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Comment Nespresso soigne ses fermiers colombiens

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:56

Zoom. En collaboration notamment avec Fairtrade International, la filiale de Nestlé a mis en place un programme de retraite en faveur des producteurs de café.

Prenez deux couleurs complémentaires comme le rouge et le vert. Mélangées, elles révèlent un brun sinistre. Mises côte à côte, elles s’exaltent mutuellement et s’enrichissent de leur différence. C’est apparemment ce qui arrive à Nespresso, une entreprise du géant Nestlé, et Fairtrade International, modèle de commerce alternatif qui soutient les petits agriculteurs travaillant dans les pays en voie de développement. Le Breton Guillaume Le Cunff, directeur marketing et développement durable de Nespresso, raconte non sans fierté comment sa société, Fairtrade International, une coopérative de producteurs, et le Ministère du travail colombien ont mis en place un programme de retraite auquel ont déjà souscrit 600 fermiers dans la région de Caldas, en Colombie.

«Le rêve d’une ONG est que tout le monde adopte les mêmes pratiques. Celui d’une marque est d’être différente des autres, commente-t-il. Entre ces deux aspirations opposées se crée une tension. Pour la gérer, il convient de travailler ensemble.» Profitant de la mise sur pied par le gouvernement colombien d’un système de retraite jusqu’ici inexistant, l’entreprise suisse et l’ONG viennent de concocter, avec les principaux intéressés, un fonds de pension dans lequel Nespresso a injecté 300 000 dollars pour sa première année. Le gouvernement colombien complète à hauteur de 20% le montant épargné par les fermiers dans le fonds.

Ambitieux mais modeste

Un acte philanthropique? Guillaume Le Cunff s’en défend, tout comme Harriet Lamb, CEO de Fairtrade International, qui voit dans cette opération un jeu «gagnant-gagnant: les consommateurs bénéficient d’un produit de grande qualité et les producteurs de café voient leur condition de vie s’améliorer». D’un âge moyen de 53 ans, les fermiers colombiens reçoivent dans la vente de leurs produits un supplément de prix qu’ils peuvent placer dans leur fonds de retraite. Du coup, ils sont en mesure d’envisager l’avenir de leur exploitation avec un peu plus de sérénité et de prévoir raisonnablement que leurs enfants prennent la suite. Pour Nespresso, c’est la garantie d’un marché stable à long terme.

Cette initiative considérée par ses promoteurs comme «un laboratoire qui doit encore faire ses preuves» est la suite logique du programme AAA lancé en 2003 par Nespresso en collaboration avec Rainforest Alliance, une autre ONG qui œuvre pour conserver la biodiversité et assurer des moyens de subsistance durables aux populations locales. Des liens quasi personnels ont donc été tissés depuis dix ans avec les fermiers bénéficiant aujourd’hui de ce programme de retraite.

«Ambitieux mais modeste.» Guillaume Le Cunff insiste sur cette formule. Il cherche à éviter deux écueils: celui d’une multinationale du Nord qui dirait aux petits paysans du Sud comment gérer leur destin, et celui d’une entreprise qui se donnerait bonne conscience en faisant de la politique sociale à moindres frais. Faire profil bas tout en gardant la tête haute, c’est tout un art! C’est à Davos en 2012, à l’occasion d’une conférence sur le chocolat au World Economic Forum (WEF), qu’il a rencontré Harriet Lamb, qui n’était pas encore CEO de Fairtrade International. Depuis lors, leur collaboration n’a fait que se renforcer.

Cap sur l’afrique

Nespresso veut désormais que le développement durable concerne 100% (et non seulement 84% actuellement) de son café. Pour ce faire, la société suisse privilégie le Kenya, l’Ethiopie et le Soudan du Sud, en collaboration avec l’ONG américaine TechnoServe. En 2014, elle a acheté dix tonnes de café au Soudan, un pays ravagé par la guerre. Dans les années à venir, le continent noir bénéficiera aussi du projet d’agroforesterie actuellement en cours au Guatemala et en Colombie, avec le concours de l’ONG française Pur Projet. Sans arbre pour maintenir et vivifier les sols, toute plantation de caféiers n’est guère possible.

En multipliant des partenariats avec des organisations actives dans le développement durable, Nespresso donne à sa manière un signal au monde de l’économie. Agir de la sorte ne serait pas une mode mais une nécessité.

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Cachez ce drone…

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:57

Analyse. La prévision d’achat par la Suisse d’un engin militaire israélien de reconnaissance provoque une fronde à gauche. L’armée est dans ses petits souliers.

L’achat d’armement est en Suisse tout sauf une formalité. Singulièrement lorsqu’il s’agit de matériel volant. Peut-être parce que les citoyens ont l’impression que les engins militaires évoluant dans le ciel échappent davantage à leur contrôle que les équipements progressant au sol. Le rejet des Gripen en votation, le 18 mai, témoigne de cette vigilance redoublée. On pouvait toutefois penser que l’acquisition de drones, ces objets sans pilote destinés par le Département fédéral de la défense (DDPS) à des missions de reconnaissance au-dessus du territoire national, passerait le cap de l’opinion, sinon comme une lettre à la poste, du moins sans tirs de barrage. C’est raté. La raison: l’origine du produit, Israël, ajoutée au lourd bilan humain, provisoire, côté palestinien, de l’opération Bordure protectrice amorcée par Tsahal le 8 juillet dans la bande de Gaza.

L’opposition à cet achat d’environ 250 millions de francs, que les militaires ont prévu d’inscrire au programme d’armement de 2015, émane principalement et sans surprise de la gauche. Conseillère aux Etats et membre de la commission de politique de sécurité de la Chambre haute, la socialiste vaudoise Géraldine Savary donne le ton du refus: «Premièrement, le drone choisi, l’Hermes 900 HFE, de la société israélienne Elbit Systems, est surtaillé relativement aux missions non armées qu’il est censé accomplir en Suisse, fait valoir la sénatrice. Nous n’avons pas besoin de quelque chose d’aussi performant, d’autres modèles existent sur le marché. Ensuite, vu le conflit en cours à Gaza, cet achat à Israël ne nous paraît pas opportun, alors même que le drone Hermes est utilisé par Tsahal dans des opérations de bombardement.»

Les 2400 morts palestiniens, jusqu’ici, en majorité des civils, et la forte médiatisation de cette énième «guerre asymétrique» qui dure depuis bientôt deux mois, ont rendu Israël comme infréquentable aux yeux d’un certain nombre de citoyens de pays amis de cet Etat. Le DDPS, dans cette tourmente morale, en viendrait presque à s’effacer: «Notre département s’est prononcé en faveur d’un modèle de drone. La décision finale d’acheter ce type de drones revient au Parlement», explique prudemment et par écrit le service de presse de l’armée suisse, donnant l’impression de ne plus tout à fait assumer son choix. Entretenir des relations militaires avec Israël a désormais quelque chose d’inavouable. Or, la réalité – ou la rumeur – veut que celles-ci soient étroites entre officiers suisses et israéliens, bien plus importantes en tous les cas que ne le laisse penser le niveau apparemment modeste du commerce des armes entre les deux pays.

Pratique restrictive

«Les livraisons de matériels de guerre helvétiques à Israël sont soumises à une pratique restrictive depuis plusieurs années», explique par écrit le service de presse du Secrétariat à l’économie (Seco), chargé du contrôle des exportations suisses à l’étranger. «Elles ont atteint 49 644 francs en 2013 et ont été nulles en 2012, en vertu justement de cette pratique restrictive», poursuit le Seco. Ces exportations, précise-t-il, consistent surtout en des services, telles des réparations effectuées par des experts helvétiques.

Il semble plus difficile d’obtenir des informations sur le montant et la nature des importations en Suisse de matériels de guerre israéliens. Le Seco n’est pas compétent pour en donner, à la différence du DDPS, via Arma Suisse, le centre fédéral d’acquisition d’armements. Mais le service de presse de l’armée ne nous en a fourni aucune à l’heure où nous bouclons le présent numéro, mardi 26 août au soir.

Thomas Hurter (UDC/SH), le président de la Commission de politique de sécurité du Conseil national, favorable à l’achat des drones Hermes, «les meilleurs sur le marché», selon lui, écarte les objections d’ordre moral ou politique pour s’en tenir aux faits techniques. «Le PS dit que les drones actuels (ADS 95 Ranger, en service depuis 2001 dans l’armée suisse, ndlr) suffisent, mais c’est faux. Il leur faut une rampe de lancement et ils font un bruit infernal de tondeuse à gazon, alors que nous avons besoin d’engins discrets», réplique-t-il.

Le front moral opposé à Israël, qui s’élargit aux artistes – quelque 500 acteurs culturels suisses, dont Jean-Luc Godard, ont écrit mi-août au Conseil fédéral pour lui demander, notamment, de renoncer à l’acquisition des drones Hermes – est-il à même de bousculer les relations commerciales et diplomatiques entre la Suisse et Israël? Le Brésil, qui a fortement tancé l’Etat hébreu pour ses agissements dans la bande de Gaza, avait précédemment passé commande de drones israéliens Hermes pour assurer la sécurité de la Coupe du monde de football qu’il organisait.

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Pascal Lauener / Reuters
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Selfies au bureau: ce qu’en pense votre patron

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:58

Enquête. La récente affaire des selfies nus de Geri Müller, maire de Baden, et celle des images osées d’une employée de la Confédération posent des questions sur les limites à ne pas dépasser dans le cadre de ses fonctions. Qu’autorisent les entreprises sur les réseaux sociaux?

L’affaire a fait grand bruit. Une magistrate vaudoise a dernièrement mis en ligne sur Facebook, où elle affiche son nom et sa fonction, une photo du dos nu de son partenaire. Sur la peau de son amoureux, on distingue clairement l’empreinte du sceau du Ministère public cantonal. Ses supérieurs n’ont guère goûté la plaisanterie. Une procédure disciplinaire est en cours.

Début août, à Berne, une secrétaire de l’administration fédérale a été suspendue après avoir posté sur Twitter des selfies dénudés pris à son bureau. Là aussi une enquête est menée.

Autres affaires, moins spectaculaires, mais bien plus répandues: celles de collaborateurs qui disent chercher une autre place de travail à leurs «amis», des propos qui remontent jusqu’à leurs supérieurs, qui les licencient. Porte-parole du syndicat Unia, Lucas Dubuis constate: «Nous sommes en train de défendre un employé qui est dans cette situation.» Le malheureux a été mis à la porte, alors qu’il n’a rien à se reprocher. «Il y a des informations qu’il est plus prudent d’échanger avec ses amis, en chair et en os. Même si, pour nous, syndicat, ces messages, qui laissent des traces écrites, sont privés et qu’ils ne doivent pas être utilisés par un employeur.»

À bas l’hypocrisie!

Selfies en tenue d’Adam ou d’Eve, critiques, commentaires plus ou moins affables sur les confrères et les chefs, L’Hebdo a sondé les entreprises sur ce qu’elles permettent ou interdisent à leurs collaborateurs de faire sur les réseaux sociaux. En résumé, il y a trois sortes d’employeurs: ceux qui ont prévu des directives, ceux qui font confiance au «bon sens» de leur personnel, et ceux qui réfléchissent au sujet, et donc à un règlement, «parce qu’il y a des questions qui se posent actuellement qui ne se posaient pas voici un ou deux ans», comme l’explique le communicant d’une banque privée genevoise qui veut rester anonyme.

Une loi qui précisera l’utilisation des réseaux sociaux, c’est ce qui attend d’ailleurs les fonctionnaires de l’administration jurassienne en 2015. Elle est actuellement en consultation. L’affaire du Pornogate de 2008 – des fonctionnaires surfaient sur des sites pornographiques durant leurs heures de travail – a laissé des traces. «Nous avons été assez lents à élaborer des nouvelles directives», explique Patrick Wagner, à la tête du Service des ressources humaines de l’administration cantonale. Le Jurassien ne peut s’empêcher de rire lorsqu’il lit les propos sévères du procureur Eric Cottier sur la photo postée par sa collègue magistrate. «On vit à une époque où l’on n’a jamais montré autant de fesses et on s’offusque d’un truc pareil? C’est drôle, le cachet qui fait foi!»

«Actuellement, l’administration ne se demande pas si les agissements d’un collaborateur sur les réseaux sociaux «sont bien ou pas bien», précise Patrick Wagner. Parce que la morale, aujourd’hui… Nous allons plutôt examiner si son activité sur les réseaux nuit à son efficacité et si la personne se comporte correctement avec ses collègues.» A ses yeux, les selfies nus de Geri Müller sont plus «bêtes» qu’autre chose. «Il est plus grave de «mobber» ses collaborateurs ou de porter des menaces violentes que de regarder un bout de fesses sur l’internet.»

Du bon sens, que diable!

Evidemment, la majorité des employeurs ne partage pas la vision de Patrick Wagner. Certains cependant font preuve d’ouverture d’esprit sur la question, comme Pascal Meyer, le truculent créateur du site de vente QoQa.ch. Décalé et sympathique, c’est le ton adopté par son équipe pour répondre aux clients. «Sur les réseaux sociaux, tout le monde peut faire ce qu’il veut. Poser à poil devant le logo de l’entreprise? Aucun souci.» Il se ravise: «Bon, c’est vrai, si je découvrais les images, je dirais à la personne que ce n’est pas très malin… Mais si elle ne heurte personne, ça ne me gêne pas.» De fait, son plus grand souci est de ne blesser personne. D’où son refus de cautionner les propos politiques ou religieux. «Dans le domaine, c’est difficile de dire quelque chose qui ne heurte personne. C’est le bon sens et le savoir-être qui doivent servir de lignes directrices.»

Le bons sens. L’expression revient souvent dans la bouche des employeurs. Il permettrait de ne pas mettre en péril l’image de son entreprise et de se tenir comme il faut sur les réseaux sociaux. «Aucun employé n’a jamais été viré de Migros pour un problème sur les réseaux sociaux, affirme Tristan Cerf, son porte-parole. Cela sert à quoi de vouloir régler le nombre de boutons du décolleté qu’on a le droit d’ouvrir sur Facebook quand notre contrat stipule déjà qu’il ne faut pas mettre en péril l’image de Migros. Cette règle nous suffit.»

Et si, par malheur, un collaborateur venait tout de même à critiquer son supérieur ou à poser dans une tenue indécente, comment réagirait Migros? «La discussion sera certainement différente avec une personne qui s’est déjà clairement désolidarisée de l’entreprise qu’avec un collaborateur motivé. Mais on ne mettra en principe pas l’avenir d’un employé en jeu pour une histoire de photos coquines, tant qu’elles restent privées.»

Autre entreprise, autre vision du bons sens. Chez Hublot, poser nu ou cracher dans la soupe en critiquant son employeur sur les réseaux sociaux serait un motif de licenciement. «Si une personne prend une photo d’elle nue à son bureau, cela ne me gêne pas. Par contre, cela me dérange si elle travaille pour moi. Ce n’est pas professionnel, ce n’est pas une mentalité qui nous ressemble», précise Jean-Claude Biver, président du conseil d’administration. Membre de la direction de Magic-X – ex-sexes-shops Beate Uhse –, Jan Brönnimann, lui, est convaincu qu’une personne qui manque de bon sens au point de déraper sur les réseaux sociaux ne manquera pas de commettre «des bêtises» dans le domaine professionnel. «Nous ne faisons pas la police sur les réseaux sociaux. Nous avons beaucoup plus de problèmes avec les retards ou les erreurs dans le travail.»

Les règlements

A l’heure où l’on assiste à une disparition des frontières entre espace public et privé, où la technologie permet une communication toujours plus performante, force est de constater que les entreprises n’ont donc pas toutes une réglementation précise. Une erreur?

Professeur de droit des obligations et de la propriété intellectuelle à l’Université de Genève, Jacques de Werra explique que les juristes se posent la question de savoir si la société a besoin de nouvelles normes pour appréhender les nouvelles situations qui se produisent sur l’internet. Sa réponse? «La technologie change mais les principes juridiques restent. Le Code des obligations évoque les principes de diligence et de fidélité qui sont également valables sur les réseaux sociaux.» Pour lui, il n’est alors pas choquant que, par exemple, un supérieur demande à un collaborateur de supprimer de Facebook ou de Twitter une critique sur un collègue ou un confrère «pour garder un environnement professionnel sain». Aux yeux de cet avocat, il y a encore des progrès à faire sur la prise de conscience des conséquences que peuvent avoir certaines déclarations ou photos postées sur les réseaux sociaux.

Pour éviter les dérapages justement, Altran – entreprise de conseil en innovation et ingénierie avancée qui compte 80 filiales, dont cinq en Suisse – vient de créer pour ses collaborateurs un site intitulé «master your reputation». Avec cinq règles d’or de l’identité numérique, des «lignes d’orientation», comme les qualifie Ivan Carrillo, responsable marketing et communication. Accessible à tous, le site est drôle et interactif, puisqu’il permet à l’utilisateur de savoir, grâce à un test, quel type de «Lolcat» il est. «Nous avons ressenti un besoin pour tout le monde. Aujourd’hui, à l’époque de la viralité accélérée des messages, le bon sens ne suffit plus. Il convenait encore au temps des courriers escargots et de la presse à parution fixe.»

De Nestlé Suisse à la banque Pictet, en passant par la RTS ou le groupe Ringier (éditeur de L’Hebdo), nombreuses sont les entreprises à avoir rédigé leurs directives sur les médias sociaux. Certaines tiennent sur une page, d’autres sur une dizaine de feuillets. La RTS joue la transparence et les met à la disposition de tous sur l’internet. Un site, socialmediagovernance.com, lui, diffuse en ligne plus de 260 liens qui renvoient tous aux directives de grandes entreprises et administrations actives dans le monde entier. On y évoque souvent la prudence avant de publier un commentaire, on y rappelle également d’agir avec respect et en son nom propre. Chez Flickr, on se veut très direct avec sa communauté d’usagers. Une des lignes directrices stipule: «Ne soyez pas pénible. Pas besoin de vous faire un dessin.» Une consigne à n’appliquer que sur les réseaux sociaux?

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Fernand Melgar: l’Andalou de Lausanne, «entre dos aguas»

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:59

Portrait. Alors que sort «L’abri», dernier acte de son triptyque de documentaires sur l’immigration en Suisse, rencontre avec l’énervant du cinéma suisse.

Fin de matinée, soleil voilé, une drôle de vibration frénétique autour de lui. Il donne l’impression qu’on pourrait vite s’engueuler, Melgar. Qu’il suffirait d’un mot étincelle, d’une théorie un brin fumeuse, d’une vanne non conforme à ses agacements à lui pour que tout parte en cacahuète. D’ailleurs, il ne s’en cache pas. On lui parle d’un ami: «On est brouillés, je ne l’ai plus vu depuis dix ans.» On évoque une personnalité du cinéma: «On s’est engueulés. Il a tenu des propos que je ne pouvais pas admettre.» Il reconnaît un qualificatif qui lui va comme la muleta au torero: ombrageux. C’est ça, pile dedans, hombre: il est ombrageux.

Fernand Melgar, né en 1961 à Tanger, réalisateur lausannois: voilà pour la fiche, ou l’affiche. Il est grand, il est nerveux. Il marche avec une sorte de raideur très légère, la souplesse naturelle un peu engoncée à l’intérieur. Il a des mains très longues, fines. On ne remarque pas assez les mains des hommes. Les siennes ont une élégance, elles sont à la fois celles de l’intellectuel qui a un avis sur tout et feuillette des livres, et celles plus rudes de celui qui fait, porte la caméra, fouille, touche, va voir.

Les racines

Il fait penser à cette vieille chanson d’Eddy Mitchell, Nashville ou Belleville. Dès que l’on commence à dialoguer, il va n’être question que de ça: d’où l’on vient, où l’on est? Les racines, les espérances, les tragédies et la famille. «Je ne parle que de ça dans mes films.» Il est Entre dos aguas, Melgar, entre deux eaux, comme la rumba de génie de l’Andalou de Jerez, Paco de Lucía. Il vous fait du café, dans les bureaux qu’il occupe à Lausanne, rue du Maupas. Beaucoup de lumière, murs blancs, ordinateurs, grande télé. Son coin, son quartier, sa tanière depuis presque toujours.

Il y va franco, se rappelle très bien que la dernière fois, quelques années plus tôt, on a bien failli s’enguirlander, lui et moi, au téléphone, en parlant de Vol spécial et des poux qu’on trouvait à son film. Oui, bon, et alors? C’est une bonne raison de se revoir, non, je trouve? Il ne sait pas trop ce qu’il faut faire, toiser, convaincre ou séduire.

Il est intéressant parce qu’il est énervant, qu’il ne cède rien, ou pas grand-chose. Il ne recule pas: encore un truc de corrida, d’ailleurs, quitte à risquer la corne. On lui balance Jean Ziegler en figure tutélaire, qui fut aussi, longtemps, l’Enervant en Chef de la suissitude molle, à partir des seventies. Cela avant que le recul des ans n’éclaire soudain mieux le rai de la générosité et de l’envie de vérité sous l’éructation.

Peut-être que ses trois films sur l’immigration (La forteresse, Vol spécial et maintenant L’abri) auront ce destin: partis comme des pavés lancés sur la mauvaise conscience honteuse d’un pays qui n’ose pas regarder, ils deviendront peut-être les témoins d’une époque, du courage à montrer l’immigrant, sa sueur de peur, ou ses tremblements dans le froid, sa fuite, son désespoir au temps de la crise et de la mondialisation. Il proteste, évidemment, coupe aussitôt les cheveux en quatre pour nuancer positions et attitudes entre Ziegler et lui. On le coupe: Fernand, on s’en fiche. C’était juste pour commencer quelque part.

