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Hans Rosling: "Le monde va bien, mieux que jamais. Mais personne ne veut le croire."

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:54

Interview Le médecin et statisticien suédois est devenu célèbre pour ses conférences sur la «success story» de l’humanité. En ces temps de peurs diffuses, cet indécrottable optimiste enseigne une autre manière de voir les choses.

Guido Mingels

A coups de graphiques, Hans Rosling est capable d’expliquer en quatre minutes l’histoire de 200 pays pendant ces 200 dernières années, soit l’étourdissante success story de l’humanité. Mots d’ordre: bien-être, durée de vie. Et de conclure: «Je distingue une tendance claire. Grâce à l’aide au développement, au commerce mondialisé, aux technologies vertes et à la paix, il est fort possible que tout le monde devienne riche et en bonne santé. L’apparent impossible devient possible.»

Prêcheur dans le désert? En un temps où l’internet, les journaux et la TV diffusent un flot continu de mauvaises nouvelles, il ose dire: le monde se porte mieux que vous croyez. En un temps où se répand l’angoisse face à la surpopulation, au désastre climatique, aux guerres en cours et encore à venir, Hans Rosling considère les seuls faits nus et en conclut: oui, en 2100 la Terre pourra nourrir 10 milliards d’habitants; oui, tout le monde peut sortir de la pauvreté; oui, nous pouvons surmonter le changement climatique.

Une vision fondée sur les faits

Rendez-vous à Stockholm. Rosling revient de Bombay et sera après-demain à Toronto pour recevoir un doctorat honoris causa. Entre-temps, il parle avec Bill Gates ou Al Gore, figure dans la liste des 100 personnes les plus influentes du monde dressée par Time Magazine. Et, quand il a du temps, il construit une cabane dans les arbres avec ses petits-enfants.

Son fils Ola, 38 ans, dirige avec son épouse, Anna, la fondation familiale Gapminder, qui a pour but de diffuser une «vision du monde fondée sur les faits» à l’aide de grises statistiques transformées en riants graphiques. Hans Rosling, pour sa part, résume toutes ses révélations dans des vidéos visibles sur son site internet et sur YouTube, visionnées par des millions d’internautes. Le thème du jour est la mortalité infantile, qui baisse presque partout sur la planète, mais les gens du premier monde – nous – ne le savent pas. Et les conditions de vie s’améliorent aussi presque partout, mais l’Occident ne le croit pas. Les taux de natalité reculent, la pauvreté diminue: selon l’ONU, elle s’est plus réduite depuis 1950 que durant les 500 ans précédents. L’espérance de vie augmente et la formation s’améliore: quatre Terriens sur cinq savent désormais lire et écrire. Mais nul n’y ajoute foi, quand bien même ce sont là des données incontestées. Hans Rosling les propage inlassablement sur tous les réseaux, de préférence sur Twitter.

Ces disparités qui s’amenuisent

Dans le bureau de Hans Rosling, on découvre de petits bonshommes colorés, chacun d’eux représentant un milliard de Terriens. Ils sont donc sept. Il les répartit comme suit: un bonhomme pour le milliard d’humains de la couche supérieure, Europe, Amérique du Nord et Japon; deux bonshommes pour les 2 milliards de la couche inférieure vivant dans la pauvreté dans certaines parties d’Afrique et d’Asie; et quatre bonshommes pour le reste, dans les pays émergents, la classe moyenne planétaire, ni riche ni pauvre. C’est pourquoi Rosling affirme que le fossé entre riches et pauvres qui a perduré jusqu’autour de 1950 n’existe plus. Autrement dit: «Il n’y a plus d’opposition entre nous, tout en haut, et eux, tout en bas. Il y a un continuum.»

Et il n’y a pas lieu d’être terrifié par la surpopulation, puisque la croissance de la population ralentit partout. Dans les années 70, le taux de natalité global était de 4,5 enfants par femme, il n’est plus que de 2,5. Au Brésil, il s’est réduit de 4,3 à 1,9, au Bangladesh de 6,6 à 2,3, en Iran carrément de 7,0 à 1,8. La population du monde ne croît plus parce que trop d’enfants voient le jour, mais parce que partout les gens vivent mieux, et donc plus longtemps.

Rosling sort en trombe de son bureau et lance: «Venez, on va manger. J’ai vingt minutes.»

Pourquoi y a-t-il dans votre bureau un portrait du shah d’Iran?

Ce n’est pas le shah, c’est Vassili Arkhipov. Il lui ressemble un peu. Vous connaissez?

Non.

C’est un de mes héros. Il était officier dans un sous-marin soviétique pendant la crise de Cuba et s’est opposé à son commandant, qui voulait mettre à feu une torpille à tête nucléaire quand des navires américains l’ont attaqué. Sans Arkhipov, on aurait eu une guerre atomique. Ce fut l’instant le plus dangereux de l’histoire de l’humanité.

Quel est aujourd’hui le plus grand danger pour l’humanité?

Sans doute ne l’avons-nous pas encore identifié comme tel.

Y a-t-il quelque chose qui vous fait peur?

Oui, l’ignorance. Les gens n’en savent pas assez. Ils ne connaissent pas les faits et ne veulent pas les connaître. Au lieu de cela, ils ressentent.

On dirait que le monde est à feu et à sang dans tous les coins: califat islamique, Ukraine, Gaza, Ebola, Libye, Boko Haram…

Il est vrai qu’il y a tous les jours des nouvelles inquiétantes. Mais, bien qu’elles se comportent de manière effroyable, je ne tiens pas ces bandes de terroristes en Syrie et en Irak pour le développement le plus important dans le monde musulman. L’Indonésie, plus grande nation musulmane avec près de 250 millions d’habitants, est devenue une démocratie stable. On n’en dit rien dans les médias.

Et le réchauffement climatique ne vous cause pas non plus de souci. Nous courons à la catastrophe…

Pas obligatoirement. Certaines choses vont changer. Peut-être ne pourra-t-on plus skier en Suède. Le niveau de la mer va grimper, de sorte qu’il faudra construire sa maison un peu plus haut. On pourra cultiver des céréales en Sibérie. Tout cela nécessite d’énormes investissements. Ce peut être épouvantable, mais ce n’est pas la fin de la vie. Le Bangladesh disparaîtra s’il ne construit pas des digues comme aux Pays-Bas, où ils ont investi depuis belle lurette. A propos, savez-vous qui fut le meilleur climatologue du monde?

Non.

George W. Bush. Parce qu’il a mené l’économie américaine à la faillite. La conjoncture s’est effondrée, du coup les émissions de CO2 aussi, comme le montrent les statistiques américaines depuis 2008. Il n’existe hélas aucune mesure coordonnée sur le climat qui eût pu atteindre, même de loin, un tel résultat.

Combien d’habitants la Terre peut-elle supporter? Quelle est la limite?

La question n’a pas de sens. En admettant qu’une telle limite existe, que se passe-t-il? Faut-il tuer tous les surnuméraires? Les scientifiques et les politiques sérieux savent que nous devons nous préparer à 10 milliards d’habitants en 2100, mais les activistes de l’environnement disent que plus de 7 milliards, ça ne va pas. Il est heureusement interdit de nier l’Holocauste, mais je trouve qu’il devrait aussi être interdit de proposer un nouvel holocauste.

Dites-nous deux ou trois choses de nature à nous donner de l’espoir.

D’abord, que la croissance de l’humanité a ralenti. Ensuite que l’ancienne division de la planète entre Etats hautement développés et pays en développement n’est plus d’actualité. Tertio, la santé ne cesse de s’améliorer partout. Quatrièmement, les filles bénéficient d’un meilleur enseignement scolaire. Cinquièmement, la fin de l’extrême pauvreté est proche. Selon la Banque mondiale, il y avait en 1980 2 milliards de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour; aujourd’hui elles sont environ 1 milliard.

Comment résoudre le problème énergétique?

En tout cas pas comme en Allemagne. Débrancher les centrales nucléaires pour miser sur les centrales à charbon n’est pas une bonne idée. C’est un très mauvais signal pour les pays émergents.

Ce n’est pas une réponse.

Je n’ai pas de solution. Il est clair que les pays occidentaux doivent drastiquement réduire leurs émissions de CO2. Mais je crains que le changement climatique, parce qu’il est très lent, ne suffise pas à pousser les politiques à agir. Il faudra un autre événement choquant, peut-être une grande guerre née du changement climatique.

Connaissez-vous Stephen Emmott?

Non, je devrais?

C’est un scientifique britannique qui affirme qu’on ne sauvera pas l’humanité.

Ah, toujours ces pessimistes! Ils aiment les naufrages. Je pense que le débat sur le changement climatique et la prétendue surpopulation est avant tout une critique de la civilisation. Il est le fait de gens qui désapprouvent la société de consommation et le matérialisme ambiant. J’ai beaucoup de sympathie pour cette posture, mais elle ne nous aidera pas à planifier un monde pour 10 milliards de personnes en 2100.

Décollage de Stockholm avec, en tête, cette réflexion: le fait que les enfants en sauront plus que leurs parents est une définition assez pertinente du progrès humain. Chaque génération est plus instruite que la précédente parce qu’elle combine le savoir existant avec des idées nouvelles. Et la vitesse à laquelle des solutions sont trouvées croît de manière exponentielle. A l’avenir encore, il faudra des pessimistes pour identifier les problèmes et des optimistes pour les résoudre.

©Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy


Hans Rosling

Né à Uppsala (Suède), 66 ans, ce médecin, statisticien et conférencier enseigne la santé internationale à l’Institut Karolinska et préside la Fondation Gapminder, qu’il a créée. Il a passé vingt ans de sa vie, souvent sur le terrain, à étudier le konzo, une maladie paralysante née de la malnutrition, en Afrique. Il fut en 1993 un des initiateurs de l’ONG Médecins sans frontières. En 2010, il s’est vu décerner aux Etats-Unis le Gannon Award pour la recherche continue sur
le progrès de l’humanité.

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Asile: la Suisse «gagnante» grâce à la collaboration avec l’Union européenne

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:56

Analyse. L’accord de Dublin sur le renvoi des requérants d’asile est sous le feu des critiques. Pourtant, son bilan est plus profitable qu’on ne le croit pour notre pays. Démonstration chiffrée.

Étienne Piguet

Le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) vient de publier son rapport annuel. On y trouve notamment les chiffres relatifs au principal instrument de coopération migratoire actuellement en vigueur dans l’UE, l’accord de Dublin, ratifié par la Suisse, et dont une troisième mouture est en discussion au Parlement.

Contrairement à d’autres instruments de politique migratoire européenne encore balbutiants comme le Fonds asile, migration et intégration (FAMI), Dublin n’est pas un mécanisme de solidarité entre les Etats plus ou moins concernés par l’arrivée de migrants. Son but est d’empêcher qu’une requête d’asile puisse être déposée successivement dans plusieurs pays. Dublin se veut aussi dissuasif, il n’est plus possible à un requérant débouté d’échapper à un rapatriement en choisissant un autre pays d’exil. Le principe est simple: une demande d’asile est traitée dans le premier pays où le requérant a séjourné légalement ou dans lequel – cas le plus fréquent – il est entré sans papiers valables. Des exceptions sont faites pour des raisons de regroupement familial.

N’étant pas un mécanisme de solidarité, Dublin fait immanquablement des «gagnants» et des «perdants» parmi les pays d’accueil: certains sont contraints de réadmettre des demandeurs d’asile qui avaient quitté leur territoire, d’autres peuvent s’éviter des procédures en renvoyant les requérants dans un pays de transit.

Si l’on croise les chiffres publiés par l’EASO et Eurostat avec ceux de l’Office fédéral des migrations, le verdict est sans appel: la Suisse renvoie beaucoup plus de demandeurs d’asile via Dublin qu’elle ne doit en accepter. Ainsi, en 2013, la Suisse a transféré 4165 personnes tandis qu’elle n’en a «repris» que 751. La différence entre ces deux chiffres – 3414 – équivaut au «bénéfice net de Dublin». L’Italie reçoit la grande majorité des transferts suisses (2527 contre 8 en sens inverse…), ce qui s’explique par sa position géographique en première ligne sur la route des migrations. Il en va de même pour l’Espagne, en deuxième position avec 401 transferts de Suisse (un seul en sens inverse…).

Si le bénéfice net de Dublin pour la Suisse est connu, ce qui l’est moins est la position occupée par notre pays dans l’ensemble du système, en comparaison des 30 autres Etats associés à Dublin (voir graphique).

Il en ressort qu’avec l’Allemagne la Suisse est de loin le plus grand bénéficiaire en Europe des possibilités de renvoi de requérants vers des pays de premier asile.

Si l’on rapporte les transferts au nombre de demandes déposées en cours d’année, la différence devient spectaculaire (voir graphique). De fait, la Suisse est le seul pays qui parvient grâce à l’accord de Dublin à réduire substantiellement (de près de 20%) l’effectif des demandes d’asile à examiner.

En Suisse, l’accord de Dublin a souvent été vertement critiqué par les milieux hostiles à la collaboration avec l’Europe. Les garanties de droit offertes aux requérants et la limitation des durées de détention sont vues comme des entraves à l’exécution des renvois. Pour d’autres milieux, l’accord devrait être appliqué avec plus d’énergie et les autres pays d’Europe ne remplissent pas suffisamment leurs obligations de réadmission vis-à-vis de la Suisse.

Les chiffres que nous venons de présenter montrent qu’affirmer que la collaboration avec l’UE est défavorable à la Suisse ou que les autres pays de l’UE ne jouent pas le jeu ne résiste pas à l’analyse. Bien au contraire.

Plus largement, ces chiffres révèlent à quel point il est présomptueux de croire que la Suisse peut sans dommage tourner le dos à l’Europe. Même s’il n’est pas juridiquement lié à l’accord de libre circulation des personnes, mis en péril par le vote du 9 février, l’accord de Dublin fait peser une épée de Damoclès sur la Suisse. En cas de résiliation par l’UE, notre pays ne serait plus en droit de transférer des requérants d’asile vers un pays de transit ou de séjour et, en sus, son attractivité pour les déboutés de l’UE serait massivement accrue. L’un dans l’autre, on devrait s’attendre à devoir traiter des milliers de demandes d’asile supplémentaires par année.

Lire l’ensemble du texte et ses références dans le blog d’Etienne Piguet, Politique migratoire, sur www.hebdo.ch


Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et vice-président de la Commission fédérale des migrations, il observe depuis plus de vingt ans les flux et les politiques migratoires.
 



