill renouvelle le genre avec un personnage aussi tordu qu’attachant.

 

 

 

 


«The Whispers». Un vaisseau spatial paumé dans le Sahara et, dans le même temps aux Etats-Unis, des enfants qui deviennent bizarres et possédés, puis commettent des meurtres parmi leur entourage: bon sang, il s’agit d’une invasion extraterrestre! Comme ça, cette histoire a l’air débile, mais elle devrait être diffusée aux Etats-Unis à la fin de l’automne. Cependant, les premières images impressionnent et cette série de ABC a l’atout maître pour que tout le monde se l’arrache bientôt, là-bas comme ici: son producteur s’appelle ­Steven Spielberg.

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La face cachée de l’or noir

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:51

Critique. A travers quelques exemples, les réseaux d’influence et de corruption gravitant autour du pétrole sont dévoilés par l’un des journalistes d’investigation les plus tenaces des Etats-Unis.

Il s’appelle Dan. Dan Gertler. Ce citoyen israélien est installé depuis 1997 à Kinshasa, République démocratique du Congo. Il est inconnu du public. Pourtant, dans la constellation des milieux d’affaires en Afrique, il joue un rôle central. Celui de lien entre son ami intime Joseph Kabila, président de la RDC depuis la mort de son père Laurent-Désiré en 2001, et le géant suisse Glencore. Si le numéro un mondial des matières premières a réussi son implantation au cœur de l’Afrique, c’est aux connexions exceptionnelles de l’Israélien qu’il la doit.

Le monde du pétrole en est plein de ces personnages troubles, entremetteurs, intermédiaires incontournables, traders, lobbyistes, universitaires, experts et autres facilitateurs qui ouvrent les portes, tissent les liens entre les compagnies qui exploitent et transportent le brut et les gouvernements, souvent dictatoriaux, chargés de veiller à la «défense» des intérêts de leurs populations. Un écosystème qui a créé ses propres règles, comme en témoigne un acteur suisse à l’auteur: «Vous êtes obligé de traiter avec des gouvernements et des ministres et vous devez rendre service à ces gens. Vous pouvez appeler cela de la corruption. Mais cela fait partie du système.»

Le fils du dictateur

C’est à la découverte de ce monde sans foi ni morale qu’est parti Ken Silverstein, l’un des journalistes d’investigation les plus reconnus aux Etats-Unis pour son expertise en matière de pétrole. Sept portraits caractérisent les acteurs types. On y trouve Teodorin Obiang, fils du dictateur de la Guinée équatoriale, un pays d’Afrique centrale si petit qu’il était méconnu de tous jusqu’à la découverte de très abondantes réserves d’or noir… dont l’exploitation a été attribuée essentiellement à des compagnies américaines. Teodorin Obiang a pu s’aménager pendant plusieurs années une vie d’excès en tout genre dans une villa de luxe des hauteurs de Hollywood, face à celle, non moins fastueuse, de l’actrice Farrah Fawcett.

«Il s’agit certainement de l’une de ces histoires familières où le gouvernement américain n’a aucune intention d’offenser un important partenaire pétrolier», regrette l’auteur, avant de citer le propos désabusé de l’avocat américain d’une victime de ce rejeton de dictateur: «Dans notre politique internationale, il y a beaucoup de léchage de cul (sic), particulièrement si on y trouve du pétrole.»

Faisons l’impasse sur Glencore et son partenariat en République démocratique du Congo avec le diamantaire israélien et grand ami du président Kabila, Dan Gertler. Ce n’est que l’une des relations de ce type entretenues par le géant de Baar, dans le canton de Zoug. Il n’est, finalement, que l’un des mastodontes du trading qui ont choisi de s’installer en Suisse, attirés par «la longue histoire du pays en tant que paradis financier qui offre des règles strictes en matière bancaire et de confidentialité et faibles en ce qui concerne les affaires».

Tony Blair, «la danseuse»

Et sautons au chapitre suivant pour découvrir le profil de Bretton Sciaroni, le meilleur gardien des intérêts pétroliers du Cambodge, un Etat très mal classé en matière de prévention de la corruption. Cet Américain a débarqué à Phnom Penh pour y effectuer une mission temporaire après s’être rendu un peu trop visible à Washington dans un scandale de l’ère Reagan… et s’est définitivement installé à la jointure entre le gouvernement Hun Sen et les majors. «Il est l’un des quelques étrangers arrivés pendant le chaos des années post-Khmers rouges, qui ont accumulé de l’influence et vivent bien grâce à leur dévouement au nouveau régime.» Il est aujourd’hui l’un des hommes les plus riches du pays.

La figure la plus éminente est néanmoins celle de Tony Blair. L’ancien premier ministre britannique (1997-2007) s’est reconverti, sitôt après la fin de son mandat, dans le conseil et les conférences publiques qu’il facture fort cher et lui permettent de s’offrir un train de vie plus que confortable. «Peu ont joué les danseuses avec autant de vigueur ou gagné autant d’argent» que lui, note tristement l’auteur. Or, qui sont les premiers clients de ce conseiller d’exception? «Les    des pays riches en ressources énergétiques et les compagnies pétrolières», poursuit Ken Silverstein.

A travers ces exemples, ce dernier cherche à démontrer que les systèmes d’influence des grands intérêts pétroliers ne se sont pas démontés avec le renforcement de la lutte contre la corruption entamée par les grands pays, à commencer par le gouvernement américain. Ils se sont simplement adaptés, en faisant savoir leurs intérêts tout en brouillant les pistes. Les cas Gertler, Obiang, Sciaroni et Blair ne sont que les représentants d’un univers beaucoup plus vaste. Et inquiétant.

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Les électrosensibles

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:52

Reportage. Le photographe de l’agence Rezo Jean Revillard a accompagné les malades des ondes électromagnétiques dans leurs «zones blanches», territoires sauvages de la Drôme et des Hautes-Alpes encore vierges d’antennes-relais, transformateurs ou wifi.

Le photographe genevois Jean Revillard doit, pour une fois, renoncer à l’appareillage électronique qui l’entoure habituellement lorsqu’il prend des portraits. Dans ces coins sauvages de la Drôme et des Hautes-Alpes françaises, ses sujets ne supportent pas les ondes électro­magnétiques, radiofréquences ou champs électriques. Ils sont «électrosensibles», terme vague qui désigne une grande intolérance aux réseaux de téléphonie mobile, antennes-relais, wifi, transformateurs, voire aux simples installations électriques. Pour ne pas développer les pathologies liées à leur hypersensibilité, comme maux de tête, fatigues extrêmes ou réactions cutanées, ces êtres-antennes se replient dans des «zones blanches». Des forêts, vallées ou montagnes vierges de champs électromagnétiques. Des sanctuaires de moins en moins nombreux en raison de la marche triomphante des technologies modernes de la communication.

Jean Revillard s’intéresse aux natures inhabitées qui recueillent les damnés de la terre. On se souvient de sa série sur les cabanes précaires des migrants dans les bois de Calais, reportage qui lui valut un prix World Press. Ou de ses portraits de prostituées africaines qui travaillent dans la forêt crasseuse de la région turinoise. Comme si la société repoussait là, sur ces territoires hostiles, les malheureux qui ne rentrent pas dans son cadre.

En observateur

Le cas douloureux des électrosensibles est un peu différent. Ils sont organisés et tentent de se défendre plutôt que de subir. Dans les Hautes-Alpes, comme chaque été, l’association Une terre pour les électro­hypersensibles organise à la fin d’août un rassemblement international dans les gorges du Riou-Froid. Zurich a ouvert, fin 2013, le premier immeuble antiallergène d’Europe, qui accueille notamment des électrosensibles. En Suisse comme ailleurs, les études scientifiques se multiplient pour en savoir davantage sur un phénomène qui manque encore de preuve expérimentale et reproductible. L’effet est là, touchant en moyenne 5% de la population. Quelle est la cause exactement? Les radio­fréquences sont-elles les seules à incriminer?

Jean Revillard se garde de prendre position. Il se contente d’observer ces intolérances, et surtout souffrances, qui rendent la vie normale presque impossible. Ces femmes et ces hommes blessés, qui se replient dans des huttes transformées en cages de Faraday, calfeutrent leurs caravanes avec des revêtements protecteurs, portent des masques. Ou des fils reliés à des piquets en acier pour tenter de décharger les ondes électromagnétiques.

Un jour, dans la zone blanche en dessous de Grenoble, Jean Revillard a oublié d’éteindre son téléphone portable. La personne électrosensible qui était en sa compagnie n’a pas réagi tout de suite. Au bout d’une à deux heures toutefois, l’agitation de la malade a commencé à croître. Au point que la situation est devenue ingérable. A l’évidence, le photographe avait en face de lui un radar ultrasensible qui ne supportait pas ce qu’il captait.

Rassemblement des EHS. Gorges du Riou-Froid.
Inscription: http://uneterrepourlesehs.blogspot.fr

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Obésité

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:53

Rencontre. La romancière Lionel Shriver met en scène notre rapport morbide et angoissé à la nourriture. Sa dernière œuvre, «Big Brother», plaide pour plus d’innocence et de plaisir.

Aucune époque avant la nôtre n’a autant culpabilisé à cause de son alimentation. Entre orthorexie (obsession de la nourriture saine) et malbouffe, nous avons perdu le plaisir spontané de la bonne chère. La romancière américaine Lionel Shriver nous aide à penser notre rapport névrotique à notre assiette et à nos kilos. Cela fait onze ans que cette auteure, née en Caroline du Nord en 1957, s’est imposée avec Il faut qu’on parle de Kevin, traduit chez Belfond puis adapté au cinéma. Une mère cherchait à comprendre pourquoi son fils avait ouvert le feu sur ses camarades de classe, tuant neuf personnes. Shriver excelle à saisir les phénomènes de société et à leur donner du sens par la fiction. C’est ce qu’elle fait avec Big Brother, dans lequel on retrouve son mordant, son sens critique aiguisé, l’émotion et l’humour qui ont fait son style. L’auteure s’inspire du combat de son frère contre l’obésité, qui entraînera sa mort en 2009. Comme souvent chez elle, le cadre familial se révèle toxique mais aussi révélateur du fonctionnement de toute une société.

Le monde que vous dépeignez glisse vers l’infantilisation. Certains deviennent comme des bébés, incapables de se nourrir sans tomber dans l’excès. Avons-nous besoin d’être «assistés»?

Big Brother émet l’hypothèse que notre rapport à la nourriture, en effet, devient infantile. Cela dit, beaucoup de bébés mangent lorsqu’ils ont faim, et arrêtent de manger lorsqu’ils sont repus! Ils font preuve d’un rapport sain, direct à la nourriture, qu’ils n’expérimenteront peut-être plus par la suite. Devenus plus âgés, nous attendons de la nourriture des gratifications qui n’ont rien à voir avec le fait de simplement se sustenter. Nous attendons trop de la nourriture. Particulièrement à notre époque, de nouvelles angoisses se sont fixées sur l’alimentation. Est-ce que les produits que nous consommons sont cancérigènes? Est-ce qu’ils contiennent des graisses hydrogénées? Trop de sucre ou de sel? Pas assez de fibres? Est-ce que nous consommons local et durable? Et surtout: est-ce que le contenu de mon frigo va me faire grossir? Etre dans le rôle de l’adulte, lorsque nous sommes au régime, est épuisant. Une dose d’innocence enfantine («Je suis affamé» ou «Ce plat n’est pas bon») nous ferait le plus grand bien. Comme la narratrice de mon livre, Pandora, je me demande à quoi bon découvrir le boson de Higgs si nous avons oublié comment manger…

Notre rapport à la nourriture tel que vous le représentez n’a plus rien de joyeux. Votre «Big Brother», c’est un anti-«Gargantua». L’appétit est devenu morbide…

Une tension s’est installée, on le remarque clairement à la télévision, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. On peut voir un grand nombre de programmes sur la cuisine tels que Masterchef. Ou alors des chaînes du câble entièrement consacrées à ce sujet. En parallèle, on trouve tout autant d’émissions voyeuristes sur les personnes en surpoids, qui mettent en scène des compétitions de régimes. Ce sont les deux faces d’une même obsession. Je suis convaincue que le voyeurisme s’est déplacé du sexe à la nourriture. La sexualité est devenue ennuyeuse, puisque tout y est permis. Le vrai tabou, aujourd’hui, ce sont les cupcakes.

Quelle est votre réaction devant une personne obèse?

La sympathie.

On remarque que vous avez tenu à rapprocher le lecteur de vos héros. Ce ne sont pas des bêtes curieuses, au contraire…

C’est pour cette raison que j’ai choisi le personnage de Pandora comme narratrice. Elle n’est pas du genre à se lancer dans des tirades sur la malbouffe ou à émettre des hypothèses sur une conspiration des multinationales agroalimentaires. C’est quelqu’un de modeste, d’humble, de simple, des qualités généralement associées avec ce qu’on appelle le «grenier» de l’Amérique, à savoir le Midwest, particulièrement le Kansas et ses champs céréaliers. Et elle a elle-même pris quelques kilos, ce qui la rend moins «jugeante» par rapport à son frère. C’était important que le lecteur puisse sympathiser avec elle.