L’andalousie

Alors il reprend tout du début. Tanger, Maroc, quartier de la «petite Russie», rue de Séville, ça ne s’invente pas: s’y réfugiaient anarchistes, opposants à Franco et chômeurs qui faisaient les allers-retours vers l’Espagne. Grands-parents syndicalistes, parents qui rêvent d’une vie meilleure. Origines de la famille en Andalousie, du côté de Ronda, escarpements, hauteur de la vue. En 2007, quand son père est mort, il est revenu y laisser s’envoler ses cendres au-dessus de la rivière, en contrebas. «Quelque chose du paradis perdu y demeure, pour moi. Une idée du monde, du vivre ensemble aussi: la civilisation almohade d’avant 1492, dans laquelle cohabitaient parfaitement chrétiens, juifs et Arabes.» Ce «vivre ensemble», il le ressent en Suisse, désormais. «Je n’aime pas ce qui se construit aujourd’hui sur l’exclusion. Je suis un Suisse de 1848, qui croit à l’humanisme.» Dès lors, il fait un parallèle audacieux entre Isabelle la Catholique (qui mit fin au rêve almohade) et Christoph Blocher dressant les communautés suisses les unes contre les autres.

Son père est venu en Suisse comme saisonnier, puis fit venir très rapidement sa femme et leurs deux enfants – une grande sœur et Fernandino – dès 1964.

Ils sont alors clandestins. Il doit se cacher sous le lit lorsqu’on sonne à la porte. Il a raconté cela mille fois, et il ne garde de ce souvenir si vivace aucune amertume. «Le placard, c’est déjà la chambre noire, donc le cinéma, et l’imagination.» Vu le côté lacanien de la déclaration, on lui demande si la psychanalyse l’a tenté. Non: il est de ceux qui pensent que c’est de ses blessures que vient sa créativité. Alors il protège ses cicatrices, laisse couler des plaies.

Il a réalisé un documentaire, en 1993, sur ses parents et leur aventure suisse (ils ne sont rentrés en Espagne qu’en 1989), qui raconte cela: Album de famille, qu’on peut voir librement sur YouTube (comme tous ses films, une fois l’exploitation en salle terminée), est bouleversant. Précisément parce que tout est déjà là, son style comme sa manière, comme ses préoccupations récurrentes: filmer droit devant, montrer sans fioriture, direct et simple, mais toujours entre deux eaux. Ne pas militer franchement, mais toujours laisser entendre. Il répète cela sans cesse: il cherche à ouvrir le regard du spectateur, à le bousculer, à l’amener à prendre position. C’est exactement pour cela qu’il est énervant: il vous pousse dans les coins, oblige à s’interroger sur l’intime et l’injustice à travers des histoires réelles, des émotions fortes, et il est du genre à attendre que vous répondiez vraiment à la question de ses films.

Jouer à la guerre

Peut-être que sa conscience politique a commencé au moment des initiatives xénophobes menées par James Schwarzenbach, au début des années 70. Avant, à l’école, il jouait à la guerre des boutons avec les Suisses, courait après les enfants d’Italiens. Là, tout changeait. Les Suisses l’insultaient. Il se retrouvait avec les Ritals, et contre ces gamins suisses qui lui jetaient des pierres en lui disant de rentrer chez lui. Le jour du vote, leur voisin est venu devant la porte des Melgar. Devant cette porte, il a déposé une valise en carton.

Là encore, il le raconte sans tristesse visible, plutôt comme une blague énorme qui aide à comprendre une époque, et la crispation qui revient désormais, avec l’UDC. «C’est ma part d’ombre, pourtant. La mauvaise personne en moi, la colère. Quand je vais au marché, sur la place de la Palud, ce moment de partage, et que je vois le stand de l’UDC, les gars en train de distribuer des flyers, d’expliquer aux gens pourquoi il faut se débarrasser des étrangers. Je pourrais tout casser, renverser leur stand.» Ses premiers souvenirs de Suisse s’obstinent ainsi à demeurer heureux. Lui revient par exemple une image persistante de la garderie Nestlé de l’Expo 64. «Je ne sais pas vraiment ce qui est la part de réinvention de ma mémoire, j’étais très jeune. Mais je m’y revois. Et j’y suis avec ma cousine, Sylvia Zamora.»

«Grand bastringue»

En 1980, il a connu Lôzane bouge, les manifestations étudiantes dans la rue. «Les jeunes s’emmerdaient. C’était aussi un grand bastringue, dans mon souvenir.» Il ne se voit pas du tout en révolutionnaire, plutôt en rêveur d’une Suisse meilleure. Rousseauiste? Il est assez d’accord. Il croit aux gens. Il pense que l’on devient une moins bonne personne quand on perd sa foi dans les autres, dans l’idée de ce qu’il y a de beau en eux. Alors catho, carrément? Non, mais habité de valeurs, d’utopies qui peuvent être chrétiennes, en tout cas religieuses: il collabore souvent pour des projections avec des paroisses qui l’invitent, aussi bien protestantes que catholiques, ou même darbystes. Aider son prochain: ça lui parle.

Après Lôzane bouge, il fut l’un des compères lançant le Cabaret Orwell, puis la Dolce Vita. Dans Album de famille, il y a beaucoup de musique, guitare classique, ou d’anciennes chansons d’Espagne mangnifiées par Nat King Cole. «Mon père adorait Nat Cole. Ça m’a paru logique de mettre ça dans ce film. Mais il n’y a pas de musique dans les derniers. D’ailleurs, il n’y en aura plus jamais dans le futur.» Ah, bon? «Pour moi, la musique est sacrée. Je ne sais pas comment dire ça autrement. J’ai l’impression de la banaliser, presque de la trahir, en la mettant sur des images.» On s’engouffre là-dedans, tout y passe. Hurt par Johnny Cash («Une merveille»). Le cante jondo, ce chant flamenco sans instruments («Ça me bouleverse. C’est la part dépressive, sombre des Andalous. Mon père était comme ça»). Le fado («Dans un bistrot, au Portugal. Une femme s’est mise à chanter et j’ai fondu en larmes»). Les Sex Pistols («Leur version de My Way, vous connaissez? Une fille a mis avec ça le casque de son walkman sur mes oreilles, elle a changé ma vie»). Stromae («Les protest songs d’aujourd’hui. Prodigieux»). Les Clash enfin («Should I Stay or Should I Go?, c’était la seule question qui comptait, pour un fils d’immigrés»). Le matin, il commence par mettre de la musique («Là, c’était Dylan, puis Vivaldi»), et ça lui donne la couleur de la journée.

Parier sur l’autre

Parfois, il approche son visage du vôtre, comme s’il voulait vous percer à jour en discutant, savoir ce que vous avez dans la tête, et derrière aussi. On le lui fait remarquer, il sourit. Avec sa barbe, il a un charme nouveau, hidalgo et loup de mer. Séducteur, Melgar? Il prétend que non. «Je ne suis pas du tout un dragueur. Mais j’aime la compagnie des jolies femmes.» On s’en va pour manger, il continue de parler en marchant, la glace est brisée, il se marre de temps en temps. Il prend des filets de perche et un verre de blanc. Le vrai Suisse qu’il est devenu? «J’ai été naturalisé à 43 ans. C’était aussi pour mes enfants. Mes parents étaient un peu déçus, mais ma vie était ici. C’est là que je devais avancer.»

Il a des jumeaux de 13 ans d’une ancienne compagne et, avec l’actuelle, un fils de 4 ans qui le fait beaucoup rire: il montre une photo du mouflet déguisé. Une ombre dans le regard. On évoque la mort de son premier fils, en 1998. Il avait 3 ans, il s’est réveillé un soir, il a grimpé sur la fenêtre et il est tombé en bas de l’immeuble. Un ange est passé, rien ne passe. «Ça m’a brisé complètement. Dépression. Je ne faisais plus rien.» Jacqueline Veuve l’appelle. «Elle m’a sauvé. Elle m’a demandé de l’aider pour le montage du Journal de Rivesaltes, le film qu’elle avait tourné à l’époque. Petit à petit, je m’y suis remis.»

Il dit que les documentaires lui servent toujours à parler de lui, à faire sortir l’émotion. Parce qu’ils parlent de familles, d’immigrés ou de la mort (Exit, le droit de mourir, en 2005). Parfois, le vertige le prend. «En tournant L’abri, dans la Vallée de la Jeunesse, à Lausanne, je me suis un jour rendu compte que c’était le lieu de l’Expo 64, et le territoire de tous les jeux de mon enfance. Presque cinquante ans plus tard, j’y revenais pour raconter le destin d’immigrés d’aujourd’hui.» Les drames et les vies changent.

Les tragédies se répètent. Les folles espérances perdurent. Fernand Melgar croit dur comme fer que le monde et la Suisse qui l’a accueilli peuvent aller mieux en faisant le pari de l’autre, de la générosité. Alors il regarde et il filme. Vol spécial est sélectionné aux Emmy Awards du documentaire, qui seront décernés fin septembre. L’abri sort le 10 septembre, et c’est un film terrible sur les hivers du cœur et le froid de l’époque. Dans quelques jours, il doit partir pour Lampedusa. «C’est comme si j’étais appelé.» Il prendra sa caméra. A la fin, on se tutoie.


Filmographie melgar en 4 films

Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. L’intérêt de Fernand Melgar pour l’immigration trouve ses racines dans l’histoire familiale. Une histoire à laquelle il s’est confronté en 1993 avec le magnifique Album de famille, premier documentaire d’envergure, qui fait dès lors office de film fondateur. Le Lausannois d’adoption y filme ses parents, deux immigrés espagnols arrivés en Suisse au début des années 60, alors qu’il avait lui-même à peine 2 ans. Devant la caméra de leur fils, Florinda et Fernando se livrent, se dévoilent. A travers leur histoire, c’est celle de tous ces exilés et saisonniers qui ont contribué à bâtir la Suisse moderne qu’il raconte.

Après avoir découvert un reportage français sur le tourisme de la mort, le cinéaste décide, dix ans plus tard, de se pencher sur le suicide assisté. Sorti en 2005, Exit est un document pudique et poignant, qui n’élude aucune question mais ne tombe jamais dans le pur pathos. Ou comment accepter la mort comme une étape essentielle de la vie.

En 2008, Fernand Melgar pénètre dans La forteresse, à savoir le Centre d’enregistrement et de procédure de Vallorbe. Il y filme, dans une démarche héritée du cinéma direct et avec le désir de «donner un visage à l’asile», des requérants en attente d’une décision administrative. Au moment où les débats se polarisent sur l’immigration, il signe un film engagé montrant une réalité que l’on ignore trop souvent, une réalité qui découle d’un durcissement des lois sur l’asile et les étrangers accepté en 2006 par le peuple.

Cinéaste de l’intranquillité, mauvaise conscience de la Suisse, comme il aime à dire, Fernand Melgar pose, à travers ses films, des questions qui dérangent. Mais sans y répondre, laissant au spectateur une salutaire liberté d’interprétation, avec parfois à la clé des débats animés. Peut-on laisser dormir dehors, et en plein hiver, des sans-abri? C’est la question toute simple, humaniste avant d’être politique, qui est au cœur de L’abri, en salle dès le 10 septembre. Un documentaire dérangeant, donc essentiel, qui permet aussi à son auteur, qui y filme notamment un jeune couple d’Espagnols, de refermer en quelque sorte son album de famille.


Profil

1961 Naissance de Fernandino Melgar à Tanger, dans la communauté espagnole.
1964 Arrivée en Suisse, avec sa mère et sa sœur, pour rejoindre clandestinement son père, saisonnier.
1993 Sortie d’Album de famille, où il décrit l’itinéraire de ses parents.
2004 Il obtient la nationalité suisse.
2008 Sortie de La forteresse, qui remportera le Léopard d’or à Locarno.
2011 Sortie de Vol spécial, qui déclenche de fortes polémiques.

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Reto Albertalli Phovea
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Le gaz de schiste divise l'Europe

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 06:00

Décodage. L’exploitation des gaz non conventionnels, dont le célèbre gaz de schiste, largement pratiquée aux Etats-Unis, est contestée en Europe pour les dommages qu’elle pourrait causer à l’environnement. Nombreux sont les pays qui, comme la Suisse, hésitent à se lancer dans la fracturation hydraulique, ou «fracking», une technologie de forage sans sérieuse solution de remplacement.

Faut-il autoriser ou interdire la fracturation hydraulique (fracking) en Europe – cette technique de forage qui permet d’exploiter les gaz non conventionnels, essentiellement le gaz de schiste, piégés dans les porosités d’une roche quasi imperméable entre 2000 et 3000 mètres de profondeur? Pratiquée depuis une soixantaine d’années pour l’exploitation des hydrocarbures, la fracturation hydraulique s’est fortement développée aux Etats-Unis depuis le début des années 2000. En Europe, elle est largement contestée à cause des dommages qu’elle serait susceptible de faire subir à l’environnement: pollution de l’eau, séismes induits, dégagement de méthane, etc.

L’enjeu économique est majeur. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’accroissement de la population et le dynamisme des pays émergents devraient engendrer une augmentation de 40 à 50%, d’ici à 2030, des besoins planétaires en énergie. A cette date, le gaz pourrait représenter le quart du bouquet énergétique mondial, contre 21% en 2010. L’enjeu géostratégique est tout aussi important (lire l’interview du professeur Thomas Porcher en page 13). Pour réduire leur dépendance à l’égard de la Russie, qui détient le cinquième des réserves de gaz naturel de la planète, l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Europe sont tentées d’exploiter les gaz non conventionnels, dont les réserves mondiales sont estimées par l’AIE à 380 000 milliards de m³. Lesquelles représentent, au rythme actuel, entre 120 et 150 ans de consommation de gaz naturel.

En Europe, les réserves de gaz de schiste – qui n’est pas encore exploité contrairement aux Etats-Unis où il l’est massivement – demeurent fort importantes, estimées entre 3000 et 12 000 milliards de m³, ce qui correspond à une consommation annuelle comprise entre 75 et 300 ans pour un pays comme la France. Quant à la Confédération helvétique, l’Académie suisse des sciences naturelles écrit dans un tout récent document que l’existence de gisements de gaz de schiste et de gaz de réservoir compact (tight gas) «est probable en Suisse, alors que les couches de charbon se situent vraisemblablement à de trop grandes profondeurs pour être exploitées». Mais leur potentiel est «difficile à évaluer». Et pour cause. Pour connaître précisément la quantité de gaz non conventionnels dans le sous-sol, des forages sont nécessaires.

Sur ce dossier très sensible, le Vieux Continent se montre singulièrement divisé. La polémique fait rage, opposant les partisans d’une richesse souterraine censée rendre énergétiquement plus indépendants les pays qui l’exploitent à ceux qui estiment que l’avenir n’appartient plus à la conquête bien trop risquée des dernières énergies fossiles de la planète. Dès lors, certains Etats européens délivrent des autorisations d’exploration, voire d’exploitation, alors que d’autres décident des moratoires ou interdisent tout forage (voir l’infographie ci-contre). Qui plus est, l’insécurité qui prévaut en Europe orientale bouleverse la donne. Ainsi, la compagnie anglo-néerlandaise Shell vient de suspendre l’extraction de gaz de schiste dans les régions de Kharkov et de Donetsk, sans pour autant remettre en cause son projet de production de gaz non conventionnel en Ukraine. Quant à l’UE, elle laisse les Etats agir comme bon leur semble.

Une Europe déboussolée

Parmi les réfractaires, la France figure en pole position. La loi du 13 juillet 2011, votée à une très forte majorité par les députés de l’Hexagone, interdit l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste par la technique de la fracturation hydraulique, tout en autorisant cette dernière pour la recherche scientifique. Cette loi a été confirmée par le Conseil constitutionnel en octobre 2013. Le président, François Hollande, continue à affirmer son hostilité envers le fracking alors que son ex-ministre de l’Economie, Arnaud Montebourg, insistait malgré tout pour ne pas abandonner l’exploitation du gaz de schiste sur le territoire français.

En Allemagne, le pouvoir de délivrer les autorisations d’exploitation revient aux länder, les deux concernés étant la Basse-Saxe, essentiellement, et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. En juin dernier, Hannelore Kraft, présidente SPD de ce dernier land, était fort claire: «Tant que je serai présidente, il n’y aura pas de fracturation hydraulique pour exploiter le gaz de schiste.» Sa détermination, comme celle des écologistes et des brasseurs de bière, a été entendue à Berlin. Début juillet, Sigmar Gabriel et Barbara Anne Hendricks, respectivement ministre fédéral de l’Energie et ministre fédérale de l’Environnement, se sont engagés à bannir la fracturation hydraulique jusqu’en 2021. Le flou juridique et le manque d’études scientifiques ont motivé leur décision. D’ici là, des tests seront autorisés sous condition.

A l’opposé de la France et, dans une moindre mesure, de l’Allemagne, défavorables au fracking, la Pologne, qui souhaite ardemment ne plus dépendre du gaz russe, a délivré une centaine de licences de prospection. Mais la désillusion a succédé à l’euphorie. A l’issue d’une phase d’exploration, il s’est avéré que les réserves étaient finalement dix fois moins abondantes qu’initialement prévu. Du coup, les compagnies Total, Exxon, Talisman et Marathon Oil ont abandonné leurs recherches.

Constatant au contraire que le volume des réserves identifiées était supérieur aux premières estimations, le premier ministre britannique, David Cameron, a mis «tout en œuvre» pour faciliter l’exploitation du gaz de schiste, accordant notamment des avantages fiscaux aux communes qui accueillent de tels projets.

Une Suisse fort prudente

En Suisse, à l’image de l’Allemagne, chaque canton octroie ou non des autorisations. Neuchâtel et Berne s’opposent à la prospection et à l’exploitation de gisements d’hydrocarbures non conventionnels. Dans le canton de Neuchâtel, le groupe britannique Celtique Energie, dont les intérêts en Suisse sont défendus par l’ancien ambassadeur Thomas Borer, souhaite réaliser à Noiraigue, dans le Val-de-Travers, un forage exploratoire pour rechercher du gaz. L’initiative est ardemment combattue par les Verts neuchâtelois qui dénoncent un «risque inacceptable pour l’approvisionnement en eau potable du canton». Tout en affirmant qu’il n’y a pas de danger à craindre, Celtique Energie répète qu’elle ne vise pas le gaz de schiste. La polémique montre bien qu’entre gaz conventionnel et gaz non conventionnel, la frontière n’est pas, dans les esprits, aussi étanche que le pensent les spécialistes!

Quant aux cantons de Fribourg et de Vaud, ils ont opté pour un moratoire qui n’est apparemment pas trop contraignant. En effet, la société Petrosvibri continue de faire de l’exploration profonde à Noville (VD) pour dénicher du tight gas, avec l’accord du Conseil d’Etat vaudois. Certes, le tight gas n’est pas du gaz de schiste proprement dit mais, pour l’obtenir, une fracturation hydraulique est malgré tout nécessaire. Autoriser des recherches pour ensuite interdire toute exploitation n’est pas vraiment cohérent. Une telle pratique peut inciter les sociétés de prospection à réclamer des dédommagements aux autorités en cas de non-délivrance d’un permis d’exploitation, comme cela s’est déjà produit, notamment en France.

Vu l’exiguïté du territoire suisse, une fracturation hydraulique réalisée sur un canton a, avec une grande probabilité, des incidences sur les autres. Une vision et une stratégie globales semblent donc s’imposer. L’Académie suisse des sciences constate que, «sur le plan national, des revendications se font entendre pour la création d’un plan d’aménagement du territoire prenant en compte l’utilisation du sous-sol». Répondant positivement à un postulat de la conseillère nationale bernoise Aline Trede (Verts), le gouvernement suisse s’est enfin engagé, le 22 mai 2013, «à exposer plus en détail sa position sur un éventuel moratoire concernant la promotion de l’extraction de gaz de schiste par fracturation hydraulique».

Comme le précise à L’Hebdo Ronald Kozel, chef de la section Bases hydro­géologiques à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), le Conseil fédéral prépare un dossier «techniquement solide», disponible à l’été 2015. Ce ne sera pas de trop car, écrit l’Académie suisse des sciences, «il faut considérer des effets négatifs sur l’environnement, une rentabilité économique discutable, ainsi que l’acceptation publique». A la lumière de ce constat, tous les cantons seraient sans doute bien inspirés d’attendre au moins l’éclairage de Berne avant d’engager quoi que ce soit dans une entreprise dont les risques ne sont pas négligeables.

Des risques multipliés

Le faible niveau des connaissances sur les impacts de l’exploitation de gaz de schiste s’explique en partie. «L’essentiel de ces dernières est la propriété de grands groupes pétro-gaziers qui ne les diffusent pas, sous couvert du secret industriel», observe François Renard, professeur des sciences de la terre à l’Université de Grenoble 1. C’est sans doute le film Gasland, produit par Josh Fox et sorti en 2010, qui aura marqué le plus l’opinion publique. On y voit un homme propriétaire d’une maison située à côté d’un forage de gaz aux Etats-Unis. Approchant un briquet allumé du robinet de son évier, il provoque une énorme flamme. L’événement a agité la communauté scientifique, qui a conclu qu’un tel phénomène était dû soit à des fuites naturelles de méthane vers la surface, soit à une mauvaise étanchéité de certains puits, mais pas au processus de fracturation hydraulique lui-même.

Les partisans du fracking affirment que cette technologie comporte globalement les mêmes risques que la géothermie profonde (à une pro­fondeur supérieure à 400 mètres), considérée comme une forme d’énergie renouvelable pouvant fournir de l’électricité en permanence, contrairement au solaire ou à l’éolien. Dès lors, poursuivent-ils, pourquoi devrait-on bannir le premier et encourager la seconde?

Les géologues ne contestent pas cette relative similitude de risques. Il y a cependant une différence notable entre les deux technologies: l’utilisation de sources de gaz de schiste nécessite de nombreux forages, ce qui n’est nullement le cas en géothermie profonde, où le besoin de terrains disponibles demeure relativement faible. Pour cette seule raison, dans un petit pays comme la Suisse, le fracking serait sensiblement plus difficile à réaliser que dans les grands espaces nord-américains. Par ailleurs, plus on multiplie les puits de forage, plus on multiplie les risques, notamment celui de fuites.