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Ces Suisses qui renoncent aux soins médicaux faute d’argent

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:57

Analyse. Un Romand sur dix ne peut se permettre d’être soigné pour des raisons économiques. Face à cet enjeu de santé publique, des outils ont été mis en place pour les généralistes, afin de mieux encadrer les personnes en situation de précarité.

La Suisse: son système de santé hyperperformant et son assurance obligatoire et universelle des soins. Un tableau idyllique? Pas vraiment. Non seulement les assurés ne cessent de voir leurs primes augmenter d’année en année, mais les coûts de la santé ont explosé pour atteindre près de 65 milliards de francs en 2012, soit l’équivalent de 12% du produit intérieur brut. Des chiffres qui donnent le tournis, et derrière lesquels se cache une triste réalité: rien qu’en Suisse romande près de 11% de la population a renoncé à se faire soigner pour des raisons économiques au cours des douze derniers mois. Une situation d’autant plus troublante que, parmi les personnes touchées, beaucoup sont de nationalité suisse et donc assurément au bénéfice d’une couverture de base obligatoire.

Une réalité étonnante qui s’explique pourtant par un constat implacable. Juste après les Etats-Unis, la Suisse est le pays où les ménages privés contribuent le plus au financement des coûts de la santé, puisqu’ils y participent à hauteur de 25%. Non seulement via les primes d’assurance maladie, mais aussi pour tous les soins qui ne sont pas pris en charge par l’assurance de base. Des frais out of the pocket s’élevant tout de même à 17 milliards pour l’année 2012 (derniers chiffres connus). A titre de comparaison, l’assurance de base a payé, cette même année, plus de 24 milliards de francs. A savoir 35,8% de la totalité des coûts de la santé. Quant aux pouvoirs publics, ils ont contribué à hauteur de 20%, soit 13,7 milliards essentiellement destinés aux établissements médicaux, à la prévention ou encore à l’administration. Cette importante charge portée par les ménages devient problématique lorsqu’on la met en parallèle avec de récents chiffres qui font état de quelque 580 000 personnes ayant un revenu inférieur au seuil de pauvreté, et de plus de 250 000 tributaires de l’aide sociale. Autant d’individus dans une situation de précarité matérielle et pouvant être amenés, un jour ou l’autre, à renoncer aux soins faute d’argent.

Appréhender la précarité

Cet état de fait pour le moins révoltant a notamment été mis en lumière par la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne. Dans la lignée de l’étude Bus Santé menée à Genève, ces travaux inédits, conduits sous la supervision de Patrick Bodenmann, médecin cadre à la PMU, se sont concentrés sur l’expression de la précarité à l’intérieur du cabinet de médecine générale, premier relais du système de santé pour de nombreuses personnes.

«Nous avions le sentiment que certains patients pouvaient renoncer à entreprendre des soins auprès de leur généraliste, explique Patrick Bodenmann. Dès lors, notre volonté était de savoir si le praticien était en mesure d’évaluer la réalité sociale de son patient et comment dépister le potentiel de renoncement aux soins pour des raisons économiques. Nous sommes en effet convaincus que le médecin de famille a un rôle très important à jouer au sein de la médecine sociale, notamment en raison de l’impact certain des conditions socioéconomiques sur l’état de santé des patients.»

Menés entre 2011 et aujourd’hui avec la collaboration de l’Institut universitaire de médecine générale, ces travaux ont porté sur plus de 2000 personnes (dont 80% de nationalité suisse) ayant consulté au sein de cabinets de 47 médecins de famille répartis dans tous les cantons francophones. Un échantillon suffisamment varié sur un plan socio-démographique pour être représentatif de la population romande. En analysant la cohorte de personnes interrogées, on constate que celles renonçant aux soins pour des raisons économiques sont plus susceptibles d’être jeunes, souffrant de pauvreté, au bénéfice d’allocations chômage, de l’aide sociale ou encore d’une bourse d’études. Alors que les personnes touchant une rente AVS ou de veuf semblent davantage épargnées par ce phénomène.

Quant à la nature des actes médicaux auxquels les patients ont renoncé, il s’avère que ce sont les soins dentaires qui passent à l’as dans 75% des cas. Un résultat peu surprenant, lorsque l’on sait que la LAMal n’a remboursé que 1,4% des frais dentaires en 2010. Le 35% restant étant lié à la renonciation à des consultations médicales, des interventions chirurgicales, des dépenses liées à l’achat de médicaments ou encore d’appareils correcteurs.

Face à ces conclusions alarmantes en termes de santé publique, les études menées par le CHUV proposent de donner des outils aux généralistes afin de leur permettre de mieux appréhender la réalité sociale et financière de leurs patients. Et ce, à l’aide d’une seule et unique question: «Avez-vous eu de la peine à payer vos factures au cours des derniers mois?» Libre ensuite au praticien, sur la base d’un questionnaire plus complet, de proposer des arrangements de paiement, d’utiliser des échantillons gratuits ou encore d’orienter son interlocuteur vers des organismes pouvant l’aider sur un plan financier. En attendant que les gestionnaires du système de santé prennent à bras-le-corps cette réalité.

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La chronique de Jean-François Kahn: les «sans dents»

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:57

Une phrase, une seule, a sans doute fait plus de tort à la monarchie que toutes les banqueroutes qu’elle dut assumer, celle qu’aurait prononcée Marie-Antoinette: «Si le peuple n’a pas de pain, qu’il mange de la brioche.»

Désormais, une expression risque d’avoir un effet aussi ravageur, celle que, dans son livre à scandale, moralement assez dégoûtant, Valérie Trier­weiler met dans la bouche de son amant, le président François Hollande: les «sans dents».

Les «sans dents», ce sont les pauvres ainsi désignés par celui qui fut le patron d’un Parti socialiste en faveur duquel, il y a encore quelques décennies, votaient les pauvres, même édentés. Car, précise son ex-compagne, «il n’aime pas les pauvres»! D’ailleurs, il méprisait sa famille parce qu’elle incarnait la France d’en bas: «Pas jojo, selon lui, ces gens-là.»

Redoutable. Bien sûr, Valérie Trier­weiler, toute à sa rancœur de femme trompée et maladivement jalouse, raconte peut-être des crasses. C’est plus exact que des craques. Sauf que cette expression-là, les «sans dents», ne s’invente pas. Personne n’aurait l’idée de mettre mensongèrement dans la bouche de qui que ce soit, avec ou sans dents, ces deux mots effroyables qui sont censés désigner la bouche des pauvres. La bouche de ceux, en effet, qui ne sont pas en mesure de croquer la vie à belles dents.

On a souvent stigmatisé ceux qui avaient les «dents longues», les «dents acérées», la «dent dure». Mais a-t-on jamais parlé comme ça de ceux qui n’en ont pas, qui n’en ont plus, de dents? Qui, n’ayant déjà plus grand-chose à se mettre sous l’absence de dents, sont, en quelque sorte, désarmés jusqu’aux dents. Qui ne peuvent même plus les desserrer, ces dents-là, ces dents tombées; qui n’ont même plus le ressort, désespérés qu’ils sont par les effets de la politique de celui qui n’aime pas les pauvres, de montrer les dents à qui que ce soit, d’avoir une dent contre qui que ce soit.

Coup de massue: Hollande désespère les pauvres, affirmaient ses défenseurs, parce que ceux-ci ne comprennent pas qu’il fait tout cela pour eux, dans leur intérêt.

Mais voilà: il n’aimerait pas les pauvres.

Alors quelque chose se déchire. Se détraque. Ces deux mots – les «sans dents» –, assortis de cette phrase-là – «il n’aime pas les pauvres» –, se rend-on bien compte qu’ils vont avoir le même effet que jadis le marquage au fer rouge?

Un financier, un ex-dirigeant de la banque Rothschild, nommé ministre de l’Economie? Hier, c’était une initiative hardie et opportune dans l’état où se trouvent nos finances publiques. Aujourd’hui: normal, il n’aime pas les pauvres!

Une remise en cause du blocage des loyers? Hier preuve de bon sens. Aujourd’hui: normal, il n’aime pas les pauvres!

L’annonce d’un contrôle plus strict de la situation réelle des chômeurs: normal, il n’aime pas les pauvres! Les 40 milliards de réductions d’impôts et de charges en faveur des entreprises? Pardi, on ne soutient que ceux qu’on aime, et il n’aime pas les pauvres.

Implacable, possédée par sa rancœur, l’ex-première dame rajoute: moi, j’aimais les petits bistrots, mais lui ne fréquentait que les grands hôtels et les grands restaurants. Pour ne pas rencontrer de pauvres?

Ces deux mots coup de ton-nerre, qui en doute? Ils s’étaleront demain sur les banderoles, jailliront sur les pancartes, résonneront dans les manifs. Il y avait les «sans-papiers», les «sans domicile fixe», les «sans le sou», les «sans-grades»: il y a, désormais, les «sans dents».

Quand on les appelait les «va-nu-pieds» ou, en Argentine, les «descamisados» (les sans chemise), l’histoire retint ces expressions. Elle enregistrera celle-là.

Elle a retenu que Nicolas Sarkozy était «le président des riches», elle retiendra que son successeur «n’aimait pas les pauvres».

A lire l’ouvrage de Valérie Trierweiler, qui sera lu par la foule innombrable de ceux qui disent qu’ils ne le liront pas, on se rend compte à quel point les deux hommes, Sarkozy et Hollande, se ressemblent étrangement en réalité: l’un et l’autre, selon leurs ex, mentent comme… des arracheurs de dents.

Mais Sarkozy, au moins, ne se dit pas socialiste.

La jalousie comme une autodestruction.

François Hollande est un homme, un président, français, socialiste, de la République. Valérie Trier­weiler est une femme et elle est journaliste.

Son brûlot est assassin: pour les hommes, pour le président, pour la France, pour la République, pour les socialistes, pour les femmes et pour les journalistes.

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Caisse publique, entre info et intox

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:58

Décodage. Après son cuisant échec en 2007, la gauche repart à l’attaque et propose une nouvelle caisse publique. Exit les 61 caisses privées dans l’assurance obligatoire, vive une institution nationale chapeautant des agences cantonales! Très émotionnel, le débat de la votation du 28 septembre prend parfois des allures de guerre des chiffres. En sept questions, «L’Hebdo» tente de distinguer le vrai du faux.

La caisse publique permettra-t-elle de réduire les coûts de la santé?
Non, à 100%

Les initiants citent pourtant deux domaines d’économies possibles: 300 millions dans les frais administratifs et de publicité, et près de 2 milliards grâce à des programmes ciblés de traitements des cas lourds.

Selon l’économiste Anna Sax, auteure d’une étude pour le PS, la caisse publique permettrait de développer une médecine intégrée favorisant la prévention et un suivi plus efficace des cas lourds, ces 5% des patients qui génèrent la moitié des coûts de l’assurance de base (d’environ 13 milliards). «Ici, on pourrait économiser 10 à 20% des coûts sans perte de qualité sur les soins. L’Allemagne fait de très bonnes expériences grâce à des programmes spécifiques pour les patients souffrant de diabète ou d’insuffisance cardiaque, par exemple. Mais la Suisse est un pays en voie de développement sur ce plan», regrette-t-elle. Pourquoi? «Parce que les caisses ont peur d’attirer les mauvais risques!»

Ce chiffre d’économies potentielles reste pourtant très théorique. Sur le terrain, personne ne promet une baisse des coûts. Une autre étude mandatée par l’association santésuisse prévoit même d’importants surcoûts en cas d’adoption de l’initiative: 1,75 milliard dans la variante d’une caisse unique nationale, et même 2,3 milliards dans celle de la création de 26 caisses cantonales.

Dans cette guerre des chiffres, les deux camps sont irréconciliables. Que dit l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) à Berne? Pour la période courant de 1996 – date de l’introduction de l’assurance maladie obligatoire – à 2013, les coûts des primes et ceux des prestations ont suivi une évolution analogue, augmentant en moyenne de 4,2% par an. Les prestations sont passées de 1500 francs à 3000 francs par assuré et les primes de 1550 à 3100 francs. «C’est la seule comparaison qui fait sens», dit Helga Portmann, cheffe de la surveillance des assurances à l’OFSP. Il est donc erroné de comparer l’évolution des primes avec les coûts de la santé en prétendant que leur hausse a été plus marquée, comme l’affirment les initiants. Même s’il est vrai que certains cantons, dont Vaud et Genève, ont payé trop de primes.


Les primes vont-elles baisser?
Non, à 100%

Même les initiants ne se hasardent pas à promettre une baisse des primes. Tout simplement parce que la population vieillit et que les thérapies sont de plus en plus sophistiquées. Leur but est plutôt de freiner la hausse des primes par une optimisation des coûts. «Actuellement, les assureurs n’ont aucun intérêt à limiter l’augmentation des coûts, car ils peuvent la répercuter», relève le conseiller national socialiste Jean-François Steiert.

Pharmacien à Romont, Michel Buchmann peut en témoigner. Il est devenu un fervent partisan de la caisse publique après ce qu’il a vécu lors de la création des cercles de qualité réunissant pharmaciens et médecins. Une réunion de compétences qui permet d’améliorer la qualité des traitements sur la base d’une littérature indépendante appréciant l’efficacité des médicaments. «Nous avons fait des économies de 100 000 à 150 000 francs par médecin et par an. Malgré ce succès, les caisses se sont vite retirées du projet, car celles qui s’y sont lancées au départ se sont aperçues qu’elles investissaient pour un résultat profitant à d’autres», déplore Michel Buchmann.

Que va-t-il se passer dès lors que les primes ne baisseront pas? Comme les initiants jurent qu’ils ne toucheront pas aux franchises ni aux primes pour enfants, il faut s’attendre à ce que l’écart des primes entre la plus haute et la plus basse, qui varient de 30 à 40% dans les cantons romands, se réduise sensiblement. «Actuellement, nous, les assureurs, nous nous battons pour obtenir les primes les plus basses possible, relève Yves Seydoux, chef de la communication du Groupe Mutuel. Dans une caisse publique, avec des cantons portant une double casquette – propriétaires d’hôpitaux et chargés de fixer les primes –, on déboucherait sur des primes politiques, qui ne correspondraient pas aux coûts. Les déficits sont programmés.»