Votre titre fait référence au livre d’Orwell, «1984». Le bien manger devient un nouveau totalitarisme dans notre quotidien?

Mon titre n’est pas une allusion à Orwell. Au contraire, je reviens au sens premier de «grand frère». Bien sûr, big peut aussi signifier gros. C’était irrésistible de l’utiliser pour ce roman, qui parle d’un frère aîné engraissant de manière inexplicable… Le titre s’est imposé d’emblée.

Lorsque Pandora décide d’aider son frère Edison à faire un régime drastique, ils deviennent tous deux des ayatollahs de la nourriture saine. Une relation de dépendance s’instaure, qui paraît bien plus dangereuse qu’une tonne de pancakes au chocolat…

La relation entre un frère et une sœur peut créer une petite tension érotique. Je voulais exprimer ce lien, sans aller jusqu’à l’inceste. Car les histoires d’inceste m’ennuient, surtout la façon dont certains romanciers capitalisent dessus pour créer des effets de «grande révélation». Je ne voulais pas aller dans ce sens, qui aurait été banal. En revanche, je trouvais qu’un courant sexuel souterrain subtil pouvait être intéressant. Il n’y a qu’à voir comme le mari de Pandora est jaloux du rapport qu’elle entretient avec son frère…

Est-ce qu’on se sent coupable lorsqu’on compte une personne obèse dans sa famille?

Certainement pas. Vous n’êtes pas responsable du poids de vos proches. L’exception? Il y a des familles entières d’obèses où on constate clairement un phénomène de codépendance. Des parents en surpoids nourrissent à l’excès leurs enfants pour pouvoir se déculpabiliser de leur propre obésité.

Pendant leur régime insensé, Pandora et son frère achètent une télévision. Une façon pour vous de rappeler que nos problèmes alimentaires sont liés à un mode de vie, à l’isolement social?

Je ne jette pas la pierre sur le petit écran, qui n’est pas responsable de l’obésité. Ils achètent une télé parce que, une fois que vous arrêtez de manger et que vous renoncez à toutes les activités qui en découlent (faire les courses, cuisiner, mettre la table, faire la vaisselle ou chercher l’adresse d’un bon restaurant et s’y rendre), le temps devient horriblement long. Si j’étais assujettie à une longue diète liquide, je m’assurerais également de posséder une télévision.

Adoptez-vous un régime spécial lorsque vous écrivez?

Je ne mange pas lorsque j’écris mais, pour rendre mes matinées plus énergiques, je les stimule avec un grand café. Je mange de tout, mais j’avoue une faiblesse pour les piments. Cela dit, je me sentais affamée en écrivant Big Brother. Surtout pendant la seconde partie, lorsque mes malheureux personnages ne vivent plus que de maigres boissons protéinées. Il m’arrivait de me retrouver dans ma cuisine, devant mon réfrigérateur, alors que j’étais supposée écrire le chapitre 13.

Si votre frère avait pu lire ce livre, quelle aurait été sa réaction?

J’espère qu’il l’aurait apprécié. J’ai conçu ce roman comme un hommage. Même si mon vrai frère était une personne si complexe, si remarquable qu’il ne pourrait pas être résumé par ce livre.

«Big Brother», de Lionel Shriver. Belfond, 434 p.

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L’enseignement précoce du français tourne au psychodrame en Thurgovie

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:54

Décodage. Après la suppression du français par le législatif thurgovien, Nicoletta Mariolini, déléguée fédérale au plurilinguisme, s’exprime sur l’apprentissage des langues en primaire. Une première.

Ce que craignait L’Hebdo lors de son enquête sur la guerre des langues en mai dernier se confirme. Mercredi 13 août, le Grand Conseil thurgovien a approuvé une motion exigeant la suppression du français à l’école primaire. «C’est un signal d’alarme», réagit la déléguée fédérale au plurilinguisme, Nicoletta Mariolini, qui s’exprime pour la première fois sur ce sujet.

Nommée voici un an, la Tessinoise doit désormais veiller au respect de la loi sur les langues, notamment au sein de l’administration fédérale. «Je respecte tout à fait la souveraineté des cantons en matière d’instruction publique», précise d’emblée Nicoletta Mariolini. Mais, même en tant qu’observatrice, elle ne peut rester indifférente à ce débat: «L’enseignement des langues nationales à l’école est la clef de voûte d’un plurilinguisme fort et effectif», note-t-elle.

Un débat émotionnel

En Suisse alémanique, le débat prend une forte tournure émotionnelle. A l’origine du malaise, l’accouchement dans la douleur du Lehrplan 21, le plan d’harmonisation scolaire et l’introduction de deux langues «étrangères» en primaire – issue d’un compromis bâti en 2004. Sans que la moindre étude scientifique vienne étayer cette thèse, plusieurs sociétés cantonales d’enseignants ont décrété que leurs élèves étaient «dépassés» par des objectifs trop ambitieux.

Le malaise, exploité en premier lieu par l’UDC, traverse tous les partis. «Alors que l’enseignement précoce de l’anglais dès la troisième année porte ses fruits, ce n’est pas le cas pour le français, où les élèves ne sont pas motivés et ne font quasiment pas de progrès», déplore le député socialiste Peter Gubser dans l’hebdomadaire Ostschweiz am Sonntag.

Des propos pas vraiment rassurants pour Nicoletta Mariolini: «Le plurilinguisme, qui ne saurait se résumer à l’anglais, est un atout majeur dans la carrière professionnelle», souligne-t-elle. Elle espère désormais que les cantons, au sein de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP), parviendront à un compromis satisfaisant, respectant à la fois l’harmonisation des programmes, les objectifs pédagogiques et la cohésion nationale. Car l’enjeu dépasse la question linguistique, il est culturel. «Apprendre des langues, c’est aussi se plonger dans la culture des autres pour mieux les comprendre et mieux être compris par eux.»

En Suisse latine, on s’inquiète de l’éventuelle relégation du français à l’échelon du secondaire. «La Suisse romande s’est ouverte à la deuxième langue nationale en primaire alors que la Suisse alémanique tire le frein à main», déplore Jacques-André Maire (PS/NE). Ce conseiller national, vice-président d’Helvetia Latina et spécialiste des questions pédagogiques, dénonce le climat «antilatin» qu’il ressent dans certains milieux outre-Sarine, certains politiciens se moquant bien d’être incapables de communiquer en français. «Si la CDIP ne parvient pas à faire respecter sa décision de 2004, nous devrons réagir au niveau national. Soit en révisant la loi sur les langues, soit en actionnant l’article de la Constitution sur l’harmonisation des études», déclare Jacques-André Maire, qui ajoute: «Et si on ne veut plus qu’une seule langue en primaire, alors tranchons en faveur d’une langue nationale plutôt que de l’anglais au nom de la volonté d’être un pays, fier de sa diversité culturelle.»

Une demande pléthorique

Quel contraste! Outre-Sarine, de plus en plus nombreux sont ceux qui, à l’instar de Peter Gubser, estiment que «cela ne serait pas un grand malheur si les Suisses devaient communiquer entre eux en anglais à l’avenir». Dans le canton de Neuchâtel, pour ne citer qu’un exemple, 540 enfants fréquentent une école bilingue, certaines branches comme les maths ou la gym étant enseignées en allemand. «Et l’école ne parvient pas à suivre la demande des parents, notamment», raconte Jacques-André Maire. Décidément, les Confédérés modèles ne sont pas ceux qui pensent l’être.

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Défis en série pour deux superfilles

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:55

Zoom. «A livre ouvert», la nouvelle série de la RTS, est signée Stéphanie Chuat et Véronique Reymond. Culottées, bosseuses, talentueuses, les réalisatrices de «La petite chambre» carburent à la polyvalence.

Le décor est planté dès les premières images avec poésie et autorité: A livre ouvert, la série romande de la rentrée 2014, se passe à Lausanne et ça vaut bien Miami. Au centre de l’histoire, il y a Michèle, la nouvelle directrice d’une bibliothèque de quartier, qui jongle, dès le premier épisode, avec un rutilant lot de casseroles laissé par son prédécesseur. Michèle – incarnée par Isabelle Gélinas – est enthousiaste et maladroite. «Elle a plein d’idées mais souffre du syndrome de l’imposteur. Elle est en quête de reconnaissance et d’identité», explique la co­scénariste et coréalisatrice, Véronique Reymond.

Et son adversaire? Oui, parce que, dans une bonne série TV, le personnage principal doit se heurter: 1. à un problème intérieur, si possible moral, dont il n’est pas lui-même conscient; 2. à un adversaire extérieur. Edouard (François Morel), le directeur en partance, un poltron poivre et sel marié à une bourgeoise tête à claques (Regina, Hélène Alexandridis), a le profil idoine. Outre qu’il laisse une comptabilité louche, il est petitement macho avec sa maîtresse Christiane (Véronique Reymond), l’adorable bibliothécaire habitée par tous les romans du monde. Mais est-il le véritable ennemi de Michèle? «Vous pensez bien qu’on ne va pas vous le dire, rigole Stéphanie Chuat, l’autre scénariste et réalisatrice d’A livre ouvert. Ce qui est sûr, c’est que tous les personnages se révèlent plus complexes qu’ils n’en ont l’air au départ. Même les méchants doivent avoir une humanité.»

On est dans la cuisine de Stéphanie Chuat – table en bois et carreaux vintage – au quatrième sans ascenseur, dans les hauts de Lausanne. La même pièce où les deux complices ont conçu, il y a cinq ans, La petite chambre, premier long métrage magistral qui a concouru pour l’oscar du meilleur film étranger. On est dans la cuisine et on cause recettes de séries télé. «Il faut procéder par couches, poursuit la maîtresse des lieux d’un air gourmand. Il y a l’intrigue principale qui court sur l’ensemble des épisodes, et des intrigues secondaires qui prennent tour à tour le dessus, pour créer du souffle.» Les épisodes bouclés comme dans Columbo, consommables dans n’importe quel ordre, c’est fini: «Depuis quelques années, on revient aux origines, celles du feuilleton qui s’arrête juste au moment crucial.» Et ce n’est pas parce que A livre ouvert est une comédie de caractère et non un film d’action qu’il faut relâcher ses efforts: la préparation doit être addictive, c’est impératif.

Le théâtre mène à tout

Elles parlent, les deux superquadras, et vous expliquent l’affaire avec l’assurance du maître-queux. La vérité est qu’elles en sont à leur coup d’essai. Mieux : il y a quatre ans à peine, Véronique Reymond n’avait jamais regardé une série, Stéphanie Chuat connaissait trois ou quatre incontournables comme Desperate House­wives ou Six Feet Under. Ce n’était pas leur univers, à ces deux femmes de théâtre, qui ont commencé par se voir clownesses par admiration pour Howard Buten. Et qui ont marqué la scène romande avec quelques perles comme leur adaptation de Lignes de faille de Nancy Huston. De fil en aiguille, elles ont fait des films – dont un beau documentaire sur Howard Buten, justement. Et, prises au jeu de la polyvalence créative, ont décidé, après La petite chambre, de s’inventer un nouveau défi. La RTS lançait un appel de projets, elles ont plongé. Au bout de l’effort, une première reconnaissance: A livre ouvert  a fait l’objet d’un préachat par France Télévisions. «C’est une première pour une série romande», se réjouit Françoise Mayor, responsable de la fiction à la RTS.

«On avance! s’encourage Jean-Marc Fröhle, producteur délégué d’A livre ouvert. Nous sommes tous des débutants dans le domaine en Suisse romande mais, à ce rythme, nous atteindrons bientôt le niveau des Danois!» Entendez: les maîtres scandinaves de la série TV de qualité, qui ont quinze ans d’expérience au compteur et tiennent la dragée haute aux Etats-Uniens dans ce genre en plein boom, considéré par beaucoup comme le terrain d’avenir de la fiction filmée.

Les atouts de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, selon le producteur de Point Prod’: «un talent évident», un art du dialogue «subtil », une excellente direction d’acteurs, «une forme de légèreté» même dans les sujets graves. Et «une force de travail hallucinante»: «La première série, c’est comme le Vendée Globe pour les navigateurs. Aux quarantièmes rugissants, il y a ceux qui rebroussent chemin et ceux qui tiennent bon.»

Elles ont drôlement bossé, donc, les apprenties. Se sont nourries de séries à haute dose, ont suivi les enseignements des meilleurs script doctors. John Truby, notamment, spécialiste mondial de la construction d’histoires, auteur de L’anatomie du scénario. Les conseils cités plus haut viennent de lui. Au risque d’uniformiser le genre? «Il donne des impulsions, pas des recettes toutes faites, précise Véronique Reymond. Il y a un mouvement organique à trouver, c’est un processus plus intuitif qu’il n’y paraît.»