Cinq impacts environnementaux

Comme le souligne le professeur François Renard, cinq types d’impacts environnementaux sont identifiables. Premièrement, l’exploitation peut déclencher de petits séismes, comme le font d’autres technologies telle la géothermie. En 2006 à Bâle, une fracturation hydraulique réalisée pour un forage thermique profond a provoqué des secousses sismiques qui ont duré plusieurs semaines. Deuxièmement, les chercheurs américains ont montré que de nombreuses sources d’eau aux Etats-Unis étaient notamment contaminées par du méthane, principalement dans les régions d’exploitation de gaz de schiste. Certes, l’eau injectée dans le puits, en contact avec des roches contenant des métaux lourds et des éléments naturellement radioactifs, est normalement récupérée et retraitée, mais des fuites sont toujours possibles vers des eaux de surface. L’étanchéité totale d’un forage est un leurre. Qui plus est, les multinationales pétrolières et gazières comme Halliburton et Schlumberger utilisent pour la fracturation hydraulique des produits contenant un cocktail de substances chimiques plus ou moins toxiques qui s’ajoutent à la pollution «naturelle» du sous-sol. Lors de la 248e conférence de la Société américaine de chimie, du 10 au 14 août dernier à San Francisco, la communauté scientifique a reconnu savoir très peu de choses sur les risques potentiels pour la santé d’environ un tiers des produits chimiques utilisés pour le fracking. Huit substances ont toutefois été identifiées comme particulièrement toxiques pour les mammifères.

Un troisième effet concerne les rejets de méthane dans l’atmosphère, surtout pendant la phase d’exploitation du puits. Le méthane est un puissant gaz à effet de serre qui contribue au réchauffement climatique. Il a un impact environ vingt-cinq fois plus fort que le dioxyde de carbone (CO2).

Les deux dernières incidences concernent la production d’importantes quantités d’eau et l’impact au sol de l’exploitation. De 9000 à 29 000 m³ d’eau sont nécessaires par trou de forage. Enfin, pour l’exploitation et le transport du gaz de schiste, une surface maximale de 20 000 m² (un peu moins de trois terrains de foot) est requise durant les phases de forage et de fracturation, tout comme la mise en place d’un ballet peu romantique de camions polluants.

Quand les industriels rassurent

Lors d’une conférence donnée en avril 2013 à l’université Diderot à Paris, le géologue et ingénieur Bruno Courme, directeur de Total Gas Shale Europe, a passé en revue tous les risques liés à la fracturation hydraulique. Il ressort de son exposé d’une heure environ que les industriels actifs dans le fracking, qu’il représente, sont tout à fait conscients des dangers potentiels inhérents à cette technologie. Les risques de fuite? «Tout est fait pour que le puits reste étanche.» Le gaspillage de l’eau? «Comme fluide de fracturation, l’eau douce n’est pas une nécessité absolue. On peut utiliser de l’eau recyclée ou de l’eau de mer. Encore faut-il résoudre des problèmes de corrosion et de tolérance avec les additifs.» Le gaspillage, encore, avec 20 000 m³ d’eau utilisés, en moyenne, au moment de la fracturation? «La ville de Toulouse perd 1,5 million de m³ d’eau à cause des fuites de ses canalisations.» La contamination des aquifères? «Il suffit de ne pas forer à proximité de ces zones sensibles.» Les additifs toxiques mélangés à l’eau? «Nous réduisons leur quantité et commençons à avoir des produits bio­dégradables.» Le dégagement de méthane? «Les industriels cherchent à le récupérer.» En résumé: à condition de faire bien attention, on limite les dégâts. Et on rassure l’opinion publique. En Suisse, le Centre patronal vaudois (CP) est d’ores et déjà convaincu que «la Suisse et ses cantons, souverains en matière d’hydrocarbures, ne doivent pas pour des raisons purement idéologiques s’interdire de prospecter du gaz serré, à savoir des gaz pris dans une roche peu poreuse, voire du gaz de schiste».

Pas encore d’autres solutions

Si le fracking pose encore autant de problèmes, y aurait-il d’autres technologies plus propres, exploitables à grande échelle et à un prix raisonnable? La réponse des géologues est sans appel: non. En 2013, lors d’un colloque organisé par le Sénat à Paris, les industriels ont eux aussi considéré qu’il n’y avait aujourd’hui pas de solution de remplacement à la fracturation hydraulique. Ainsi la stimulation par arc électrique pour fracturer la roche n’a jamais été testée et se révèle fort compliquée. La fracturation à l’air, autre méthode qui consiste à injecter de l’air sous pression, reste au niveau de laboratoire. Reste la technique de fracturation au fluoropropane, déjà utilisée en Amérique du Nord, qui permet de ne pas avoir recours à de grandes quantités d’eau et de produits chimiques nuisibles à l’environnement. Mais, revers de la médaille, son coût est élevé et ce gaz a un pouvoir d’effet de serre près de 3000 fois plus élevé que celui du dioxyde de carbone, selon les experts de l’ONU. C’est pourquoi la fracturation hydraulique continue à avoir les faveurs des industriels du gaz et du pétrole, qui investissent d’importants moyens en recherche pour améliorer cette technologie et réduire ses effets négatifs sans pour autant éliminer tous ses inconvénients.

Le gaz de schiste, pour quoi faire?

Finalement, que faire de ces gaz non conventionnels? Bruno Courme tente trois issues possibles. «S’il s’agit d’ajouter une consommation supplémentaire d’énergie fossile, alors l’impact sur le climat est évidemment négatif. Si l’on remplace ainsi une importation de gaz, le bilan est neutre. Si le gaz de schiste se substitue au charbon, c’est alors positif.» Comme la Chine construit à tour de bras des centrales à charbon pour assurer son développement, cette dernière hypothèse n’est pas sans intérêt.

Il y a cependant une quatrième approche que le conseiller national vaudois Christian van Singer (Verts) résume ainsi: «Presser le citron des énergies non renouvelables comme le gaz de schiste, encore et encore, n’a aucun sens et nous éloigne de l’essentiel: la recherche de l’efficience énergétique et le développement des énergies renouvelables.» Parmi tous les risques échafaudés, réels ou supposés, le principal est peut-être celui-là. L’exploitation effrénée des gaz non conventionnels, comme du charbon, d’ailleurs, témoigne d’une vision à court terme. Agir comme si le changement climatique, aggravé par l’exploitation des énergies fossiles, n’existait pas risque d’avoir de redoutables conséquences sur la vie des générations futures.

Collaboration Fatima Sator


Une rentabilité incertaine en Europe

La production de gaz de schiste ne rendra pas l’Europe autosuffisante en gaz naturel, selon une étude.

Contrairement aux Etats-Unis, l’Europe ne produit pas encore de gaz de schiste. Si elle le faisait, sans tenir compte de la facture économique de possibles dégâts environnementaux, serait-ce une opération rentable? Rien n’est moins sûr. Publié en septembre 2012, un rapport de la Commission européenne indiquait que, contrairement aux Etats-Unis, «la production de gaz de schiste ne rendra pas l’Europe autosuffisante en gaz naturel. Dans le scénario le plus optimiste les importations peuvent être réduites à un taux d’environ 60%.» Une étude publiée en février dernier par l’Institut du développement durable et des relations internationales et présentée au Parlement européen confirme cette thèse: si l’UE produisait plusieurs dizaines de milliards de mètres cubes de gaz de schiste en 2030-2035, cela ne réduirait pas les importations de gaz de Russie, d’Algérie et du Qatar (54% de la demande européenne), ni les prix des combustibles fossiles qui «resteraient largement déterminés par les marchés internationaux». Cette production supplémentaire pourrait juste rendre le marché plus liquide et résistant dans les pays très dépendants du charbon comme la Pologne, ou du gaz russe comme la Bulgarie ou la Slovaquie.

D’autres études du cabinet de conseils en stratégie AT Kearney, à Chicago, et de Bloomberg New Energy Finance estiment qu’il faudrait plusieurs années aux Européens pour acquérir l’expertise nord-américaine dans le fracking, qui se solde par des coûts relativement bas impossibles à réaliser à court terme sur le Vieux Continent. Par ailleurs, la densité de la population, bien plus élevée en Europe qu’aux Etats-Unis, limiterait la multiplication des puits. Qui plus est, la réglementation européenne sur l’environnement et la santé est généralement plus contraignante que celle en vigueur aux Etats-Unis. A tout le moins, tant que l’accord transatlantique de libre-échange n’est pas scellé.

Enfin, l’exploitation du sous-sol nord-américain, aux mains des particuliers, est réglée par le marché, qui peut être dominé par des intervenants puissants très intéressés par la manne à tirer du fracking. Dans les pays européens, en revanche, l’exploration et l’exploitation du sous-sol est généralement l’affaire exclusive du pouvoir politique, plus sensible à une opinion publique plutôt hostile au gaz de schiste, même dans les pays où les gouvernements y sont très favorables comme le Royaume-Uni.


Diabolisations énergétiques

Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, l’exploitation industrielle d’une nouvelle source combustible s’accompagne toujours de craintes. Petit retour historique, de l’essence à l’hydrogène.

«Une nouvelle source d’énergie, un dérivé de distillat de kérosène appelé gazoline, a été inventée par un ingénieur de Boston… La découverte amorce une nouvelle ère dans l’histoire de la civilisation… Ses dangers sont évidents. L’entreposage de la gazoline par des personnes d’abord intéressées par le profit constituerait un danger d’incendie et d’explosion de première importance… Cette découverte implique des forces de la nature qui sont trop périlleuses pour qu’elles puissent entrer dans nos concepts actuels.»

Cet extrait d’une lettre adressée en 1875 au Congrès américain par l’association des «véhicules sans chevaux» (entendez: à vapeur) en dit long sur la crainte qui accompagne la découverte de toute nouvelle source d’énergie. Surtout lorsque celle-ci est délicate à extraire, à transporter et à utiliser pour la bonne raison qu’elle est inflammable, explosive et dommageable à l’environnement. C’est le cas actuellement avec le gaz de schiste. Comme l’a été avant lui le gaz naturel, connu depuis l’Antiquité, mais dont l’exploitation massive n’a vraiment commencé que dans les années 70, tant elle a été ardue à mettre en œuvre. C’est ainsi: l’essor industriel d’une ressource énergétique draine dans son sillage autant de promesses que de dangers catastrophiques, voire d’encouragement à des utilisations destructrices.

L’image de l’hydrogène, aujourd’hui encore, est ternie par la catastrophe du dirigeable Hindenburg en 1937, sans compter la mise au point de la bombe H. Mais l’hydrogène, un jour, se rangera aux côtés de l’essence ou du gaz naturel comme un combustible certes instable et à la production polluante, mais dont le niveau de risque aura été suffisamment abaissé pour qu’il soit accepté par le plus grand nombre.

Tout à leur entreprise de diabolisation, les ennemis-concurrents de l’essence en 1875 avaient au moins eu l’honnêteté intellectuelle de souligner une évidence: il existe toujours un décalage entre la découverte d’une énergie nouvelle et sa vraie compréhension. Luc Debraine


«Ne nous pressons pas!»

Thomas Porcher, spécialiste du marché des matières premières, doute de l’opportunité de se lancer dans l’exploitation du gaz de schiste en Europe, à l’image des Etats-Unis.

L’expérience américaine du gaz de schiste n’est pas transposable en Europe. Elle ne créerait que très peu d’emplois faute de forages massifs et en continu, estime l’économiste Thomas Porcher. Ce dernier est l’auteur d’ouvrages sur les matières premières dont Le mirage du gaz de schiste (Max Milo Editions).

Les gaz et pétrole de schiste annoncent-ils un chamboulement géopolitique mondial?

Après les deux chocs pétroliers en 1973 et 1979, on a assisté à un développement de la production pétrolière dans des pays n’appartenant pas à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Nombreux ont été les experts à affirmer que le marché de l’or noir allait être bouleversé, que l’OPEP était sur la touche. Où en sommes-nous aujour-d’hui? Les douze pays membres de l’OPEP produisent encore 40% du pétrole. Dès qu’il y a un problème d’approvisionnement, tout le monde se tourne vers l’Arabie saoudite pour qu’elle inonde le marché de barils supplémentaires. C’est ce qui s’est passé récemment avec la Libye. Cela pourrait se reproduire avec l’Irak. Nous assistons au même scénario avec le pétrole et le gaz de schiste. Certains experts nous annoncent que, grâce à ces derniers, les Etats-Unis vont devenir le poumon énergétique de la planète. C’est faux.

Pourquoi?

Parce que ce qui fait d’un pays un acteur géopolitique majeur en matière d’énergie, c’est sa capacité à mettre rapidement des ressources supplémentaires sur les marchés en cas de défaillance d’un pays producteur. Or, les Etats-Unis, qui produisent en pleine capacité pétrole et gaz de schiste, sont incapables d’assumer ce rôle. Contrairement aux membres de l’OPEP qui, eux, peuvent du jour au lendemain augmenter leur niveau de production de 4 millions de barils par jour.

A plus long terme, pétrole et gaz de schiste ne vont-ils pas supplanter pétrole et gaz conventionnels?

Non, car plus de 70% des réserves sont dans les pays de l’OPEP, qui produisent par quotas et conservent donc des réserves pour l’avenir. D’ailleurs, selon l’Agence internationale de l’énergie, les gaz et pétrole non conventionnels vont perturber le marché tout au plus une vingtaine d’années. Ensuite, l’OPEP reviendra en force.

Quelle est donc, selon vous, le talon d’Achille économique du gaz et du pétrole de schiste?

Leur durée de production, d’environ cinq ans, est cinq fois inférieure à celle du gaz et du pétrole conventionnels. Les gisements sont siphonnés à 80% durant les deux premières années d’exploitation. Puis la baudruche se dégonfle rapidement. Sans compter les problèmes environnementaux engendrés par ce type d’exploitation.

L’Europe, qui boude ces nouvelles ressources, ne risque-t-elle pas néanmoins de le regretter tôt ou tard?

Je ne pense pas. Total et d’autres compagnies américaines ont quitté la Pologne, que d’aucuns qualifiaient étrangement de Koweit de l’Europe, car le coût d’extraction du pétrole et du gaz de schiste est supérieur aux prix du marché. Ce n’est donc pas rentable. Une étude réalisée par Bloomberg a par ailleurs montré qu’au Royaume-Uni, un pays très favorable au gaz de schiste, le coût d’extraction de ce dernier était le double de celui enregistré aux Etats-Unis.
Enfin, la Commission européenne a conclu que, dans les pays de l’UE, le gaz de schiste ne comblerait que 10% de leur consommation d’énergie d’ici à vingt ans. Difficile, dans ce cas, de parler d’indépendance énergétique!

Les techniques d’exploitation des gaz et pétrole non conventionnels s’améliorent, les impacts sur l’environnement sont pris au sérieux. N’en tenez-vous pas compte?

Bien sûr! C’est pourquoi je suggère de ne pas se presser. L’Europe a tout à gagner à ne pas foncer tête baissée dans une aventure dont les coûts et les nuisances sont aujourd’hui bien supérieurs aux avantages escomptés.


Décryptage. Le département d’Etat américain a créé une unité spéciale pour aider le reste du monde à exploiter ses ressources non conventionnelles de pétrole et de gaz.

Les Etats-Unis exportent leur savoir-faire

En janvier 2009, la Russie coupait ses exportations de gaz naturel vers l’Europe. L’Ukraine, la Pologne, les Balkans, l’Autriche ou encore l’Allemagne se voyaient privés du précieux combustible.

Aux Etats-Unis, l’administration de Barack Obama venait à peine d’entrer en fonction et se voyait déjà confrontée, impuissante, à une crise majeure. «C’était la panique, se rappelle Amos J. Hochstein, le secrétaire adjoint à la diplomatie énergétique. La Russie venait d’attaquer nos alliés européens, nous voulions faire quelque chose, mais quoi?» Une expérience traumatisante qui allait déboucher sur la création d’une nouvelle unité au sein du département d’Etat américain: le Bureau des ressources énergétiques.

L’organe a vu le jour en novembre 2011, délais bureaucratiques obligent. Cette équipe de 85 personnes exploite le nouveau miracle énergétique américain: la révolution du fracking. Grâce à la nouvelle technologie, les Etats-Unis ont réussi à augmenter de 50% leur production de pétrole depuis 2008. Et le pays prévoit d’extraire 11,6 millions de barils par jour d’ici à 2020, soit plus que l’Arabie saoudite. Le pays a aussi augmenté son extraction de gaz de schiste de 390% entre 2008 et 2012, devenant ainsi le plus grand producteur de gaz de la planète, devant la Russie. Le bureau, dirigé par Carlos Pascual, un ancien ambassadeur en Ukraine et au Mexique, a pour but d’exporter cette success story à l’étranger. Il s’agit d’en faire une nouvelle arme diplomatique pour contrecarrer les manœuvres de Vladimir Poutine et des autres ennemis des Etats-Unis.

«Nous cherchons à diversifier et à augmenter l’approvisionnement en énergie de nos alliés, notamment grâce à la promotion des ressources énergétiques non conventionnelles», explique Amos J. Hochstein. Le diplomate et son équipe sillonnent aujourd’hui la planète pour promouvoir et fournir une assistance technique à tout pays qui souhaite exploiter ses réserves de pétrole et de gaz de schiste. Ils travaillent notamment en Argentine, en Colombie, en Ukraine, en Pologne, en Roumanie, en Chine et en Inde. Une aide qui permet aussi de créer des débouchés juteux pour les compagnies américaines.

Une armée de consultants

Le Bureau des ressources énergétiques envoie ainsi des armées d’experts et de consultants sur le terrain pour informer les différents pays qui souhaitent exploiter leurs ressources d’énergie non conventionnelles. Et mandate des firmes américaines pour les aider.

Car l’extraction de pétrole et de gaz de schiste est un processus complexe que seules les compagnies américaines maîtrisent vraiment pour l’heure. «Ce sont des compétences qu’elles ont acquises grâce à leurs années d’expérience au Dakota du Nord et au Texas, explique Aviezer Tucker, le directeur adjoint de l’Institut sur l’énergie à l’Université du Texas à Austin. Elles disposent par exemple d’une vaste quantité de données qui leur permettent d’interpréter les résultats délivrés par les sonars sismiques chargés de détecter des gisements prometteurs.» Ces sociétés sont aussi capables d’extraire de plus grandes quantités d’énergie fossile à partir d’un seul puits donné. Elles se reposent pour cela sur les techniques développées par l’entrepreneur texan George Mitchell au début des années 2000.

Ces compétences leur permettent aussi de mieux maîtriser les potentiels dégâts environnementaux: «Elles sont notamment capables de laver les fluides chimiques utilisés pour «fracker» les puits, afin d’en extraire les toxines. Elles ont également commencé à remplacer l’eau utilisée lors de la fracturation par du dioxyde de carbone liquéfié, ce qui minimise les gaz à effet de serre.»

Le Bureau des ressources énergétiques fournit aussi des conseils sur le plan législatif: «Beaucoup de pays craignent les conséquences du fracking sur l’environnement, souligne Amos J. Hochstein. Nous venons les rassurer en leur expliquant quels types de lois nous avons mis en place aux Etats-Unis pour superviser l’extraction.»

Presque trois ans après l’établissement du bureau, des résultats concrets se font déjà sentir. Grâce au travail de cette unité, l’Ukraine a réussi à baisser sa dépendance envers le gaz russe de 90% à 60%, selon Carlos Pascual. Et des compagnies américaines ont réussi à s’implanter dans de nouvelles régions en Europe et ailleurs dans le monde. «Chevron commence à être très bien établie en Europe, spécialement dans l’ouest de l’Ukraine où elle exploite d’importants gisements de schiste», indique Aviezer Tucker. Le fournisseur de services pétroliers et gaziers Haliburton a aussi commencé à «fracker» en Pologne et a formé une joint-venture en Chine pour y exploiter les énormes réserves de gaz. «Nous y avons aussi aidé le gouvernement à réaliser des analyses sismiques du sol», ajoute Amos J. Hochstein. Cément Bürge

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La lecture sur l’internet rend-elle idiot? Pas si sûr!

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:50

Zoom. Les usagers du web lisent davantage mais sont plus dissipés et retiennent moins bien que les lecteurs déconnectés, selon des chercheurs néo-zélandais. Leur étude est contestée.

Blandine Guignier

«Pour vraiment lire un texte, je préfère l’imprimer. Sur le web, je passe à autre chose: je clique sur un lien, puis exécute une recherche sur Google et, finalement, je suis complètement déconnecté de ce que je faisais au départ!» L’expérience de Joël Pinson, doctorant à l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP) de Lausanne, fait écho à celle de nombreux utilisateurs de l’internet. Une étude de l’Université Victoria, à Wellington, en Nouvelle-Zélande, entend ainsi confirmer ce qui n’était jusqu’alors qu’une supposition: le web serait responsable de nos difficultés de concentration.

Sur la base de ce constat, l’équipe néo-zélandaise a aussi cherché à savoir si l’environnement en ligne affectait nos comportements de lecture. Quelque 200 personnes de nationalités différentes ont été interrogées. Verdict: leur niveau de concentration, de compréhension, d’assimilation et de mémorisation s’est révélé plus bas pour du contenu en ligne que hors ligne.

En Suisse, ces résultats ne convainquent pas les spécialistes de la question. «Si cette étude effectue bien une distinction entre lecture on line et off line, aucune différence n’est faite entre la lecture sur ordinateur, tablette ou liseuse. Or, ce n’est pas la même chose», souligne Sebastian Dieguez, chercheur au département de neurologie de l’Université de Fribourg. Le scientifique met également en doute les méthodes d’analyse, qui reposent sur un sondage envoyé via Facebook et ne dispose pas d’un échantillon représentatif.

Les atouts de l’internet

Un avis partagé par Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne, spécialiste des modes d’appropriation des technologies de l’information et de la communication (TIC): «C’est délicat de demander à des personnes de se prononcer elles-mêmes sur leurs habitudes de lecture, car elles n’ont pas toujours le recul nécessaire.» Lui-même s’en est rendu compte à l’occasion d’une étude qu’il a menée sur la pratique de lecture chez les adolescents: «Nous nous sommes aperçus que ces derniers avaient parlé du temps passé à lire des romans, mais qu’ils avaient oublié de mentionner celui occupé à lire des messages de leurs amis sur les réseaux sociaux, parce qu’ils ne considéraient pas cela comme de la lecture…»

Le postulat selon lequel les nouvelles technologies rendent idiot est devenu récurrent dans la littérature anglo-saxonne. D’ailleurs, l’étude de l’Université de Wellington se fonde notamment sur un article, publié en 2008, au titre évocateur: «Is Google making us stupid?» Le journaliste américain Nicholas Carr, associé à des scientifiques, y dénonce l’impact négatif de l’internet sur nos cerveaux et surtout sa propension à nous priver de nos capacités de concentration. «Ces chercheurs estiment que l’espace qu’on accorde à la lecture et à la réflexion est en danger, souligne Olivier Glassey. Leur observation, qui a émergé au début des années 2000, a joué un rôle important à une époque où l’internet était encore peu remis en question.»