«Je voterai non à la caisse publique, mais c’est un non critique», dit pour sa part Jean-Paul Diserens, fondateur de la caisse Assura, qui n’a cessé, dès sa création en 1978, d’être accusée d’appliquer la sélection des risques. «Nous n’avons pas pratiqué la chasse aux bons risques, mais bien la chasse aux gens responsables en offrant de forts rabais en cas de franchise élevée», insiste-t-il. Pour compresser les coûts, selon Jean-Paul Diserens, il faut responsabiliser tous les acteurs de la santé, par exemple en généralisant le système du tiers garant: le patient paie d’abord ses médicaments avant de se faire rembourser. «Bien sûr qu’il faut prévoir des exceptions pour toutes les personnes économiquement faibles, admet-il. Mais c’est ce système qu’il faut généraliser, et non le contraire.»


Y a-t-il un vrai système de concurrence entre caisses maladie en Suisse?
Non, à 60%

C’est l’argument massue des opposants à l’initiative pour une caisse publique. «Il ne faut pas supprimer le régime de concurrence que se livrent les 61 caisses actuelles, offrant ainsi un vaste choix à l’assuré.»

Bien qu’opposé à la caisse unique, le publiciste et spécialiste de la santé Urs P. Gasche reconnaît qu’il n’existe pas de réelle concurrence dans la santé en Suisse. «Nous connaissons en fait un système étatique. Et la concurrence entre caisses n’obtient en tout cas pas les résultats escomptés, à savoir la meilleure qualité de prestations possible au coût le plus avantageux», note-t-il. Comment parler de concurrence lorsque les cantons établissent des listes d’hôpitaux subventionnés de la même manière, quelle que soit leur qualité? Comment se fait-il que 20% des médicaments reconnus par les caisses soient inadéquats, alors que le Conseil fédéral est seul compétent en la matière? Comment le système suisse peut-il être 25% plus cher que celui des Néerlandais?

Il vaut la peine de se pencher sur le modèle des Pays-Bas (16 millions d’habitants) qui comptent deux fois moins d’hôpitaux de soins aigus, bien qu’ils soient deux fois plus peuplés que la Suisse. Les deux pays ont un système de concurrence réglementée, mais les Pays-Bas ont plusieurs longueurs d’avance. Les cinq caisses, autorisées à faire du bénéfice, y compris dans les soins de base, y disposent d’une plus grande liberté de manœuvre. Ce sont elles qui négocient directement les prix des médicaments avec l’industrie pharmaceutique et les tarifs avec les hôpitaux, tous en mains privées. En revanche, une commission indépendante a élaboré un système de compensation des risques bien plus pointu qu’en Suisse. De plus, l’Etat a obligé les hôpitaux à une grande transparence en matière de qualité, un processus qui n’est qu’embryonnaire en Suisse.


Le mécanisme de compensation des risques permet-il de corriger le problème de la chasse aux bons risques?
Oui et non, à 50%

Pour 2015, les primes varieront une fois de plus énormément, grimpant de 1 à 15%, alors que la hausse des coûts de la santé est de 4,5%. «C’est la preuve que le système ne fonctionne pas», clament les initiants. Leurs détracteurs comptent, eux, sur l’amélioration du mécanisme de la compensation des risques pour mieux justifier le statu quo. Car tout le monde admet qu’il faut lutter contre la sélection des risques. Il existe donc un instrument de compensation, jusqu’à présent peu efficace. Concrètement, les caisses qui comptent une majorité de clients bien portants versent un montant à celles qui doivent gérer davantage de cas lourds. Les contributeurs: Assura et Groupe Mutuel notamment. Les bénéficiaires? Helsana, Visana et CSS pour les plus grands.

Le sexe et l’âge ont longtemps été les seuls critères déterminants dans le calcul. Comme le résultat était peu convaincant, le Parlement s’est résolu à affiner le mécanisme, prenant aussi en compte l’hospitalisation (dès 2012) et la facture des médicaments consommés par les assurés (dès 2015-2017) dans le calcul de compensation. Même si le chef de la Santé vaudois, Pierre-Yves Maillard, ne croit pas un instant à l’efficacité de ce mécanisme, ce n’est pas l’avis de Konstantin Beck, économiste de la santé et chef du CSS Institut consacré à ce problème. «Depuis 2009, le montant des transferts entre caisses s’est stabilisé entre 1,5 et 1,6 milliard de francs, alors qu’il n’avait cessé d’augmenter depuis les années 90. Cela signifie que la chasse aux bons risques commence à diminuer, déclare-t-il. Et le nouveau critère de la facture des médicaments consommés devrait constituer un nouveau pas important dans la bonne direction.»


La loi sur la surveillance des caisses permettra- t-elle de combler les défauts du système actuel?
Oui, à 65%

C’est l’autre réforme que nécessite le système actuel, considérée comme une forme de contre-projet à l’initiative de la gauche. Le Parlement travaille depuis des années à une révision de la loi sur la surveillance des caisses, que le Conseil national devrait en principe mettre sous toit dans la semaine précédant la votation.

«Chercher les bons risques ne doit plus être un business model», martèle Isabelle Moret, conseillère nationale (PLR/VD) qui figure parmi les grands artisans de cette réforme, que les caisses ont longtemps tenté de saborder. Celle-ci accorde plus de poids à l’Office fédéral de la santé publique  dans la vérification des primes, de manière à ce qu’elles n’excèdent pas les coûts de santé d’un canton. Berne pourra ainsi obliger une caisse à baisser ses primes si ses réserves sont trop élevées. La révision limite aussi le démarchage téléphonique et exige la publication des revenus touchés par les dirigeants des caisses. «Ce sera un gros progrès, gage de bonne gouvernance et d’un gain de transparence chez les caisses», résume Isabelle Moret.


La caisse publique aura-t-elle pour  conséquences des pertes d’emplois  dans la branche?
Oui, à 100%

Difficile d’affirmer le contraire. Dans une étude mandatée par santésuisse, L’Institut d’économie de la santé de Winterthour chiffre les pertes à 2800 emplois (équivalents plein temps), sans compter 3000 personnes délocalisées en raison des transferts de centres de décision, «dont 400 à Lausanne et 500 en Valais», selon l’estimation d’Yves Seydoux du Groupe Mutuel. Même Anna Sax, dans son étude pour le PS, parle de 2200 collaborateurs touchés sur les 12 500 que comptent les assureurs. Pour Jacques Bourgeois, conseiller national PLR et directeur de l’USP, la caisse des paysans Agrisano, qui compte une centaine d’employés, devrait réduire ses activités des trois quarts et probablement fermer ses portes.

Ce ne serait pourtant pas la saignée. Le secteur de la santé est toujours en pleine croissance. Dans le seul canton de Vaud, il crée 500 postes par année.


Supprimera-t-elle les modèles alternatifs d’assurance, comme celui du médecin de famille?
Non, à 100%

Dans leurs journaux adressés aux assurés, les caisses font le forcing pour les convaincre de ne pas toucher au système actuel. Ainsi, le CSS Magazine affirme que «la liberté de choix des modèles alternatifs, auxquels souscrivent 53% de ses assurés, disparaîtrait». En fait, les caisses font ici un faux procès aux initiants. C’est même la première chose que ceux-ci soulignent dans la brochure de votation adressée à chaque votant. «Les primes réduites pour enfants, les primes réduites liées aux franchises et les divers modèles d’assurance continueront à exister.» «Indépendamment des résultats du vote du 28 septembre, nous allons devoir trouver des mesures pour empêcher les caisses d’utiliser à l’avenir l’argent des primes pour des campagnes mensongères», déclare Jean-François Steiert (PS/FR).

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Valérie Trierweiler, merci pour ce déba(llage)

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 05:59

Débat.«Merci pour ce moment», le livre vengeur de l’ex-compagne de François Hollande, fait un énorme   tabac. On peut être pour ou contre la manière, cet ovni d’édition est un passionnant fait social et politique.

Isabelle Falconnier et Christophe Passer

L’escadrille aux lèvres pincées du célèbre microcosme politique français s’est aussitôt mise à mitrailler à vue, surtout, évidemment, depuis la gauche. «Non, je ne lirai pas ce livre», disait l’un. «Livre de caniveau, je ne m’y abaisserai point», soulignait un autre. Le reste des remarques à l’avenant. C’est l’instant inévitable des postures médiatiques et du bal des hypocrites.

Car, bien sûr, ils le liront tous. D’abord parce que les Français, eux, se précipitent sur ce livre, Merci pour ce moment (Les Arènes, sorti par l’éditeur Laurent Beccaria, franc-tireur par exemple à l’origine de la revue XXI), signé Valérie Trierweiler, dont le premier tirage est de 200 000 exemplaires. Ils se l’arrachent. Les premiers jours de vente ont atteint des sommets que l’on n’avait plus vus depuis au moins cinq ans. Les exemplaires de Paris Match, magazine qui sortait au même moment les bonnes feuilles de l’ouvrage, se sont aussi envolés. Quant à la Suisse romande, même phénomène: librairies et kiosques à sec en quelques heures.

Course folle à la transparence

Tous le liront, ensuite, parce que c’est un livre passionnant. Il n’est pas seulement voyeur de plonger ainsi dans l’intime des jalousies et mensonges ordinaires. En couple avec Hollande depuis 2005, compagne officielle entre 2007 et janvier 2014 (date de l’affaire Gayet et de la rupture officielle), Valérie Trierweiler ajoute sa charge à une rentrée catastrophique pour le président.

Ce livre dit aussi l’époque, course folle à la transparence, goût carnassier de la mise à nu, revanche amoureuse façon buzz et réseaux, et il est emblématique de la violence des rapports conjugaux contemporains. Ce n’est pas juste la réponse d’une femme bafouée. C’est un livre social et politique, écrit comme on frappe. Pour cela, il divise et intéresse: on peut s’y plonger avec compassion ou avec dureté. C’est la double lecture que nous vous proposons.


Bien fait!«Merci pour ce moment» prouve que l’éphémère première dame, qui n’a aucune raison de se priver d’une vengeance, maîtrise superbement les codes de la com moderne.

Pour Valérie qui, prenant les armes de l’intime, parle la langue d’aujourd’hui

Isabelle Falconnier

Quand les hommes qualifient une femme de «bombe», ils se veulent positifs. Quand une femme lâche une «bombe», les mêmes soudain se bouchent le nez avec dédain. La versatilité n’est définitivement pas l’apanage du sexe faible.

Merci pour ce moment est un livre fantastique qui, de par l’importance des réactions qu’il suscite dans les cercles médiatiques, politiques et culturels, en France et dans le monde, prouve – première victoire – qu’il est bien davantage qu’un livre.

C’est une vengeance, d’abord. Qui répond à l’injonction ancestrale «œil pour œil, dent pour dent» mais en fait un plat qui se mange chaud parce que les temps changent et que Valérie, fille de son temps, animal politique, créature médiatique, le sait mieux que personne. Dans Shakespeare, dans Hugo, dans Dostoïevski, on se venge. C’est politiquement désormais incorrect mais absolument libératoire. On ne se venge pas assez, de nos jours. Pour être efficace, une vengeance doit surpasser l’affront initial. Pour surpasser l’humiliation de la répudiation par communiqué de presse à l’AFP de François Hollande, Valérie devait frapper juste, et fort. Elle frappe très juste, et très fort. Elle ne restera plus dans l’histoire comme la répudiée mais comme la rebelle, la femme en colère, la «frondeuse», comme l’avait déjà bien vu la biographie éponyme d’Alix Bouilhaguet et Christophe Jakubyszyn.

Tourmente éphémère

Frapper fort, frapper vite. Rien n’est plus versatile que l’opinion contemporaine, adepte du zapping et de la consommation Kleenex. A peine disparu du paysage présidentiel, Hollande tombera dans les oubliettes de la mémoire politique de ses concitoyens, et Valérie avec, sans plus aucune possibilité de vengeance cathartique. Elle n’a rien à craindre: la tourmente qu’elle a suscitée passera aussi vite qu’elle est arrivée fort. La courtisée, bientôt, ce sera elle.

Tourmente intime: comment peut-on rendre Valérie Trierweiler, éphémère première dame, responsable de l’écroulement du régime politique de Hollande et de la montée de Marine Le Pen plus que du réchauffement climatique? S’il suffit de ce livre d’alcôve comme la France des rois et des courtisanes en a produit par kilos, de ces livres d’histoires pour affaiblir la marche de l’Histoire, c’est que le gouvernement français et son autorité ne tiennent déjà plus qu’à un fil.

Valérie Trierweiler, en prenant les armes de l’intime, prouve qu’elle parle la langue d’aujourd’hui. A l’heure du règne du selfie, l’intime s’est érigé en langage commun et en vérité toute-puissante. Sa vérité, même partielle, même injuste, remet un peu de vérité dans un monde politique et médiatique qui, aux yeux du public, en est cruellement, spectaculairement dépourvu.

Snobisme de libraires

Loin de n’être qu’un caprice hormonal, un truc de fille qui chercherait une manière plus rentable de se venger que l’acharnement avec ciseaux sur les cravates de monsieur, quel document unique sur la nature humaine, les passions d’un couple pris dans la tourmente du pouvoir en Occident, les atermoiements du cœur quand la raison s’en mêle, les exigences d’une femme libérée confrontée au carcan désuet de l’appareil de l’Elysée. Sociologues, ethnologues, politologues d’un côté, femmes bafouées, familles recomposées, maîtresses cachées de l’autre, tous disent merci.

Quelle fatuité de la part des libraires qui boycottent sa vente sous prétexte qu’ils ne seraient pas une machine à laver le linge sale de l’ex-couple! Le témoignage, l’exemplarité est depuis la nuit des temps un genre majeur de la littérature. Les vies des saints n’avaient pas d’autre but! Qu’importe si le style de Mme Trierweiler flirte dangereusement avec l’hystérie naïve et le cliché post-ado: ce livre n’est pas écrit pour les critiques littéraires. Ses défauts de forme sont sa force: les médias qui traquent les maladresses, les incohérences, les faiblesses stylistiques sont à côté de la plaque, tout comme les libraires qui voudraient obliger leurs clients à acheter Balzac ou le dernier Emmanuel Carrère à la place.

Que Laurent Beccaria, patron des Editions des Arènes, chantre du nouveau journalisme avec la revue XXI, publie Merci pour ce moment n’est pas le signe que l’édition engagée se dévoie mais au contraire que le livre de Valérie est un livre engagé. Payer de sa personne pour témoigner d’un milieu inaccessible au commun des lecteurs, que ce soit dans les mines de diamants de Namibie ou la chambre à coucher du palais présidentiel, n’est-ce pas la plus belle définition du journalisme?