La force est avec elles

On les écoute, chacune avec sa musique à la fois si différente et si accordée. Stéphanie, la ministre des relations extérieures, brune et vive, en tonalité majeure. Véronique, liane diaphane en délicat contrepoint, plus concentrée sur l’objet. Trente ans qu’elles se sont rencontrées sur les bancs d’école à Prilly, vingt ans qu’elles travaillent ensemble. Il leur est arrivé de vouloir se séparer pour se consacrer à leur carrière d’actrice, mais plus forte a été l’énergie qui les fait avancer ensemble, se surprendre elles-mêmes à chaque épisode d’un parcours plein de rebondissements inattendus: «On suit un fil invisible, dit Véronique, même si on ne sait pas où il va…»

«Elles sont incroyablement complémentaires», dit une autre amie d’enfance, Véronique Biollay Kennedy. Elle prenait le LEB le matin avec Véronique depuis Romanel, où elles habitaient toutes deux: «Il y avait, déjà à l’école, une force qui émanait d’elles et qui laissait la classe morte de rire.» Une force qu’elles ont su soigner, domptant les démons de la rivalité, bravant les doutes ensemble.

Un couple créatif? «Ce n’est pas un couple, c’est un trio, corrige Stéphane Goël, ami, réalisateur et producteur: elles sont deux, mais toujours avec un projet.» Un couple idéal alors (sans compter les amoureux respectifs, soyons clairs), stimulé à sortir de lui-même par des défis plus grands que lui. «Quand le milieu du cinéma a appris que ces deux-là, qui n’étaient même pas du sérail, préparaient un film avec Michel Bouquet (La petite chambre, ndlr), les gens étaient interloqués par leur culot», sourit le réalisateur.

Stéphanie a des racines paysannes, une enfance «baignée de culture populaire», Véronique une grand-mère ukrainienne, au destin marqué par les soubresauts de l’histoire. Toutes deux sont des cadettes qui se sont reconnues dans «le besoin de trouver un moyen fort pour exister» sur fond de père absent ou défaillant. Habitées à l’unisson par l’énigme des rapports entre les générations, des parcours de vie, de la finitude. Leur premier succès commun, Mémé, une pièce qu’elles ont créée au CPO (Centre pluriculturel et social d’Ouchy), à Lausanne, alors dirigé par la mère de Véronique, racontait l’histoire d’une vieille dame dans une maison de retraite et sa rencontre avec deux jeunes femmes livreuses de surprises-parties à domicile. Leur prochain projet, c’est un film avec Stéphane Goël: Ces dames se penchera sur cette population de femmes qui se retrouvent, à l’aube de la retraite, dans un monde qui se vide d’hommes.
«En fait, ce qui les passionne, c’est le lien social, commente Véronique Biollay Kennedy, aujourd’hui directrice du CPO. Le miracle, c’est qu’elles arrivent à transmettre leurs préoccupations sans être gnangnans.»

Dans A livre ouvert, c’est la comédie qui prime, promis. Mais même les personnages les plus lumineux ont leurs zones d’ombre, parole d’ex-clownesses.


Stéphanie Chuat et Véronique Reymond

Naissance à Lausanne, enfance à Romanel (Véronique Reymond) et Prilly (Stéphanie Chuat), où elles se rencontrent à l’école. Gymnase ensemble à Lausanne, formation composite de comédiennes à Lausanne et Paris.
1993 Après avoir entamé leur carrière séparément, Noces burlesques, premier spectacle créé en duo.
1997 Mémé, spectacle multimédia.
2004 Berlin Backstage, film.
2009 Buffo, Buten  & Howard, documentaire.
2010 Lignes de faille, théâtre.
2010 La petite chambre remporte une dizaine de prix dont le Prix du cinéma suisse 2011.
2014 A livre ouvert  sur RTS Un.
2014, dès le 26 septembre The Little Bedroom
à l’affiche à New York.

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«Tu les trouves jolies, mes fesses?»

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:56

Décodage. Un nouveau modèle émerge, très populaire auprès des adolescents. Que révèle-t-il de notre société et de notre érotisme?

Pour réussir dans l’industrie du hip-hop, si vous êtes une femme, un argument de poids: des fesses proéminentes. Coup sur coup, la très populaire chanteuse Nicki Minaj et la starlette Kim Kardashian (épouse du rappeur Kanye West) ont sorti l’artillerie lourde. La première sur la pochette de son nouveau single, Anaconda, la seconde, comme à son habitude, en mettant en scène sa vacuité dans des selfies et une séance photo sur une plage thaïlandaise au printemps dernier. Deux assistants avaient pour tâche de déposer du sable sur son précieux postérieur, que l’on dit assuré pour 21 millions de dollars.

Corps impossibles

Nous assistons à l’émergence de nouveaux canons de beauté, massivement diffusés par la culture hip-hop. Un héritage de la black music et de la blaxploitation, ce cinéma afro-américain né des années 70? Cette beauté «noire» d’aujourd’hui est tout de même très «claire» (donc plus acceptable par le marché). Soyons clairs: il ne s’agit pas d’avoir de grosses fesses. Il faut en plus qu’elles soient aussi consistantes que les pectoraux de Kellan Lutz, nouvel Hercule de Hollywood. Des fesses de mamma mais infantiles, candides comme des joues de bébé. Le tout accompagné de cuisses fines, d’une taille étranglée et d’une poitrine généreuse. Un corps «impossible», probablement le fruit de la chirurgie «esthétique» (malgré les démentis des dames en question, radiographies à l’appui). Une croupe qui nécessite des injections répétées, une attention de tous les instants.

Il y a eu, dans l’Antiquité, la Vénus callipyge. Une image codifiée, maintes fois reprise, dans laquelle la déesse de l’amour, soulevant son péplos pour regarder ses fesses, les dévoilait aux spectateurs. Une Minaj ou une Kardashian ont mis la barre plus haut. Il faudrait chercher du côté de Rubens, ou des statuettes de la fertilité du néolithique, pour trouver quelque chose de semblable. Or, chez le peintre flamand, la chair s’effondre (c’est la graisse baroque). Quant aux déesses de la fertilité, elles arboraient un ventre proéminent. Les fesses hyperboliques de 2014 rappellent plutôt les architectures vestimentaires des robes du XIXe siècle, les célèbres faux culs, notamment ceux que l’on appelait «strapontins». Aujourd’hui, les armatures métalliques ont été remplacées par des implants. Les baleines sont intérieures.

Assises politiques

Pourquoi cette surenchère? L’hyperféminité est avant tout là pour rassurer les mâles sur leur statut, dans une société «mouvante». Dans le monde du hip-hop, impossible de confondre les femmes et les hommes, aussi caricaturaux les uns que les autres. Peut-on se réjouir alors d’une féminité qui ose s’imposer et ébranler le cadre trop rigide de la beauté occidentale? Un étendard qui dirait la revanche des soumis, des exclus du capitalisme blanc et sexiste? En un mot, ces fesses sont-elles politiques? Nicki Minaj, la Lady Gaga noire, diablement intelligente, a cette habileté. Faisons-lui crédit. Après tout, les paroles de ses chansons affichent sa liberté sexuelle. «Ces fesses, vous ne les aurez pas», nous dit-elle en substance. En campant le cliché de la «bombasse», elle se l’approprie, et en montre le ridicule. C’est un pied de nez au désir des machos qui voudraient en faire un objet.

Kim Kardashian, en revanche, a fait de son postérieur son principal argument de «vente». A force de le prendre pour une lanterne, elle finira soit par dégonfler, soit par éclater, comme le crapaud de la fable. «Tu les trouves jolies, mes fesses?» demandait Brigitte Bardot dans Le mépris. Oui, encore plus lorsqu’elles sont spirituelles.

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Fraude ou soustraction, telle est la question

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:57

Décodage. A partir de quel montant la soustraction fiscale devient-elle de la fraude? Dès 50 000 francs de revenus éludés? Plus? Peut-on «soustraire» des millions? Le Parlement doit trancher mais la question divise.

C’est un de ces tabous typiquement helvétiques. C’est une question toute simple, à laquelle les plus éminents juristes du pays ont longtemps refusé de donner une réponse claire.

La distinction entre soustraction et fraude fiscales, cette spécificité suisse difficile à saisir la pose pourtant de manière évidente. A partir de quand le fait «d’oublier» de déclarer ses revenus devient-il un acte relevant de la justice pénale, au même titre que la fraude fiscale et l’usage de faux documents? Les textes de loi n’y répondent pas. L’article 190 de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct (LIFD), qui donne des pouvoirs d’enquête étendus aux autorités en cas d’infraction «grave», précise seulement que, «par grave infraction fiscale, on entend en particulier la soustraction continue de montants importants d’impôts». S’ensuit la question: quel est ce fameux «montant important» capable de transmuter la soustraction en fraude, au moins au niveau de la procédure d’enquête? Ce chiffre a-t-il été fixé par une autorité? Figure-t-il dans un texte?

Réponse timide

De manière surprenante, la réponse est non. Ou plutôt oui, mais elle ne l’a été que par accident, il y a cinq ans, en pleine tourmente de l’affaire UBS, et tout le monde semble l’avoir oublié depuis. Officiellement, la question de la fixation d’un «seuil» entre soustraction et fraude ne s’est posée à la Suisse qu’il y a quelques mois, dans le cadre de l’introduction des normes Groupe d’action financière (GAFI) sur le blanchiment de capitaux. Le Parlement a attendu le mois de juin 2014 pour commencer, timidement, d’y répondre.

La discussion, à l’issue d’une période de consultation, s’est rapidement transformée en foire aux enchères. La proposition initiale était fixée à 600 000 francs «d’éléments imposables non déclarés». Tollé. L’Association de banques privées suisses et la Fédération des entreprises romandes (FER) ont jugé ce montant beaucoup trop bas, tandis que le canton de Berne, le Parti socialiste et les Verts le trouvaient trop élevé.

Les banques privées ont notamment fait remarquer que, dans le domaine de la gestion de fortune, «il n’est pas rare de traiter des montants équivalents ou supérieurs à ce seuil», et que la fixation d’un plancher à 600 000 francs risquerait de «jeter le discrédit» sur l’ensemble des banques, voire de conduire à «une véritable avalanche» de dénonciations. Pire, selon la FER: un montant de 600 000 francs de fortune non déclarée pourrait conduire à criminaliser la soustraction de quelques centaines de francs d’impôts seulement.

Les Verts, les ONG Alliance Sud et la Déclaration de Berne voulaient quant à eux l’abaisser à 150 000 francs. L’Union suisse des paysans proposait 200 000, le Forum PME 300 000, l’USAM 500 000, l’Association suisse des gérants de fortune 600 000 et Fiduciaire Suisse un million.

Il y a Cinq ans exactement

Les enchères se sont arrêtées là pour la pause estivale. Le Parlement ne s’est pas prononcé, et a reporté la discussion aux calendes grecques. Pour l’heure, aucun seuil précis entre fraude et soustraction n’a été fixé dans la loi. Qu’en est-il alors dans le droit en vigueur aujourd’hui? Un contribuable pourrait-il invoquer la distinction entre fraude et soustraction pour justifier l’oubli de déclarer des millions, voire des dizaines de millions, sans s’exposer à une procédure pénale?

Pas si simple. Car même si plus personne n’en parle aujourd’hui et que l’épisode, tragique, semble avoir été rangé au plus profond du subconscient fédéral, l’administration avait bien établi un jour le seuil chiffré qui devait être considéré comme une fraude en droit suisse.

C’était il y a cinq ans exactement, le 19 août 2009, lors de la signature de l’accord UBS avec la justice américaine. Pour sauver la banque, la Confédération s’était engagée à livrer 4450 noms de clients américains. Pour le faire sans trop tordre son droit interne, la Suisse devait établir que le plus grand nombre possible de ces clients s’étaient rendus coupables de fraude fiscale au sens helvétique, et non d’une simple soustraction, ce qui aurait bloqué la livraison.

Présentant une vague de recours de clients dénoncés, le Département fédéral de justice et police, alors dirigé par Eveline Widmer-Schlumpf, avait donc pris soin de demander aux plus éminents fiscalistes du pays de se prononcer sur cette question du «seuil». Leurs avis de droit avaient été publiés le 19 août, en même temps que le texte de l’accord UBS.

Le fiscaliste le plus prestigieux, le professeur de l’Université de Saint-Gall Robert Waldburger, l’avait alors estimé à 50 000 francs de revenus non déclarés. Par prudence, le juriste avait même proposé de doubler ce chiffre. «La soustraction de 100 000 francs est sans aucun doute un seuil qui doit être considéré comme un montant important au sens de l’article 190 LIFD», écrivait Robert Waldburger dans son rapport. Probablement sans se douter que cet avis se retournerait un jour contre des contribuables suisses.

L’avocat fiscaliste genevois Xavier Oberson confirme aujourd’hui que «dans la pratique», c’est bien ce seuil de 100 000 francs évoqué par son confrère Robert Waldburger en 2009 qui est désormais retenu par les autorités dans leur chasse aux cas graves de soustraction. Malgré tout, Xavier Oberson rechigne à le prononcer, préférant compter les zéros: «Les procédures pénales du fisc suisse, résume-t-il, reposent généralement sur des montants présumés à six chiffres.»


Réponse
À Alain Duménil

L’investisseur franco-suisse s’est exprimé dans les colonnes du «Matin Dimanche» sur l’enquête fiscale révélée par «L’Hebdo» et le «Tages-Anzeiger» la semaine dernière.