Aujourd’hui, opposer lecture web et hors ligne est contre-productif, juge le Lausannois: «S’il est légitime de vouloir préserver un espace de lecture monolithique et méditative, il ne faut pas pour autant disqualifier les autres formes de lecture. D’autres capacités cognitives sont développées sous l’effet de l’internet, qu’il convient aussi de valoriser, comme l’écrémage ou le choix des informations. Celles-ci sont encore trop souvent considérées dans le système scolaire comme une version dégradée de la lecture traditionnelle.»

Alarmisme infondé

Le neuropsychologue de l’Université de Fribourg Sebastian Dieguez dénonce un courant de pensée alarmiste: «Ces chercheurs veulent nous faire croire que l’introduction massive des nouvelles technologies ferait émerger des individus narcissiques, avec des troubles de l’attention. Or, il n’y a aucune étude réellement sérieuse qui l’a démontré!»

Nos supports de lecture ont bel et bien changé depuis l’introduction de l’internet, passant des nervures du papier aux pixels de l’écran. Mais de tels bouleversements ont déjà eu lieu par le passé.

Olivier Glassey établit notamment un parallèle avec le fait de regarder un film à la télévision et au cinéma. «Plus que le média lui-même, c’est le contexte qui joue. Le cinéma est un univers préservé, avec peu de distractions; alors qu’en regardant la télévision, nous sommes pris dans le flux des actions quotidiennes et sommes interrompus, comme pour descendre les poubelles ou zapper une publicité.»

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La gauche cravate de Manuel Valls

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:51

Zoom. Se pointer à la télé avec une lanière en tricot, ce n’est pas sérieux pour un premier ministre. Pourtant l’analyse des tendances chic prouve le contraire.

«L’homme moderne ne possède qu’un accessoire qui lui permette de révéler sa propre vision du monde, de signaler sa propre présence: la cravate.» Mardi 26 août à 20 heures, le premier ministre de la France fait l’ouverture du TJ de France 2, tout sec, tendu, colère à peine contenue, pour justifier le dynamitage de son gouvernement. Il les a fait sauter, il vient s’expliquer devant les Français, lui, la caution dure de François Hollande.

Comme dans cette citation signée d’Alberto Moravia, l’auteur du Mépris, ce soir-là Manuel Valls porte une cravate qui, mieux que «révéler sa présence», lui vole l’écoute et brouille son message. Un ratage?
Une cravate en tricot, nouée de guingois, quand on joue les hommes à poigne, les mâchoires grinçantes, quand on vient valider un «coup», un serrage à droite, cela ne fait pas sérieux. La cravate dit le rang, le pouvoir, l’autorité de celui qui la porte. On raille, peut-être, les Berluti et les Rolex, mais le message est clair. Il sera donc clarifié par l’élégance de pur banquier privé de son nouveau ministre de l’Economie.

Alors, Manuel Carlos Valls Galfetti, réputé mal fringué, a-t-il voulu envoyer un message subliminal au PS, aux RMIstes, aux 6 millions de chômeurs? «Je ne vous trahis pas, regardez, ma cravate reste de gauche.»

De gauche oui, mais de gauche ultracaviar. Mal portée à la télé, sur un vêtement trop brillant, trop serré, la cravate en tricot de soie se révèle être un appendice du grand chic, de l’élite. Une coquetterie d’hommes soignés, friqués, mais qui veulent s’afficher décontractés. La cravate de papy, du métallo du dimanche, a percé dans la mode récente, de Hermès à Paul Smith. Le Musée national suisse, à Zurich*, lui consacre d’ailleurs une expo dès le 19 septembre: La cravate – Hommes, mode, pouvoir. Finalement, Valls avait tout juste. Caramba!

* www.krawatte.landesmuseum.ch

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Les Genevois bichonnent leurs poules

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:52

Zoom. Facile d’entretien, le gallinacé s’épanouit aussi en pleine ville. A Genève, les projets d’élevages se multiplient. Visite dans celui du quartier des Grottes.

Sophie Gaitzsch

Juste derrière la gare Cornavin, à Genève, dans le quartier des Grottes, neuf poules gloussent dans leur enclos entouré de graffitis, indifférentes au tumulte du trafic. On remarque immédiatement l’appenzelloise, huppe élégante et robe tachetée. Il y a aussi la noire, la rousse, et des poules blanches suisses, les premières arrivées dans le poulailler à sa construction. «Une dizaine de familles du voisinage se relaient pour s’en occuper, raconte Marie Nydegger, membre de l’association Cour-Corderie qui gère le lieu. Il faut les nourrir, les abreuver et nettoyer l’enclos tous les jours, ce qui prend environ vingt minutes. La personne qui entretient ramasse les œufs.» En revanche, aucun coq à l’horizon. «Le poulailler en comptait trois, mais nous n’avons pas pu les garder, car ils étaient trop bruyants, sourit Marie Nydegger. Ils étaient mal réglés, ça devait être des ados!»

Facile d’entretien

Cette basse-cour d’un nouveau genre a vu le jour en 2012 dans le cadre de Cocorico, une initiative soutenue par la Ville de Genève, qui propose de réintroduire les poules dans l’espace urbain. Il existe deux autres poulaillers communautaires à Genève et trois sont en préparation, sans compter une dizaine de projets privés. Après les potagers et les ruches, le mouvement d’agriculture urbaine a donc trouvé un nouveau terrain d’expansion. Il faut dire que la poule est facile d’entretien et se contente de peu d’espace.

Ses principaux atouts? Elle donne des œufs frais en quantité et représente un moyen écolo de valoriser les déchets de cuisine, dont elle se nourrit volontiers. En Suisse romande, Genève est à l’avant-garde de ce phénomène déjà bien implanté aux Etats-Unis, où il est né, et dans certains pays européens comme la France, où l’achat de gallinacés par des particuliers explose.

L’initiative genevoise s’inscrit dans une réflexion sur la souveraineté alimentaire et les dérives de l’élevage industriel. Les poules de Cocorico proviennent d’espèces indigènes disparues des filières de production commerciale. «Toutes les poules pondeuses du marché, même celles des fermes bios, sont issues de races sélectionnées génétiquement pour les rendre plus productives, souligne Reto Cadotsch, responsable de Cocorico et pionnier de l’agriculture contractuelle dans le canton. Elles donnent entre 260 et 300 œufs par an, contre 120 à 150 pour les races anciennes. Le patrimoine génétique de ces hybrides appartient à quelques grandes multinationales.»

Autre écueil de la production de masse: les poussins mâles, inutiles à la production d’œufs, sont éliminés à l’âge de deux jours.

Si le projet séduit, c’est aussi parce que la poule, c’est chouette. «Les poulaillers urbains permettent de lancer une réflexion autour de l’élevage et de notre rapport à la terre de manière ludique, explique Chiara Barberis, responsable du service municipal chargé du développement durable Agenda 21, tout en soulignant le fort capital sympathie dont jouit le gallinacé. Ces projets favorisent également la cohésion sociale.» Un résultat qui s’est vérifié aux Grottes. «Nous avons dû nous parler pour nous organiser, alors que nous ne connaissions rien aux poules, raconte Marie Nydegger. Cela a donné lieu à de belles rencontres.»

Ce qui était auparavant une zone de parking «glauque», au dire des habitants, s’est métamorphosé en endroit vivant: une jolie terrasse de bistrot, un terrain où jouent les enfants et de la verdure côtoient aujourd’hui le poulailler.

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Lea Kloos
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Frank A. Meyer, le flamboyant sonneur d’alarmes

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:53

Portrait. Le journaliste biennois établi à Berlin livre ses convictions dans un livre qui paraît cette semaine. Les sept facettes d’un phénomène politico-médiatique.

A l’heure où d’autres ont pris leur retraite depuis longtemps, le journaliste Frank A. Meyer est partout. Tantôt discrètement, sans tapage médiatique, quand il réunit le gratin de la politique européenne à Ascona lors de son traditionnel «dîner républicain». Tantôt sous le halo des projecteurs lorsqu’il reçoit la chancelière allemande Angela Merkel sur la scène du Berliner Ensemble dans le cadre des entretiens du mensuel politique et culturel Cicero. Et cette semaine à Zurich, il présente un livre* issu d’un entretien à bâtons rompus avec un autre journaliste de renom, Jakob Augstein, héritier de Rudolf Augstein, créateur du Spiegel. Un ouvrage qui est à la fois un plaidoyer pour une démocratie axée sur des citoyens responsables, un acte de foi dans le journalisme de qualité et un appel à la résistance face aux dérives du nationalisme et du néolibéralisme.

En ce jeudi 28 août, Frank A. Meyer rayonne comme le soleil qui inonde son attique de 450 mètres carrés à Berlin, à quelques pas du Kurfürstendamm. A l’est, la tour de la télévision et le bulbe de son restaurant panoramique, vestige de la RDA. A l’ouest la Funkturm, plus banale. Difficile de rêver meilleur point de vue pour raconter cette métropole qu’il chérit désormais autant que sa ville natale, Bienne.

Entre Bienne et Berlin, une carrière atypique qui a mené ce fils d’ouvrier à devenir l’interlocuteur privilégié de nombreux hommes et femmes de pouvoir en Europe: typographe, rédacteur influent au Palais fédéral, politicien à la tête de l’Entente biennoise, initiateur de magazines (dont Die Woche et L’Hebdo en 1981), directeur des publications du groupe Ringier et maître de céans d’un grand dîner républicain à l’occasion du Festival du film de Locarno. Entre autres!

Cet homme, qui a acquis la notoriété de ceux qu’on ne désigne plus que par leurs initiales (FAM), vient de fêter ses 70 ans. Pas besoin de jouer l’hypocrisie pour lui dire qu’il ne les fait pas. Tout en lui est créativité et passion, dans une intensité qui n’a pas baissé au fil du temps. Sa plume, à la fois sèche, rythmée et acérée, est toujours aussi crainte des gens de pouvoir.

Son livre est né de sa rencontre avec Jakob Aug­stein, éditeur et rédacteur en chef de l’hebdomadaire de gauche Freitag, qui lui demande un jour s’il n’aurait pas envie d’aller se promener. Sans but, comme ça, juste pour le plaisir combiné des charmes du Heiligensee – l’un des nombreux petits lacs des alentours de Berlin – et de la joute intellectuelle. Leur dialogue est un peu le choc des générations. Plus jeune, Jakob Augstein s’exprime davantage sur les réseaux sociaux et en ligne. Mais lorsqu’ils parlent de journalisme de qualité, Frank A. Meyer se montre le plus optimiste des deux face à la dictature de l’internet et de la réalité virtuelle. «Dans l’histoire, l’homme s’est toujours émancipé des nouvelles technologies pour en revenir au contenu. Il y aura une rébellion, dit-il à Jakob Augstein. Vous allez la vivre, moi peut-être pas.»

1. L’autodidacte

«Rébellion», un mot qui lui va bien. Frank A. Meyer naît en 1944 à Bienne, ville ouvrière, alors que la guerre fait encore rage aux frontières. Durs temps pour ses parents, qu’il entend parfois se disputer pour des questions d’argent. Son père, un horloger complet qui sait démonter et remonter chaque montre, travaille jusque dans la nuit pour nouer les deux bouts. «Dans le contexte helvétique, nous étions pauvres, et j’en ai ressenti de l’humiliation.»

A l’école, il excelle dans l’écriture et le dessin, mais s’avère un cancre dissipé dans les autres branches. Poursuivre des études? La question ne se pose guère. Il sera typographe, un métier proche de l’écriture, avant de cofonder l’agence de presse du Bureau Cortesi à l’âge de 24 ans.

Il se formera donc en autodidacte, étanchant sa soif de connaissances dans la lecture de centaines d’ouvrages. Une chance et un tourment tout à la fois: «Lorsqu’un doctorant achève sa thèse, il a atteint son but. L’autodidacte n’est jamais délivré. Il a toujours envie d’aller plus loin, d’approfondir un sujet.» Goethe a magistralement condensé tout cela dans le premier monologue de Faust, que Frank A. Meyer déclame soudain avec délectation: «Philosophie, hélas! jurisprudence, médecine et triste théologie, je vous ai étudiées à fond, et maintenant me voici là, pauvre fou, pas plus intelligent qu’avant!»

De son père, il hérite son esprit libertaire. De sa mère, il garde son esprit d’ouverture et l’initiale de son nom de jeune fille, ce fameux «A.» (pour André), qu’il intercale désormais entre prénom et nom dans sa signature. Laquelle se fait rapidement remarquer lorsqu’il débarque sous la Coupole fédérale en tant que journaliste parlementaire pour la National-Zeitung (aujourd’hui Basler Zeitung) et la Schweizer Illustrierte.

2. L’acteur politique

Il devient journaliste parlementaire en 1968 et cofonde peu après l’Entente biennoise, un mouvement local de citoyens d’essence sociale-libérale. A Berne, il explose le carcan du journalisme classique, ne se contentant pas de rapporter et de commenter l’actualité fédérale. Lui, il brosse de petits portraits de politiciens au vitriol, flatte les uns et épingle les autres, tutoie certains conseillers fédéraux, auxquels il glisse même des idées. Willi Ritschard est le premier à tomber sous son charme.

Il a certainement joué un rôle important dans certaines élections, notamment celles d’Adolf Ogi et de Moritz Leuenberger, mais il a aussi soutenu beaucoup de candidats qui n’ont pas été élus, comme Christiane Brunner, par exemple. Dans son autobiographie parue peu avant sa mort, l’ancien conseiller fédéral Otto Stich, qui a toujours détesté ce journaliste hors norme, l’accuse d’avoir eu une influence déterminante sur la décision du Conseil fédéral de présenter une demande d’adhésion à l’UE avant le vote sur l’Espace économique européen en 1992. Les témoignages sont controversés à ce sujet, mais c’est probablement vrai!

On lui colle mille étiquettes, du «faiseur de conseillers fédéraux» à «l’intrigant machiavélique». Ce qui montre au moins que ses plus féroces détracteurs, prompts à lui donner des leçons de déontologie, reconnaissent son influence, quand ils ne la lui envient pas. Lui, il assume. «J’ai toujours revendiqué un journalisme engagé, désireux de peser sur les décisions, mais je n’ai jamais aspiré au moindre pouvoir institutionnel», précise aujourd’hui Frank A. Meyer.

3. L’avocat du journalisme de qualité

Le pouvoir, c’est celui de faire. En gagnant de l’influence au sein du groupe Ringier, Frank A. Meyer s’est toujours fait le meilleur avocat d’un journalisme de qualité, basé sur l’investigation et la réflexion. A la fin des années 70, ce Biennois à cheval sur deux cultures imagine la création de deux magazines plus ou moins jumeaux, l’un en allemand, l’autre en français. Lors d’une promenade en bateau, précisément sur le lac de Bienne, il en parle à Adolf Theobald, le directeur de l’époque des publications du groupe. Feu vert! Die Woche et L’Hebdo voient le jour en 1981. La première échoue vite, mais que faire du second? Frank A. Meyer convainc la direction de laisser Jacques Pilet poursuivre l’aventure pour en faire un magazine identitaire pour les Romands. «J’ai eu l’intuition que L’Hebdo réussirait. Je ne suis pas l’un de ces nombreux économistes obsédés par les chiffres, qui ne font que nuire aux médias», s’emporte-t-il. Il a vu juste. Quelque trente ans plus tard, autre décision à laquelle il n’est pas étranger: la reprise du Temps. Ringier a fini par acquérir la majorité des actions du quotidien de référence des Romands, alors en vente.
Dans son livre, Frank A. Meyer ne tombe pourtant pas dans l’optimisme béat. «Je ne dis pas que tout ira bien automatiquement pour la presse écrite. Mais si nous nous battons, nous pouvons conserver un tiers de gens dans une société qui voudra toujours d’un journal imprimé décryptant l’actualité plus sérieusement qu’un texte en ligne.»

4. Le démocrate européen

La démocratie est le thème central de son livre, mais aussi de son discours prononcé lors du dernier dîner républicain. «La démocratie, c’est l’envie qu’on a des autres, un atelier où l’on résout les problèmes avec la participation des citoyens», assure Frank A. Meyer. Selon lui, «dans le monde entier, l’Europe est potentiellement la mieux placée pour défendre ces valeurs».

Le monde s’est longtemps ri de ce continent trop divers pour être uni. «L’Europe, c’est quelle adresse», ironisait Henry Kissinger. «C’est fini», se réjouit l’éditorialiste. L’UE a désormais un numéro de téléphone: celui d’Angela Merkel. La chancelière allemande est non seulement à la tête de la plus grande puissance politique et économique de l’Europe. Elle dirige aussi un pays immunisé contre le populisme de droite, celui qui déferle en Suisse comme en France ou en Grande-Bretagne. «Tant que l’Allemagne maintiendra cette immunité, l’Europe l’aura aussi. C’est sa meilleure garantie», relève Frank A. Meyer.

A Berlin, celui-ci habite une rue perpendiculaire au Kurfürstendamm. Sur le trottoir, le passant pressé ne remarque pas tout de suite ces pavés de bronze sur lesquels sont gravés des noms, ceux de Juifs qui ont été déportés dans des camps de concentration lors de la guerre. «De temps à autre, je m’arrête pour lire ces noms à haute voix, une manière de les faire revivre», confie-t-il. «Il y a en Allemagne une culture de la mémoire et une conscience de l’histoire qu’on ne trouve nulle part ailleurs.»

5. Le républicain

«Républicain» est l’un des adjectifs préférés du journaliste. Il postule l’égalité entre les êtres humains, que l’on soit riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir. Frank A. Meyer ne se lasse pas de raconter «l’histoire du ministre et du hamster», survenue à l’ancien conseiller fédéral Moritz Leuenberger qui rentrait un soir chez lui à Zurich. Dans le train bondé, un hamster en cage trône sur un siège. En face, sa propriétaire refuse de libérer la place. Une agente de train intervient et permet au ministre de s’asseoir, sauf qu’une minute plus tard, un autre voyageur resté debout prend l’agente à partie. «Et les gens normaux, ils n’ont pas droit à une place assise?»

«Ce côté républicain de la Suisse me plaît.» En 1974, Frank A. Meyer a créé un événement politique et culturel unique en Europe. Il invite des personnalités européennes de la politique, de l’économie et de la culture pour des échanges informels durant deux jours, notamment les deux ex-chanceliers Helmut Kohl et Gerhard Schröder. En quarante ans, la manifestation d’Ascona a beaucoup grandi, le nombre d’invités a décuplé. Mais le maître de céans a toujours tenu à ce qu’il n’y ait qu’une seule table d’honneur avec des convives tous égaux, laquelle a désormais la grandeur d’un court de tennis! «Mais c’est un dîner républicain», s’est exclamée la conseillère fédérale Ruth Dreifuss lorsqu’elle y a été invitée en 1994. L’expression est restée.

Depuis neuf ans, la Fondation Hans Ringier que préside le journaliste y remet un Prix européen de la culture politique. Elle a consacré des personnalités aussi diverses que Pascal Lamy, Jean-Claude Trichet, Jürgen Habermas, Wolfgang Schäuble, Jean-Claude Juncker et Donald Tusk. Son jury a du flair: futurs présidents de la Commission et président de l’UE, les deux derniers nommés auront l’avenir de l’Europe entre leurs mains dès cet automne.

6. Le sonneur d’alarmes

Son départ pour Berlin voici une dizaine d’années a encore aiguisé le regard qu’il porte sur son pays natal. Plus que la Suisse elle-même, il adore sa Constitution de 1848, fondatrice de la Suisse moderne. «Je suis un patriote de la Constitution. La Suisse est une œuvre d’art politique, parce qu’elle n’a pas été planifiée, mais vécue.»

Qui aime bien châtie bien. Longtemps avant la crise financière de 2008, Frank A. Meyer a dénoncé le cynisme des banquiers s’enrichissant de l’argent des fraudeurs du fisc du monde entier. Aujourd’hui, il sonne une autre alarme. Il s’indigne du phénomène de cette Suisse qui perd son âme en bradant ses valeurs aux nantis du monde entier lorsque ses cantons offrent des autorisations de séjour à des oligarques du Kazakhstan ou du Qatar aux fortunes d’origine douteuse. «Ces filous viennent profiter de ce que les Suisses ont construit durant des siècles: la sécurité du droit, la paix, la beauté des paysages. Zoug, Schwytz, mais aussi Genève et Vaud leur accordent des forfaits fiscaux alors qu’ils n’ont rien fait pour notre pays. Si cela continue, les Suisses vont bientôt devenir les valets de ces oligarques.»

7. Le pourfendeur du néolibéralisme

Ses adversaires ont presque toujours attaqué Frank A. Meyer sur son apparence, son train de vie trop ostentatoire pour un homme prenant souvent des positions de gauche. En feignant d’ignorer le combat qu’il mène depuis toujours pour un journalisme courageux, allant à contre-courant de la pensée générale. «Actuellement, on assiste à la déification du marché et au bashing de la politique», dénonce-t-il. FAM insiste donc pour réaffirmer le primat de la politique, pour dompter un capitalisme qu’il ne renie pas. En revanche, il condamne férocement le néolibéralisme. «Celui-ci contient des éléments de fascisme. Il plaide pour le droit du plus fort et méprise le faible. Il ne considère plus l’être humain que sous l’angle de son utilité économique.»

* «Es wird eine Rebellion geben». De Frank A. Meyer, Editions Orell Füssli.


Frank A. Meyer

1944 Naissance à Bienne.
1968 Journaliste parlementaire à Berne.
1972 Cofondateur du parti de l’Entente biennoise.
1974 Organisateur de l’événement du «dîner républicain» à Ascona.
1981 Initiateur des magazines Die Woche et L’Hebdo.
2004 Chroniqueur au mensuel politique et culturel allemand Cicero.
2009 Animateur de Matinée, entretiens politico-culturels au Berliner Ensemble, le théâtre de Brecht.