Et si un homme avait de telle manière craché ses tripes, son venin et ses larmes de crocodile, j’applaudirais l’animal politique qui aurait l’intuition que parfois il faut sortir des sphères et calculs politiques. Valérie prend François à son propre jeu, lui qui voulait être un président «normal», se rapprocher des électeurs en s’attribuant cette étiquette idiote. Las. La normalité, c’est Valérie. La normalité, c’est aimer, souffrir, pleurer, se disputer, détester les ex-femmes, se demander comment on va s’habiller pour rencontrer Obama. Valérie a été une première dame «normale». Hollande a perdu la bataille de la normalité. Valérie présidente?


Snif! Tout est de sa faute, salaud de François. Sans elle, il ne serait rien. Scoop, ces hommes sont tous les mêmes: menteurs et infidèles. Trierweiler est hystérico-puérile.

Contre Valérie qui se voit féministe mais réinvente le sexisme vioque

Christophe Passer

Après tout, l’Histoire avec un grand H raffole de cette littérature. Imaginez si la Pompadour avait laissé des détails chauds sur Louis XV. Ou un carnet secret d’Yvonne de Gaulle, nous expliquant qu’en privé, il faisait moins son général. Les historiens adoreraient et, d’ailleurs, passent souvent leur existence à fouiller ces choses: témoignages de première main, petite histoire qui éclaire la grande, l’officielle.

Plus récemment, en France, y a-t-il eu livre plus éclairant que La nuit du Fouquet’s, racontant par l’intime, menus et invités, l’incroyable soir de l’élection de Nicolas Sarkozy, l’instant où il est élu et perd sa femme?

Tradition du gossip

Vu comme ça, Merci pour ce moment, le livre de Trierweiler, participe d’une certaine tradition du gossip chic, et sa lecture est jouissive. Pas trop mal écrit, probablement assez imparable au niveau des faits et détails.

François Hollande ment, certes beaucoup et sur n’importe quoi. On pourrait presque se demander si, chez lui, ce n’est pas simplement de la déformation professionnelle. Mais pas le moindre secret d’Etat en 317 pages: brave fille, elle ne révèle rien sur Merkel ou Obama, le Mali ou Gaza, les 35 heures ou les disputes au sujet de la taxe carbone: rien à cirer de ces affaires courantes.
Elle, Valérie, fière fille de prolos d’Angers (elle s’en vante comme d’un brevet d’honnêteté), elle, l’immense, l’expérimentée, la grande «journaliste politique» (elle n’arrête pas de s’en prévaloir), se fout en fait éperdument de la politique. Tout ce qui l’intéresse, c’est éventuellement les politiciens socialistes (les seuls qu’elle croise vraiment, menteurs et/ou comploteurs), peut-être d’embêter Ségolène Royal, d’ânonner que les ministres sont nuls et amateurs, et que François, il est très cruel.

C’est ainsi que monte la nausée de ce livre. Pas du tout son côté caniveau. Encore moins l’éventuel croustillant. Un baiser à Limoges en 2005. Un vague patin mou pour les télés en 2012 à Tulle, et c’est tout. A la fin, on ne connaît même pas la position sexuelle préférée du président, c’est dire si c’est sobre.

Non, le malaise, le problème, la dégueulasserie assez plaisante à observer, ce n’est pas Hollande, c’est elle. Parce que son témoignage, «sa vérité», est basé sur deux principes bien putassiers.
Primo: elle n’est responsable de rien, jamais. Déjà, si elle se met à coucher avec Hollande, c’est bien sûr parce que Ségolène rend ça «possible à mes yeux» (page 119, il faut lire ça plusieurs fois pour s’arrêter de rire). Voyez le truc: elle n’y est pour rien, le type tombe amoureux d’elle (normal, c’est une grande journaliste politique) et elle est entraînée dans la passion. Malgré elle. Parce que l’amour. L’émotion. Comme c’est chou, cette fausse candeur sortie du misérable tas de secrets d’une fille qui a divorcé deux fois.

Deuxième principe de Merci pour ce moment: ensuite, Valérie et François, c’est juste Mère Teresa entre les pattes de Hitler, en gros. Elle est si gentille, Val, si vraie, si intelligente et si sincère, fait dans l’enfance et l’humanitaire (on s’embête sur des pages entières avec le pénible récit de ses voyages à la découverte de la misère, ou alors c’est le Noël de la crèche de l’Elysée…). Pendant ce temps, grrrr… salaud de François: il ment, il ment, il la trompe, il ment, salope de Julie Gayet qui «rôde», salauds de gardes du corps qui savaient et apportent les croissants, salauds de ministres, François qui ment et rement (bis), ne répond pas au téléphone dans la minute (il n’a que ça à faire, hé!), grrr… il dégomme les pauvres (le passage sur les «sans-dents»), méchante Ségolène, et puis regardez: avant moi, Val, François était un petit gros à la ramasse. Je l’ai amaigri et fait président. Il m’a larguée: il a repris ses kilos et replonge aussitôt dans les sondages. CQFD, pas vrai?

Tas de clichés sur les hommes

Au moins 212 fois, tout ça se termine par un «je manque d’emboutir la voiture devant moi» (quand elle découvre enfin qu’on lui ment), suivi rapidement par un «il tente de me calmer» (François veut lui arracher son téléphone, ses somnifères, etc). Elle crie. Elle le gronde. Elle l’engueule. Tout le temps. Elle craque. Elle est insupportable. Elle est hystérique et puérile un paragraphe sur deux.

Parfois, elle écrit des choses du style «les femmes me comprendront» et c’est la clé la plus écœurante de ce bouquin. Pour Valérie Trierweiler, les hommes (tous) sont cyniques, froids, infidèles, autistes, lâches et velléitaires. Les hommes (tous) sont juste ce tas de clichés au service de leur entrejambe. Et les femmes, ouf, sont des saintes nitouches naïves et amoureuses, abusées par la veulerie retorse des mecs cités plus haut. Il faut lire ce livre, les gars, en disant merci pour ce moment: il permettra à certains de reconnaître et d’éviter les Valérie qui hantent les rues, engluées dans leur permanent «revenge porn» sentimental, et qui crachent sur cent ans de juste combat pour plus d’égalité homme-femme. Parce que ce n’est pas féministe de détester à ce point les hommes à cause de François. C’est juste, comme ce livre, terriblement rance, vioque, rancunier, petit-bourgeois, bête et pour dire ça en un mot: sexiste.


Sur www.hebdo.ch
lire aussi le billet de chantal tauxe «les consoeurs journalistes ne lui disent pas merci»

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Ces Alémaniques qui défendent le français d'abord

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 06:00

Manifeste. Après la salve de décisions et de déclarations qui menacent le français, vingt-cinq Alémaniques épris de diversité culturelle prennent position en sa faveur. Un chœur de voix, pragmatiques ou lyriques, s’élève pour une certaine idée de la Suisse.

Catherine Bellini et Philippe Le Bé

Quand Nidwald et la Thurgovie veulent bouter le français hors de l’école primaire, quand d’autres cantons menacent de les suivre, quand, des deux côtés de la Sarine et de la Reuss, des voix minimisent ou se moquent de la mise en danger de la diversité linguistique de la Suisse, jusqu’ici motif de fierté et ciment culturel, quand des enseignants et des parents s’essoufflent face à la difficulté du français et face à un manque d’intérêt, réel ou supposé, des enfants, il est temps de se lever. Il est temps de résister aux solutions de facilité. Et il est temps de donner la parole aux Alémaniques qui défendent le français.

Nous avons approché une brochette de personnalités issues du monde artistique, intellectuel, politique, économique, des citoyens convaincus de la nécessité d’apprendre en priorité une deuxième langue nationale avant l’anglais. Même si l’importance de celui-ci reste incontestée. Ils nous ont expliqué pourquoi. Et donné quelques idées pour rendre le français plus désirable, pour donner aux enfants et aux jeunes le goût du français et de la diversité des langues.

Certains de nos interlocuteurs avancent des arguments très pragmatiques: la compréhension des langues nationales ouvre des portes, aussi bien dans l’administration que dans les entreprises, elle favorise les carrières politiques, facilite les relations économiques et diplomatiques avec nos voisins de l’Union européenne et entraîne à une certaine souplesse d’esprit, celle de pouvoir se projeter dans une culture qui n’est pas la sienne. Heidi Tagliavini, la grande dame de la diplomatie suisse, aurait-elle pu contribuer à faire dialoguer pro-Russes et Ukrainiens, comme elle vient de le démontrer avec succès, si elle ne parlait pas huit langues?

D’autres, ou les mêmes, tiennent surtout à prendre soin de ce génie helvétique, celui de se comprendre et de s’entendre au-delà des régions linguistiques et culturelles. Un petit miracle à l’heure où le monde se déchire, traçant dans le sang de nouvelles frontières, une formidable chance, une vieille flamme qu’on aurait un peu négligée, et qu’il est grand temps de raviver.

Quoi qu’il en soit, le débat est bien loin de s’éteindre. Les études et les chercheurs ne tombent pas d’accord sur les bienfaits de l’apprentissage précoce des langues, certains enseignants affirment que les enfants en difficulté ne suivent plus.

Plusieurs cantons devront encore décider si oui ou non ils respectent le compromis trouvé au sein de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique en 2004, à savoir enseigner une deuxième langue nationale et l’anglais au niveau primaire, libre aux cantons de choisir dans quel ordre. En principe, le bilan sera tiré en 2015. Et si l’harmonisation exigée par l’article constitutionnel sur les langues, accepté par le peuple à 86% en 2006, n’est pas respectée, si d’autres cantons suivent le chemin de Nidwald et de la Thurgovie, la Confédération devra intervenir – Constitution oblige – et légiférer.

Le monde économique observe ces développements le front plissé. Tant Rudolf Minsch, responsable des questions d’économie et de formation à economiesuisse, que le directeur de la banque Raiffeisen Pierin Vincenz nous ont déclaré à quel point il est essentiel à leurs yeux que tous les cantons alémaniques harmonisent leur enseignement des langues: «Des programmes scolaires différents d’un canton à un autre sont des handicaps à la mobilité dans notre pays, ce qui est extrêmement dommageable à l’économie», avertit Pierin Vincenz.
Bref, pour enrichir le débat, parole à ces Alémaniques convaincus de l’importance primordiale de l’apprentissage des langues nationales.


Thomas Minder
Entrepreneur et conseiller aux Etats (indépendant/SH)

Attention, le français n’est pas une langue étrangère, une Fremdsprache, comme on le dit dans le débat actuel, mais bien une langue nationale. En tant que telle, elle doit passer en priorité. Apprendre le français d’abord, c’est central pour le bien de notre pays et ça devrait être coulé dans le bronze. Je serais même d’avis qu’on devrait aussi apprendre l’italien pour mieux comprendre le Tessin, qui se sent de plus en plus délaissé.

Pour ma part, j’ai passé trois ans et demi à Neuchâtel, à l’Ecole supérieure de commerce, et plus tard la même période aux Etats-Unis, à New York, pour obtenir un MBA. Et je suis aujourd’hui confronté au français et à l’anglais presque tous les jours. Maîtriser plusieurs langues représente un réel avantage concurrentiel pour notre pays.

Il faudrait que chaque élève, à partir du secondaire, parte pour un an en Suisse romande et que sa famille accueille un Romand durant la même période.


Pedro Lenz
Ecrivain, auteur de «Der Goalie bin ig»

C’est une question de voisinage: mes voisins parlent français, pas anglais. En trente minutes je suis à Bienne. Et le canton où j’habite, Soleure, a une frontière avec la France. La cohésion nationale n’est pas un vain mot, elle exprime le fait que notre nation n’obéit pas à une logique ethnique. Moi, je défends toutes les langues, y compris le dialecte.

Mais le goût pour une langue ne naît pas forcément à l’école. De mon temps, on commençait par des formules comme «Qu’est-ce que c’est?», nous donnant l’impression que seuls les cracks de l’école y arriveraient. Heureusement pour moi, ma mère, Espagnole, écoutait radio et télévision romandes. Ses amies parlaient français avec elle, elles avaient toutes passé un Welschlandjahr, les plus riches dans une école, les autres dans une boulangerie ou dans une ferme. Avec les enfants, il faut plus jouer avec l’oralité, parler, tenter des jeux de mots. Aller avec eux dans le Jura, vers le Léman, en France, pour qu’ils voient qu’ils peuvent utiliser ce qu’ils apprennent à l’école.


Jan De Schepper
Directeur marketing de McDonald’s Suisse

Plus tôt les enfants alémaniques apprennent le français, mieux c’est. Comme langue nationale, le français doit avoir la priorité sur l’anglais qui, pour les Alémaniques, s’apprend plus facilement. Si par ailleurs le professeur ne maîtrise pas la langue française et donne l’impression d’être plus ou moins contraint de l’enseigner, ce qui arrive souvent en Suisse alémanique, l’apprentissage se révèle encore plus difficile. J’ai quant à moi commencé à avoir de l’intérêt pour cette langue lors d’un stage à Neuchâtel pendant les vacances et à l’occasion d’un court séjour à Paris. L’envie d’apprendre une langue s’aiguise par la culture qu’elle véhicule, les films, les chansons, etc. Et pas vraiment sur les bancs de l’école où l’on s’initie au vocabulaire et à la grammaire. Aujourd’hui en Suisse, le nombre de jeunes filles au pair a diminué, de même que celui des jeunes garçons alémaniques faisant leur service militaire à Bière, Payerne ou Genève. Il faudrait compenser cette perte d’immersion naturelle par un regain d’échanges linguistiques, organisés notamment dans le cadre scolaire.


Nick Hayek
Directeur général de Swatch Group

«Vouloir supprimer l’enseignement du français à l’école primaire comme cela a été fait en Thurgovie, c’est une décision stupide!»


Martina Buol
Secrétaire générale suppléante de l’Assemblée fédérale et secrétaire du Conseil des Etats

Sans français, on risque de voir des portes se fermer. En Suisse, il arrive souvent qu’un poste intéressant exige de comprendre deux langues nationales. Je me souviens d’un candidat à la direction d’un office fédéral surpris de découvrir qu’il devait pouvoir communiquer en français. Il n’a pas été retenu. Aux services du Parlement, nous n’engageons personne, ni huissier, ni informaticien, ni secrétaire, qui ne puisse comprendre ce que les parlementaires vont lui demander. Au Conseil des Etats, chacun s’exprime dans sa langue, on ne traduit rien, les sénateurs ont donc tout intérêt à comprendre les langues.