Alain Duménil s’est expliqué pour la première fois sur le fond de l’affaire dimanche 17 août, faisant valoir des explications que ses avocats n’avaient pas données à L’Hebdo avant la parution de notre article. «Il n’y a pas un centime qui n’a pas été déclaré», a-t-il affirmé, contestant la totalité des soupçons de l’Administration fédérale des contributions. Celle-ci évoque dans son cas un montant de 54 millions de revenus non déclarés et 20 millions d’impôts impayés. «Ce qui me choque, c’est la divulgation de mon nom», dénonce-t-il dans le journal dominical. L’Hebdo et le Tages-Anzeiger ont révélé l’identité d’Alain Duménil compte tenu du fait qu’il est une personnalité publique. Il s’est notamment exprimé à plusieurs reprises, dans L’Agefi, en se décrivant comme un «contribuable comme un autre». Dans son interview au Matin Dimanche, Alain Duménil a également remis en question le statut pénal des soupçons dont il fait l’objet: «Ce qui différencie la fraude de la soustraction, c’est la fabrication de faux, a-t-il résumé. Je peux vous dire que, dans mon cas, il n’y en a pas (…), donc il ne peut pas y avoir de plainte pénale.» Dont acte. Il jouit de la présomption d’innocence. En attendant une décision des autorités compétentes.

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Les deux visages de la collecte de fonds pour l’humanitaire

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:58

Enquête. Les employés d’une société mandatée par des ONG critiquent leurs conditions de travail. Des corrections ont été exigées pour améliorer la situation.

Salaires peu élevés. Heures supplémentaires à tout va. Pression intense. Corris serait-elle prête à tout pour arriver à ses fins? Cette société, qui sous-traite la collecte de fonds pour la plupart des organisations non gouvernementales (ONG) en Suisse, détient une réputation peu compatible avec l’identité bénévole, humanitaire ou militante de ses mandataires. En cause, les conditions de travail imposées à ses employés. Des méthodes discutables qui auraient été récemment revues. Vraiment? A en croire les jeunes collaborateurs, la situation n’est certes plus aussi mauvaise qu’auparavant. Mais ils sont encore nombreux à déchanter après quelques jours passés à battre le pavé.

Un rôle intenable

Romain* est hors de lui. En ce début de juillet, il entame son troisième jour en tant que dialogueur, ce poste qui consiste à trouver de nouveaux adhérents et fonds. Un rôle qu’il ne va pas jouer longtemps. «C’est infernal, ils ne relâchent jamais la pression. Les pauses sont rarissimes et les journées peuvent se prolonger tant que tu n’as pas obtenu ton quota quotidien de cinq signatures. Si nous ne remplissons pas cet objectif, nous sommes rapidement hors-jeu.» Las, Romain démissionne au bout d’une semaine. Céline* a elle aussi renoncé à son poste après quelques jours seulement. «Au-delà de la pression, je ne supportais pas l’image que cela me renvoyait de moi-même. Je me suis engagée pour défendre des ONG, pas pour vendre des aspirateurs. Or tout tourne autour de l’argent. Nous sommes par ailleurs poussés à viser un public cible, ce qui, soyons honnêtes, revient souvent à de la drague. Dans ces conditions, je préfère travailler à la Migros, vendre du fromage et être en paix avec ma conscience.»

Bien qu’elles ne soient pas les premières, ces récentes critiques surprennent. Car elles ne coïncident pas avec les mesures fraîchement exigées à Corris. «Nous avons lancé, en juillet 2013 et en collaboration avec d’autres ONG, une discussion intense avec la direction de Corris au sujet des conditions de travail», note Stella Jegher, membre de la direction de la section suisse d’Amnesty International. «De nouveaux contrats ont ainsi pu être introduits au mois de juin dernier.» Amélioration au niveau de l’emploi du temps, rémunération des heures supplémentaires, possibilité d’obtenir un contrat de durée indéterminée après trois mois. «Corris a fait contrôler la compatibilité de ses nouvelles normes par un spécialiste du droit du travail externe et indépendant, assure la porte-parole d’Amnesty International. Nous leur faisons donc confiance. Nous continuerons toutefois à suivre attentivement les modalités qui leur sont imposées.» Tant mieux. Car le risque pour les ONG de voir leur image se ternir par la faute de campagnes de collecte contestables existe. Mais qu’importe. Les organisations s’y résignent. Et acceptent l’écart qui se dessine entre les causes qu’elles défendent et la récolte de fonds. Un recul indispensable qu’il n’est cependant pas toujours évident d’afficher.

Une certaine distance

Accepter que la recherche de membres en face à face relève davantage du marketing que du militantisme est en effet le défi majeur auquel la plupart des recruteurs sont confrontés. «Les personnes qui sont là pour des principes, humanitaires ou autres, et pour défendre une cause, sont celles qui tiennent le moins longtemps», confirme Julien*, ancien employé de Corris. Arrivé de France il y a deux ans, ce jeune homme de 22 ans est aujourd’hui chef d’une équipe de dialogueurs de Greenpeace. Il adore son métier, qu’il décrit comme «la profession la moins routinière du monde». Mais il l’admet, «c’est de la vente, rien d’autre».

Les dialogueurs de Greenpeace sont toutefois dotés d’un statut clair. «Au sein de notre organisation, le poste de recruteur est reconnu comme un métier en tant que tel. Nous recevons un salaire fixe, n’avons pas de quota minimum et portons le blason de l’organisation, tout en restant distincts des militants.» Même procédé chez Médecins sans frontières (MSF) qui, elle aussi, confie ses collectes de fonds à des recruteurs engagés à l’interne. «Nous avons toutefois recours aux services de Corris pour la recherche d’emplacements», clarifie Laurent Sauveur, directeur de la communication et de la recherche de fonds pour MSF.

Un business comme un autre

Plutôt que de dénier la facette de «sale boulot» du street fundraising, Corris ne devrait-elle alors pas jouer la carte de l’honnêteté? Reconnaître qu’il s’agit d’un outil de marketing, contradictoire aux valeurs humanitaires mais indispensable à la récolte de fonds? Car ce n’est plus un secret pour personne. La collecte de dons est devenue à son tour un business. Experte en la matière, Corris a bien grandi depuis sa création en 1995. Elle compte une soixantaine de collaborateurs internes fixes et environ mille employés temporaires au service externe. Forte de ses multiples mandats, elle monopolise aujourd’hui la quasi-totalité de ce marché florissant.

Un milieu qui prospère, mais pour combien de temps? «Les villes arrivent à saturation, répond Julien*. Les communes nous autorisent à installer nos stands, mais toujours aux mêmes endroits. Les passants prennent l’habitude de nous voir et il est difficile de trouver de nouveaux adhérents.» Résultat, Greenpeace a récemment réduit ses actions de collecte en ville d’une par semaine à une par mois.

La sursollicitation de la population ne devrait pourtant pas mettre un terme à ce moyen de financement et de recrutement. La nécessité pour les ONG de revendiquer leur indépendance à l’égard des pouvoirs publics en fait un enjeu stratégique qui ne saurait disparaître ainsi. «Il s’agit, selon les organisations, d’un outil majeur ou en tout cas intéressant, développe Laurent Sauveur. Nos résultats ont certes baissé, mais, en comparaison avec d’autres pays, le face-à-face a encore de belles années devant lui.» A condition que les intéressés veillent à ce qu’il reste, ou redevienne, un atout propre à valoriser l’image de marque des ONG.

* Prénom d’emprunt

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Pierre-Yves Maillard: "La chasse aux bons risques est un poison qui contamine tout le système."

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:59

Interview. Le socialiste repart au combat pour une caisse publique, convaincu que la concurrence nuit à la maîtrise des coûts globaux de la santé ainsi qu’aux assurés malades et à leurs médecins.

Catherine Bellini et Michel Guillaume

Il est remonté comme une horloge, Pierre-Yves Maillard. Le président du Conseil d’Etat vaudois et directeur de la Santé est prêt à entrer dans l’arène pour affronter les assurances maladie lors d’une campagne de votation qui s’annonce tumultueuse à propos de l’initiative sur la caisse publique. Au printemps dernier, le lobby des assurances, Santésuisse, qui livre là une bataille existentielle, a ouvert les hostilités en propageant la rumeur que le ministre vaudois aurait «détruit» la petite caisse des syndicats vaudois 57, à l’époque où il travaillait à la FTMH.

Pierre-Yves Maillard, vous avez vraiment été un si piètre dirigeant de caisse maladie?

Ces accusations sont simplement diffamatoires, j’ai d’ailleurs obtenu le droit de corriger cette version des choses. D’une part, au début des années 2000, j’étais syndicaliste à la FTMH mais n’assumais aucune responsabilité au sein de cette caisse. D’autre part, cette caisse n’a pas fait faillite. Elle a connu le sort de nombreuses petites caisses qui ont été reprises par une plus grande assurance. Cela sans dommages, ni pour le personnel ni pour les assurés. Mais, à ce moment-là, j’étais déjà au Conseil d’Etat depuis plusieurs années.

Au moment de sa reprise, cette caisse n’avait plus de réserves suffisantes. A-t-elle chassé les bons risques?

Non. Au fond, cet exemple montre toute l’absurdité du système actuel.

C’est-à-dire?

En l’an 2000, cette caisse était encore la meilleur marché de la zone 1 du canton, elle affichait 100% de taux de couverture et comptait quelque 3500 assurés. Avec de telles réserves, les primes n’étaient donc certainement pas trop basses. En une année, le nombre d’assurés a doublé. Automatiquement, le taux de réserve a chuté de 100 à 50%.

Et c’est là qu’elle a dû corriger ses primes massivement à la hausse?

Je cite les chiffres de mémoire. En 2002, les coûts augmentaient d’environ 4,5%. Mais l’autorité de surveillance fédérale avait imposé une hausse des primes de 17%.

Pour quelle raison?

Comme, cette année-là, les autres caisses augmentaient leurs primes de 10% en moyenne, l’OFAS craignait que la caisse 57 n’attire de 10 000 à 20 000 nouveaux clients pour qui elle n’aurait pas eu assez de réserves, puisque les assurés les laissent dans leur ancienne caisse. C’est la folie de cette concurrence faussée, on ne peut y rester trop longtemps bon marché.

Revenons au présent. L’assuré Maillard procède-t-il chaque automne à une comparaison des primes pour choisir la caisse la meilleur marché?

Jusqu’ici, pas du tout! J’ai seulement suivi la caisse 57 chez Sympany. Mais je vais sans doute changer de comportement.

Vous redoutez que les Vaudois ne soient une nouvelle fois victimes en 2015 de hausses de primes plus fortes que les coûts?

On s’attend dans le canton de Vaud à une hausse moyenne à peine supérieure à 3%. Mais cette moyenne ne veut rien dire. Des assurés ayant déjà des primes basses ne verront presque rien bouger, alors que pour de nombreux autres elles exploseront jusqu’à 14% pour certains.

Donc Assura creusera encore l’écart avec les autres assureurs?

C’est ce qui se dessine. Je demande que toutes ces primes soient connues assez tôt avant la votation. On y verra des hausses à deux chiffres qui sont dues uniquement aux dysfonctionnements du système et non à l’évolution des coûts réels.

A Berne, le Parlement ne cesse pourtant d’affiner les critères du mécanisme de compensation obligeant les caisses les meilleur marché, celles qui attirent les bien portants, à verser de l’argent aux autres.

En 2012, le Parlement a introduit un nouveau critère relatif à l’hospitalisation des assurés. Or en 2015, sur Vaud, l’écart entre grandes caisses sera plus élevé que jamais! 

Comment est-ce possible?

La sélection des risques a un effet boule de neige. Elle engendre une telle dynamique que les corrections du mécanisme ne suffisent jamais, même les directeurs de caisse le disent en aparté. La chasse aux bons risques (aux assurés en bonne santé, ndlr) est un poison qui contamine tout le système de santé. Elle déstabilise l’assurance maladie, rend fous les soignants et multiplie les faux incitatifs.

Le ministre de la Santé, votre camarade Alain Berset, se bat pour domestiquer les caisses et les rendre plus transparentes.
Ne lui faites-vous pas confiance?

Si, il fait ce qu’il peut. Mais je ne fais pas confiance au Parlement pénétré par les lobbyistes liés à des caisses. Ils ont surtout réalisé deux réformes qui vont vers l’augmentation de l’offre, et donc des coûts: obliger les cantons à intégrer aussi les cliniques privées dans le nouveau financement hospitalier et lever le moratoire sur les cabinets de médecin. Après dix-huit mois et l’arrivée massive de nouveaux médecins spécialistes dans les villes – pas en périphérie – il a fallu rétablir le moratoire d’urgence!

Durant la première décennie de ce siècle, les coûts de la santé en Suisse ont été bien maîtrisés avec une hausse de 3% seulement par an. Ne dramatisez-vous donc pas la situation?

Pendant ces dix ans, mon canton a même connu une hausse moyenne de moins de 2% par an. Mais quels sont les Vaudois qui, sur cette période, n’ont connu que des hausses de primes de 2%? L’initiative ne demande pas la lune mais une chose très simple: que l’augmentation de toutes les primes d’un canton colle strictement à la hausse des coûts. C’est tout!