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Antje Berghaeuser
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Régression anale

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:54

Zoom. Pour la blogueuse de «L’Hebdo» Sylviane Roche, le refus du savoir-vivre est souvent lié, chez ceux qui le professent, à un désir de régression quasi pathologique.

Dans le jargon des journalistes, un marronnier, c’est un sujet bateau qui revient périodiquement quand l’actualité est un peu creuse et qu’on a du mal à remplir les colonnes, ou quand on imagine que les lecteurs sont demandeurs de sujets plus légers ou plus à la mode. Ainsi, pendant les mois d’été, fleurissent les thèmes comme le sexe en vacances, les locations saisonnières, les arnaques des voyages organisés et, allez savoir pourquoi, le prix de l’immobilier, le classement des hôpitaux et/ou des universités et, pour le culturel, Montaigne-notre-contemporain, ou Heidegger était-il nazi…

Dans le domaine du savoir-vivre, le gros marronnier à la mode est l’usage du téléphone portable. Peu de magazines en ligne ou sur papier y ont échappé cette année. Il faut dire que c’est un vrai problème de société, une vraie mutation, je crois. J’ai déjà dit ce que je pensais des gens qui ne peuvent pas passer deux minutes sans dégainer leur petit écran, qui vous interrompent au milieu d’une phrase parce que ça grésille dans leur poche (avec l’inévitable «excuse-moi, mais…») ou qui, pire encore, le posent sur la table pendant les repas.

Donc, il ne s’agit pas ici de m’accrocher à mon tour au marronnier en question. Et si j’en parle, c’est parce que ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une opinion (si on peut dire) que j’ai lue récemment sur un forum consacré à cette question de l’usage du téléphone portable. Venant après d’assez nombreux internautes plutôt sévères, voilà ce qu’écrit un dénommé JMU: «Mais qu’est-ce que c’est que ces ayatollahs de l’interdit. On fait ce qu’on veut. La démocratie c’est ça non? Chacun doit s’habituer à l’autre. C’est la vie en société qui veut ça. Jusqu’où ça va aller ces conneries. Nous empêcher de péter, de mettre notre doigt dans le nez, de se gratter le derrière sous prétexte que quelques coincés du bulbe ne savent pas lâcher la bride…»

Laissons de côté la question du téléphone pour nous délecter de la prose de JMU. Tout y est. La référence à la démocratie qui serait le droit de faire n’importe quoi, c’est-à-dire de s’imposer aux autres. C’est, au contraire, justement quand la demande d’égards et de respect est ressentie comme une atteinte à la sacro-sainte liberté individuelle que là, oui, la démocratie est en danger.

La liberté aux gêneurs

S’habituer à l’autre, pour JMU, c’est le supporter dans sa plus extrême grossièreté. Profiter de la démocratie, c’est jouir de la liberté d’être odieux, sale et malodorant. Mon petit-fils me regarde l’air en coin et, avec un grand sourire, assène «pipi caca!», puis guette ma réaction. C’est mignon, il n’a pas encore 3 ans. Comment mieux démontrer que le refus du savoir-vivre, de la politesse des égards est souvent lié, chez ceux qui le professent, à un désir quasi pathologique de régression au stade anal, péter, se gratter le derrière et, infantile, se mettre les doigts dans le nez, dire des gros mots?

Ceux qui auraient le mauvais goût d’être gênés par les émanations de la liberté de JMU sont qualifiés d’ayatollahs et de coincés du bulbe. La liberté est du côté des gêneurs, les gênés sont de pauvres types coincés, des curés en pire. On reconnaît là toujours le même discours. Et ce qui m’étonne, c’est que, depuis Le Père Duchêne, il n’a pas pris une ride. Alors rappelez-vous: à table, on ne pète pas et on ne regarde pas son smartphone. Bon appétit!


Sylviane Roche

Professeur et écrivain, elle s’intéresse depuis toujours aux règles qui régissent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause…

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Claude Nicollier "L’idée de partir sur Mars et de ne pas en revenir me plaît."

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:55

Interview. L’astronaute vaudois Claude Nicollier vient de fêter ses 70 ans. Ce qui ne l’empêche pas de voler encore dans des avions de chasse et de mettre son savoir au profit de plusieurs projets ambitieux, dont Solar Impulse. Il nous a reçus dans son bureau de l’EPFL, où il enseigne l’ingénierie spatiale.

Vous venez de passer le cap des 70 ans. Vous volez toujours à bord d’avions de chasse. Est-ce bien raisonnable?

Lorsque j’ai commencé à voler dans les forces aériennes, dans les années 60, l’âge limite pour piloter des avions de chasse était de 36 ans. J’en ai aujourd’hui presque le double! Je suis heureusement toujours en forme. Je m’assure d’avoir toujours une bonne marge de sécurité. Il faut que celle-ci reste importante. Si elle devenait trop faible, mieux vaudrait arrêter. Ce serait irresponsable pour les passagers que j’emmène régulièrement avec moi. Je subis un check annuel avec un instructeur. Il me met dans des situations inattendues, comme avoir une panne hydraulique ou de réacteur…

Est-on bon juge de soi-même dans ce genre de situation?

Je le crois. Je me surveille beaucoup. Le plus important reste le jugement personnel. Mais je ne suis pas seul. Nous sommes une équipe. J’ai toujours dit à mes collègues de prêter attention à mon comportement, au cas où.

Est-ce une question d’hérédité? Votre père a vécu jusqu’à 104 ans, non?

Sans doute. Mais ce n’est pas qu’une question physique. L’entraînement pour l’espace et l’aviation s’adresse beaucoup plus à la tête qu’au corps. Nous n’avons pas besoin d’être des athlètes, ni pour l’astronautique ni pour l’aviation de chasse. J’ai certes la chance d’être en bonne santé. Ce n’est pas le cas de tout le monde, hélas. Il y a quelques années, mon épouse a été tragiquement emportée en un mois par un cancer particulièrement agressif.

Comment vous maintenez-vous en santé?

C’est surtout une question cardiovasculaire. Il faut bouger, courir, marcher rapidement, faire du vélo. Même si je cours aujourd’hui moins en raison d’un problème de genou. J’ai endommagé mon ménisque gauche en faisant trop de course à pied sur surface dure lorsque j’étais à Houston. On a dû me refaire l’articulation…

Comment gardez-vous votre faculté de concentration?

C’est un acquis qui vient de l’expérience. Ce qui est primordial, c’est ma passion. J’ai toujours eu une formidable motivation pour l’aviation et l’espace. Cette passion est née très tôt, avant l’âge de 10 ans. Je construisais des modèles réduits d’avions avec mon père. Je lisais beaucoup de BD, notamment Les aventures de Buck Danny. Avec mon ami proche Claude de Ribaupierre (le dessinateur Derib, ndlr), nous avions lu l’épisode Ciel de Corée. Nous avions construit nous-mêmes des modèles réduits des avions de chasse qui figuraient dans la BD. Nous avions reproduit la guerre aérienne en Corée sur les hauteurs de La Tour-de-Peilz…

Mais la passion pour l’aéronautique, ce n’est pas tout.

Il faut d’autres qualités, non?

J’ai suivi les cours de l’instruction aéronautique préparatoire. C’était un excellent conditionnement pour les vols militaires. Notamment en matière de discipline, de procédures, d’ordres à suivre. Nous ne pouvions pas nous laisser aller à rêver. Dans le monde de l’aviation, pour que cela marche, il faut être rigoureux. L’école de pilotage à Magadino n’a pas été évidente. Nous étions 36 au départ. Mais seulement treize à la fin. Moi, je m’en suis tiré parce que j’aimais passionnément cette activité. J’avais un talent sans doute suffisant, et je me donnais vraiment de la peine! Cela m’a servi ensuite tout au long de ma formation de pilote militaire jusqu’à mon intégration à l’escadrille 6 sur Venom en 1966. J’avais 22 ans!

Parmi toutes vos activités actuelles, lesquelles vous encouragent le plus à aller de l’avant, à conserver votre enthousiasme?

Nous sommes ici à l’EPFL. C’est le lieu de mes autres passions: la science et l’ingénierie. J’ai eu dès l’enfance une curiosité naturelle pour les phénomènes naturels et le ciel. Je croyais obtenir beaucoup de réponses en étudiant l’astrophysique. J’en ai eu quelques-unes, mais aussi beaucoup de nouvelles questions. Plus on avance dans nos connaissances, plus on réalise à quel point on est ignorant!

Avez-vous toujours la volonté de transmettre votre propre savoir?

Plus que jamais. Cette volonté vient du privilège d’avoir été le seul astronaute suisse à l’Agence spatiale européenne et à la NASA. J’ai tant appris dans le domaine spatial. J’ai voulu transmettre ce savoir à des étudiants ingénieurs. En particulier sur les aspects opérationnels. Par exemple, comment fonctionne le système de contrôle d’altitude d’une navette spatiale? Il se trouve que j’ai bien connu ce système dans la situation concrète d’une mission. Je me suis aussi intéressé à l’extraordinaire travail d’ingénierie qui a permis la réalisation de ces systèmes de contrôle. J’enseigne à mes étudiants ces deux aspects: le concept des systèmes spatiaux et l’opération de ces systèmes.

Etre porteur d’un tel savoir et le transmettre, c’est aussi une responsabilité, non?

Le mot «responsabilité» a toujours été inscrit en grosses lettres dans ma vie. Peu avant le départ de ma première mission spatiale pour aller réparer le télescope Hubble, je me suis dit: «Te voilà porteur d’une grande responsabilité. Essaie de ne pas commettre d’erreur!» La mission était une première. La pression était forte. Aujourd’hui, je me définis toujours en termes de responsabilité vis-à-vis de mes étudiants, des écoliers, du public.

A Payerne, vous êtes impliqué dans les projets Solar Impulse et de la navette autonome de Swiss Space Systems (S3). Là aussi, s’agit-il de faire profiter les autres de votre savoir?

Pour Solar Impulse, il s’agit d’une demande ancienne d’André Borschberg. Il m’a demandé de superviser les essais en vol de l’avion solaire. Mon expérience de pilote s’est en effet étoffée au fil du temps, du civil au militaire et au spatial, en passant par l’aviation légère que j’ai pratiquée aux Etats-Unis. Après l’accident de la navette Columbia, en 1986, il y a eu une période d’attente. L’ESA, qui avait alors ses propres projets d’autonomie en matière de vols spatiaux habités, a décidé de m’envoyer une année dans une école de pilotes d’essai en Grande-Bretagne. L’apprentissage incluait la rédaction de rapports très rigoureux. Cet acquis m’est aujourd’hui utile dans ma fonction de responsable des essais de Solar Impulse. J’ai pu aussi contribuer au projet par des spécificités du domaine spatial. Par exemple la composition de la salle de contrôle. Comme dans une mission spatiale, celle-ci peut compter sur un directeur de vol. Mais aussi sur des experts dans des domaines précis, comme les systèmes électriques, les performances de l’avion, la santé du pilote. Il est ici capital d’avoir en permanence un soutien opérationnel et qualifié.
Serez-vous vous-même un expert dans la salle de contrôle de Solar Impulse pour le tour du monde, l’an prochain?

Non, ce sera mon collègue et ami Raymond Clerc. Mais je serai responsable du safety review board, qui examinera les problèmes de sécurité avant le départ de chaque étape.
Quel regard jetez-vous sur le destin aéronautique de Payerne, désormais séculaire?

C’est un destin brillant et prometteur. L’aérodrome est idéalement situé sur le plateau, dans la campagne, au contraire de Dübendorf, qui est trop près de la ville de Zurich. Compte aussi l’esprit volontaire des décideurs sur place, hier comme aujourd’hui. Le planeur hypersonique de S3 et Solar Impulse sont aux deux extrémités du spectre de l’aéronautique, lequel est entièrement représenté à Payerne, ce qui est tout à fait remarquable.

Qu’en est-il de la collaboration spatiale de la Suisse avec l’Europe? Est-elle menacée par le vote du 9 février dernier?

Je ne le pense pas. La Suisse est l’un des 20 pays membres de l’Agence spatiale européenne, l’ESA. Son importance en fraction de contribution est modeste, de l’ordre de 4% environ, par rapport à celle de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie par exemple. Mais c’est un pays qui est très respecté pour ses compétences. Comme l’horlogerie et l’électromécanique de précision. Je voudrais mentionner le CSEM, à Neuchâtel, fournissant des équipements essentiels pour la nouvelle génération des satellites météorologiques européens. Et aussi Spectratime, également à Neuchâtel, qui livre les garde-temps extrêmement précis du système de navigation européen Galileo. Ces compétences et ces collaborations ne me semblent pas foncièrement menacées par ce qui se passe actuellement au niveau politique à Bruxelles.

Vous vous engagez pour les enfants, notamment au sein de l’Action de soutien à l’enfance démunie. Pourquoi?

L’ASED a été lancée par mon cousin Jean-Luc Nicollier, à Genève. Il y a tellement d’enfants qui vivent aujourd’hui dans un monde marqué par le désarroi, l’insuffisance de moyens d’éducation ou la pauvreté. L’ASED a pour objectif de leur venir en aide dans les endroits les plus démunis de la planète. J’essaie de m’impliquer aussi auprès des gymnasiens, des collégiens, des écoliers. J’essaie de pousser ces jeunes à s’émerveiller. Cet émerveillement nous dirige vers des buts qui nous font rêver, nous permettent de vivre et de partager du bonheur. J’ai vécu des moments indescriptibles de bonheur dans l’espace. J’essaie de transmettre cet émerveillement.

Est-ce d’autant plus important que les jeunes générations semblent moins intéressées par les sciences de l’ingénieur?

Oui. Il est bon de rappeler que, derrière ma passion, il y a beaucoup de travail d’ingénieurs. Par exemple, le programme de la navette spatiale a été extraordinairement compliqué à concevoir, même si merveilleux à vivre. Je me suis fait cette réflexion un jour en passant loin au-dessus du golfe du Bengale, dans la navette. Je voyais la ville de Calcutta avec ses 12 millions d’habitants, une toute petite tache grise. J’ai soudain pris la mesure de la petitesse, de la fragilité de la condition humaine. Notre espèce est accrochée à une toute petite planète qui tourne autour d’une étoile modeste, parmi 100 milliards d’autres dans une galaxie. Mais cette même condition humaine, grâce à son intelligence et à un travail immense d’ingénierie, est dans le même temps capable de concevoir, construire et opérer un engin comme la navette spatiale, qui permet justement cette réflexion.

Pourquoi ce désintérêt actuel pour les sciences dures?

L’humanité est devenue morose. Si le monde allait mieux, si l’on ne tirait pas sur des avions de ligne qui passent au-dessus de pays en guerre, il y aurait davantage de curiosité pour les domaines scientifiques. Or notre attention est captée par des événements tragiques très préoccupants.

L’espace se privatise de plus en plus. Des entrepreneurs comme Elon Musk, Richard Branson ou Jeff Bezos le considèrent comme une nouvelle frontière commerciale. Notamment pour le tourisme.
Qu’en pensez-vous?

Il n’y a pas de raison pour que ce genre d’expérience très forte ne soit réservé qu’aux astronautes professionnels. Elle doit être partagée. Elle est certes onéreuse aujourd’hui. Mais les premiers vols transatlantiques en DC-4 ou DC-6 dans les années 50 étaient eux aussi très chers. Le processus des vols spatiaux touristiques n’en est qu’à ses débuts. La route sera difficile. Les premiers vols seront suborbitaux. Une expérience forte, mais brève. Je pense que ce ne sera qu’une étape transitoire pour conduire plus tard vers des vols spatiaux touristiques orbitaux. La vraie saveur du voyage dans l’espace, c’est d’y passer des heures, des jours ou des semaines. De voir des levers et des couchers successifs de soleil, de voir la Terre défiler en dessous de soi, la nuit, c’est un spectacle stupéfiant. Moi, mon plus long séjour dans l’espace a été de quinze jours. Mais j’avais envie de rester là-haut!

Elon Musk, patron de SpaceX, serait partant pour prendre un aller simple pour Mars. Sans espoir de retour. Une telle idée résonne-t-elle en vous?

Oui. Si une petite colonie humaine se crée sur cette planète extraordinairement intéressante, je serais d’accord de m’y rendre et de ne pas en revenir. Surtout s’il est possible d’explorer Mars en profondeur, et donc de faire avancer les connaissances sur cet astre. A l’échelle de la galaxie, quelle importance d’avoir sa tombe sur la Terre ou sur Mars? Aucune! Je mettrai une condition à ces vols aller simple. Il ne faut pas que ce soient des missions suicides. Il faudra assurer une qualité de vie raisonnable aux premières personnes qui iront là-haut. Elle sera bien sûr différente de celle que l’on connaît ici-bas. Pas de promenade du dimanche sur Mars! Mais si la vie y est acceptable, que l’on peut y être productif et que l’on peut y rêver, je suis partant.

«Les leçons de l’espace»: conférence-débat publique organisée par «L’Hebdo», Swisscanto et les banques cantonales. Informations en page 41.


Claude Nicollier

Né le 2 septembre 1944 à Vevey, pilote de milice dans l’armée suisse dès 1966, l’astrophysicien a rejoint l’Agence spatiale européenne en 1976. Intégré à la NASA dès 1980, il a participé à quatre missions spatiales entre 1992 et 1999. Il est aujourd’hui professeur au Swiss Space Center de l’EPFL.

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Ashya King, quand les parents d’enfants malades défient les médecins

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:56

Interview. Kidnappeurs ou parents martyrs? Lazare Benaroyo, responsable de l’Unité d’éthique du CHUV, décrypte l’emballement médiatique autour des King.

Arrêtés samedi en Espagne pour avoir «enlevé» leur fils de 5 ans de l’hôpital britannique où il était traité pour une grave tumeur cérébrale, les parents d’Ashya King affirment dans une vidéo qu’ils voulaient un traitement de pointe que les médecins de Southampton ont refusé. Contestant son extradition, le couple était mardi sur le point d’être libéré. Comment leurs rapports avec les médecins ont-ils pu se détériorer au point de tourner à ce bras de fer aussi dramatique que médiatique? Analyse avec Lazare Benaroyo, médecin et philosophe, responsable de l’Unité d’éthique du CHUV à Lausanne, dont le rôle est précisément d’éviter ces drames.

Que vous inspire l’affaire Ashya King, et notamment son traitement médiatique, qui pousse le public à se sentir exagérément concerné?

Il est difficile de comprendre de l’extérieur où se situe le blocage. Les parents n’ont semble-t-il obtenu de leurs médecins ni le traitement ni l’attitude qu’ils souhaitaient, et ont fui, transformant l’affaire en un bras de fer public spectaculaire: de kidnappeur d’enfant, le père est devenu le papa qui veut sauver son fils à tout prix. Lui-même a utilisé l’internet pour faire entendre sa voix. L’entrée en jeu des médias et des réseaux sociaux dans la relation entre médecins et patients est un phénomène nouveau et troublant. Quand les conflits se durcissent, il y a désormais la possibilité pour un patient de menacer de rendre l’affaire publique. Les médias deviennent une modalité d’expression de la plainte, voire un outil pour lever des fonds. Cela masque les enjeux éthiques cruciaux.

Ce père dit souhaiter un traitement qui ne lui est pas mis à disposition, et qu’il est prêt à tout pour cela. Le comprenez-vous?

C’est la question, centrale aujourd’hui, de l’information. Correcte ou pas, elle circule en surabondance et de manière incontrôlée. Or, elle n’est que rarement pertinente pour le cas particulier. C’est une bonne chose de s’informer de son côté, mais seul un rapport personnel entre un médecin et le patient peut évaluer et valider cette information. Sous prétexte qu’il s’agit d’une prise de pouvoir, l’autorité du médecin est parfois contestée. Mieux vaut demander une 2e, voire une 3e opinion avant de couper les ponts avec le monde médical.

Que se passe-t-il au CHUV si des parents ne sont pas d’accord avec le traitement prévu pour leur enfant?

L’équipe soignante explique aux parents qu’ils peuvent faire appel à notre Unité d’éthique. Nous faisons alors le point avec tous les acteurs de la situation, les médecins, les infirmières, les assistants sociaux, les juristes, un aumônier et dans un deuxième temps la famille et/ou le patient. On examine ensemble le projet de soin pour identifier le nœud du problème. Cet «espace éthique» permet de s’assurer que l’entier des voix est entendu. En cas d’échec, la famille peut interpeller le médecin cantonal puis, si nécessaire, le juge de paix pour une tentative de conciliation et éviter un dépôt de plainte. Mais, en amont déjà, tout est fait pour prévenir de telles ruptures! Le dialogue est le mot clé. Créée en 2009, notre unité est un service novateur au service de tous les services, qui a pour missions la formation continue et la coordination entre les soignants des divers services engagés dans le soin en cas de conflit, par exemple entre la médecine interne, la psychiatrie, l’oncologie, la chirurgie, les soins palliatifs, etc.

Les parents sont-ils libres d’emmener leur enfant malade ailleurs?

Ils représentent la volonté et l’autonomie de leur enfant, pour des enfants de l’âge d’Ashya. S’ils ont eux-mêmes la capacité de discernement, ils sont libres d’emmener leur enfant où ils souhaitent. Mais dès le moment où le corps médical juge qu’ils mettent la santé ou la vie de leur enfant en danger, il peut s’y opposer. C’est son devoir. Mais on entre ici dans une zone de relativité. Le périmètre d’action de la médecine est à redéfinir de cas en cas. S’il y a vraiment mise en danger de l’enfant, faire appel à la police se comprend. Mais en criminalisant les parents, on accentue la rupture de dialogue et on perd leur confiance.

Les tensions sont-elles courantes entre les parents et les médecins?

Oui, et c’est normal: on est dans des situations de détresse extrême, de vie et de mort. Les parents se sentent responsables de leurs enfants et impuissants devant leurs souffrances. Ces situations sont difficiles à gérer, tant pour les parents que pour les soignants. On cumule les facteurs de stress. On se retrouve dans un univers à la fois hypertechnique et en même temps très émotionnel. Il faut toujours savoir ce qu’on est en train de faire, et pourquoi on le fait, pour vivre la situation au mieux. Mais l’accès à ces enjeux existentiels n’est pas facile.