Peut-être faudrait-il récompenser les enseignants qui vont exercer leur métier dans une autre région linguistique durant un an par un meilleur salaire ou d’autres avantages. Et utilisons les possibilités existantes! Dix cantons offrent de passer une dixième année scolaire dans une autre langue, c’est simple et gratuit. Enfin, expliquons aux jeunes qu’avec le français ils découvrent un autre mode de pensée, et que c’est autrement plus captivant que de vivre dans une monoculture.


Philipp Müller
Président du Parti libéral-radical et conseiller national (PLR/AG)

Mes trois filles ont voulu partir aux Etats-Unis ou en Australie apprendre l’anglais. Je leur ai dit: «D’accord, mais à une condition, d’abord le français!» La première, qui a 30 ans aujourd’hui, a donc passé un an à Nice avant de partir pour Sydney, la deuxième pleurait quand je l’ai amenée en Gruyère, mais elle a pleuré aussi un an plus tard: elle ne voulait plus rentrer. La cadette, elle, a passé six mois à Nice et six mois à Montreux. Le français fait partie de l’identité suisse. Et puis il reste très important dans le monde du travail en Suisse, et aussi si on veut se lancer dans une carrière politique nationale. Il n’y a pas de traduction dans les commissions, par exemple, chaque parlementaire y parle sa langue, en principe.

Moi, ce qui m’a vraiment donné le goût de cette langue, c’est de faire les vendanges à Mont-sur-Rolle. J’y suis allé trois automnes de suite. Que les familles envoient leurs enfants en Suisse romande, qu’ils y passent parfois des vacances. C’est cela aussi, l’idée suisse: la découverte de l’autre.


Michael Müller
Directeur général de la Bâloise Assurances Suisse

Comme assurance travaillant dans la Suisse entière et jouissant d’une acceptation élevée en Suisse romande, nous attachons une grande importance aux différences des régions linguistiques. C’est pour cette raison que nous soutenons l’apprentissage du français à l’école pour les enfants de Suisse alémanique. Et l’allemand pour les enfants de Suisse romande, bien entendu. Des connaissances d’une autre langue nationale améliorent la communication et augmentent la compréhension. Surtout dans le monde du travail, cet aspect prend de plus en plus d’ampleur.


Herbert Bolliger
Président de la direction générale de Migros

Je ne désire pas m’immiscer dans un débat cantonal. Mais je constate que, bien qu’il soit primordial de maîtriser l’anglais, c’est un atout imparable pour un jeune Suisse de maîtriser au moins deux langues nationales. Migros est exemplaire en ce sens, car chacun peut s’y exprimer en français ou en allemand. Du coup, chacun doit également être capable de comprendre la langue de l’autre. C’est un bon modèle, je trouve. C’est à ça que devrait tendre, en premier lieu, l’éducation des langues. L’envie et la capacité à apprendre une langue sont stimulées par les rencontres et les voyages. La meilleure façon de stimuler l’apprentissage d’une autre langue nationale, c’est donc de faire découvrir très tôt aux enfants les différentes cultures en Suisse.


Peter Brönnimann
Publicitaire de l’année 2013

Je suis marié à une Australienne. Mes enfants de 12 et 9 ans parlent anglais à la maison. Ils ont aussi appris les bases de la langue anglaise à l’école. Quant au français, le plus âgé le parle plutôt bien. Il n’empêche que l’apprentissage de cette langue seulement à partir de la cinquième, c’est vraiment trop tard. Il faudrait apprendre le français, l’anglais, voire l’italien en même temps! Pour donner aux Suisses alémaniques le goût du français, l’armée française devrait peut-être s’installer en Suisse… Plus sérieusement, rien ne vaut des voyages fréquents pour développer ses compétences linguistiques. Quand j’étais écolier, au contact de jeunes filles rencontrées dans le sud de la France pendant les vacances, j’ai vite compris la nécessité de parler français.


Marc Chesney
Professeur de finance à l’Université de Zurich

La priorité est d’apprendre les langues de nos voisins, en l’occurrence l’allemand, le français ou l’italien. C’est avant tout avec eux que nous partageons histoire, géographie et culture.

Dans de nombreuses universités suisses, en économie, finance et gestion, je constate la complète domination de l’anglais pour les enseignements aux niveaux des masters et des doctorats. Quant aux publications ou aux réunions de faculté, le plus souvent, il en va de même. Je déplore ce processus d’exclusion des langues nationales. Que l’anglais occupe une place importante est souhaitable, mais cela doit se faire en bonne intelligence avec nos langues. Quant aux étudiants étrangers, au lieu de les envoyer en priorité améliorer leur niveau d’anglais, à Londres comme c’est souvent le cas, on devrait d’abord leur recommander l’apprentissage d’une de nos langues. Cela créerait des emplois en Suisse et leur permettrait de mieux comprendre le pays où ils vivent. L’unicité de la langue va de pair avec la pensée unique qui, comme la crise financière nous l’a montré, est dangereuse.


Pierin Vincenz
CEO du groupe Raiffeisen

Il est primordial que tous les écoliers aient acquis de bonnes connaissances de français et d’anglais à la fin de la scolarité obligatoire. Quand et dans quel ordre les langues doivent-elles être au programme? Ces questions doivent être tranchées par les politiciens chargés de l’éducation, mais en tenant compte de la cohésion nationale. Il est plus important de les régler de manière uniforme. Car des programmes scolaires différents d’un canton à un autre sont des handicaps à la mobilité dans notre pays, ce qui est extrêmement dommageable à l’économie.


Matthias Aebischer
Conseiller national (PS/BE), président de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture, ex-journaliste et ex-instituteur

Apprendre le français – ou l’italien – en priorité montre un respect envers les autres et leurs valeurs. Ce respect mutuel fait l’essence de notre pays et explique en partie pourquoi les cantons restent unis. Les langues ne sont pas l’unique ciment de la Suisse, mais un des plus importants.

Je reçois de nombreuses lettres de parents et de grands-parents qui se plaignent des difficultés de leurs enfants en français. Mais on ne peut pas simplement supprimer ce qui pose problème, on n’y pense même pas pour les mathématiques, par exemple.

Le goût des enfants pour une langue dépend aussi de la méthode. Ma cadette apprend avec le nouveau concept, Mille feuilles, qui favorise le courage de s’exprimer, et je vois la différence par rapport à sa grande sœur. La petite se réjouit vraiment d’apprendre, elle chante en français, joue du théâtre, raconte des blagues. Une méthode ludique, mais aussi exigeante: les enfants sont plongés dans un bain de langues.


Andrea Staka
Réalisatrice, notamment de «Das Fräulein», Léopard d’or 2006 à Locarno, et productrice de cinéma

Mon fils parle croate, ma langue, et suisse allemand. Il vient de commencer l’école et le bon allemand. J’aimerais qu’on lui enseigne une langue nationale avant l’anglais. Je trouve ça naturel. Il comprend quelques mots de français, car mon compagnon, Thomas Imbach, a tourné au château de Chillon Mary Queen of Scots et nous avons des amis à La Sarraz. Plus on connaît de langues, plus on est riche, plus nos relations avec les autres s’étoffent. Des émissions pour enfants, la musique ou le cinéma peuvent éveiller un intérêt. Nous, on regardait Scacciapensieri à la TV tessinoise. A 10 ans, j’ai rendu visite à des voisins partis s’installer en Suisse romande. Les enfants voisins parlaient français et je me suis dit qu’un jour je les comprendrais. Plus tard, il y a eu le groupe romand Sens Unik. J’ai compris que les langues, au-delà de la parole, transportent des pensées, des émotions.

Dans le Kreis 4 de Zurich, où nous habitons, je ne suis pas sûre que les enfants savent où se trouve le Welschland. Ce serait bien de leur montrer que c’est en Suisse et qu’il y a là d’autres enfants qui rient, qui pleurent, comme eux.


Thomas Maissen
Historien et directeur de l’Institut historique allemand à Paris

Mes motifs relèvent davantage de la politique que de l’économie, car je nourris la conviction que, pour cohabiter dans une société démocratique, il faut comprendre les arguments de nos compatriotes, leur montrer qu’ils nous importent. Naturellement, il faudra ensuite apprendre l’anglais dans un petit pays qui dépend de ses échanges commerciaux avec le monde entier. Mais, avec le français et l’allemand en plus, les Suisses jouissent de capacités interculturelles et peuvent jouer les intermédiaires, ce qui favorise aussi le succès économique.

A l’école, comme le français nécessite un plus grand investissement de temps, mieux vaut commencer à un âge docile, pas encore contestataire, quand on apprend parce que le prof dit de le faire.

Pour ce qui est de donner le goût du français, j’ai échoué. Mon fils de 18 ans, qui suit une école allemande, aurait dû lire Boule de suif pendant les vacances. Je doute qu’il l’ait lu. Reste l’espoir qu’il tombe amoureux d’une jolie Parisienne, cela semble plus facile que Maupassant.


Markus Imhoof
Cinéaste, réalisateur notamment de «More Than Honey» et de «La barque est pleine»

Chaque Suisse devrait parler au moins deux langues nationales. J’ai pitié du président du plus grand parti suisse, qui n’est pas capable de parler à tous les citoyens alors qu’il dit qu’ils représentent la base de la Suisse. Pour s’entendre, il faut se parler. Ceux qui défendent la Suisse devraient savoir ce qui lie ce pays.

Je n’aimerais pas qu’on sombre dans une situation à la belge. Un jour, à Bruxelles, je donnais une interview en français à la radio-télévision. Ensuite, j’ai dû franchir un pont entre deux bâtiments pour aller dans les studios flamands. Personne n’a voulu m’accompagner. Et, là-bas, on a refusé que je parle français à la radio flamande, j’ai dû m’exprimer en anglais.

L’amour du français m’a été transmis par mon enseignant du gymnase, Andri Peer, un poète romanche. Il nous faisait chanter, écrire des scènes de théâtre puis les jouer. Alors je commets pas mal d’erreurs de grammaire, mais j’aime cette langue. Celle que parle les Romands, pas celle de l’Académie française.


Marie-Gabrielle Ineichen
Secrétaire d’Etat à l’économie

Je suis d’avis qu’il faut apprendre une langue nationale avant l’anglais. Pour garder notre identité suisse, nous devons comprendre nos compatriotes. C’est aussi notre force à l’étranger: dans l’Union européenne, plus de 200 millions de personnes parlent une de nos trois langues.

Au Secrétariat d’Etat à l’économie, l’anglais est indispensable pour ceux qui travaillent dans les négociations internationales. Mais de loin pas suffisant. Nous exigeons de toutes nos collaboratrices et de tous nos collaborateurs des connaissances actives dans au moins deux langues nationales. Et il faut comprendre trois langues nationales. Car nous devons pouvoir nous adresser aux gens et aux entreprises dans tout le pays.

Elevée en français et en italien, je n’ai pas de recette pour apprendre une langue. Je peux seulement parler de mon expérience: ma mère m’a encouragée de manière très ludique. J’ai ainsi commencé à apprendre le russe à 9 ans, avec des livres qui racontaient des histoires en images qui me fascinaient, en utilisant les caractères cyrilliques. Plus tard, j’ai adoré tracer des caractères chinois avec un pinceau.


Hans-Ulrich Bigler
Directeur de l’Union suisse des arts et métiers (USAM)

Pour la cohésion de notre pays, il est indispensable d’enseigner le français très tôt, avant l’anglais. La langue n’est pas seulement un moyen de communication mais un outil très important pour comprendre la culture de l’autre moitié de la Suisse. En ce qui me concerne, c’est à l’école de recrues, à Sargans (SG), au contact de jeunes Romands, que j’ai eu l’occasion de me familiariser avec le français. Il faut vraiment encourager les échanges scolaires entre les différents cantons romands et alémaniques.


Jürg Stahl
Conseiller national (UDC/ZH)

Apprenons le français d’abord, il fait partie de notre pays. Mais peut-être pas aussi tôt. Pédagogiquement, les avis des experts diffèrent, je ne peux pas en juger. Pour rendre le français attrayant, et aussi pour calmer le jeu, je mets en avant la chance que nous avons avec nos langues, un motif de fierté. Car je n’aimerais pas vivre une guerre des langues comme il y a une quinzaine d’années. Ce fut ma première Arena comme jeune parlementaire fédéral, contre le conseiller d’Etat zurichois Ernst Buschor, qui a introduit l’anglais comme première langue étrangère dans notre canton.

Je ressens des émotions avec le français, qui parle à mon cœur et chante à mes oreilles. Cela remonte à ma jeunesse: j’avais un oncle qui vivait en Suisse romande, un séducteur qui me fascinait. Et, à 16 ans, je suis tombé fou amoureux d’une jeune Romande. Mais tout le monde n’a pas cette chance. Géographiquement, la Thurgovie ou le canton de Saint-Gall sont loin de la Suisse romande. Les apprentis et les fils d’agriculteurs ne côtoient pas de francophones.


Rolf Knie
Peintre et directeur de cirque

Ne pas apprendre d’abord une langue nationale? Une honte et un autogoal. Je crois que la population le sait et favoriserait le français s’il y avait un vote. A l’étranger, on envie notre multilinguisme et notre cohabitation. Ils sont liés parce qu’à travers la langue on approche une mentalité, on élargit son horizon. L’anglais, facile, on l’apprend de toute façon.

Pourquoi radios et télévisions publiques diffusent-elles la même sauce anglo-saxonne que les stations privées? Pourquoi ne pas intégrer le français dans notre vie, en diffusant de la chanson, respectivement des films français? Même synchronisés, on y apprend beaucoup sur la façon d’être des francophones. Et la qualité du cinéma français me semble supérieure à celle de nombreuses grosses productions américaines.

Il faut résister à l’anglicisation, à l’image des Français qui inventent des mots pour les nouveautés techniques, je vais d’ailleurs sortir un livre à ce sujet.

Un garçon qui embrasse une fille sur une chanson francophone gardera toute sa vie le goût du français. Aujourd’hui encore, j’écoute Jacques Brel ou Adamo.