Pas si simple! Selon le texte allemand de l’initiative, qui parle de «prime unifiée par canton», les rabais liés aux franchises et les primes pour enfants ne seraient plus possibles.

Qu’est-ce que c’est que cette désinformation? Les initiants veulent conserver les rabais pour enfants, pour médecins de famille, le choix des franchises et même des zones de primes si elles sont justifiées. Les opposants aussi. Si tout le monde est d’accord, passons à autre chose.

Les opposants affirment aussi qu’une caisse publique coûterait 4 milliards de plus par année, soit 575 francs de plus par personne!

Et pourquoi pas 20 milliards? Franchement, l’initiative a peu de chances de passer. Mais quand je vois la grossièreté de l’argumentation de certains opposants, je me dis qu’ils doivent être bien inquiets.

Mais la mutation des caisses privées vers une caisse publique coûterait environ 2 milliards.

La transition aura un coût, mais évidemment pas une somme pareille. D’ailleurs, quand des assureurs fusionnent, ne disent-ils pas que cela fait des économies? On passera de 61 compagnies privées à une vingtaine de caisses cantonales. Des réserves de 1 à 2 milliards suffiront, au lieu des 6 milliards actuels. La transition peut être douce et générer rapidement des économies substantielles.

C’est un bouleversement, tout de même. Concrètement, qui fera quoi?

Pour moi, au moins pendant la transition, les caisses pourront continuer d’exercer des tâches sur mandat de la caisse publique. Les agences cantonales assureront le financement de l’ensemble des coûts, ce qui éliminera simplement la sélection des risques.

Les assureurs parlent de 2800 emplois supprimés qui toucheraient 4000 personnes.
Cela ne fait pas mal au ventre au syndicaliste que vous étiez?

Avec notre modèle, il n’y aurait plus de démarchage par téléphone, plus de publicité et beaucoup moins de frais de mutation et donc moins d’emplois dans ces domaines. Mais il y aura un changement fondamental: l’agence cantonale devra couvrir tous les coûts de la population sur toute la vie. Pas moyen de se débarrasser des malades. Elle aura donc un intérêt à créer des emplois dans la prévention et la coordination des soins. Mais ces emplois auront un effet modérateur sur les coûts de la santé.

Admettez qu’il y aura des pertes d’emploi!

Sans doute, mais il y aura aussi un déplacement vers des métiers qui profitent davantage aux citoyens. Chez les assureurs, il y a aussi des soignants, des médecins-conseils. Ils trouveront du travail dans notre système de santé très dynamique. Rien que dans le canton de Vaud, entre les EMS et les hôpitaux publics, le nombre d’emplois croît de 500 par année.

Mais quel sera l’intérêt d’une caisse publique à maîtriser les coûts?

Une agence cantonale aura intérêt à un contrôle des coûts rationnel globalement. Aujourd’hui, on vit des drames. Par exemple, certains assureurs chicanent systématiquement les soins à domicile, ils les accablent de demandes, tardent à payer. Comme s’il fallait faire sentir à certains assurés coûteux qu’ils devraient aller voir ailleurs. On sait pourtant que les soins à domicile permettent de réduire les séjours en hôpitaux et en EMS et donc les coûts globaux. Ce qui est rationnel du point de vue de l’intérêt général ne l’est pas pour une caisse qui doit éloigner les mauvais risques.

Si la caisse publique permet de mieux maîtriser les coûts de la santé, les primes vont-elles donc baisser?

Je ne promettrais jamais cela. Par contre, quand il y aura une hausse des coûts de 3%, chacun aura une hausse de primes de 3%, pas de 14%.

La loi sur la surveillance des caisses devrait permettre cet ajustement. Aussi. Pourquoi ne pas s’en contenter? 

La décence aurait voulu que le Parlement termine cette loi avant le vote du 28 septembre. Mais c’est une bonne loi. Elle permettra à l’Office fédéral de la santé publique d’empêcher les caisses d’amasser trop de réserves. Mais elle ne corrige pas le problème de la sélection des risques.

Quel est l’intérêt du citoyen à voter oui si sa prime ne baisse pas substantiellement?

La population est adulte, elle comprend que la sélection actuelle des assurés, selon qu’ils soient malades ou pas, pourrit tout le système. Cela conduit les médecins à travailler contrairement à leurs principes éthiques.

Un exemple concret?

Les assurances ont des listes de médecins de famille. Si les assurés veulent profiter d’une prime réduite, ils doivent choisir un praticien de cette liste. Mais l’assurance peut changer sa liste et en exclure soudain certains médecins, estimant qu’ils coûtent trop cher. Parce qu’ils ont beaucoup de patients diabétiques, âgés ou atteints de cancer. Ce qui peut conduire ces médecins à ne plus accepter de tels malades.

De toute façon, les coûts de la santé ne vont pas diminuer si on considère l’allongement de la vie et les progrès de la science.

Si c’est pour une vie plus longue, sans souffrances, je ne trouve pas choquant qu’il y ait croissance modérée des coûts. Les gens sont prêts à payer pour des prestations de santé, pas pour des salaires de managers à six chiffres ou pour les hoquets d’un système opaque.

Ne craignez-vous pas qu’un rationnement des coûts ne s’avère inéluctable un jour?

Dans ce secteur, il n’y a pas que des philosophes, il y a aussi des commerçants qui ont pour objectif d’augmenter leur chiffre d’affaires. Ils sont très liés aux assureurs dans le domaine des complémentaires. Ils font le calcul suivant: des hausses de primes très fortes de l’assurance obligatoire prépareront l’opinion publique à finir par accepter une réduction de prestations de l’assurance de base. Ce qui va augmenter le champ des complémentaires et donc le champ du commerce.

N’êtes-vous pas en train de les diaboliser?

Non. D’ailleurs, je pense qu’ils se trompent. Plus les primes augmentent, plus les gens se cabrent contre toute limite à l’accès aux prestations. Pour réformer, il faut de la confiance et les explosions de primes ne la créent pas.

Au fond, si on veut une évolution raisonnée des coûts, il faut miser sur le couple soignant-patient. L’obligation de rembourser tous les soignants habilités, que les assureurs veulent supprimer, est une condition de la qualité de cette relation. Le médecin doit pouvoir dire au patient: c’est à toi que je dois des comptes, pas à l’assureur, ni à l’Etat, ni à des actionnaires. Ainsi la confiance est possible et le dialogue en vue d’une consommation des soins modérée peut avoir lieu. En donnant une certaine sécurité économique aux soignants, on peut exiger d’eux une conduite éthique et la conscience qu’ils ont une mission particulière pour l’équilibre de la société.

Vos opposants donnent souvent l’exemple de la sécu française pour souligner les défauts d’un système de monopole d’assurance étatique.

Si les Français pouvaient augmenter leurs recettes chaque année, comme le font les assurances en Suisse, la sécu se porterait sans doute mieux. Voyez l’Autriche, un pays comparable au nôtre mais qui connaît un système de caisse unique et des primes fixées selon le revenu. Nos assureurs le dénigrent parce que les Autrichiens ont dû investir récemment 800 millions d’euros pour l’assainir. Je rappelle que chez nous, c’est chaque année qu’une somme analogue est demandée aux assurés via les hausses de primes.

Comment expliquez-vous le röstigraben existant sur la santé?

Par rapport à 2007, ce fossé s’est un peu comblé. A l’époque, les Alémaniques avaient le sentiment qu’ils payaient pour les Romands qui consommaient davantage. Or c’est faux, on le sait aujourd’hui: les Romands ne vont pas davantage chez le médecin et le nombre d’hospitalisations chez nous est plus bas que la moyenne suisse.

Si un ou plusieurs cantons romands votent oui, allez-vous créer une caisse publique romande ou cantonale?

Il faudrait pour cela modifier la LAMal (loi sur l’assurance maladie). Les parlementaires fédéraux devraient donc avoir l’esprit libéral nécessaire et admettre la concurrence des modèles.

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 06:00

Enquête. Les techniques de reconnaissance faciale ont fait un gigantesque bond en avant. Etats et entreprises collectent les profils de centaines de millions d’individus.

Le 16 octobre 1902, au 117, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris, le corps sans vie d’un domestique est retrouvé dans l’appartement d’un dentiste. Le voleur, surpris dans son effraction, a laissé de nombreuses traces de doigts sur un médaillier fracturé. Alphonse Bertillon, directeur de l’identité judiciaire, parvient à relier ces empreintes à Henri-Léon Scheffer, né en 1876, arrêté et fiché quelques mois auparavant. Pour la première fois, des empreintes digitales étaient utilisées pour confondre et condamner un assassin.

Un siècle, dix ans et 144 jours plus tard, le 9 février 2013, un homme monte dans le métro à l’arrêt South Kostner, sur la Pink Line de Chicago. Il s’approche discrètement de sa victime, qui porte des écouteurs. L’agresseur brandit une arme, lui arrache son téléphone portable et s’enfuit.

Dans le cadre d’un programme pilote, la police de Cook County a utilisé les images du visage de l’agresseur prises par les caméras de surveillance pour le comparer à une base de données de 4,5 millions d’individus fichés. Le logiciel, dont l’acquisition a coûté plus de 5 millions de dollars, a identifié Pierre Martin, 35 ans, du premier coup. Il s’agirait de l’un des tout premiers criminels à être désignés par un logiciel informatique sur la base de son «empreinte faciale».

Big data

Le nom de Pierre Martin marquera peut-être la criminologie moderne comme celui de Henri-Léon Scheffer un siècle avant lui. Ce qui est certain, c’est que l’année 2014 restera dans l’histoire des technologies comme l’avènement de la reconnaissance faciale.

Cet essor est dû à une augmentation phénoménale de la capacité de traitement informatique de très grandes quantités de données (big data) et à l’amélioration des algorithmes de reconnaissance. Pour la première fois cette année, des logiciels sont parvenus à égaler la précision du cerveau humain dans la reconnaissance de visages. Partout dans le monde, des entreprises privées, des gouvernements et des services secrets bâtissent d’immenses bases de données capables de recueillir les images des visages de dizaines, voire de centaines de millions d’individus.

La reconnaissance faciale offre deux avantages majeurs comparée aux autres techniques de mesures biométriques. Elle permet de collecter les «empreintes» en masse, avec ou sans le consentement des individus «scannés», et elle est aussi souvent perçue comme anodine par les personnes visées, qui y prêtent généralement peu d’attention.

«En comparaison, l’empreinte digitale est marquée par une perception très négative, surtout en Europe, où l’inconscient collectif reste traumatisé par son association avec l’Holocauste», observe Sébastien Marcel, qui dirige l’un des laboratoires les plus avancés du monde dans les technologies de reconnaissance faciale à l’Idiap de Martigny. «A l’opposé, note le scientifique, la reconnaissance par le visage est universellement acceptée, puisque nous l’utilisons nous-mêmes.»

La reconnaissance de visages a fait son apparition ces dernières années dans des domaines aussi variés que les contrôles d’accès dans les aéroports, l’émission de documents d’identité, la recherche de suspects ou la surveillance de lieux publics – physiques, comme des manifestations, ou virtuels, comme les réseaux sociaux.

20% de la population

Cet été, plusieurs agences fédérales américaines, placées sous l’autorité du FBI, inaugurent une plateforme baptisée NGI, pour Next Generation Identification (système d’identification de prochaine génération), qui abritera d’ici à 2015 les portraits de plus de 52 millions d’individus. Soit près d’un cinquième de la population des Etats-Unis. La base de données est conçue pour recevoir 55 000 nouveaux enregistrements par jour et pour répondre à des dizaines de milliers de requêtes simultanées des autorités.

Facebook, qui offre déjà un système capable d’identifier les visages dans les photos qui y sont téléchargées, a dévoilé en mars un nouveau projet beaucoup plus ambitieux, appelé DeepFace. Inspiré des réseaux de neurones, cet algorithme d’un nouveau genre serait aussi fiable que les humains pour reconnaître des visages, avec un taux de réussite de 97,25%. Facebook dispose de 1,2 milliard d’images de profil.

La plus grande collecte de données biométriques du monde se déroule actuellement en Inde. Le projet Aadhaar, lancé par le gouvernement en 2010, vise à collecter les empreintes digitales, d’iris et de visage de toute la population dans un centre de données à Bangalore. Le cap des 600 millions d’individus vient d’être franchi en avril. Au rythme d’un million d’enregistrements par jour, la base de données devrait comprendre 1,2 milliard de personnes en 2017.

Outre ces projets conduits officiellement, les techniques de reconnaissance faciale intéressent aussi les services de renseignement. En mars, des documents d’Edward Snowden ont révélé l’existence d’un programme des services britanniques qui consiste à collecter en masse les images de visages via les webcams des utilisateurs. L’Agence américaine pour la sécurité nationale, la NSA, en fait de même en moissonnant les données qui transitent sur les lignes intercontinentales à haut débit pour collecter les images contenues dans les e-mails ou sur les réseaux sociaux, pour créer sa propre base de données.

Pour apaiser les critiques, le directeur de la NSA, Michael Rogers, a confirmé début juin que ses services utilisaient bien des technologies de reconnaissance faciale. Tout en précisant: «Nous ne faisons pas cela de manière indiscriminée contre des citoyens américains.» En clair: s’ils doivent s’en tenir à de vagues considérations légales sur leur territoire, les Etats-Unis collectent librement ces données dans le monde entier, comme le font probablement les agences d’autres pays.