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Le jour où les banquiers privés se sont (un peu) dévoilés

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:57

Analyse. Les chiffres des banquiers privés esquissent des institutions solides et prudentes. Comme ils aiment apparaître. Mais ils cachent plusieurs zones d’ombre.

En deux jours, les banquiers privés genevois ont balayé plus de deux siècles d’histoire de secret. Pour la première fois depuis leur création durant les années agitées de la Révolution française, ils ont publié leurs états financiers au premier semestre. Mardi 26 août, Pictet, le plus important d’entre eux, annonçait un bénéfice consolidé de 202,9 millions de francs. Deux jours plus tard, Lombard Odier et Mirabaud annonçaient des résultats de respectivement 62,5 millions et 17,5 millions.

Jusqu’alors, pratiquement aucun chiffre n’avait filtré hors de ces établissements. C’était une marque de fabrique, celle du secret bancaire. Pour un banquier privé, garder la plus grande confidentialité possible prouvait sa capacité à garder secrètes les informations sur ses clients.

Ce n’est qu’à partir des années 90 que, progressivement et sous la pression extérieure, certaines données sont apparues au grand jour, comme les montants sous gestion et le nombre d’employés. Mais hormis ces deux variables, toute comparaison avec les autres banques suisses était impossible.

C’est en cela que les données livrées la semaine dernière permettent de mieux situer chaque établissement. Ainsi, Pictet se classe mieux que sa rivale zurichoise Julius Bär en termes d’actifs sous gestion, mais reste derrière en matière de produits bancaires. Le décrochage de Lombard Odier, rivale des deux précédentes il y a dix ans, éclate au grand jour, avec des fonds sous gestion, un produit net et un bénéfice considérablement inférieurs. En revanche, Mirabaud montre les capacités de survie d’une banque de taille moyenne dans un environnement qui s’est fortement durci depuis cinq ans.

Les trois établissements privés se sont néanmoins ingéniés à apparaître comme peu surprenants. Ils semblent solidement capitalisés, à la lumière de leurs fonds propres, nettement supérieurs aux minima exigés par la Finma. Mais ils ne se distinguent guère de ceux de leurs concurrentes genevoises de taille comparable Banque privée Edmond de Rothschild (BPER) et Union bancaire privée (UBP), qui livrent leurs chiffres de longue date.

C’est au niveau de la rentabilité que les écarts se creusent entre Pictet et les deux autres. La première affiche une marge nette de ses opérations (le bénéfice comparé au chiffre d’affaires) de 20,8%, un niveau qui a de quoi faire pâlir d’envie bien des concurrents. Cet établissement démontre notamment que la gestion institutionnelle, qui constitue 35% des dépôts de la banque, permet une rentabilité globale supérieure à maints établissements spécialisés exclusivement dans la gestion privée, activité «noble» du private banking par excellence. Cette marge est plus faible chez Lombard Odier et Mirabaud (près de 12%). Dans les trois cas toutefois, leurs dirigeants ont eu la coquetterie de souligner combien leurs exercices étaient «moyens» et leurs résultats alourdis par le bas niveau des taux d’intérêt et par des investissements importants.

Des millions pour les associés

Il manque plusieurs éléments dans ces données. La perspective historique d’abord. Faute de chiffres d’exercices précédents, il est impossible de comparer le présent avec les exercices passés. Manifestement, dans l’esprit des banquiers privés, ce n’est que progressivement que le public pourra se forger une image plus nette de la santé financière de leurs établissements.

Les provisions et autres réserves pour risques sont difficiles à évaluer. Pourquoi les coûts associés au règlement du passé, notamment aux Etats-Unis, ne figurent-ils pas clairement dans les comptes? Sont-ils aussi négligeables que le prétendent les banquiers? Cette question soulève des interrogations sur l’existence de réserves latentes.

En creux, les trois banques laissent entrevoir la part de bénéfice qui revient aux propriétaires. Ces chiffres ne sont pas publiés. Mais en partant du principe, largement appliqué dans les entreprises saines, que les actionnaires (ou les associés) reçoivent le tiers des bénéfices, chaque associé de Pictet a reçu en moyenne 8,5 millions de francs sur le premier semestre. Ceux de Lombard ont perçu, selon la même échelle, 2,6 millions chacun, tandis qu’un peu moins de 1 million est revenu à chaque associé de Mirabaud. Cela ne tient compte ni des différences des participations entre associés, ni des parts revenant aux associés en commandite (qui ne participent pas à la direction des affaires).

Cela livre l’image de revenus consistants, mais pas forcément légendaires. Benjamin de Rothschild, qui détient plus de la moitié du capital de la BPER, a pu toucher 30,3 millions de francs de dividendes en 2013. Comparaison n’est pas raison. Mais le mythe du banquier privé genevois richissime mérite d’être nuancé.

 

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Le rassembleur qui devra oser l’impopularité

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:58

Portrait. Personnalité chaleureuse et conviviale, le PLR Laurent Favre devra apprendre à déplaire. S’il est élu au gouvernement neuchâtelois, il n’évitera pas les décisions difficiles qu’exige le fragile état de santé du canton.

Il n’a plus que deux mots à la bouche, Laurent Favre, le candidat PLR au Conseil d’Etat neuchâtelois: «rassembler» et «bâtir». Dans un canton qui cautérise ses plaies dues aux trop nombreuses affaires, cet ingénieur agronome sonne l’heure de l’union sacrée au-delà des clivages partisans et régionaux. Il joue sur du velours face à une UDC déchirée autant que décimée après le burn-out d’Yvan Perrin. Mais, au soir du 28 septembre, il devra risquer ce qu’il craint par-dessus tout: l’impopularité.

Cet homme n’a pas besoin de carte de visite, il a la poignée de main franche des gens de la terre et le sourire conquérant de ceux qui savent où ils vont. Le Château de Neuchâtel lui tend les bras. Pour ce fils d’agriculteur qui n’a que 42 ans, ce serait la consécration d’une carrière forgée en toute discrétion. Sous la Coupole fédérale, Laurent Favre n’a pas la verve oratoire d’un Jean Cavadini, ni les coups de gueule d’un Claude Frey, ni même l’aura médiatique d’un Fernand Cuche, mais ceux qui le relèguent au rang de second couteau se trompent aussi. Il s’est fendu de 56 interventions dans la Chambre basse, le plus souvent avec succès. Il s’est battu comme un lion pour défendre les intérêts de l’industrie du tabac de son canton et pour la sortie du nucléaire en misant sur les énergies renouvelables.

«Ce n’est pas un doctrinaire, mais quelqu’un qui cherche d’emblée les solutions concrètes. Dommage qu’il n’y ait pas davantage de PLR comme lui en Suisse alémanique», note le conseiller national Jacques-André Maire. Pour sa part, le président de la Chambre d’agriculture, Marc Frutschi, relève ses qualités de leader: «C’est un chef efficace, sans être directif. Un gros bosseur, toujours accessible.»

Ces qualités, Laurent Favre dit les avoir intégrées très jeune sur le domaine familial. «J’ai très vite appris le sens des responsabilités et de l’engagement. J’ai été éduqué par le travail. Nous ne sommes jamais partis en vacances en famille, mais j’ai eu une enfance heureuse, porteuse de valeurs saines.»

Reste à savoir si celui qui se pose sans cesse en rassembleur saura aussi prendre les nombreuses décisions impopulaires qu’exige l’état de santé fragile du canton. «Il a de la peine à décider et reste toujours très prudent, ne voulant rien dire ni rien faire de faux», regrette le député UDC Walter Willener.

Des défis d’ampleur

«Ces critiques tiennent du mythe», rétorque un Laurent Favre un brin agacé. Son action l’atteste. Il a réformé la Chambre d’agriculture et développé ses mandats de prestations. «Et, quand il l’a fallu, j’ai toujours soutenu les paysans. Quand les prix de la viande ont chuté à la suite de la crise de la vache folle, je n’ai pas hésité à stopper sur place la tenue du marché de bétail, un boycott qui était un signal important pour les grands distributeurs.» Même bilan à la tête de la Fédération suisse des vignerons, qui était au bord de l’implosion lorsqu’il en a repris la présidence en 2009. «Il a mis sur pied de nouvelles structures vitivinicoles en Suisse qui aujourd’hui fonctionnent», atteste Thierry Valls, vice-président de l’interprofession de la vigne et des vins suisses.

Au gouvernement, les défis qui l’attendent sont d’une autre ampleur. Ce canton crée certes beaucoup d’emplois (7000 en sept ans), mais sans parvenir à réduire son taux de chômage (5,1%) ni son taux d’ass istance sociale. «Il faut serrer la vis pour éviter le tourisme social, mais sans agir à l’aveugle, soit en prenant des mesures de réinsertion professionnelle», souligne Laurent Favre, qui devra aussi s’atteler à relancer le projet de RER après l’échec du TransRUN. Ici, il se dit favorable, pour le moins, à la variante du grand contournement de Chambrelien qui mettrait La Chaux-de-Fonds à vingt minutes de Neuchâtel. «Il faudra surtout négocier fermement à Berne pour que notre participation financière soit acceptable pour la population.» Un objectif ambitieux, mais impératif. «Je suis persuadé que c’est aussi en améliorant les infrastructures qu’on renforcera l’identité cantonale.»

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L’Ecosse ou la tentation de l’indépendance

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:59

Reportage. A quelques semaines du scrutin sur la séparation, l’Ecosse oscille entre doute et euphorie.    Voyage dans un pays qui a gagné en assurance.

Christoph Scheuermann

Liam Stevenson n’est pas un féru de politique. Chauffeur routier, il conduit des camions-citernes à travers l’Ecosse et, jusqu’ici, il passait ses jours de congé avec sa femme Helen et sa fille Melissa dans leur maisonnette de Cumbernauld, près de Glasgow. Il y a quelques mois, tout a changé: le chauffeur routier est devenu activiste politique.

Pour Liam Stevenson, il est proche le jour où tout peut basculer: le 18 septembre, 4 millions d’Ecossais voteront pour ou contre l’émancipation de l’Ecosse du Royaume-Uni. Et cela, Liam en rêve, à l’instar de beaucoup de ses compatriotes. Il s’attend à ce que naisse de l’indépendance une nouvelle ère de prospérité dont le gaz et le pétrole seront le moteur. L’Ecosse serait plus libre, plus riche, plus pacifique, plus juste.

C’est un processus unique qui s’accomplit dans l’archipel britannique. Loin du fracas des armes et sans consentement mutuel se tient un scrutin qui pourrait mettre fin à 307 années d’union. En Ecosse aussi, on observe l’érosion du sentiment national après tant d’années de crise. Les gens préfèrent se mettre à l’abri dans des ensembles plus petits, plus maîtrisables, comme on le voit aussi en Catalogne, en Flandre et au Tyrol du Sud germanophone italien. Mais nulle part ailleurs qu’ici il n’est question d’un référendum autorisé par le gouvernement national.

Le vote survient après la victoire du Parti national écossais (SNP) aux élections de 2011. Alex Salmond, président du SNP et chef du gouvernement écossais, a pris la tête de la coalition pour le oui. Les trois grands partis qui siègent à Westminster (conservateurs, travaillistes, libéraux) se battent pour le non sous la devise «Better Together». On devine que les Ecossais choisiront majoritairement de rester au sein du Royaume: selon le dernier sondage de l’institut YouGov, ils seraient 53%. Cependant, l’écart entre le non et le oui se réduit. Les séparatistes ont ainsi gagné huit points. Mais les indécis sont encore très nombreux. Et c’est pour rallier ces derniers que la bataille se fait acharnée.

Liam Stevenson organise d’ailleurs ce soir un débat dans un petit théâtre de Cumbernauld. Il voulait des représentants des deux bords mais les unionistes n’ont délégué personne. Une conseillère en relations publiques, une infirmière et un vétéro-socialiste défendront la cause de l’indépendance. Stevenson est euphorique, il n’aura encore jamais parlé devant tant de monde. En attendant, Helen sert le hachis de bœuf avec purée de pommes de terre. On mange sur le canapé devant la télé. Liam Stevenson est trop excité pour avoir faim. «Depuis des dizaines d’années, les Anglais se sont soûlés de notre pétrole, de notre gaz, de notre whisky.» Pour lui, l’Ecosse doit enfin disposer librement de ses ressources, sans que Londres en prélève le bénéfice. Il n’est pas un politique ni un intellectuel. C’est un homme simple qui parle à cœur ouvert, «pas comme ces Anglais coincés, au sud».

Avant de partir pour le théâtre, il gratifie Helen d’un baiser fugitif. Parvenu dans la salle, il voit que les 270 places sont toutes occupées. Plus tard, il racontera qu’au terme du débat deux femmes sont venues lui dire qu’elles étaient longtemps restées indécises. Maintenant, elles savent qu’elles voteront pour l’indépendance.

Le processus du détachement

L’enjeu de l’indépendance n’est pas que l’affaire des politiciens, mais aussi de gens comme Liam Stevenson, de cette écrivaine de Glasgow, de cette créatrice de vêtements de Dundee ou encore de cet ingénieur d’Aberdeen. Bon nombre d’Ecossais que l’on croise sont pour la séparation et tous ont envie d’expliquer leurs raisons. Janice Galloway, l’écrivaine, appartenait à ce groupe de jeunes auteurs, peintres et artistes de tout poil qui a lancé le débat à la fin des années 80. Pour elle, l’Ecosse, ce n’est pas que de superbes paysages constellés d’antiques châteaux et de distilleries de whisky. Elle assure qu’elle a attendu les arguments des opposants, qui n’ont pas dit grand-chose. Tout au plus 200 célébrités britanniques ont signé une lettre ouverte en août, conjurant les Ecossais de ne pas quitter le Royaume. Aussi, elle a été déçue du manque d’enthousiasme des unionistes.

Dans le sud du pays, les Ecossais ont la réputation d’être un peuple de gentils sujets, incarnés notamment par John Brown, le valet de pied de la reine Victoria. La souveraine aimait l’Ecosse, son château de Balmoral et, manifestement, son valet. John Brown était le prototype de l’Ecossais loyal, fidèle à la couronne et à la reine jusqu’à la mort. Il incarnait aussi un temps où nul ne remettait le Royaume en question. Cela tenait encore aux succès économiques de l’Empire, dont le nord bénéficiait. Entre 1885 et 1939, un tiers des gouverneurs généraux britanniques outre-mer étaient Ecossais. «Lorsque j’étais petite, l’identité britannique était forte», se rappelle Janice Galloway.

la détestée Margaret Thatcher

Le détachement a commencé dans les années 60 et 70 quand, en Grande-Bretagne, les industries du charbon, de l’acier et des chantiers navals se sont mises à péricliter. Autant l’Ecosse en avait naguère bénéficié, autant elle en pâtissait. «Il n’y avait plus d’attrait à être Britannique», écrivait l’historien Tom Devine dans son ouvrage The Scottish Nation. Avec la déconfiture économique, les conservateurs ont perdu l’oreille des milieux ouvriers et le Parti travailliste s’est imposé pour un temps.

Nulle part Margaret Thatcher n’a été autant détestée qu’en Ecosse. Quand elle est arrivée au pouvoir en 1979, il y avait là quinze mines de charbon, quand elle se retira en 1990, il en restait deux. Beaucoup d’Ecossais ont attribué l’effondrement économique à la Dame de fer. Avec sa politique anti-syndicats, elle a creusé le fossé entre le nord et le sud. Janice Galloway faisait partie des auteurs qui avaient, par leurs écrits, donné de l’assurance aux Ecossais. A l’instar des écrivains Irvine Welsh, Alasdair Gray et Iain Banks, des peintres Ken Currie et Jenny Saville et du compositeur James MacMillan, tous initiateurs d’une contre-culture.

Paru il y a vingt et un ans, le roman Trainspotting d’Irvine Welsh a davantage marqué les jeunes Ecossais que n’importe quel autre livre: d’un coup, le ciel blafard, les minables quartiers ouvriers, une vie de junkie brisée à Edimbourg devenaient sexy. Welsh et les autres montraient comment se différencier de Thatcher et de la culture du sud. Cette identité assurée persiste, même si elle prend des tons toujours plus amers. Le camionneur Liam Stevenson peut d’ailleurs passer un après-midi entier à déblatérer sur les Anglais.

A quelques semaines du référendum du 18 septembre, on dirait que l’Ecosse s’éveille d’un long sommeil hivernal et vit son printemps calédonien. Les autocollants bleus du «Yes» sont tellement omniprésents qu’on pourrait croire que la messe est dite.

Hayley Scanlan crée des vêtements à Dundee, un port de la côte est. Elle avoue ne pas s’intéresser à la politique et n’avoir jamais voté de sa vie. Ce sera la première fois. Elle est heureuse de connaître le succès chez elle, en Ecosse. Comme beaucoup de ses amis du secteur de la mode, elle pensait d’abord déménager à Londres, mais n’en avait pas les moyens. C’est pourquoi elle est restée à Dundee, où les loyers sont bien plus bas. Dans sa ville, elle fait partie de ces entrepreneurs en nombre croissant qui ne veulent plus s’exposer au stress de la capitale. Ses clients, elle les trouve en ligne et ne part pour le sud que pour la Fashion Week. A Dundee, à la différence de Londres, on ne lui demande pas de jouer un rôle. Elle aussi croit qu’une Ecosse indépendante serait plus prospère. Son propre exemple prouve qu’en y mettant de l’énergie et de la ténacité on peut réussir. Elle attend les mêmes vertus de son pays.

L’argument clé du camp du «Yes» est l’or noir. Le premier ministre Alex Salmond assure que les impôts issus de l’industrie pétrolière suffiraient pour que le pays s’épanouisse. Il promet que les revenus que l’Etat en tire grimperont à plus de 7 milliards de livres (10,7 milliards de francs). D’autres parlent de la moitié. Le magazine The Economist écrit que les chiffres de Salmond ne sont que le résultat d’un pari sur les réserves de pétrole de la mer du Nord. Qui oublie que, lorsque les réserves seront au bout, l’Ecosse devra aussi assumer la responsabilité d’évacuer les centaines de kilomètres d’oléoducs qui strient la mer. Ce travail pourrait coûter jusqu’à 40 milliards de livres, actuellement à la charge de la Grande-Bretagne.

Iain Downie, ingénieur de forage chez BP, pense que le gouvernement écossais minimise volontairement de tels coûts. Son boulot à lui, c’est de faire en sorte que l’or noir s’écoule afin que, plus tard, Liam Stevenson puisse le livrer dans son camion-citerne. Iain Downie votera non. Il sait combien les pronostics quant aux réserves sont fragiles. Quand il était enfant, sa famille respectait Margaret Thatcher parce qu’elle remettait le pays à flot après des décennies de stagnation. Le Royaume lui donnait un sentiment de sécurité et d’appartenance.

Quand le doute profite au non

Iain Downie a traqué les gisements pétroliers un peu partout dans le monde et son passeport britannique lui ouvrait les portes. Il raconte que la recherche pétrolière est devenue plus ardue, parce que les réserves s’épuisent et se font moins accessibles. Dans son discours, le référendum devient l’idée aberrante d’une bande de risque-tout. L’équation comporte beaucoup trop d’inconnues: «Que se passera-t-il avec les retraites? Pourrons-nous garder la livre britannique? Comment négocierons-nous les biens et les services si nous n’avons pas de Bourse en Ecosse?»

Ces questions, ces doutes, pourraient bien inciter d’autres Ecossais à voter contre l’indépendance. Le référendum est un combat entre optimistes et pessimistes, il dira quelle est l’inclination au risque dans le pays.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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La guerre des montres

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 06:00

Décodage. Les ventes de montres connectées explosent. Apple lancera bientôt la sienne. Où sont les horlogers suisses dans cette révolution qui s’annonce?

Et maintenant, Apple contre Swatch? La firme californienne, qui a déjà dévalisé les rentes des majors de la musique et relégué aux placards de l’histoire des géants comme Nokia ou BlackBerry, serait aujourd’hui en passe de ringardiser une des industries les plus anciennes et les plus profitables de la Suisse: l’horlogerie. Il n’a fallu qu’une rumeur pour faire naître cette hantise.

Apple serait sur le point de lancer un nouvel appareil connecté, l’iWatch, qui se porterait au poignet. Certains y voient déjà les prémices d’une de ces innovations, à la fois créatrices et destructrices, dont ce début de XXIe siècle semble avoir le secret. Ancien directeur romand d’Avenir Suisse et observateur avisé du monde horloger, Xavier Comtesse prévient: «A côté de ce qui s’annonce, la crise du quartz qu’a connue l’horlogerie suisse dans les années 80 n’était qu’une promenade de santé.»

Pour comprendre les raisons profondes de cette inquiétude, rien ne sert d’aller à Bienne ou au Locle, berceaux historiques de l’industrie horlogère helvétique. Curieusement, il est plus utile de se rendre à l’autre bout de la Suisse romande, à Sion. Il faut rejoindre la Haute école spécialisée (HES), trouver son chemin dans le dédale d’ateliers de la section Systèmes industriels, puis gravir une passerelle en métal jusqu’au bureau de Sébastien Mabillard.

En juin dernier, ce responsable de la fondation valaisanne pour la promotion économique The Ark a organisé une conférence dédiée au secteur émergent de l’«e-santé». La rencontre réunissait les principaux acteurs suisses de ce secteur mal connu mais en pleine expansion, qui promet de devenir l’un des grands enjeux sociaux et économiques du XXIe siècle. «La révolution a déjà démarré. Le rythme s’est même considérablement accéléré ces deux dernières années», observe Sébastien Mabillard.

La révolution qu’évoquait sa conférence est celle de la miniaturisation des appareils électroniques, qui permet de franchir une nouvelle étape dans l’emprise de l’informatique sur nos vies. Déjà omniprésents dans nos salons, sur nos bureaux et dans nos poches, les appareils connectés s’apprêtent à venir se coller à nos corps. Et en premier lieu à nos poignets.