Claude Longchamp
Politologue et patron de l’Institut de sondage GfS

Il y a un an, j’étais au Parlement des jeunes, où des Luxembourgeois étaient invités. Face aux problèmes de compréhension qui se sont posés durant ces jours-là, ils nous ont dit: dans une génération, vous ne vous comprendrez plus.

On ne peut pas se résigner à l’anglais, certaines nuances spécifiques à notre culture n’existent pas en anglais.

Pour moi, la priorité va clairement au français. Dans notre pays, il faut au moins comprendre la langue de l’autre. D’autant plus que le fossé linguistique perdure, il continue à s’exprimer régulièrement les dimanches de votation.

Or, il y a un recul du français dès qu’on dépasse l’est de Soleure. Pour transmettre le goût du français, chacun doit fournir des efforts.

L’école donne une base, mais pour vivre la langue il faut sortir.

Les parents, la famille, les amis, les médias, tous sont appelés à encourager la découverte des autres cultures nationales.

D’autant plus que certains enseignants n’aiment pas cette langue. En Thurgovie, tous les profs ont voté contre le français au Grand Conseil.


Susanne Ruoff
Directrice générale de La Poste suisse

L’importance de la langue française est incontestable pour moi. Le goût du français et de la culture romande me sont venus il y a une trentaine d’années, lorsque j’ai appris à connaître et à apprécier la région de Crans-Montana, où j’ai choisi de vivre. Mes enfants ont été scolarisés en français et sont parfaitement bilingues.

Au sein de La Poste, fortement ancrée dans l’identité suisse, la diversité linguistique et culturelle est essentielle. Plus de 60 000 hommes et femmes, suisses et étrangers, habitant toutes les régions de Suisse, y travaillent. La maîtrise du français est importante et même fortement souhaitée pour les fonctions en contact étroit avec la clientèle, mais aussi pour certaines positions de cadres ou de spécialistes. Je suis particulièrement favorable à la mixité linguistique et culturelle des équipes: l’expérience montre que les problèmes complexes sont mieux résolus au sein d’équipes hétérogènes. Et elles répondent mieux aux attentes de notre clientèle, multiculturelle elle aussi.


Urs Bührer
Directeur de l’hôtel Bellevue Palace, Berne

Pourquoi ne pas apprendre l’anglais en même temps que le français? Un enfant – ce fut le cas de mon fils qui a appris simultanément l’allemand, l’anglais et le portugais dans son jeune âge – peut fort bien s’initier à plusieurs langues en même temps. Quand on a des connaissances en français, il est plus facile d’appréhender d’autres langues latines comme l’italien ou l’espagnol. Je crois que les Romands devraient davantage faire de lobbying en Suisse alémanique pour faire connaître leur culture et la mettre en valeur. Ils devraient le faire en français, mais aussi en allemand, avec leur accent très charmant. Au Bellevue Palace, je me fâche chaque fois que je découvre que la correspondance avec les Romands est rédigée en anglais. C’est de la folie! Nous ne réalisons pas assez, nous les Suisses, à quel point les étrangers apprécient la diversité linguistique et culturelle de notre pays. Peut-être ne devrions-nous pas nous contenter d’enseigner les langues allemande, française ou italienne, mais aussi la culture romande, alémanique, tessinoise et romanche à travers des matières comme l’histoire ou la géographie.


Melinda Nadj Abonji
Ecrivaine, lauréate du Prix du livre suisse et du Prix allemand en 2010 pour son roman «Pigeon, vole»

La Constitution stipule que la Suisse compte quatre langues, d’où le devoir de les respecter et de ne pas marginaliser le français. D’autant plus que nous ne devons pas aller très loin pour l’entendre: à Bienne déjà, on a l’occasion de le parler.

Fondamentalement, je pense qu’il nous faut non seulement redonner le goût du français, mais celui de la langue aux enfants et aux jeunes gens. Leur montrer qu’on peut dévorer des livres, classiques ou contemporains, qu’on peut s’y plonger, connaître d’autres mondes, en sortir secoué. Pourquoi ne pas lire à haute voix des textes en français, inviter des auteurs francophones? Oser des lectures courtes, chasser l’ennui, donner le courage d’écrire aussi, en parler. Tout cela crée du lien. J’étais dernièrement dans des écoles tessinoises avec une traductrice: nous y avons vécu des échanges fructueux. Il ne s’agit pas de craindre l’anglais, mais de réaliser que ce qui est remis en cause, au fond, c’est le soin apporté à toutes les langues et à la littérature.


Michael Schoenenberger
Rédacteur responsable de la rubrique Formation de la «Neue Zürcher Zeitung», journal qui a pris position pour le français

On ne peut pas, le dimanche, prêcher la Suisse comme Willensnation (nation de volonté) et ne pas vivre en conséquence le lundi. Je ne dis pas que
chacun, une fois adulte, doit parler les langues nationales, mais les citoyens de ce pays doivent au moins comprendre la langue de l’autre afin de pouvoir saisir aussi leur manière de penser. L’anglais ne permet pas cet échange-là. En plus de prioriser l’enseignement des langues nationales, il s’agit donc de systématiser les séjours
des jeunes en Suisse romande ou au Tessin.

Fédéraliste, je préférerais que les cantons trouvent un compromis plutôt que la Confédération ne doive intervenir. Mais, s’ils n’y parviennent pas, Alain Berset devra agir, c’est inscrit dans la Constitution. Et si le Parlement légifère, on peut imaginer qu’il y aura référendum puis votation. C’est un risque, mais une chance aussi. Personnellement, je crois que, si le peuple suisse doit choisir, il donnera la priorité aux langues nationales. Ce serait fort.


Lukas Bärfuss
Ecrivain, auteur notamment de «Cent jours, cent nuits» et de la pièce «Les névroses sexuelles de nos parents»

Pourquoi cette question est-elle aujourd’hui en cause? Parce que les demandes de l’économie sont davantage valorisées que les demandes de la cohésion nationale. Mais c’est toujours l’Etat et pas l’économie qui est responsable de l’école publique.

D’abord, je ne suis pas vraiment ni pour le primat de l’économie, ni pour le primat de la nation – tous les deux me semblent douteux et je n’arrive pas à me réjouir du triomphe de l’un sur l’autre. Alors voici la réponse d’un pragmatiste:

1. Les concernés peuvent être consultés, mais ils ne peuvent pas décider, ils sont mineurs.

2. Ceux qui vont décider à leur place sont tenus de prendre en compte les intérêts des concernés et non les leurs.

3. Si le primat d’une langue sur une autre est imposé par la force contre la volonté et l’intérêt de ceux qui sont concernés, c’est-à-dire contre les enfants, cette force, un jour, va se retourner contre la langue qui a obtenu ce primat.

4. Si on doit constater que ceux qui doivent décider ne sont pas capables de distinguer entre l’intérêt des concernés et leurs propres idéologies, économiques ou nationalistes, il serait mieux de donner le primat à une troisième langue, par exemple le chinois ou l’hindi.

P.-S.: Ce texte a été écrit en français, ce n’est pas une traduction. Pas parce que je pense qu’il faut faire quelque chose pour la nation, mais parce que j’aime le français. Et avant de se demander à quoi elle sert, on pourrait aussi se réjouir d’une langue juste pour sa beauté.

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Comment Eve Ensler, la croisée des femmes, a vaincu le cancer

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Mercredi, 10 Septembre, 2014 - 06:55

Rencontre. L’auteure des «Monologues du vagin», activiste féministe mondiale, publie avec «Voyage au bout du corps des femmes» le récit de son combat contre le cancer, véritable manifeste contre les violences faites aux femmes.

L’histoire commence comme une plaisanterie de vestiaire de rugby: une pièce de théâtre intitulée Les monologues du vagin. Vous les entendez, n’est-ce pas, les rires gras. Et mes couilles, elles parlent, mes couilles? Mais voilà. Les monologues du vagin, joués pour la première fois au sous-sol du Cornelia Street Café de Greenwich Village à New York en 1996, sont devenus une pièce à succès traduite en une cinquantaine de langues, jouée dans 150 pays et des milliers de théâtres, interprétée par de simples amatrices ou des célébrités comme Jane Fonda, Susan Sarandon, Oprah Winfrey aux Etats-Unis ou, du côté français, Bernadette Lafont, Claire Nebout ou Marie-Christine Barrault.

La pièce à succès, désormais considérée comme un pilier du féminisme contemporain, s’est transformée en un mouvement social d’une vigueur et d’une ampleur formidables qui, sous le label de l’association V-Day – comme Victoire, Valentin et vagin – créée en 1998 et régulièrement citée dans les classements des meilleurs programmes de bienfaisance internationaux, s’active sur tous les continents pour mettre fin aux violences contre les femmes.

Dernier bébé, l’opération One Billion Rising, campagne lancée le 13 février 2013 pour inciter un milliard de femmes dans le monde à s’élever, en dansant, contre les prédictions de l’ONU, pour qui une femme sur trois dans le monde – soit un milliard – va être violée, battue, tuée ou victime d’inceste au cours de sa vie.

Derrière cette vague vaginale, une écrivaine et activiste new-yorkaise de 61 ans, Eve Ensler, dont on peut sans crainte de l’emphase dire qu’elle est en train de changer le monde. Elle donne rendez-vous au café Le Flore sur l’île Saint-Louis à Paris. Il y a cinq ans, elle s’est acheté un appartement non loin et s’y réfugie pour écrire. «My home? Non. J’adore Paris, c’est une ville très féminine avec un charme et une mélancolie indicibles. J’habite aussi New York, mais mon pays, ma maison, c’est là où je suis sur la terre. Je suis une nomade. Je me sens libre. On tient beaucoup trop compte des frontières, des pays, des villes, des langues, sans même plus s’en rendre compte. Je suis un être humain avant tout et j’essaie de ne jamais l’oublier.»

«le pire jour» de sa vie

Elle publie le 18 septembre Dans le corps du monde, son cinquième livre traduit en français, soit le récit coup-de-poing de son combat contre une énorme tumeur cancéreuse de stade IV découverte le 17 mars 2010 dans son utérus. Depuis «le pire jour» de sa vie où on lui annonce sa mort prochaine alors qu’elle s’apprête à partir pour le Congo inaugurer son nouveau bébé, la Cité de la Joie, communauté étonnante qui accueille les femmes rescapées de viols et violences d’une cruauté inouïe, jusqu’à ce jour, un an après, où le beau docteur Sean lui tend gentiment des objets en plastique de diverses tailles qu’il n’appelle pas des godemichés pour «l’aider» à reprendre une vie sexuelle après une chimio de mammouth et de la reconstruction chirurgicale, Dans le corps du monde n’élude rien.

Ni les souffrances, ni la déchéance, ni, surtout, la remise en question fondamentale que la maladie a forcé cette battante à traverser. On y croise ses amis et amies activistes professionnels comme elle, sa garde rapprochée, son fils adoptif l’acteur Dylan McDermott, fils de son premier mari, sa sœur, avec qui elle se réconcilie sur son lit d’hôpital, ses amies d’Afrique ou de Croatie, compagnonnes de lutte et d’amitié.

Ecrire pour Revivre

Ecrire le livre, en trois mois, à peine guérie, a été «revivre». «Avant, je survivais. C’est mon corps qui a écrit le livre, pour se libérer.» En rémission depuis quatre ans, amaigrie et rayonnante, elle a de l’énergie à revendre et une mèche rose dans les cheveux. «J’étais en Afrique du Sud il y a quelques semaines, je suis entrée chez un coiffeur avec une poussée de joie et lui ai demandé cette mèche…» Le cancer l’a «libérée». «On ne sait pas ce qu’est le cancer. Je pense qu’une partie de moi avait développé un désir de mort. J’avais accumulé traumatisme sur traumatisme depuis l’enfance et n’avais jamais fait attention à ce que mon corps ressentait.» Elle, l’enfant maltraitée, mal-aimée, violée par son père entre ses 5 et ses 10 ans, délaissée par sa mère indifférente, intellectuelle «dépossédée de son corps», a repris ironiquement possession de son corps à travers la maladie. «Les opérations, la chimie, la cicatrice, le cathéter, c’était horrible, mais c’était si physique que je ne pouvais plus nier que j’avais un corps. Il prenait toute la place, c’était indéniable.»

Le destin d’Eve Ensler, c’est celui-ci: l’histoire d’une gamine violentée qui se reconstruit et survit, adulte, en cherchant des sœurs de par le monde et en transcendant sa blessure personnelle en un combat universel positif qui force le respect. «Pendant des années, j’ai essayé de retrouver le chemin de mon corps. J’ai emprunté plusieurs voies pour retrouver ce chemin. La promiscuité sexuelle, l’anorexie, la performance artistique. Comme je n’avais aucun point de référence, je me suis mise à interroger les autres femmes sur leur corps, en particulier leur vagin. Je sentais que les vagins étaient importants! Cela m’a poussé à écrire Les monologues, ce qui à son tour m’a entraînée à parler de vagins de manière incessante et obsessionnelle devant de nombreux inconnus. Résultat, je parlais tellement de vagins que des femmes se sont mises à me raconter des histoires sur leur corps. J’ai sillonné la terre en avion, en train, en jeep… J’avais faim d’histoires d’autres femmes ayant connu la violence et la souffrance…»

A l’origine d’un mouvement qui désormais vole de ses propres ailes, citoyenne du monde, Eve Ensler navigue cet automne de la Cité de la Joie au Congo, un des projets qui lui tiennent le plus à cœur dans son existence – «C’est le plus bel endroit que je connaisse, dédié aux pires souffrances volontaires que j’ai vues infligées aux femmes» – aux Caraïbes pour One Billion Rising, en passant par Melbourne pour une conférence devant des oncologues du monde entier ou le Pérou pour soutenir des représentations des Monologues.

Elle se réjouit comme une gamine: en novembre à Cambridge se tiendra la première de sa nouvelle pièce de théâtre, O.P.C. (Obsessive Political Correctness), une satire du monde politique contemporain. Femme publique, elle se protège du mieux qu’elle peut, ne parle pas de son frère ni de sa sœur – «C’est leur histoire, leur rapport à notre père» – ni de son rapport au bouddhisme, se contentant d’évoquer le yoga qu’elle pratique depuis longtemps et qui l’a «aidée».