La France, grande muette

Cette situation ne choque pas tout le monde, même en Europe. Si l’Allemagne a fermement critiqué les agissements des Etats-Unis et de son allié britannique, la France est restée bien muette. Ce n’est peut-être pas un hasard. Car le leader mondial incontesté en matière de solutions de reconnaissance faciale n’est autre qu’une entreprise française. Il s’agit de la société Morpho, filiale du groupe industriel et fabricant d’armes Safran, détenu à 22% par l’Etat français.

Morpho est le principal fournisseur de technologies d’identification biométrique aux institutions «publiques et privées» dans le monde. La société conçoit et fabrique tout l’attirail des experts du XXIe siècle: détecteur d’empreintes digitales, scanners de bagages ou détecteurs de drogues ou d’explosifs. Morpho produit les cartes de vote au Kenya, les appareils de saisie pour les passeports biométriques en France, les cartes d’identité aux Emirats arabes unis, en Mauritanie et en Albanie. C’est bien entendu à la société Morpho que le gouvernement indien a confié la réalisation du projet Aadhaar.

La société française est à la pointe dans les systèmes de contrôle d’identité dans les aéroports, avec ses «sas de passage automatisé aux frontières». L’appareil scanne le visage du passager et compare son «empreinte» avec la photo enregistrée dans son passeport biométrique. La saisie s’effectue «à la volée» et le passager n’a pas besoin de s’arrêter pour le contrôle.

Morpho est aussi au cœur du complexe informatico-sécuritaire américain. Active aux Etats-Unis via une filiale baptisée MorphoTrust USA, qui masque habilement ses origines françaises, elle fournit les plus grandes agences gouvernementales du pays comme le Département d’Etat et le Département de la sécurité intérieure. MorphoTrust USA livre les équipements de nombreuses polices locales ainsi que ceux des pénitenciers et travaille avec le FBI dans l’élaboration de la gigantesque base de données biométriques NGI.
Des liens à Martigny

Morpho tisse aussi ses liens en Suisse, à l’Idiap de Martigny. La société française est l’un des importants soutiens du laboratoire de Sébastien Marcel et cofinance plusieurs des projets européens qui lui ont été confiés. La raison de cet intérêt est bien simple: si la reconnaissance faciale offre des avantages considérables dans le domaine de la surveillance, elle souffre aussi d’une grave faiblesse. Contrairement aux empreintes digitales, très difficiles à falsifier, il est très aisé de camoufler son visage. Voire de se faire passer pour quelqu’un d’autre. Cette faiblesse, c’est justement la spécialité de Sébastien Marcel et des chercheurs de l’Idiap.

Le laboratoire de Martigny vient de terminer un projet de recherche appelé Tabula Rasa. Soutenu à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros par Morpho, le but est d’améliorer la résistance des logiciels de reconnaissance faciale aux «attaques» comme «l’obfuscation», qui consiste à masquer son identité, et le «spoofing», soit le fait de se faire passer pour quelqu’un d’autre. «Les premiers systèmes de reconnaissance faciale pouvaient être très facilement contournés», explique Sébastien Marcel. Le simple fait de présenter une photo devant la caméra suffit généralement à tromper les logiciels gadgets qui protègent les téléphones ou ordinateurs portables.

Une des premières protections a consisté à permettre aux logiciels de se baser sur une vidéo, au lieu d’une simple photo, pour détecter les clignements des yeux. Là encore, une image animée de la victime présentée à la caméra sur l’écran d’un smartphone peut suffire à se faire passer pour elle.

Les nouveaux algorithmes tentent désormais de reconnaître les contours du visage, comme les ombres, pour s’assurer qu’ils ont bien affaire à un être humain, non seulement en trois dimensions, mais aussi bien vivant. La course ne s’arrête bien entendu pas là. Plusieurs sites internet proposent de réaliser des masques de plastique en 3D, sur la base de photos de face et de profil, pour moins de 200 dollars. Utilisée habilement, cette astuce tromperait aujourd’hui la plupart des systèmes modernes de reconnaissance faciale. Les masques de silicone, beaucoup plus coûteux, sont encore plus efficaces. Seuls les détecteurs les plus sophistiqués, équipés de «détecteurs de vitalité» infrarouges, seraient en mesure d’en bloquer l’usage.

«L’industrie n’aime pas parler du «spoofing», précise Sébastien Marcel. D’abord parce que l’intégration de ces fonctions augmente le coût des produits. Certaines entreprises refusent même d’utiliser ce terme, parce qu’il laisse entendre que leurs produits seraient capables de prévenir des usages malveillants et que les clients pourraient avoir des attentes trop élevées en termes de sécurité.»

Esprits criminels

Ces astuces pourraient ouvrir tout un éventail d’opportunités nouvelles pour les criminels. Le chercheur américain Anil Jane a montré dans une étude qu’en utilisant un logiciel de reconnaissance faciale suffisamment sophistiqué, le FBI aurait pu identifier un des auteurs des attentats de Boston, Djokhar Tsarnaev, sans avoir recours à un appel à témoins. Le logiciel se serait par contre cassé les dents sur son frère, Tamerlan Tsarnaev, qui portait des lunettes noires sur les images de vidéosurveillance. Et si, se sachant filmé, Tamerlan Tsarnaev avait eu recours au «spoofing» plutôt qu’à «l’obfuscation»? Un masque à 200 dollars commandé sur l’internet aurait-il permis au terroriste de se faire passer pour quelqu’un d’autre, lançant un millier d’agents fédéraux à la poursuite d’un innocent qu’il aurait lui-même choisi? A la connaissance de Sébastien Marcel, un tel cas ne se serait encore jamais présenté. Heureusement.

En attendant que les grands esprits criminels utilisent cette technologie à leur profit, d’autres s’intéressent aux nouvelles limites créées par l’essor de la reconnaissance faciale. Ce sont les artistes contemporains de Brooklyn. Avec son projet CV Dazzle, Adam Harvey imagine comment il serait possible de se rendre invisible aux systèmes de surveillance par le seul usage de maquillage et de coupes de cheveux… originales. Il se base notamment sur le fait que la vision des algorithmes repose sur la symétrie des éléments du visage. En dessinant des éléments carrés ou triangulaires «d’inspiration cubiste» sur les joues et les pommettes et en masquant la naissance du nez entre les yeux par des mèches de cheveux colorées, un maquillage permettrait selon lui de brouiller les capteurs, mais sans avoir à porter un masque, ce qui est parfois interdit dans les lieux publics. Les travaux d’Adam Harvey aboutissent à cette conclusion: «Pour se rendre invisibles aux ordinateurs, les humains sont contraints d’utiliser des techniques de camouflage qui les désignent aux yeux des autres.»

A Berne, le préposé à la protection des données, Hanspeter Thür, n’en est pas encore au stade de s’appliquer des taches cubistes sur le visage. Mais pas loin. Le responsable a tiré la sonnette d’alarme dans son rapport d’activité publié en juin. Il y pointe les énormes capacités de stockage informatique, qui font craindre l’avènement d’une «société future dirigée par les données».

Le préposé s’étonne surtout du peu de conséquences qu’ont eues les révélations d’Edward Snowden dans le comportement du public: «Ce qui me surprend, c’est la grande indifférence avec laquelle les citoyens et politiciens tolèrent ce scandale, dénonce Hanspeter Thür. La phrase «qui n’a rien à cacher n’a rien à craindre» apparaît ici dans toute sa naïveté. Les procédures d’analyse automatisées permettent aujourd’hui de tirer des conclusions sur les comportements actuels et futurs des individus», poursuit-il.

Or ces corrélations n’ont pas forcément de lien logique. «Si le volume de données est suffisamment grand, l’algorithme pourra par exemple conclure avec une probabilité élevée que celui qui porte des chaussures jaunes a le crâne dégarni. La situation de Monsieur X devient pour le moins inconfortable lorsque, d’après les données disponibles, un algorithme des services secrets l’identifie comme terroriste.» Début juin, le Parlement a accepté la constitution d’une «commission d’experts interdisciplinaire» qui sera chargée de réfléchir à «l’avenir du traitement et à la sécurité des données». La proposition émanait du conseiller aux Etats socialiste Paul Rechsteiner à la suite des informations révélées par Edward Snowden. Sa motion avait reçu un préavis négatif du Conseil fédéral. Le comité d’experts n’a pas encore été constitué.

Sur le fond, Sébastien Marcel ne voit pas cette initiative d’un mauvais œil. Ce qu’il souhaite surtout, c’est que d’éventuelles nouvelles régulations ne viennent pas mettre des bâtons dans les roues des chercheurs, qui ont besoin d’avoir accès à de grandes bases de données pour tester leurs algorithmes. «La situation actuelle à cet égard en Suisse est correcte et flexible», estime le scientifique. Mais il prévient: «Je préférerais que le système ne devienne pas aussi compliqué qu’en France, où il est très, très difficile de travailler sur des bases de données biométriques.» Contrairement à la Suisse, l’organe de protection des données français, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), impose l’obtention d’une autorisation préalable pour la collecte de données, même à des fins de recherche. «Ce n’est pas partout comme ça, note simplement Sébastien Marcel. Des pays comme la Chine n’imposent presque aucune limite à ce genre d’activité.» Sans parler de la NSA.

francois.pilet@hebdo.ch / @FrancoisPilet


L’occasion manquée des robots physionomistes

Les algorithmes ne gagnent pas toujours. Ou pas encore. Ils auraient pu aider le FBI à identifier les auteurs des attentats de Boston. La prochaine fois sera la bonne.

Le 15 avril 2013 à 14 h 49 deux bombes explosaient près de la ligne d’arrivée du marathon de Boston, tuant trois personnes et blessant 264 autres. En quelques heures, plus de 1000 agents étaient mobilisés pour l’enquête, collectant les images de vidéosurveillance. Le 18 avril à 17 h, 74 heures plus tard, le FBI rendait publique une image des deux suspects (ci-dessus). Djokhar et Tamerlan Tsarnaev ont finalement été identifiés par leur tante, le 19 avril à 6 h 45 du matin, soit 88 heures après l’attentat. «Nous pensons que ces 88 heures sont une occasion manquée pour les techniques de reconnaissance faciale», estime Anil Jane, spécialiste de la reconnaissance biométrique à l’Université du Michigan.

Une identification informatique aurait permis d’éviter l’appel à témoins qui semble avoir provoqué un accès de violence chez les deux frères. C’est d’autant plus regrettable que les autorités disposaient des photos d’identité des deux suspects. Anil Jane a intégré ces images dans une base de données d’un million d’individus et les a comparées à celles de l’avis de recherche en utilisant plusieurs algorithmes de reconnaissance faciale. Le logiciel NeoFace, du japonais NEC, a reconnu Djokhar Tsarnaev du premier coup. Anil Jane estime que ces solutions sont désormais prêtes à être employées sur le terrain, à condition de «garder un contrôle humain» dans le processus.


Sébastien Marcel

Ce Belge d’origine a posé ses valises à l’Idiap de Martigny il y a près de quinze ans, où il dirige le laboratoire de biométrie. Spécialisé dans la reconnaissance du visage, il a dirigé plusieurs programmes de recherche financés par l’UE et des partenaires privés, dont la société française Morpho.

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cvdazzle.com
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déclic Djokhar et Tamerlan Tsarnaev ont été identifiés 88 heures après les attentats de Boston, en 2013. Le chercheur Anil Jane affirme que l’usage des logiciels automatisés de reconnaissance faciale aurait pu raccourcir ce délai.
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«Ne pas aider les Kurdes: une erreur incompréhensible.»

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:52

Interview. Le chef des services secrets kurdes, Masrour Barzani, demande des livraisons d’armes et plus d’attaques aériennes américaines.

Christoph Reuter

Vos services connaissaient à l’avance le projet de l’Etat islamique (EI) d’attaquer Mossoul. Pourquoi personne ne l’en a empêché?

Nous avions averti depuis des mois le gouvernement de Bagdad, la dernière fois six jours avant l’attaque, et dit qu’il était en grand danger. Mais le premier ministre, Nouri al-Maliki, n’a pas pris la chose au sérieux ou ne nous a pas crus. Il répétait: «Occupez-vous du Kurdistan, moi j’ai une armée!»

Cette armée s’est alors évaporée en l’espace de 48 heures…

Nous aussi avons été surpris de voir plusieurs divisions se retirer en abandonnant leurs armes. Une erreur incompréhensible.

Quelques officiers ont affirmé qu’ils avaient reçu l’ordre de se retirer. Le gouverneur de la province a supplié Bagdad de l’aider, mais n’a pas reçu de réponse. Que s’est-il passé?

C’est vrai. Nous avions proposé notre aide au gouverneur pour peu que Bagdad se mette d’accord avec nous. Mais Maliki n’était manifestement pas intéressé.

Pourquoi?

C’est à lui qu’il faut le demander, pas à moi. Je ne pourrais que spéculer et je ne le veux pas.