Bye-bye «K2000»

Les auteurs de science-fiction l’avaient déjà imaginé, mais beaucoup suivaient une fausse piste. L’idée n’est pas de susurrer à sa montre pour activer le Turbo Boost de sa Pontiac autopilotée, comme le faisait David Hasselhoff dans la série K2000 en 1982. La révolution qui vient est tout autre.

La montre connectée de 2015 veillera sur vous, en permanence. Le jour, elle mesurera votre activité physique. La nuit, elle observera la qualité de votre sommeil. Elle gardera un œil attentif sur vos principales fonctions vitales. Peut-être même qu’un jour, en vous prévenant du danger ou en appelant les secours, elle vous sauvera la vie. Bien mieux que K2000.

Rêve ou cauchemar? Peu importe: toutes les technologies qui permettent de le faire sont déjà là. Elles sont d’abord apparues dans des bracelets électroniques destinés aux sportifs. Les précurseurs sont deux sociétés californiennes, Fitbit et Jawbone, qui sont parties de zéro pour créer le nouveau marché des «bracelets fitness». Depuis, les mastodontes coréens de l’électronique, Samsung et LG, se sont engouffrés dans la brèche avec des montres connectées aux fonctions plus étendues, qui permettent notamment de recevoir des notifications de messages ou d’appels sans avoir à sortir le téléphone de sa poche. Les premières générations de ces appareils ont peiné à convaincre. Mais les Coréens avancent, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier.

Ces montres connectées seront l’attraction principale du Salon de l’électronique IFA, qui ouvre ses portes le 5 septembre à Berlin. Samsung y dévoilera sa nouvelle Gear S, avec écran rectangulaire incurvé, et LG présentera sa G Watch R au cadran arrondi. Motorola s’y lancera avec la Moto 360, ronde elle aussi. Selon le cabinet d’études Canalys, les ventes de bracelets et de montres connectés ont bondi de près de 700% dans les six premiers mois de 2014, comparé à toute l’année 2013. Le cap des 25 millions de pièces serait à portée dès 2015, soit presque autant que la production annuelle de montres Swiss Made.

Le marché pour ce type de produit explose, mais l’offre est encore balbutiante et parcellaire. Certaines, comme la Gear S, cherchent à réunir toutes les fonctions d’un téléphone portable dans un appareil collé au poignet et à recharger toutes les nuits. D’autres, comme celle de LG, sont conçues pour être une extension du smartphone. Parmi les bracelets, certains s’adressent spécifiquement aux maniaques du fitness ou du jogging, tandis que d’autres sont adaptés à un usage de tous les jours. Les uns sont simples à utiliser, les autres complexes et mal conçus.

C’est ici qu’arrive Apple, en général. Si une entreprise a déjà prouvé qu’elle savait entrer au bon moment sur le bon marché avec un produit novateur et mieux pensé que les autres, c’est bien elle. En juin dernier, la firme a dévoilé une nouvelle plateforme de programmation appelée Health Kit qui permettra aux développeurs d’applications de créer des logiciels adaptés à la mesure de données liées à la santé. Tim Cook, le patron d’Apple en poste depuis trois ans, lance des messages codés. «Il y a beaucoup de gadgets dans cet espace, mais il n’y a rien de vraiment génial», affirmait-il il y a un an, un bracelet FuelBand de Nike au poignet. Avant d’ajouter: «Ce marché est mûr pour être exploré.»

Cherchez l’horloger

Où sont les horlogers suisses dans tout ça? Ils n’étaient en tout cas pas à la conférence qui se tenait à Sion sur l’«e-santé». Aucun représentant de la branche n’avait fait le déplacement, confirme Sébastien Mabillard, qui se dit «un peu surpris» par cette absence. Le thème du poignet connecté et de la cybersanté ne semble pas faire partie de leurs préoccupations actuelles. Et pour Xavier Comtesse, c’est une grave erreur.

«Le prochain cap, c’est le poignet, prédit-il. Tous les efforts de miniaturisation de l’électronique tendent vers cela. C’est d’ailleurs la même raison qui a fait passer la montre du gousset au bracelet, il y a exactement un siècle. Le poignet est le seul endroit qui permette de consulter un écran tout en poursuivant son activité. Les horlogers suisses sont persuadés que l’image de luxe et le statut social que confèrent leurs produits les protégeront toujours. Ce n’est pas dit. Les marqueurs sociaux évoluent.»

Selon lui, même sans considérer les enjeux liés à la cybersanté, la réception de notifications au poignet transformera la montre en support d’une nouvelle intimité. «Elle rendra plus naturelle et aisée la communication avec nos proches, à qui nous envoyons déjà tant de messages pour dire «je suis là», «j’arrive dans quinze minutes», «je t’aime». Le jour où une montre connectée permettra aux parents de recevoir un message disant que leurs enfants sont bien arrivés à l’école, tous en porteront.»

«Se dire que l’on va tranquillement continuer de produire des montres mécaniques hors de prix serait une erreur fatale, avertit Xavier Comtesse. Ce serait comme essayer de vendre des trains Märklin à l’époque des jeux vidéo.»

La seule question encore ouverte, estime-t-il, est de savoir si l’industrie horlogère suisse a l’ambition de faire sa place dans ce nouveau monde. Le groupe américain Fossil a déjà passé un accord avec Google pour utiliser son système d’exploitation Android Wear, spécialement conçu pour les bracelets et montres connectés. «Pas un seul horloger suisse n’a encore scellé d’alliance de ce type», s’inquiète Xavier Comtesse.

Le pire pour les horlogers est que cette révolution pourrait se dérouler sans eux. «Ils deviendraient les victimes collatérales d’une révolution qui n’a, au fond, pas grand-chose à voir avec eux», observe Xavier Comtesse. Et ce alors que d’autres acteurs – pourtant apparemment moins concernés – sont déjà bien décidés à en faire partie. Y compris en Suisse.

Swisscom, par exemple. L’ex-régie fédérale a créé une division «e-santé» en 2011 déjà. L’un de ses collaborateurs a fait une présentation très détaillée sur ce secteur lors de la conférence The Ark, notant que près de 350 000 capteurs sont déjà en fonction en Suisse pour enregistrer des données personnelles liées à la santé, qu’il s’agisse de bracelets fitness ou d’instruments connectés plus spécifiques pour mesurer la tension ou le taux de glycémie. Swisscom s’attend à ce que ce nombre soit multiplié par quatre d’ici à 2018. «Nous avons constaté un vrai boom dans l’utilisation de ces appareils depuis un an et demi», confirme Stefano Santinelli, le directeur de la division «e-santé» de Swisscom. Le marché est encore très fragmenté, explique-t-il, mais l’arrivée d’Apple pourrait rapidement changer la donne.

Stefano Santinelli précise que sa division ne mène aucune discussion concrète avec des horlogers. Swisscom n’y tient d’ailleurs pas particulièrement. «Nous mettons en place une plateforme capable de recueillir ces données et de les intégrer dans un dossier personnel. Ce système doit être compatible avec n’importe quel appareil, quel que soit son fabricant.»
«Tous les ingrédients sont réunis pour faire de la Suisse romande un berceau de ces technologies, veut croire Sébastien Mabillard. Le terrain est prêt. Nous attendons les entrepreneurs et les innovateurs de demain dans ce domaine», conclut-il. Reste à savoir si les horlogers suisses en feront partie.

francois.pilet@hebdo.ch@FrancoisPilet


Interview. Pour Nick Hayek, CEO de Swatch Group, l’industrie horlogère suisse n’a rien à craindre de l’arrivée de l’iWatch.

«Nous n’allons pas submerger le marché avec des gadgets»

Monsieur Hayek, est-ce que vous dormez bien la nuit?
Très bien!

Avez-vous essayé un de ces bracelets d’activité connecté?
Oui, mais pas la nuit. Je n’aime pas porter un objet au poignet quand je dors. Cela ne m’intéresse pas vraiment, j’ai un très bon sommeil. Le vôtre, c’est quel modèle?

C’est un Fitbit.
Vous devez le recharger?

Oui, il tient une petite semaine.
Vous connaissez le Vivofit, de Garmin?

Je ne l’ai pas essayé.
Il tient plus d’une année sans être rechargé.

La «NZZ am Sonntag» dit que Garmin sous-traite la fabrication de la batterie et certains capteurs du Vivofit à Swatch Group. Est-ce vrai?
Je n’ai malheureusement pas le droit de le dire, mais la NZZ am Sonntag est habituellement une source sérieuse.

L’industrie horlogère est-elle aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle révolution technologique?
La révolution technologique fait partie de l’ADN de notre industrie. C’est un processus continuel. L’industrie horlogère suisse est dans une position très avantageuse aujourd’hui. Nous sommes les champions de la miniaturisation, qu’il s’agisse de mécanique ou d’électronique. Sans oublier les innovations dans le monde des matériaux. Notre produit se porte sur la peau, et nous devons donc remplir des normes très strictes. Cela passe par la production d’acier sans nickel, de nouveaux plastiques qui ne réagissent pas aux crèmes hydratantes ou solaires. Tout cela doit être maîtrisé. C’est une des excellences de l’industrie horlogère suisse

Qu’en est-il chez Swatch?
Swatch Group est à la pointe de l’innovation, que ce soit dans les matériaux, le silicium, les composants totalement antimagnétiques ou encore des poudres céramiques. C’est le cas également pour les écrans tactiles, les batteries et les senseurs gyroscopiques à basse consommation. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles beaucoup de géants de l’électronique viennent nous voir. Les analystes boursiers nous ont souvent demandé pourquoi nous voulions garder des sociétés comme EM Microeletronic-Marin, Renata ou Micro Crystal, qui rapportent moins en termes de bénéfice que nos marques horlogères. Vous avez aujourd’hui la réponse. Les puces, les capteurs, les écrans tactiles et non tactiles, les batteries et toutes les technologies à basse consommation sont nécessaires pour faire un produit porté au poignet. Qu’il soit smart ou pas smart.

Ces nouveaux produits pourraient menacer les ventes de montres traditionnelles.
Si le fait d’indiquer l’heure était le seul intérêt des montres, l’industrie horlogère n’existerait plus depuis longtemps. Je me souviens qu’à l’époque des premiers téléphones portables, les journalistes venaient nous voir pour demander si nous allions encore pouvoir vendre des montres, puisque ces appareils indiquaient l’heure de manière plus précise. Le marché de l’horlogerie n’a fait que croître depuis lors, surtout dans la montre mécanique! L’apparition de nouveaux produits est une occasion fantastique de toucher les millions de personnes qui ne portent pas de montre, et de les habituer à le faire. L’arrivée de nouvelles fonctions nous aidera à convaincre toujours plus de gens à porter quelque chose au poignet. C’est cela le vrai enjeu. J’estime que seuls 30% des Américains portent une montre. Beaucoup de gens dans le monde ne portent pas de montre. Il y a encore tellement de poignets à conquérir! Ces innovations nous aideront à ouvrir un nouveau marché, et à y accéder.

Samsung, LG, Motorola, bientôt Apple: vous avez face à vous des acteurs d’une puissance redoutable.
Nous n’avons pas de complexe d’infériorité. Mais nous n’avons rien à gagner en essayant de submerger les marchés avec des gadgets électroniques. D’ailleurs, aux Etats-Unis, on a rarement autant parlé de Swatch qu’aujourd’hui. On nous compare à Apple… Pas mal, non?

Vous avez des contacts avec ces géants de l’électronique. Comment perçoivent-ils la situation?
Les fabricants d’électronique sont en effet très inquiets. Ils ont peut-être aussi compris que la miniaturisation va conduire à de nouveaux produits qui se porteront sur le corps. Ils craignent que cette évolution ne rende caducs certains de leurs produits actuels. Ils ont raison: ces nouveaux objets connectés menacent plutôt de remplacer les téléphones et d’autres dispositifs portables que la montre! Ils explorent toutes les voies possibles, et toutes les formes: les bijoux, les lunettes et les montres. Et bientôt la culotte, peut-être. C’est un effort énorme pour eux d’ouvrir une nouvelle catégorie de produits qui ne cannibalisent pas ceux qu’ils ont déjà. Pour l’industrie horlogère, c’est tout le contraire. C’est une occasion en or! Nous sommes déjà au cœur de cette révolution. Nous avons tous les savoir-faire nécessaires pour réussir l’intégration de nouvelles fonctions dans un produit porté au poignet. Nous l’avons d’ailleurs déjà fait par le passé.

Ils ont de bonnes raisons d’avoir peur! Ils ont déjà subi coup sur coup l’arrivée de l’iPod, de l’iPhone et de l’iPad…
Nous avons aussi vécu la crise horlogère, et nous avons une très bonne mémoire. A l’époque, l’industrie suisse était exclusivement concentrée sur le luxe, n’avait aucune stratégie de segment et, surtout, aucune innovation. La situation est totalement différente aujourd’hui.

Sur quoi se jouera la guerre des poignets?
La clé de tout, ce sont les batteries et la consommation d’énergie. Nous sommes aux premières loges dans les deux domaines. Regardez le Vivofit, de Garmin: le produit qui n’a pas besoin d’être sans cesse rechargé a un avantage considérable sur les autres. Nous étions les premiers à utiliser des écrans tactiles très peu gourmands en énergie. Nous les avons intégrés dans nos montres des années avant le téléphone mobile. Nous maîtrisons ces techniques.

Vous lancerez une nouvelle montre connectée en 2015. Ne craignez-vous pas de concurrencer vos propres produits?
Il n’y a pas de cannibalisation. La Swatch lance sans cesse de nouvelles collections: ce n’est pas une cannibalisation! Les gens ne veulent pas porter toujours la même chose au poignet. C’est la grande révolution que Swatch a apportée: il en existe pour tous les goûts, pour toutes les occasions et toutes les activités. Les gens en possèdent plusieurs. Prenez la Sistem 51, une Swatch mécanique extrêmement avancée, révolutionnaire, bon marché et 100% Swiss made que nous venons de lancer. Vous pourriez dire la même chose: «Vous êtes fou! Vous cannibalisez les ventes de Tissot et des autres!» C’est tout le contraire. Le marché est stimulé: nous vendons plus de montres Swatch et plus de Tissot. D’ailleurs, les ventes de Swatch aux Etats-Unis ont augmenté de plus de 30% depuis que les bracelets fitness sont apparus aux Etats-Unis.


Point de vue. Loin d’être un gadget de plus, la montre hyperconnectée est une petite révolution copernicienne. Au lieu d’être comptable du temps inflexible de Newton, elle est la gardienne de notre propre durée intérieure. Elle abandonne le chronos au profit du kairos, l’art d’agir au bon moment.

La montre au poignet, du temps de la physique au temps de l’individu

La montre-bracelet s’est démocratisée pour une question de vie ou de mort. Il y a cent ans, pendant la Première Guerre mondiale, il ne faisait pas bon lancer un assaut sans une synchronisation précise des attaques. Les Britanniques ont ainsi perdu des milliers de soldats pendant la bataille des Dardanelles: leurs garde-temps marquaient des décalages de plusieurs minutes entre les différents postes. Ils se sont ensuite dépêchés d’équiper les soldats de montres fiables, résistantes aux chocs et surtout pratiques, car portées au poignet.

Puis la montre-bracelet a encore gagné en précision, en complication, en innovation. Elle s’est électrifiée dans les années 50, numérisée deux décennies plus tard, avant de s’imposer comme un objet de mode accessible au plus grand nombre grâce à la Swatch. Elle est devenue statutaire, luxueuse, raffinée, toujours grâce au génie suisse. Elle a gagné en désir de possession ce qu’elle a perdu en utilité fondamentale, comme jadis dans les tranchées. Car l’heure est aujourd’hui partout, à commencer sur l’écran des téléphones-ordinateurs.

Mais la montre, qu’elle soit analogique ou digitale, a toujours gardé sa fonction essentielle: dire l’heure. Elle reste même l’outil le plus efficace pour mesurer le temps. Un coup d’œil au poignet et hop! l’information capitale est donnée. C’est le temps de la physique, quantifiable, divisible, tel que l’ont observé les Galilée et Newton. Un absolu en perpétuel mouvement, impersonnel, universel, immatériel, inhabitable, inflexible. Bref, c’est le dieu Chronos qui n’aime rien tant que de nous manger à petit feu.

Chronos? L’intéressant est que le futur de la montre, ces objets hyperconnectés dont nous parlons dans ces pages, tend vers l’autre conception du temps chez les vieux Grecs. Car se quantifier soi-même, savoir comment on va ou comment on pourrait aller mieux, anticiper un danger potentiel, se rassurer ou s’inquiéter, partager ses données personnelles en cas de nécessité revient à gérer non le temps de la physique, mais bien son temps intérieur, personnel, vécu et perçu. Une durée qui, au contraire de l’autre, ne se partage pas, tant elle nous est propre. Parfois trop lente, parfois trop rapide, si subjective. Si humaine!

Loin d’être le gadget que l’on nous présente trop facilement, la montre comptable de notre propre horloge interne est bien une révolution conceptuelle. Elle réinvente, cent ans plus tard, la breloque antichoc de 14-18. Cette technologie mobile fait appel au kairos, l’autre dieu grec du temps. Une jeune déité qui n’a qu’une seule touffe de cheveux sur la tête et qu’il faut saisir au moment opportun, ni trop tôt, ni trop tard. Le kairos, c’est l’art d’agir au bon moment, de saisir l’occasion. Il incarne une autre dimension du temps, plus profonde, plus existentielle, ouverte à l’influence humaine. Il associe l’action et la durée, le général et le particulier. Et la notion de risque, comme le pensait Machiavel.

Dès lors, une montre apte à nous informer plus vite sur les autres et surtout sur nous-mêmes, une sentinelle qui dialogue avec notre propre mécanisme intérieur glisse bien du chronos au kairos (sans oublier bien sûr de nous donner l’heure). Elle est un outil de gestion de notre propre durée ici-bas et des différents temps de notre organisme. Notre cerveau, nos cellules, notre système cardiovasculaire ont chacun des modalités temporelles différentes. Nous avons beau être des individus, donc des entités indivisibles, mais nous vieillissons en pièces détachées, au gré de nos différentes horloges biologiques. Si un mécanisme portable et ses capteurs innombrables peuvent mieux rendre compte de ces durées personnelles et nous aider à mieux vivre, alors pourquoi pas? Cela reviendrait à chérir davantage le seul temps désirable et aimable, le kairos, plutôt qu’un dieu vengeur qui ne pense, le salaud, qu’à nous bouffer tout cru.

 

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«J’ai fait de mon handicap un atout»

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:50

Trajectoire. William Chiflet bégaie sévèrement depuis l’enfance. Dans un livre-confession, «Sois bègue et tais-toi», il raconte comment il a réussi à vivre avec cette souffrance quotidienne, et à la surmonter.

Margaux Fritschy

«Il existe plusieurs formes de bégaiement, (…) dans mon cas, c’est le blocage. La syllabe reste coincée dans la gorge, le larynx devient hypertendu. Vient ensuite l’expression physique du bégaiement, la syncinésie. (…) Les mouvements de tête s’accompagnent de mouvements de bras d’une intensité variable, et de coups de pieds intempestifs.»

Le tableau que William Chiflet dresse de son bégaiement dans son livre Sois bègue et tais-toi permet de saisir l’ampleur de la souffrance endurée au quotidien. Se sentir diminué, à la boulangerie, en bloquant sur le «p» de «pain», surmonter le regard des autres, leur faire comprendre que la situation n’est pas provoquée par le stress. Avec ce récit, vu de l’intérieur, William Chiflet n’entend pas expliquer les mystères de son handicap mais en décrire les épreuves et montrer qu’il est possible de le relativiser et de l’accepter.

Marié et père de deux enfants, le Parisien de 44 ans est aujourd’hui responsable de programmes magazines à France Télévisions, un métier où la communication et le bagou priment. «Je ne suis pas timide, je m’exprime davantage que mes collègues durant les séances, raconte-t-il. En fait, j’ai fait de mon handicap un atout.» Les gens le remarquent et, dans ce milieu, cela compte énormément. «C’est seulement en lisant son livre que j’ai compris les difficultés de William», explique Nathalie Darrigrand, qui dirige l’unité magazines de France 2.

Pas de remède

Entre 8 et 10% de la population souffrent de troubles de la parole durant l’enfance, estime l’association française Parole-Bégaiement. Chez les adultes, la proportion diminue à 1%, soit 70 000 personnes en Suisse. Pour William Chiflet, qui a grandi à Paris, les premiers signes apparaissent à la maternelle. Son entourage ne s’en soucie pas, croyant que le bégaiement va disparaître, lui trouvant même un côté «mignon».

Mais les symptômes s’installent et s’amplifient. Sa grande sœur le protège face aux moqueries ou aux regards. Ses parents, professeure d’anglais et éditeur, commencent à s’inquiéter. Ils trouvent de nombreuses thérapies que le jeune garçon suit avec intérêt, espoir et curiosité parfois. Logopédiste, physiothérapeute, acuponcteur, ostéopathe, magnétiseur… Personne ne trouve la clé de ses blocages.

A l’adolescence, le lycéen s’isole. Il préfère se taire plutôt que parler sans être compris. Les sms n’existent pas encore, il faut téléphoner et, pour William Chiflet, c’est un calvaire. Généralement, il n’a pas le temps d’articuler le «b» de «bonjour» que son interlocuteur, croyant à une farce, raccroche. «L’expérience, chaque fois, me laissait épuisé et déprimé. J’étais définitivement hors jeu.»

Le bac, la révélation

Puis vient le bac avec ses… oraux. Et la révélation. Devant son examinatrice de français, le lycéen joue cartes sur table. Il avoue tout de suite son bégaiement et précise que, s’il hésite, il ne s’agit pas d’une angoisse liée à l’examen. Il obtient 13 sur 20 et, surtout, l’assurance d’avoir trouvé la bonne solution. Annoncer son handicap, avec force et humour, libère ses interlocuteurs de toute gêne ou tout questionnement.

Son bégaiement est-il dû à un choc psychologique? Un choc traumatique? A quoi bon savoir puisqu’il est présent depuis toujours et ne le quittera pas. «J’ai toujours essayé de vivre normalement, mais c’est dur. Maintenant, j’admets mon anormalité et je peux me projeter dans la vie.» William Chiflet se sent encore plus à l’aise depuis qu’il a écrit son témoignage.