Activiste-née

Son job, c’est activiste. Depuis «toujours». «Je suis née comme cela! En Europe, on n’a pas cette culture. C’est dommage! Ça commence chez soi, dans sa famille, sa communauté, sur son lieu de travail. D’autant plus que la violence faite aux femmes, ce n’est pas qu’en Afrique ou en Inde. Les formes de violence sont différentes, plus insidieuses, mais c’est net. Trois cent mille jeunes filles se font agresser chaque année sur un campus américain. Il n’y a pas un pays où je suis allée où la femme est vraiment libre, respectée, sans risque de se faire agresser.»

Elle rêve d’une «révolution» qui fasse prendre conscience aux femmes de la «valeur de leur corps et de leur être». «Une révolution, ce n’est pas la guerre, c’est la transformation!» Comble du symbolisme, elle porte le nom de la première femme. Elle n’a jamais demandé à ses parents pourquoi. «Il y a un destin, finalement, peut-être…» Enfant, elle détestait son nom et se faisait appeler Ivy. «C’était un nom trop lourd, trop chargé de mythologie chrétienne…» Et puis en lisant Paradise Lost, du poète Milton, elle se rend compte qu’Eve était aussi celle qui permit à l’homme de «choisir» de faire le bien ou le mal. Du coup, elle a repris son nom. Eve.

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Prost! La fête de la bière au format panoramique

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:51

Reportage photographique. La Bierfest de Munich est l’une des plus grandes fêtes populaires du monde. Michael von Graffenried l’a saisie dans ses grandes largeurs, entre joie et coma éthylique.

Le Bernois Michael von Graffenried, 57 ans, s’est fait connaître par ses images de parlementaires en train de bâiller, de nudistes, de l’Algérie à feu et à sang, de l’Inde surpeuplée, du quotidien d’un couple de drogués. Il a adopté il y a quelques années le format panoramique, lequel encadre parfaitement sa manière directe, proche des gens, empathique, mais aussi impertinente. Le grand gaillard photographie au jugé, l’appareil au niveau de son nombril, ce qui lui permet de passer plus facilement inaperçu dans la foule.

Tirant parti d’une résidence d’artiste à Munich, Michael von Graffenried a plongé deux années de suite dans la légendaire fête de la bière. Organisée pendant les quinze jours qui précèdent le premier dimanche d’octobre, la Bierfest (ou Oktoberfest) est une colossale réunion populaire qui unit le meilleur et le pire, ce mélange étant facilité par l’absorption, à chaque édition, de sept millions de litres de boissons houblonnées.

Alcool aidant, le niveau d’inhibition des participants descend bas. Très protestant, Michael von Graffenried est en revanche un garçon discipliné, mais il ose tout. Il capte la vie de la fête dans toute son exubérance joyeuse et ses signes identitaires: les chopes, les Lederhosen (culottes de peau) et Dirndls (robes traditionnelles), la transpiration sous les tentes, les couleurs vives.

Le livre qu’il a tiré de son reportage, à paraître sous peu chez l’éditeur allemand Steidl, n’a aucune explication ni légende, tant le propos est limpide. La cinquantaine d’images suit une ligne chronologique, racontant en somme une journée d’abord idéale, puis nettement plus trash. L’arrivée des visiteurs et des serveuses aux nattes blondes, la fête, la convivialité, les animations foraines, les danses et les défilés folkloriques, puis les excès, l’urine, les corps intoxiqués qui tanguent et s’effacent, les bagarres, les arrestations. Au point que, parfois, le photographe a eu l’impression de se «retrouver en pleine guerre civile». Il sait, comme les organisateurs de la Bierfest le savent, que la fête provoque, outre les blessés et les malades à vomir, plusieurs décès par année. Mais le fait est passé sous silence pour ne pas nuire à la réputation de l’événement et aux énormes intérêts financiers en jeu.

Il sera intéressant de voir comment ce portrait sans complaisance, mais si énergique et franc de la Bierfest bavaroise, sera accueilli en Allemagne…

«Bierfest». De Michael von Graffenried. Steidl (à paraître).

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Michael von Graffenried
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L’enfer de Gaza revu depuis les Alpes

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:52

Reportage. Juifs ou Arabes, hébréophones ou arabophones, tout les sépare. Réunis en Suisse le temps d’un trek, ils se découvrent pourtant des affinités.

Jeudi 4 septembre 2014. Cirque de Salanfe, au pied de la Haute Cime des Dents-du-Midi. Dix-sept heures sonnent. Les uns après les autres, des jeunes arrivent. Cinq filles, six garçons. Tous dotés du passeport israélien. Tous étudiants à l’Université de Haïfa. Un élément les distingue pourtant: certains sont Juifs et d’autres Arabes. Ils se sont rencontrés pour la première fois lors des journées de préparation qui ont précédé leur départ d’Israël et sont arrivés en Suisse il y a une semaine. Pour marcher, camper et, surtout, confronter leurs deux cultures. Une expérience portée par le centre Beit Hagefen à Haïfa, pôle de rencontres entre Juifs et Arabes. Mais aussi par l’association suisse Coexistences, qui se compose de membres de toutes confessions et soutient les Palestiniens et les Israéliens, juifs et arabes, ouverts au dialogue.

Un parcours solidaire

«Le projet Breaking the Ice a vu le jour en 2010, raconte Asaf Ron, cet homme juif directeur de Beit Hagefen. Il réunit chaque année un groupe de jeunes Israéliens juifs et arabes pour une randonnée d’une dizaine de jours.» L’objectif? Tisser des liens entre les participants, notamment par le biais de cette solidarité, incontournable en haute montagne, qui se crée au fil des jours. «L’accent est d’abord porté sur l’effort physique, précise Ulfat Haider, cette femme arabe membre de Beit Hagefen et porteuse de l’aventure depuis ses débuts. Puis ils découvrent qu’ils peuvent dépendre les uns des autres, s’entraider, partager leur équipement, leurs tentes; simplement vivre ensemble.»

Le défi est d’autant plus délicat en cet été 2014, bouleversé par les atrocités et la guerre survenues une nouvelle fois à Gaza. Jusqu’à la dernière minute, l’arrivée du groupe est restée en suspens. Rami a été mobilisé par l’armée israélienne. Longs cheveux et yeux rieurs, le jeune homme ne laisse pourtant rien transparaître. Il ne dira mot de ce qu’il a vu et vécu durant les semaines qui ont précédé son séjour en Suisse. Assise à ses côtés, Mayaan s’avoue plus fragile. C’est pour elle que l’expérience a été la plus intense. A 25 ans, cette étudiante juive, originaire d’une famille pro-israélienne très à droite, n’avait encore jamais partagé du temps avec des Arabes. «C’est la première fois que je réalise que ma liberté dépend de la souffrance d’autres personnes», souffle-t-elle les yeux humides.

Un avenir partagé

Leurs réalités se confrontent. Jamais ils ne partageront le même avis politique. Le ton hausse lorsque au milieu du repas la conversation dévie sur Tsahal (armée israélienne), le Hamas et la situation actuelle. Mais les sourires reviennent toujours. «Nous sommes là pour travailler sur ces malentendus, pour nous mettre à la place les uns des autres. Nous voulons prioriser l’être humain, séparer la vie de la politique et être amis même si nos opinions divergent», conclut Rim, étudiante arabe de 23 ans. Reste qu’une telle discussion ne s’arrête pas si facilement. Noam, étudiant juif en géographie et en histoire, pense que Tsahal est l’armée la plus humanitaire du monde. Raif, étudiant arabe en science politique, lui répond qu’il est surréaliste de considérer comme telle une armée capable de tuer 600 enfants. Les deux jeunes hommes «vivent» le conflit. Engagés politiquement, ils peinent à faire la part des choses de la même manière que leurs camarades. Cela ne les a finalement pas empêchés de partager leur tente. Et de plaisanter à l’heure du dessert: «Et si dorénavant l’armée israélienne bombardait Gaza de chocolat?»

La soirée touche à sa fin. Dans cinq jours, la petite troupe s’envolera. Les uns retrouveront leur pays, les autres leur maison. Se reverront-ils une fois de retour dans leur quotidien? Pour toute réponse, Mayaan sort la lettre qu’elle a écrite à Raif. Trois pages d’une touchante honnêteté. «Un homme. Une femme. Un Arabe à la peau mate. Une Juive à la peau claire. On nous a inculqué deux vérités diamétralement opposées. Mais j’aimerais ne plus avoir à choisir de côté. Promettons-nous simplement de ne jamais oublier ces moments partagés.»

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Guerre et paix dans notre assiette

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:53

Tendance. Et si derrière un simple repas se trouvait la solution à plusieurs conflits dans le monde? A Genève, du 18 au 21 septembre, Food Focus se penche sur la «food diplomacy».

Rapprocher des peuples à travers la nourriture: voilà le pari que se sont lancé les adeptes de la food diplomacy. C’est d’ailleurs à Genève qu’une manifestation de «gastrodiplomatie» aura lieu. Du 18 au 21 septembre, Food Focus proposera des débats en lien avec l’alimentation, la consommation, la terre et la diplomatie. L’association a déniché des films peu diffusés et les projettera à l’occasion de cette rencontre.

La guerre du houmous

Parmi ces productions, le film Make Hummus Not War de Trevor Graham, qui se déclare lui-même un «fanatique du houmous». Le réalisateur australien vit depuis des années une folle histoire d’amour avec ce plat à base de pois chiches commun à plusieurs territoires de l’ancien Empire ottoman. Sa relation est si intense qu’il a décidé d’en faire un documentaire. Au-delà des guerres au Moyen-Orient, il y a un réel conflit du houmous entre Israéliens, Palestiniens et Libanais. Chacun revendique cette purée comme étant sa propre spécialité. Il y a de quoi. Le business du houmous engendrerait 4 millions de dollars par an rien qu’aux Etats-Unis. Un commerce controversé et souvent boycotté.

Un film sur ce plat traditionnel est aussi une façon de traiter le conflit israélo-palestinien d’une autre manière. «J’ai choisi de montrer qu’il n’y a pas que des différences», explique Trevor Graham. Son message est évident: profiter des diversités, comme le débat du houmous, pour se rapprocher. «Je suis bien conscient que ce n’est pas ça qui va régler les choses, mais on peut commencer par là, s’asseoir à la même table et parler du houmous, se concentrer sur ce qui nous rapproche plutôt que de se faire la guerre», propose-t-il. Si le film a eu une faible résonance dans les pays concernés, il a connu un franc succès en Europe et aux Etats-Unis. Il n’a été projeté ni en Israël ni en Palestine. «Grâce aux résultats d’audience, j’ai compris que la solution au conflit pouvait venir de l’extérieur.» Trevor Graham n’a pas changé sa vision de la guerre israélo-palestinienne après la réalisation de son reportage. «Mais je fais un bien meilleur houmous!» blague-t-il. Le pois chiche, comme tant d’autres produits, est une «victime» de la mondialisation et ne peut appartenir à un seul pays. «Le houmous est partout et à tout le monde, finalement!» se réjouit le réalisateur.

au-delà de la religion
Au Liban, Kamal Mouzawak a aussi imaginé un rapprochement des populations au sein de son pays à travers la nourriture. Fils d’agriculteur, il a toujours eu un fort lien avec les petits producteurs. Il fonde alors l’association Souk el Tayeb, le premier marché d’agriculteurs de Beyrouth qu’il présentera à l’occasion de Food Focus à Genève. Le but? Aider au dialogue entre les communautés en leur faisant cultiver des terres en commun. Dans un pays divisé pendant des années par les mixités religieuses et ethniques, Souk el Tayeb rappelle aux paysans qu’ils partagent la même terre. A la suite du succès de ce marché bio, Kamal se lance dans un nouveau pari. C’est en 2009 qu’il ouvre Tawlet Beyrouth. Cette fois sous forme de restaurant, le projet a toujours pour but de rapprocher les peuples à travers la nourriture. «Tous les jours une femme d’un village libanais cuisine des plats de chez elle et nous en raconte l’histoire», explique Kamal. La nourriture rapproche-t-elle vraiment les peuples? Le jeune entrepreneur en est certain. «Je le constate tous les jours dans la cuisine, des femmes de confession musulmane shiite, sunnite, chrétienne ou ce qu’on appelle ici «les indéfinissables» laissent la religion de côté pour travailler ensemble et préparer des bons plats maison», explique Kamal.

L’activiste culinaire reste cependant réaliste. «On ne peut pas faire du houmous sous les bombes. C’est incontestablement un produit du Levant, remettre cela en cause est ridicule, s’emporte-
t-il lorsqu’on parle du film Make Hummus Not War. Peut-être que la dégustation commune de houmous viendra après la résolution du conflit, qui sait?»

L’approche de la diplomatie culinaire a connu un changement remarquable ces dernières années. «Avant, on considérait la cuisine comme un domaine réservé aux femmes, trop futile pour le considérer sérieusement», explique la cofondatrice de Food Focus, Alessandra Roversi. Aujourd’hui, les Etats se rendent compte qu’il s’agit de quelque chose à ne pas prendre à la légère et que, finalement, c’est une nouvelle façon d’appréhender la résolution d’un conflit ou de tensions.»

Ce n’est pas encore le cas entre la Turquie et l’Arménie, qui se font une guerre culturelle pour savoir qui détient le kashkek, un plat à base de viande réservé aux grandes cérémonies. L’Unesco a tranché: le kashkek a été inscrit comme turc au patrimoine immatériel de l’humanité. «Quand il s’agit de cuisine, il existe un vrai nationalisme», constate Alessandra Roversi. A la suite de son travail de mémoire sur la «gastrodiplomatie», la jeune femme a pu se rendre compte de l’importance de l’alimentation dans les relations internationales. «Tout est codé dans la diplomatie. Les Chinois peuvent proposer à leur hôte de se servir des baguettes pour l’intimider.»

En 1987, quand Reagan devait choisir quel vin servir aux Gorbatchev, le président étasunien opta pour un vin californien de la Russian River Valley, une région où l’immigration russe est importante. Un message plutôt sympathique.

Food Focus: foodfocus.ch
Semaine du goût: gout.ch


«Un repas peut bien se passer comme très mal se finir»
La «food diplomacy» peut aussi s’appliquer chez nous, à la maison. Quelle est l’importance de la nourriture dans notre vie? Le sociologue et ethnologue Bernard Crettaz revient sur l’influence de l’alimentation lors de conflits personnels.

Peut-on dire que «nous sommes ce que nous mangeons»?