En juin, bon nombre de yézidis voulaient déjà quitter Sindjar. Le gouvernement kurde les a apaisés. Avez-vous sous-estimé l’EI?

Nous n’avons pas mésestimé leur force mais leurs intentions. Nous avions observé en juin que beaucoup d’autres groupes sunnites extrémistes s’étaient ralliés à l’EI, avec un objectif commun: combattre Bagdad et la politique sectaire de Maliki. Nous avons été surpris par le succès rencontré par l’EI au sein de la population sunnite, mais leur but était d’entrer en guerre contre Bagdad, pas contre nous. Nous n’avions pas prévu à quelle vitesse et avec quelle détermination l’EI agresserait le Kurdistan.

Vous avez été cueillis à froid?

Nous n’étions pas prêts à une guerre. Et voilà que d’un coup nous partageons 1050 kilomètres de frontière avec l’organisation terroriste la plus dangereuse du monde!

L’EI diffuse la peur, la terreur, avec une brutalité inouïe. Qu’est-ce qui distingue les combattants de l’EI d’autres groupes?

Ils tuent certes quiconque s’oppose à eux. Mais quiconque se soumet à eux est bienvenu. Ils ne détruisent pas pour détruire mais parce qu’ils veulent bel et bien un Etat islamique conforme à leur conception. C’est pourquoi ils s’emparent des champs pétrolifères, des usines électriques, des silos à céréales et des barrages. Cela, d’autres mouvements djihadistes ne l’avaient jamais fait. Le succès tangible de l’EI accélère encore les ralliements. Il encaisse désormais 4,5 millions d’euros par jour, il n’a plus besoin de ses financeurs dans les Etats du Golfe.

Les dirigeants de l’EI ne sont donc pas des djihadistes classiques?

Il y a quelques officiers de haut rang du parti Baath de Saddam Hussein à leur tête, mais ceci n’explique pas tout. Nous nous demandons quand même qui est derrière.

Et la suite?

Nous avons demandé aux Etats-Unis d’étendre leurs attaques aériennes. Et nous avons besoin de plus d’armes, avant tout d’armes modernes. Ce que nous recevons est encore trop peu, mais nous en remercions déjà les Etats-Unis. Notre grand problème réside dans le fait que Maliki s’évertue toujours à empêcher que l’on nous livre des armes. Bagdad exige de contrôler tous les vols dans notre région et bloque les livraisons des jours durant. Le premier ministre nous entrave, alors que nous combattons un ennemi commun. Cela en dit beaucoup sur ses véritables intentions.

© DER SPIEGEL, traduction
et adaptation gian pozzy


Masrour Barzani

Quarante-cinq ans, dirige les services secrets du gouvernement autonome du Kurdistan, à Erbil (nord de l’Irak). Il est le fils du président
de la région kurde, Massoud Barzani.

Il avait rallié les peshmergas (en kurde, ceux qui affrontent la mort, ndlr) à l’âge de 16 ans et participé à l’insurrection contre Saddam Hussein après la première guerre de Golfe en 1991.

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«Ce voyage a changé notre vie»

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:53

Rencontre. Trente-huit jeunes Genevois sont partis aux Comores pour apporter de l’aide à des villageois. Lors d’une soirée ouverte à tous, ils raconteront leur expérience.

«C’était bouleversant. J’ai souvent pleuré. Je m’en souviendrai toute mon existence. Ça a changé ma vie.» Ecouter parler Merhzia (20 ans), Aline et Kastri (18 ans chacun) de leur séjour à la Grande Comore est émouvant. Les voyages forment la jeunesse, dit le proverbe. Dans leur cas, ils l’ont transformée.

Evidemment, les trois Genevois ne partaient pas au large du Mozambique, en plein océan Indien, pour aller parfaire leur bronzage. Leur but était précis et leur projet solidaire: participer à la construction d’une école et d’un centre de loisirs pour 300 enfants à Gnambeni, village situé à deux heures et demie de route de la capitale.

Vendredi 5 septembre, dès 18 h 30, une soirée spéciale sera organisée à l’école Stitelmann, à Plan-les-Ouates. Pas moins de 800 invités viendront écouter le récit de cinq des 38 jeunes filles et jeunes gens qui sont partis si loin. Un film de quarante-cinq minutes, tourné avant le départ, sur place et au retour, sera diffusé, ainsi qu’un clip d’une chanson rap composée par les jeunes, sur Happy, la désormais célèbre mélodie de Pharrell Williams. Une exposition de plus de 300 photos complétera le programme de la soirée.

Aider, mais pas n’importe comment A l’origine de ce projet, Humberto Lopes, travailleur social au Bus unité prévention parcs (BUPP) de la Fondation genevoise pour l’animation socioculturelle (FASe). Le premier voyage d’entraide qu’il a organisé avec les jeunes date de 2007. Il a eu lieu au Sénégal, à Dakar, pour construire un centre informatique. D’autres destinations ont suivi – le Cap-Vert, le Cameroun, à Douala, le Togo, à Lomé –, avec chaque fois le même but: bâtir une école. A Cotonou, au Bénin, il s’agissait de construire un orphelinat. Aujourd’hui, certains groupes continuent leur activité d’entraide.

«Pour le projet aux Comores, c’est la première fois que nous avons vécu en vase clos, dans un village, chez les habitants.» Si ces voyages ont un but éducatif pour les jeunes, notamment «une rupture avec leur environnement et une réflexion sur soi», ils doivent en premier servir à la population locale. Pour chaque projet, Humberto Lopes est en contact avec les représentants des diverses communautés qui vivent en Suisse. «Ils savent quels sont les besoins de leurs compatriotes. Ils participent d’ailleurs financièrement aux projets. Les Comoriens ont versé 30 000 francs pour la construction de l’école, dont la majeure partie a été réalisée par des ouvriers locaux. Lorsque les jeunes sont arrivés sur place, il ne restait que de menus travaux à réaliser.»

Au boulot!

De fait, les jeunes, âgés de 16 à 18 ans au début du projet, doivent travailler pour récolter l’argent nécessaire et le matériel – jouets, habits, médicaments – qu’ils apporteront sur place. Humberto Lopes raconte: «Durant les dix-huit mois qu’a duré la préparation du voyage, ils ont pris part à pas moins de 26 manifestations, servant des boissons au bar, faisant des pâtisseries, organisant des lotos. Et quand il s’agissait d’obtenir le soutien de banques privées ou d’horlogers, les jeunes venaient présenter le projet.» Budget prévu, construction de l’école comprise: 120 000 francs.

En travaillant, les participants au voyage ont gagné 26 000 francs. Ils ont également récolté 7000 francs auprès de leurs «parrains», des gens de leur entourage d’accord de les soutenir à raison de 50 francs ou plus. L’Etat de Genève et la Ville de Carouge ont également versé de l’argent.

Si, au départ, 52 jeunes se sont lancés dans le projet, seuls 38 sont partis sur place ce printemps, divisés en deux groupes qui, chacun, restait une semaine. «Nous avions des réunions une fois par mois. Ceux qui manquaient plus de trois fois étaient renvoyés.» Onex, Lancy, Bernex, Confignon et Chancy… d’habitude les jeunes de ces différents quartiers ne se mélangent pas. Kastri constate pourtant: «Sur place, on oublie les différences et les a priori tombent.»

Là-bas, la claque

Au début aussi, le jeune Albanais, élève à l’école de culture générale, avoue avoir manqué de motivation. «Les premières réunions, ça me saoulait. Mais une fois sur place j’ai regretté de ne pas m’être donné plus dans la récolte de matériel. Je me disais: «T’es un con!» Par exemple, un copain avait un ordinateur à donner, mais comme ça me cassait les pieds de le ramener de Plan-les-Ouates à Bernex, je n’ai pas été le chercher.» Merhzia, elle, s’en est beaucoup voulu d’avoir traîné les pieds. «Une fois sur place, j’aurais tellement voulu leur apporter plus. J’étais dégoûtée par mon attitude en Suisse.»

Kastri et Merhzia ne sont pas les seuls à avoir regretté de ne pas s’être donné plus de peine durant les dix-huit mois de préparation. «Un des jeunes ne voyait pas l’intérêt d’amener des «peluches pourries» aux Comores, se souvient Humberto Lopes. Il râlait lorsqu’il fallait aller les récolter. Sur place, je l’ai installé au milieu du village pour la distribution aux enfants. En quelques secondes, il a été submergé par une horde de fillettes et de garçons, très heureux de recevoir de tels cadeaux. Il a alors déploré son manque d’enthousiasme en Suisse.» Le travailleur social revient aussi sur l’étonnement «d’un jeune en rupture» qui, sur place, passait pour un demi-dieu en distribuant du matériel. «Une telle expérience change les gamins, ils voient la vie autrement.»

C’est le moins que l’on puisse dire. Merhzia, Aline et Kastri sont unanimes pour dire que, depuis leur retour, leur existence a changé. Merhzia: «Ce voyage m’a beaucoup transformée. Je ne suis plus du tout matérialiste. Avant, je faisais régulièrement du shopping: un nouveau pull par-ci, un petit sac par-là. Aujourd’hui, ça ne m’intéresse plus. Lorsque je suis rentrée, ce que j’avais vécu était si fort que j’ai arrêté de parler à mes copines. Certaines m’ont demandé: «C’était cool, ton voyage?» Elles n’ont pas saisi ce que j’avais ressenti là-bas. Alors je voyais les gens du projet, car j’avais l’impression qu’eux, ils me comprenaient. Ici, on est tellement matérialiste. Certains jeunes tirent la gueule parce qu’ils ont un iPhone 5 et pas un 5S!»

Larmes et émotions

Les trois jeunes racontent l’accueil extraordinaire reçu à l’aéroport, les centaines de personnes qui chantaient et dansaient pour eux. Kastri: «Je vais garder ce moment-là toute ma vie en tête.» Ils parlent de la découverte du village et des conditions de vie très précaires, la solidarité entre les gens pour survivre. Aline: «Ils n’ont rien mais ils donnent tout. Les choses qui n’ont pas trop de valeur pour nous, comme de vieux T-shirts ou des casquettes, en ont beaucoup pour eux.» Merhzia: «Je pense qu’ils nous ont apporté plus que nous. Notamment la notion de partage.» Kastri, lui, était si touché par leur dénuement vestimentaire qu’il a offert tout le contenu de sa valise à son «frère de là-bas». «Même mes chaussures Adidas…»

Un des moments forts a été la visite de l’ancienne école, qui était encore en fonction. Beaucoup n’ont pas pu retenir leurs larmes en voyant plus de 150 enfants de 5 à 17 ans, debout, entassés dans une seule pièce avec seulement quatre ou cinq pupitres. Les 150 autres filles et garçons vont à l’école l’après-midi. «Certains étaient même assis dans des sortes de trous qui faisaient office de fenêtres…»

Ce qu’un tel voyage leur a appris? Aline: «Ici, en Suisse, c’est trop chacun pour soi. La société occidentale est ainsi. Si les gens pouvaient s’entraider un peu plus et être moins calculateurs…» En voyant la bonne entente entre les frères et sœurs comoriens, Kastri, lui, est devenu plus gentil avec ses sœurs. «Et tous les matins, en me levant, je me dis que j’ai de la chance de vivre ici, que j’ai de la veine de pouvoir aller à l’école et de travailler le soir comme livreur. C’est ce que les jeunes des Comores m’ont affirmé. Aujourd’hui, je regrette d’avoir arrêté mon apprentissage et d’être retourné en classe. Si je l’avais commencé après le voyage, j’aurais tenu le coup…»

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Du rififi au Ballenberg

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:54

Eclairage. Le Parlement doit décider d’une hausse durable des subventions pour le Musée suisse de l’habitat rural. Mais sa directrice a dû quitter son poste. Autogoal?

Cela ne pouvait pas tomber plus mal. Un mois avant que la commission du Conseil national décide si oui ou non le musée en plein air bénéficiera de subventions fédérales plus élevées et durables, l’institution du cœur de l’Oberland bernois s’est donnée en spectacle. Un spectacle amateur.

Il y a un an encore, une brise vivifiante soufflait sur les 66 hectares du musée composé de cent fermes, étables et chalets d’alpage meublés du XIVe au XIXe siècle. Sa directrice depuis 2012, Katrin Rieder, historienne urbaine, rayonnait d’un enthousiasme qu’elle partageait avec le président du conseil de fondation Yves Christen, l’ex-conseiller national radical vaudois. Leur vision: établir l’institution comme un centre de recherches sur l’habitat des campagnes, tirer d’hier des enseignements pour la vie d’aujourd’hui, sur les économies d’énergie, par exemple; et raconter la vie frugale d’antan.

Patriciens contre historienne

Pour permettre cette modernisation comme pour entretenir maisons et collections, il fallait 90 millions sur dix ans. A trouver auprès de la Confédération, des cantons et de sponsors privés. Une stratégie sous le bras, le duo monta à Berne et argumenta tant et si bien que le Conseil des Etats accepta en juin une motion du Bernois Werner Luginbühl, PBD, qui charge le Conseil fédéral «de prévoir, dans le Message culture 2016-2019, un montant sensiblement plus élevé» pour Ballenberg. Quelle surprise quand, fin juillet, la foudre tombe sur Katrin Rieder. Le comité de fondation du Ballenberg ne veut plus d’elle. On convient d’un accord. Et de ne rien commenter.