Lorsqu’on lui demande comment il parvient à assumer sa situation, il répond qu’il reste avant tout quelqu’un de positif et qu’il refuse de se mettre des barrières. Il gardera toujours une relation difficile avec son bégaiement, mais il a réussi à le reléguer au rang des sujets secondaires.


Le bégaiement, une explication scientifique

Les recherches sur le bégaiement se sont accélérées ces quinze dernières années. A la cause purement psychologique, les spécialistes ajoutent des raisons physiologiques. Les techniques de neuro-imagerie comme l’imagerie par résonance magnétique (IRM) ont montré que le cerveau des bègues présente des différences anatomiques et fonctionnelles par rapport à celui des non-bègues. «Nous savons par exemple que les enfants de personnes bègues ont plus de probabilité de développer un bégaiement, explique Florence Juillerat-Rochat, logopédiste et responsable de la branche romande de l’association Parole-Bégaiement. Heureusement, les traitements destinés aux jeunes enfants sont généralement rapides et efficaces.»

www.begaiement.org

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Sophie Ventura
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Voyage en Ukraine, à l’écart des batailles

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:51

Reportage. Plongée dans le quotidien d’un pays meurtri. Choses vues et entendues.

Dimanche 24 août, jour de l’Indépendance. La parade militaire, alignée à la façon soviétique, fait défiler 1500 hommes qui marchent au pas, quelques blindés, quelques lance-roquettes, et un général, debout dans une énorme voiture décapotable, le salut solennel. Le long de la plus large avenue de Kiev, la foule applaudit, bon enfant, beaucoup de familles, des jeunes femmes avec des fleurs dans les cheveux, des gamins ravis. Des groupes chantent des hymnes à la patrie.

Notre guide, Tatyana, rousse flamboyante, ne veut pas voir ça. «Cette guerre n’est pas la mienne. Contre qui nous battons-nous? Contre des compatriotes!» Une remarque souvent entendue. Assortie de commentaires amers sur l’armée. «Ils ne se sont pas battus pour la Crimée, ils fichent le camp quand les rebelles attaquent. Les soldats sont démotivés. Et ils aimeraient que maintenant, vous, les étrangers, veniez les aider!»

Dans l’indifférence totale des médias, des manifestations de mères ont protesté, comme d’autres l’ont fait en Russie, contre l’envoi de leurs fils à la guerre. Les reproches sont lourds: les soldats sont mal équipés («ils doivent acheter eux-mêmes leurs gilets pare-balles»), mal préparés, mal commandés. Du coup, la parade paraît décalée malgré les énormes affiches qui recouvrent les immeubles incendiés lors des événements de la place Maïdan: «Gloire à nos héros». Les affiches publicitaires grand format ont été remplacées par des photos de militaires en action.

«Aidez-nous! Nous voulons des armes!»

Quant au président, Petro Porochenko, il la joue ce jour-là sur le mode belliqueux. Loin d’imaginer que dix jours plus tard, à la conférence de l’OTAN, il s’accrochera au plan de paix de Poutine avec ces mots: «L’Ukraine est fatiguée de la guerre.» Le discours de ce 24 août exalte la défense «contre l’agression étrangère, pour l’Ukraine, pour sa volonté d’indépendance, sa dignité et sa gloire». Pas un mot pour les souffrances des populations civiles prises entre deux feux dans l’est du pays. Il promet la victoire et remercie les soldats ainsi que les volontaires partis au front au sein de nombreux «bataillons» privés, en marge de l’armée.

Ces militants nationalistes lui en veulent d’ailleurs de ne pas leur avoir laissé une place dans le défilé. Ils restent en marge, par petits groupes, demandant de l’aide aux passants pour acheter des équipements. De jeunes hommes, de jeunes femmes en uniformes paramilitaires disparates s’attablent aux terrasses des cafés, embrassent leurs amis et leurs parents. Devant la Maison aux chimères, curiosité architecturale de Kiev, quelques-uns d’entre eux, en civil, au look plutôt intello, haranguent les badauds: «Aidez-nous! Nous voulons des armes! Nous ne pouvons pas compter sur l’armée, elle est inefficace, corrompue!»

Les Ukrainiens lisent peu les journaux. Ils s’informent sur les chaînes de télévision privées ou publiques, toutes progouvernementales, et surtout dans les dédales de l’internet où foisonnent les rumeurs. C’est là que sont apparus les premiers chiffres terrifiants sur le nombre des victimes. Près de 3000, un tiers de combattants des deux bords, deux tiers de civils bombardés. Nombre de sites en appellent à la lutte contre l’invasion russe. D’autres rapportent la déception de ceux qui ont cru qu’avec la fuite de Ianoukovitch imposée par les manifestants de la place Maïdan, tout allait changer. Certes l’état de guerre n’est pas propice aux réformes. Mais le président élu, un oligarque qui a toujours été très à l’aise avec le système, les souhaite-t-il vraiment? La responsable de la lutte contre la corruption au sein du gouvernement, Tetiana Tchornovol, vient de démissionner. Cette journaliste s’est rendue célèbre par ses enquêtes sur l’enrichissement du président déchu et de ses copains. On n’a pas oublié son visage tuméfié par un passage à tabac au début de l’année. Elle écrit aujourd’hui: «Il n’y a pas en Ukraine de volonté politique pour mener une lutte d’envergure et sans merci contre la corruption.» Son mari, engagé comme volontaire, vient d’être tué au front de l’est.

Les victimes sont nombreuses chez ces guerriers amateurs. Les forts-à-bras des «bataillons» payés par des oligarques sont prêts au sacrifice mais mal formés au combat. L’OSCE a constaté que ces hommes – souvent liés aux partis d’extrême droite – commettent des exactions sur les civils. L’organisation Aydar est ainsi accusée d’arrêter des suspects de séparatisme et de les libérer contre de fortes sommes.

De leur côté, les caïds séparatistes brutalisent la population. Les enquêteurs de Human Rights Watch publient un rapport accablant: les buveurs de bière égarés, les promeneurs nocturnes et d’autres «suspects» sont requis pour des travaux forcés. Des appartements sont occupés et pillés.

C’est une femme de 30 ans, Ianina, d’une petite ville près de Kharkov, non loin de la frontière russe, de passage à Kiev, qui résume le mieux la situation des malheureux habitants du Donbass. «Nous sommes orphelins. Russophones, nous ne voulons pas devenir Russes. Nous avons peur des séparatistes armés. Mais nous n’avons aucune confiance dans le gouvernement ukrainien. Nous ne savons pas vers qui nous tourner.» Elle raconte que son fils de 10 ans parle russe à la maison mais n’en apprend pas la grammaire parce qu’à l’école, seul l’ukrainien est pratiqué. «Les dirigeants de Kiev ne respectent pas notre culture.» Elle plaint son amie de Donetsk qui a dû fuir la ville bombardée avec ses trois enfants, abandonnée par son mari qui s’est engagé chez les miliciens. «Il lui a simplement dit: «Je pars pour la bonne cause.»

A Lviv, berceau historique du nationalisme ukrainien

Si les voix critiques à l’endroit du gouvernement se font entendre dans la capitale, inutile de les chercher à Lviv, capitale de la Galicie, berceau historique du nationalisme ukrainien, à proximité de la Pologne. La belle ville qui rappelle Cracovie ou Prague, marquée par son long passé polonais et autrichien, vit dans la ferveur antirusse. Daniela, notre guide francophone fort cultivée, n’aime pas non plus les Ukrainiens de l’est: «Je les déteste, s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à partir!» La tentation est grande de lui faire remarquer qu’après avoir collaboré à l’élimination des juifs sous les nazis, massacré et chassé des milliers de Polonais au lendemain de la guerre, les Galiciens pourraient enfin rompre avec l’idée de l’«épuration».

Les touristes étrangers, nombreux autrefois, ne viennent plus mais les Ukrainiens continuent d’affluer à Lviv. Pour son architecture, ses innombrables églises… et ses cafés thématiques. L’un d’eux est consacré à l’écrivain autrichien, né ici, Leopold von Sacher-Masoch, chantre du masochisme. Les serveuses portent des cravaches, fouettent, devant un public rigolard, les fesses dénudées des amateurs.

Le ton est donné sur la façade de l’immeuble abritant le gouvernement de la province. On y a placardé un immense portrait de Stepan Bandera, le héros nationaliste d’avant-guerre, allié un temps aux nazis, soutien de l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine qui mena le combat contre les Soviétiques jusqu’en 1954. Il fut finalement assassiné par le KGB à Munich. A côté, une affiche incite le public à envoyer des SMS payants à l’armée pour contribuer à son financement.

Cap sur Odessa

Le voyageur qui trouverait cette atmosphère lourde peut mettre le cap au sud, à Odessa, sur la mer Noire. Radical changement de ton. Cette ville au long passé russe, ouverte sur le monde grâce à son port, a une longue tradition de tolérance… et d’humour. Les Odessites flânent en famille dans les rues piétonnes, s’attardent aux terrasses, boivent et rient. Les patrons des cafés sont moins ravis: ils ont perdu près de la moitié de leur chiffre d’affaires avec la disparition des touristes russes.

Au pied du fameux escalier du Potemkine, souvenir du film d’Eisenstein, le port trimballe des containers. Plutôt calme. Le commerce international est en chute libre comme toute l’économie.

C’est une femme, encore une, mathématicienne et professeur de français, appelons-la Katya, qui décrit finement l’état d’esprit dominant. «Nous sommes attachés d’abord à Odessa. Nous avons peur bien sûr d’une extension de la guerre, de l’arrivée des Russes, mais nous n’avons pas confiance dans le gouvernement de Kiev. Il y a des jours où je me demande ce qui vaut le mieux. Vivre ici, avec la liberté, mais avec si peu d’emplois, des salaires de misère qui stagnent ou diminuent alors que les prix augmentent, ou alors vivre en Russie, sans liberté, mais avec de meilleures possibilités de travail, de meilleures paies, de meilleures rentes pour les vieux…» Katya nous montre l’immeuble où 41 personnes ont péri dans l’incendie du 2 mai, provoqué par les extrémistes ukrainiens. Le lieu est fleuri tous les jours. «Je ne sais pas qui a provoqué qui. Mais les responsables de la police et des pompiers qui ne sont pas intervenus ou trop tard pour mettre fin au drame n’ont pas été punis.»

Katya attend un enfant. «Nous voulions le faire en 2009, mais c’était la crise, nous étions tous au chômage. Et maintenant qu’il est en route, c’est la guerre! Il faut s’y faire.»

Les Odessites aiment se dire «prêts à tout». Avec dignité et sourire en coin. La vieille dame qui trottine dans la belle synagogue restaurée a toujours habité ici. «Sauf entre 1941 et 1944, lorsque nous avons cherché refuge au Kazakhstan. A l’époque soviétique, ce lieu était transformé en halle de sport.»

Les juifs étaient nombreux avant la Seconde Guerre mondiale, près d’un tiers de la population. Les troupes roumaines alliées aux nazis en ont massacré 100 000 fin octobre 1941. Et pourtant, malgré cet effroyable passé, depuis l’indépendance de l’Ukraine, beaucoup reviennent. Des Etats-Unis notamment. Ils apportent savoir-faire, moyens financiers, esprit d’entreprise et contribuent à la vitalité de la ville. Le patron de la Datcha, le meilleur restaurant, juif né à Odessa, ne cache pas ses sentiments: «Les Russes? Je n’ai rien de commun avec eux sinon la langue. Ce n’est pas parce que l’on porte un t-shirt italien que l’on devient Italien.»

Aucun visiteur ne rate les somptueux marchés d’Odessa, l’abondance des fruits, des légumes, des viandes et des poissons parfois offerts vivants. La terre de ce pays est riche. Qu’en adviendra-t-il s’il s’intègre dans le marché unique européen? Les tomates hollandaises remplaceront-elles celles du cru? Les Odessites ont d’autres soucis, d’abord rester en paix, libérer l’économie de la tutelle étouffante des oligarques, commercer, comme depuis des siècles, avec tout le bassin euro-asiatique. Europe et Russie comprises évidemment.

Le voyage en Ukraine – allez-y! c’est facile et sans danger hors des zones sensibles – a ceci d’utile qu’il rappelle une réalité escamotée. L’avenir de ce pays ne se joue pas seulement dans les manœuvres russes et occidentales. Il se dessinera à travers la volonté d’un peuple divers, déchiré, mais en quête de paix en dépit des apparences d’aujourd’hui. Reste à trouver les voies de la réconciliation.

Lire aussi la chronique «Comment aider l’Ukraine» de Jacques Pilet en page 38


Le déni de l’histoire

On ne comprend rien à la crise actuelle sans connaître l’histoire. Le pays a connu un sort commun sous le nazisme et le communisme. Mais auparavant, il a été divisé pendant des siècles, rattaché d’une part à la Russie, de l’autre à l’Occident sous les régimes polonais et autrichien. Là où l’on a connu le droit romain, le droit à la propriété, et là où l’on a subi la vision du monde tsariste puis soviétique, les réflexes ne sont pas les mêmes. Une ligne de rupture profonde parcourt la république entre l’est, le sud-est et l’ouest. Sans parler des parts roumaines et ruthènes ajoutées par Staline au patchwork.

Ce passé n’est pas débattu. Il pèse lourd. Ainsi le sacrifice des citoyens de l’URSS pour abattre Hitler (29 millions de morts!) n’est pas considéré de la même façon. Et pour cause: tout un pan de la société ukrainienne, exaspéré par le «génocide de la faim» imposé par Staline en 1932-1933, s’est allié aux «libérateurs» nazis.

A Lviv, rue Bandera, un musée mémorial des victimes de l’occupation montre en l’état d’alors la prison utilisée successivement par les Polonais, les Allemands et les Soviétiques qui y ont assassiné tous les détenus à leur fuite en 1941. On n’y dit pas un mot des Ukrainiens qui, au lendemain de la guerre, y ont aussi maltraité et éliminé des Polonais, des juifs et des communistes. A quelques kilomètres de là, la belle ville de Zhovka était peuplée, avant la guerre, d’un tiers de Polonais, d’un tiers de juifs et d’un tiers d’Ukrainiens. Ceux-ci s’y retrouvent seuls. Et les autres? La guide a la réponse sobre: «Les juifs ont été massacrés et les Polonais sont partis.» En fait, ils ont été eux aussi, sinon chassés, tués par dizaines de milliers par les nationalistes. Ce conflit-là, ravageur et cruel, qui a duré jusqu’à la fin des années 40, reste aujourd’hui tabou.

Baby Yar est le grand lieu de la mémoire juive. Dans la banlieue de Kiev, une colline est bordée d’un long ravin. Le 29 septembre 1941, 34 000 juifs y ont été fusillés par les nazis avec l’aide active des Ukrainiens. Près de 100 000 personnes ont été massacrées ici, y compris des Tziganes, des résistants et des soldats soviétiques. Les circuits touristiques ne passent pas par là. Pour y aller, il faut s’obstiner dans le dédale des quartiers, puis à travers une forêt où le chemin n’est même pas goudronné. Un modeste monument y a été dressé en 1991. Les Soviétiques voulaient faire oublier cet épisode qui rappelait la collusion germano-ukrainienne. Les nationalistes au pouvoir depuis l’indépendance n’ont pas plus envie d’évoquer le sujet. Tant que les Ukrainiens n’assumeront pas leur passé de division et d’horreurs, celui-ci remontera par bouffées détournées et vénéneuses.

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Jacques Pilet
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Les vertus hallucinantes des champignons magiques

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:52

Zoom. Les psilocybes ont des propriétés thérapeutiques qui suscitent l’intérêt des chercheurs. Les risques liés à leur consommation semblent limités.

Benjamin Keller

Les champignons hallucinogènes, un substitut idéal aux traitements conventionnels contre la dépression, le stress? Ou encore contre les terribles maux de tête provoqués par une maladie rare? Certaines personnes souffrant par exemple de l’algie vasculaire de la face, appelée aussi suicide headache, veulent le croire, car ces champignons leur «ont rendu la vie». Des patients qui ont trouvé dans les psilocybes un moyen inespéré de faire cesser leurs crises, grâce à la substance psychoactive de ces champignons «magiques».

Les propriétés thérapeutiques de la psilocybine, isolée à la fin des années 50 par le chimiste suisse Albert Hofmann, créateur du LSD, ont été mises en évidence dans plusieurs recherches récentes. Une étude de la Clinique psychiatrique universitaire de Zurich publiée dernièrement a démontré que la psilocybine réduit les réponses aux stimuli négatifs du complexe amygdalien, zone du cerveau impliquée dans la régulation des émotions. Les volontaires, à qui les chercheurs ont administré la substance, ont vu leur humeur s’améliorer. D’autres études ont relevé l’intérêt de la psilocybine pour lutter contre la dépression ou encore l’anxiété, notamment chez les personnes atteintes de cancer. Mais également les troubles obsessionnels compulsifs, grâce à son action sur les récepteurs sérotoninergiques qui font partie du système nerveux, les mêmes qui sont ciblés par les antidépresseurs.

Plus heureux, plus optimiste

De faibles quantités de psilocybine suffisent à produire des résultats thérapeutiques. A haute dose, la substance provoque cependant des effets proches de ceux du LSD: illusions sensorielles, distorsions spatiotemporelles, déréalisation, transcendance. Des sensations que recherchent les adeptes du psychédélisme qui consomment des champignons hallucinogènes. Eux aussi en retireraient des effets bénéfiques. Selon une étude publiée en juillet dernier dans le mensuel américain consacré aux neurosciences Human Brain Mapping, les champignons permettent de débloquer des régions du cerveau généralement actives uniquement lorsque l’on rêve, tandis qu’ils affaiblissent celles associées à des hauts degrés de cognition, dont la conscience de soi-même, élargissant l’esprit.

Les champignons magiques, du moins les psilocybes, rendraient donc plus heureux, plus optimiste et moins centré sur soi-même. Leur consommation comporte-t-elle néanmoins des risques? «En réalité, pas tellement, explique le professeur Daniele Fabio Zullino, médecin-chef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève. Rien ne permet d’affirmer qu’ils soient addictifs, même s’il y a des usagers compulsifs, ni qu’ils soient toxiques pour le cerveau ou le foie. A ma connaissance, il n’existe pas de cas de surconsommation fatale documentée. Nous recevons des patients à cause de l’alcool ou de la cocaïne, mais pas des psilocybes. Pourtant, des consommateurs, il y en a.» Quant à la menace de rester «croché», il s’agit d’un mythe, selon le spécialiste. «Les champignons ne rendent pas non plus schizophrène.»

Les puissants effets des «champis» ne sont pas à prendre à la légère pour autant. Ils peuvent déclencher de violents bad trips, de mauvaises expériences accompagnées de visions traumatisantes lors desquelles on a l’impression qu’on ne reviendra plus jamais à la réalité. «Les effets anxiogènes peuvent durer plusieurs dizaines de minutes et provoquer des crises de panique.» Il faut aussi mentionner de potentiels flash-back. Certains comportements associés à la prise de champignons peuvent être également problématiques. Il est ainsi fortement déconseillé d’en consommer dans des endroits peu sécurisés ou, bien sûr, en conduisant, car ils entraînent perte de contrôle et vulnérabilité. Mais les histoires de personnes se prenant pour des oiseaux et sautant du balcon relèvent du fantasme. Daniele Fabio Zullino souligne, par ailleurs, la possibilité de s’intoxiquer avec une autre espèce de champignon.

Interdit, sauf exception

Quoi qu’il en soit, en Suisse, les psilocybes sont considérés comme des stupéfiants. Le commerce et la consommation des champignons hallucinogènes contenant de la psilocybine sont interdits, sauf autorisation exceptionnelle de l’Office fédéral de la santé publique pour la recherche ou le domaine médical. Les sanctions vont de la réprimande à une peine privative de liberté de trois ans au plus. Ceux qui seraient tentés d’aller cueillir des «psilos» dans le Jura pour en expérimenter les vertus sont prévenus.

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Rougemont se mue en Bovierland

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:53

Zoom. Edgard Bovier investit à Rougemont, confirmant le rôle du village vaudois comme banlieue de Gstaad.

Alors que Gstaad connaît une surenchère d’hôtels de luxe et de restaurants chics, du côté vaudois de la vallée l’hôtellerie est à la peine. A Rougemont, notamment, deux des trois hôtels de la station sont fermés. Mais voilà que le vent tourne. Edgard Bovier, chef du Lausanne Palace (17/20 au GaultMillau) et du Château d’Ouchy, mais domicilié à Rougemont, est le premier à s’en réjouir: «Cette station a le vent en poupe. Il s’y construit des chalets, des restaurants et l’Hôtel de Rougemont va rouvrir en décembre.» Après dix ans de fermeture, l’établissement est en pleine reconstruction. Coût du projet: 35 millions de francs, pour un restaurant fin, un spa, un centre de conférences et 33 chambres et suites luxueuses.

«Nous misons en priorité sur la clientèle régionale et sur les propriétaires de chalets des environs qui veulent loger leurs invités, explique Philippe Attia, CEO Hospitality du projet. Nous venons d’embaucher un couple d’hôteliers suisses qui reviennent de New York pour donner à cet hôtel une atmosphère de maison particulière adaptée au profil de la station, décontracté et authentique.» Même analyse du côté de la commune qui entrevoit de nouvelles synergies entre le Saanenland et le Pays-d’Enhaut: «Nous bénéficions d’un cadre préservé grâce à des règlements de construction très restrictifs», analyse Sonia Lang, municipale des bâtiments publics. Un atout aujourd’hui très recherché qui permet à la station de «retrouver des couleurs».

Les couleurs du succès, puisque deux autres grands projets se concrétisent. Ainsi, deux investisseurs, John et Christophe Grohe, vont réhabiliter l’Hôtel Valrose d’ici à 2016. «Ce trois-étoiles permettra à Rougemont de se profiler comme une destination à part entière», prévoit Edgard Bovier, qui en supervisera les cuisines en conseiller-consultant. Puis «un plan d’affectation est en cours d’élaboration du côté de la gare», ajoute Sonia Lang. Si Edgard Bovier est aussi dans le coup, les gourmets parleront bientôt du Bovierland!

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