Seulement voilà, la presse bernoise se déchaîne: ce serait les patriciens contre l’historienne critique, l’UDC contre la gauche, les hommes contre la femme, l’idylle contre la réalité. Et 26 historiens protestent dans une lettre ouverte. Yves Christen, embêté, bat sa coulpe: «Nous n’avons pas bien communiqué. Et nous n’aurions pas dû avancer le chiffre de 90 millions sans préciser les sources de financement que nous envisagions.» Cela n’a pas plu dans l’Oberland bernois, qui s’enorgueillit de ce musée autofinancé à 90%. D’autant moins que, pour justifier le besoin d’argent, Katrin Rieder et Yves Christen ont évoqué le manque d’investissements effectués par le passé. Ce qui a provoqué l’ire des anciens dirigeants de l’institution. Enfin, l’historienne n’aurait pas réussi à s’intégrer dans une région où tout le monde se connaît, elle serait allée trop vite, trop brusquement.

Face à ce divorce fort médiatisé, le Parlement risque de refuser toute hausse de subvention. Ce 28 août, Yves Christen, invité devant la Commission de la science, de l’éducation et de la culture, doit se montrer convaincant. Préciser les besoins financiers, notamment ceux qui incomberaient à la Confédération. On parle de 2 à 3 millions par an. Le président de la commission Matthias Aebischer l’appuiera peut-être, maintenant qu’il s’est calmé. Le socialiste bernois, membre du conseil de fondation, un grand machin sans compétence qui rassemble 70 personnes de toutes provenances et couleurs politiques, de Toni Brunner à Josiane Aubert, a commencé par se mettre en colère quand un journaliste lui a demandé pourquoi il avait chassé Katrin Rieder. «Je ne savais rien. J’ai voulu quitter la fondation.»

Ciment fédéral

Quelques coups de téléphone plus tard, notamment à l’historienne, il change d’avis. Parce que même Katrin Rieder continue de penser que le musée mérite un soutien plus important des pouvoirs publics. Lui qui se contente de 500 000 francs de la Confédération depuis deux ans, et d’une somme à peine plus élevée du canton de Berne.

Sur le fond, la cause Ballenberg reste défendable. Parce que, avec ses 250 000 visiteurs par an alors qu’il n’est ouvert que sept mois, le musée compte parmi les rares institutions culturelles extrêmement populaires. Il n’y a guère que le Musée des transports à Lucerne et le château de Chillon, ouverts toute l’année, à attirer davantage de monde.

«Quand l’exposition sur les enfants placés sort des musées d’histoire pour monter au Ballenberg, comme cette saison, des milliers de gens la voient,  toutes couches sociales et tous âges confondus», dit Matthias Aebischer. Si ce n’est pas du ciment fédéral, cela y ressemble. Le Ballenberg a sa place dans le Message culture. D’ailleurs, avant son ouverture en 1978, on parla de créer une filiale du Musée national pour ce projet soutenu alors par le conseiller fédéral Tschudi. Encore une idée d’hier digne de nourrir le débat d’aujourd’hui.

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Schweizerisches Freilichtmuseum Ballenberg
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Andrew McAfee: "Les technologies numériques conduisent à la disparition de la classe moyenne."

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:55

Interview. Andrew McAfee, économiste au Massachusetts Institute of Technology, évoque la possible disparition de la classe moyenne à l’âge du tout-numérique.

Propos recueillis par Thomas Schulz et Johann Grolle

Vous prédisez une nouvelle ère de la machine qui chamboulera complètement l’économie et le monde du travail ces prochaines années. Quels sont les métiers que le progrès technologique mettra au rancart? Caissier? Bibliothécaire? Conseiller fiscal?

On sous-estime toujours la technologisation du monde. Il tombe sous le sens que les métiers de routine seront les premières victimes de l’automatisation.

Chauffeur de bus ou de taxi, ce ne sont pas forcément des métiers de routine…

C’est vrai pour l’instant. Mais la limite de ce qui est considéré comme job de routine se déplace sans cesse. L’informatique maîtrise toujours plus de choses qui passaient encore pour des compétences humaines caractérisques. Le jeu d’échecs a longtemps été considéré comme la plus noble expression de l’intelligence humaine. Aujourd’hui, on dit: «Les échecs? C’est bon pour l’ordinateur.» Ou prenons le diagnostic médical: je suis convaincu que si, aujourd’hui, le meilleur diagnosticien du monde n’est pas déjà un ordinateur, ce sera bientôt le cas.

Le monde du travail que nous connaissons va donc disparaître?

Pas de manière tout à fait naturelle. Nous devons être très circonspects lorsque nous prédisons un futur lointain. Quand je questionne mes amis de la Silicon Valley, ils disent: «Oh, dans vingt ans, il n’y aura plus de vrai travail pour personne.» Pour moi, c’est un pronostic très agressif. Mais beaucoup d’éléments indiquent que, durant le temps qu’il nous reste à vivre, un monde de science-fiction est possible, où l’économie sera largement automatisée et où une armée de robots assumera beaucoup de métiers.

Alors un chômage de masse structurel est inévitable?

Provisoirement, sans doute, même si je souhaite avoir tort. Mais il faut distinguer deux choses. D’un côté, il faut se demander si ce lointain univers high-tech est souhaitable. Réponse: bien sûr! C’est un univers sans boulots épuisants, prometteur de bien-être. Mais la vraie question intéressante est: comment allons-nous y parvenir? Car le chemin qui y mène sera semé d’embûches, de décisions difficiles.

Par le passé, le progrès technique a, en général, créé deux nouveaux postes de travail par emploi supprimé. Mais sera-ce encore le cas cette fois?

On peut certes chercher des consolations dans l’histoire, mais j’ai l’impression qu’il en ira différemment. Voyez ce qui s’est passé ces cinq ou six dernières années: un ordinateur joue mieux au Jeopardy (jeu télévisé célèbre aux Etats-Unis, ndlr) qu’un humain et, quand j’interroge  mon téléphone, il sait souvent me fournir des réponses sensées.

Ces innovations sont-elles vraiment plus décisives que les percées du passé: téléphone, avion, télévision?

Il y a eu en tout temps des progrès inouïs. Pourtant, aucune de ces inventions passées n’a aussi profondément empiété sur ce que l’humain sait faire et sur ce que l’employeur demande. Un avion ne remplace pas une force de travail humaine et des calculettes simples rendent superflues nos capacités de faire des additions. Mais elles ne remplacent pas nos sens, nos perceptions, notre réflexion. Or, aujourd’hui, les technologies ciblent exactement le cœur de nos aptitudes.

La révolution numérique a débuté il y a des décennies. Pourquoi paraît-elle toucher de plein fouet le marché du travail aujourd’hui seulement?

Parce que toutes les avancées exigent des capacités de calcul gigantesques qui, il y a peu, n’étaient pas encore disponibles.

Bon nombre d’économistes doutent qu’une nouvelle ère technologique doive forcément révolutionner les économies des pays industrialisés.

Il n’y a guère d’économistes pour contester que l’informatique pénètre tous les domaines de l’économie. Ce qui fait débat, c’est de savoir si nous aurons largement exploité les possibilités de cette technologie ou non. Certains de mes collègues disent que l’ordinateur est une belle chose, qui nous a procuré de grandioses satisfactions un demi-siècle durant, mais que son âge d’or touche à sa fin. Je conteste catégoriquement cette opinion.

L’effet menaçant de cette technologie est encore renforcé par les propriétés des biens numériques.

Les biens numériques ont vraiment des caractéristiques singulières: nous pouvons les utiliser mais ils ne s’usent pas; nous pouvons être nombreux à les utiliser simultanément; l’un de nous peut améliorer ce bien et un autre peut utiliser la version améliorée.

Pour bien des métiers, c’est une menace. Quels types de métiers ont le plus de chances de survivre?

Je crois qu’il y aura encore longtemps une quantité de jobs sûrs. Le problème est que la plupart d’entre eux se situent tout en haut ou tout en bas de l’échelle des salaires. D’un côté, il y aura du travail pour les créatifs comme les architectes et des emplois qui requièrent un goût sûr; ceux-là ne craignent rien de l’automatisation. De l’autre côté, un auxiliaire de restaurant devrait rester assez longtemps protégé de l’automatisation, car il n’y aura jamais de robot qui, même de loin, saurait manœuvrer entre les tables et débarrasser la vaisselle sale. Mais auxiliaire au service n’est pas précisément le métier dont on rêve.

S’il y a moins d’emploi, la pression sur les salaires augmente.
Les technologies numériques accroissent donc la divergence entre les riches et les pauvres.

Oui. Une part sans cesse croissante du bien-être bénéficie à une part sans cesse plus réduite de la population. Et le processus s’accélère sous l’effet du progrès technique. Je n’ai d’ailleurs pas de problème moral avec la richesse extrême de quelques-uns. Le problème ne surgit que lorsque ceux qui travaillent dur perdent quand même pied.

Et que la classe moyenne se ratatine.

Oui, elle est de plus en plus grignotée. C’est une évolution qui me met profondément mal à l’aise. Cela a d’ailleurs commencé dans les années 80 déjà. Et ce n’est sûrement pas un hasard si l’avènement du PC a surgi à ce moment-là.

Qu’est-ce qui vous convainc tellement que l’informatique est responsable de la disparition de la classe moyenne?

Nous avons toujours moins besoin de comptables ou de chefs de production. Toute technologie ne bénéficie pas également à tout un chacun. Certaines technologies sont à l’avantage des gens bien formés, d’autres en faveur de ceux qui détiennent le capital. D’autres encore stimulent l’avènement de superriches et de superstars.

Dans votre livre, vous faites référence à l’exemple d’Instagram, une appli photo qui ne nécessite qu’une poignée de salariés, qui remplace Kodak et ses 145 000 collaborateurs au temps de son apogée. Est-ce un progrès?

Le progrès a deux visages. Quand des milliards de personnes ont la possibilité de faire autant de photos qu’elles le veulent et de les partager avec n’importe qui sur la planète, est-ce un progrès? L’envers du décor est formé des emplois et des salaires. Le fait est qu’Instagram n’a de loin pas créé autant d’emplois que Kodak en a perdu. Pourtant, si je devais choisir entre ces deux mondes, je choisirais le monde Instagram.

Mais vous comprenez que de tels bouleversements fassent peur à beaucoup de gens?

Quand le travail disparaît tout simplement, c’est en effet très angoissant. Mais nous ne devons pas perdre de vue combien de nouvelles occasions ouvre chaque innovation. Prenez une personne dans le tiers-monde qui tombe gravement malade. Elle peut photographier ses symptômes et les télécharger dans le cloud. Ainsi, sans même un accès direct au médecin, elle peut espérer un excellent diagnostic. Faut-il renoncer à de telles possibilités pour préserver des emplois chez Kodak?

En tout cas, le monde d’Instagram tel que vous le décrivez paraît devoir entraîner du chômage, de la pauvreté et d’énormes injustices sociales.

Nous ne devons pas simplement nous résigner à cette évolution. Nous pouvons prendre les mesures adéquates.

Vos recommandations à ce propos ne nous semblent pas très innovatrices: encourager la recherche et l’esprit d’entreprise, investir davantage dans la formation et les infrastructures…

Reste que nous avons besoin de changements urgents dans le système de formation. Car la question est: comment enseigner aux enfants à être créatifs, à réfléchir de manière entrepreneuriale, à avoir le courage de changer le monde? Notre système de formation actuel n’est pas structuré pour cela. Je ne crois pas être cynique en disant qu’il est fait pour mettre sur le marché des ouvriers de fabrique honnêtement formés et obéissants. Mais nous n’en avons plus besoin.

Mais il faut aussi des idées pour amortir les licenciements massifs qui menacent le monde du travail.

Un salaire minimum serait une idée. Si nous sommes en souci parce que les gens ne peuvent plus s’offrir une vie convenable parce qu’ils ne trouvent pas de travail, nous devrions leur donner directement de l’argent, qu’ils aient un travail ou non.

Mais un tel revenu de base inconditionnel ne dévaloriserait-il pas définitivement le travail?

Nous manquons d’expérience pour le dire. C’est sûr qu’on peut craindre que, du coup, plein de gens ne veuillent plus travailler du tout. Mais ça ne m’empêche pas de dormir. Je ne connais personne qui me dirait: «Chic, je reçois 15 000 dollars de l’Etat, je prends ma retraite!»

Si une grande partie de la population dépend d’un revenu minimum, l’économie manquera de consommateurs argentés.

Le sens d’un revenu minimum est justement que les bénéficiaires ne soient pas entièrement perdus en tant que consommateurs. Certes, leur pouvoir d’achat ne sera pas énorme mais toujours plus élevé que sans aide du tout.

Si le progrès technique continue d’accélérer pareillement, à quoi faut-il se préparer ces prochaines années?

Si je le savais, j’inventerais le futur moi-même au lieu de l’analyser. Je serais alors un entrepreneur, pas un scientifique. Mais il y a une chose que je peux garantir: nous allons encore vivre de sacrées surprises.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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