Tout à fait. La nourriture nous représente, elle traduit notre identité profonde. On pense pouvoir se distinguer socialement à travers ce que l’on sert et ce que l’on mange. Les gens veulent de plus en plus impressionner leurs hôtes à travers la nourriture. Prenez l’exemple des hommes qui se sont mis à la cuisine de repas de haut niveau. C’est une sorte de distinction sociale plus que de goûts personnels. Comme on dit en ethnologie: «Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser.»

Qu’en est-il de notre époque?

Aujourd’hui, nous vivons un bouleversement complet des codes. Manger est un geste fondamental que nous effectuons de plus en plus vite. La cuisine manifeste une nouvelle recherche d’identité. Prenez le vin, cela a pris des proportions énormes.

Est-il possible de régler des conflits à travers la nourriture?

Le repas est une des étapes du rite du pardon. Il peut être soit une entrée soit l’accomplissement même. Accepter de partager de la nourriture avec quelqu’un est déjà un acte de rapprochement. Or, le repas a un aspect très ambigu. De nombreux repas de réconciliation tournent au cauchemar. C’est à double tranchant: soit notre hôte devient notre grand ami, soit notre pire ennemi.

Propos Recueillis par Fatima Sator

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La HD, comment la mater

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:54

Zoom. A la RTS, la haute définition met à nu toutes les imperfections esthétiques des journalistes. Séance maquillage avant le TJ.Florence duarte

C’est la première fois dans l’histoire du téléjournal que le studio maquillage est installé à l’entrée du plateau. Juste derrière la porte où clignote en rouge «On Air» quand un journaliste est à l’antenne. Ici, entre le studio tout de blanc, de plexi, d’écrans et de caméras robotisées et sa nouvelle régie high-tech, qui ont coûté 4,8 millions de francs, on a dû improviser dans le couloir un espace pour l’esthétique, qui prend encore plus d’importance et donc de temps. Miroirs de loge et éclairages surpuissants. On savait que l’introduction de la haute définition (HD) imposait une rigueur dans l’apparence. Les équipes s’étaient préparées, avaient testé tous les types de peaux, de coupes de cheveux, trié les placards et jeté les vestes scintillantes. Le soir du 25 août pourtant, pour la première, Darius avait l’air d’avoir abusé des Maldives, Alain Berset, le conseiller fédéral, était gris (lire L’Hebdo du 28 août, chronique «Ecrans»). Depuis, tout le monde a meilleure mine. Parce que la brigade esthétique du TJ ne lâche rien.

Leïla Fertikh Minkhorst est maquilleuse depuis trente ans à la RTS. C’est une pro des plateaux de télé et de cinéma. Ce lundi matin, elle maquille les filles du 12 h 45, la présentatrice Agnès Wuthrich et la chroniqueuse culturelle Claire Burgy. Un travail d’orfèvre. Ne plus cacher, camoufler, comme avant, mais révéler, magnifier, en douceur, en subtilité. Avant, Leïla et ses consœurs travaillaient à l’éponge. Maintenant, 80% de l’œuvre s’accomplissent au pinceau. «Je fais ressortir les traits en travaillant les ombres et les lumières avec plusieurs couleurs de fonds de teint. Et j’étire au maximum. Sur les plans serrés, il faut qu’on voie l’équilibre du teint. Ce qui prime? La transparence.»

La HD modifie le métier. Avant, la télé faisait ressortir la brillance et les rougeurs. Aujourd’hui, la moindre imperfection, un pore, un poil, une racine de poil, l’aube d’un bouton, une pellicule sur l’épaule, un cheveu hirsute, saute aux yeux du téléspectateur. Capte son attention et le détourne de l’info, le maître mot, l’essentiel, le but de cette stratégie HD.

Le journaliste doit disparaître. Il n’est plus la star. Il le devient si son grain de peau vole la vedette à Barack Obama. La HD, c’est l’effet loupe. Le but est donc de révéler la beauté naturelle d’Agnès, de Claire ou de Darius. Leïla aime faire ressortir leurs traits, les accentuer, signifier la sinuosité de leur vécu. De leurs états d’âme du matin faire naître une petite brillance dans l’œil. Ici, on dorlote ces stakhanovistes du desk façon Les quatre filles du docteur March. Café, amandes salées et voix douces.

Ces visages intelligents doivent vivre devant la caméra, on doit les sentir être eux-mêmes mais dans une perfection qui n’en a pas l’air. C’est tout le paradoxe: être magnifié par la HD, le nouveau plateau, tout en restant transparent. Agnès Wuthrich: «Le plateau est conçu comme une page blanche, c’est l’expression consacrée. On ne doit pas perturber le processus.» Alors on bosse. Cheveux lavés à la RTS tous les matins. Coloration et coupe corporate. Ombres à paupières neutres. Bijoux interdits. Tissus brillants, paillettes et synthétique au placard. La HD, c’est le retour de la télé en noir et blanc.

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Le retour du Schweizer Erasmus, ou quand l’histoire se répète

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:55

Enquête. Après la dénonciation des accords Erasmus, la période de doute a été longue. Mais la plupart des étudiants peuvent désormais souffler et partir en échange académique grâce au système provisoire adopté par la Suisse.

Gabriela voulait absolument étudier la sociologie à l’Universidad Complutense de Madrid. Ni une ni deux, elle a négocié son propre Erasmus, obtenu l’accord de son alma mater (l’Université de Neuchâtel). Il ne lui restait plus qu’à finaliser son départ. Patatras, le couperet du 9 février est tombé. Et, avec lui, la dénonciation des accords Erasmus. Une mesure de rétorsion que Gabriela a subie de plein fouet. L’académie madrilène n’a plus voulu d’elle.

Combien de Gabriela ainsi déboutées? Pas autant qu’on l’a d’abord craint. Sa mésaventure est un cas rare. En cette rentrée 2014, la majorité des étudiants qui avaient planifié un Erasmus ont bouclé leurs bagages. L’adoption d’un système provisoire aura en effet fini par compenser la décision d’éviction prise par l’Union européenne au lendemain de l’acceptation de l’initiative populaire de l’UDC «Contre l’immigration de masse».

Flash-back

Pour les étudiants en quête d’expériences nouvelles, le cauchemar s’est concrétisé le 26 février 2014. Lorsqu’il a été confirmé que la Suisse ne pourrait plus participer au programme Erasmus + que comme pays tiers. Un statut qui, sans mettre fin aux échanges, limite considérablement les possibilités de collaboration. S’est ensuivie une période opaque durant laquelle universités suisses et Confédération ont négocié un plan d’action. Le 16 avril 2014, le Conseil fédéral a tranché. Et le Swiss European Mobility Programm (SEMP) a vu le jour. Allouée d’un budget de 22,7 millions de francs, cette solution transitoire a toutefois comme un goût de déjà-vu.

«Nous revoilà dans un Schweizer Erasmus, comme il y a vingt ans, après le refus de la population d’adhérer à l’Espace économique européen», rappelle Antoinette Charon Wauters, responsable des relations internationales de l’Université de Lausanne. La situation est ainsi semblable à celle valable jusqu’à fin 2011. Les étudiants suisses peuvent certes partir. Mais ils se voient déchus de certains droits. «Ceux qui vont à Thessalonique n’ont par exemple plus accès aux cours gratuits de grec, précise Olivier Vincent, responsable de la mobilité au sein de l’Université de Genève. D’autres se verront refuser les logements privilégiés mis à disposition des étudiants Erasmus uniquement.»

Rappels sans réponse

Pour l’heure, ce mode de participation indirecte a malgré tout permis de sauver la plupart des collaborations interuniversitaires. Mais à quel prix? «Nous avons dû rappeler un à un chacun de nos partenaires, afin de savoir s’ils étaient prêts à se réassocier avec nous via le SEMP», déplore Olivier Vincent, responsable de la mobilité au sein de l’Université de Genève. «Par ailleurs, si la plupart des accords ont pu être renouvelés par simple confirmation écrite, de nombreux autres ont toutefois nécessité la rédaction d’un nouveau contrat», ajoute Marie-France Farine, coordinatrice au sein du Bureau de mobilité de Neuchâtel.

L’Université de Neuchâtel a ainsi pu renouveler 97 accords sur les 150 qu’elle avait signés avant le 9 février. Elle poursuit actuellement les rappels pour 38 partenariats restés sans réponse. «Trois établissements ont clairement refusé d’entrer en matière pour 2014-2015. Ils n’excluent toutefois pas une reprise des collaborations pour l’année suivante», précise Marie-France Farine. Parmi ses 220 partenaires, l’Université de Lausanne compte pour sa part neuf refus ainsi qu’une trentaine de demandes de confirmation en suspens. Restés inatteignables, les autres bureaux de mobilité n’ont pu communiquer leurs chiffres. Reste qu’ils ont confirmé l’information principale: l’impact sur le nombre d’étudiants sortants est moindre. A l’inverse de l’effectif d’étudiants entrants qui, lui, a drastiquement diminué. En cause, la trop longue attente qui a précédé l’octroi du budget de la Confédération.

Dommages collatéraux

Elle aura en effet été longue, cette période de doute qui a suivi l’exclusion de la Suisse des accords de mobilité européens. Entraînant avec elle craintes, incompréhension et refus de la part de certaines universités, notamment en Espagne. Il semblerait malgré tout que la plupart des étudiants soient passés entre les gouttes. Cette année, mais quid pour les prochaines volées?

«Les dommages collatéraux commencent à se faire sentir», répond Sylvie Kohli, coordinatrice au sein du Bureau de mobilité de l’Université de Lausanne. «Un professeur de l’UNIL s’est par exemple vu refuser la participation à un jury de thèse en collaboration avec une université de l’Union européenne.» Un rejet qui, sans être directement lié à Erasmus, a été amalgamé, compte tenu du nouveau statut de la Suisse. «La situation reste très fragile, instable et incertaine, ajoute Olivier Vincent. Il est bien plus facile d’être expulsé du programme d’échanges que de l’intégrer de nouveau.» Preuve en a été faite durant les années de négociations qui se sont étendues de 1992 à 2011. «Tout dépend aujourd’hui de ce qu’il va advenir demain de la libre circulation des personnes, dont la mobilité des étudiants dépend directement», complète Antoinette Charon Wauters. Une chose est sûre, la Suisse aura besoin de fonds. Car, tant qu’elle gardera son statut de pays tiers, elle ne pourra bénéficier du budget octroyé par la Commission européenne au programme Erasmus +. Reste à déterminer la source dans laquelle les universités seront habilitées à puiser. Une donnée pour l’heure trouble, mais qui n’influence pas les consignes données aux étudiants: faire comme si rien n’avait changé, déposer sa candidature et s’armer de patience.

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Le grand retour du Röstigraben

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:56

Analyse. A l’occasion de la votation sur la caisse publique, un troisième foyer de tensions s’ouvre en moins d’un an entre Romands et Alémaniques.

Lire aussi la chronique de Chantal Tauxe: "Une histoire de divorce et de réconciliation"

Si l’initiative sur la caisse publique aura suscité un débat très controversé en Suisse, en revanche l’analyse du scrutin pourrait bien faire l’unanimité au soir du 28 septembre prochain: rebonjour le Röstigraben! La Suisse romande sera proche d’un oui, tandis que les Alémaniques la rejetteront massivement. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Après la votation du 9 février sur l’immigration de masse et la bataille des langues, un troisième dossier vient ternir les relations confédérales en moins d’un an.

«Je ne serais pas surpris qu’il y ait plus de 20% d’écart entre l’avis des Romands et celui des Alémaniques sur la caisse publique», note le conseiller national socialiste Jean-François Steiert. Ce parfait bilingue est l’un des rares parlementaires à avoir participé à des débats des deux côtés de la Sarine. «En Suisse alémanique, la campagne se révèle beaucoup plus idéologique, tandis qu’elle est marquée par les problèmes concrets en Suisse romande, où des personnalités de tout bord ont dénoncé les dysfonctionnements de l’assurance maladie, notamment les primes versées en trop par les Genevois et les Vaudois», explique-t-il. D’une méfiance viscérale envers l’Etat, les Alémaniques ne peuvent s’imaginer qu’il règle la question mieux que les caisses privées.

Certes, cette différence culturelle sur le rapport à l’Etat n’est pas nouvelle, comme le relève l’UDC vaudois Guy Parmelin. Pourquoi s’en alarmer, dès lors? Parce que c’est déjà le troisième dossier de l’année qui rouvre le Röstigraben, et que cela commence à faire beaucoup. En février dernier, les Alémaniques – et les Tessinois – avaient minorisé les Romands sur le thème de l’immigration. Et cet automne, plusieurs cantons comme la Thurgovie, Nidwald et Lucerne se signalent en voulant supprimer le français de l’enseignement à l’école primaire, un thème qui préoccupe beaucoup le président du PDC suisse, Christophe Darbellay. «La cohésion nationale fout le camp. Dans ce débat, les Alémaniques oublient qu’une deuxième langue nationale vaut plus qu’une licence universitaire, c’est une grande chance», déplore-t-il.

Dimanche noir

De manière plus générale, le socialiste vaudois Roger Nordmann s’avoue beaucoup plus inquiet. «Toutes ces décisions au détriment de la Suisse romande commencent à s’accumuler et finiront par exploser.» Quand? «Peut-être en 2017, si la Suisse devait abandonner la voie bilatérale», prophétise-t-il.

Le Röstigraben n’est pas nouveau, il fête même ses 100 ans cette année (lire la chronique de Chantal Tauxe en page 40). Jamais le fossé entre Suisse alémanique et romande n’a été plus profond que durant la Première Guerre mondiale. Dans un passé plus récent, il a rejailli en 1992, à l’occasion du vote sur l’Espace économique européen (EEE). Les Romands l’avaient plébiscité à plus de 75% mais s’étaient retrouvés dans la minorité au soir d’un «dimanche noir» aux yeux de feu le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz.

Ces souvenirs sont restés vifs dans la tête de Roger Nordmann, cofondateur du Mouvement né le 7 décembre, qui s’impliquera beaucoup pour relier malgré tout la Suisse à l’UE. Ce ne sera pas l’adhésion, mais tout de même une voie bilatérale et quelque 120 accords qui cicatrisent les blessures de 1992. Après une panne de croissance de dix ans que tout le monde a oubliée aujourd’hui, le bilatéralisme comble ce fossé de rösti et permet au pays de renouer avec une forte croissance, notamment en Suisse romande.

Deux décennies après l’EEE, le Röstigraben fait donc son grand retour, même si une partie de la classe politique honnit cette expression sulfureuse. «Je déteste ce terme», avoue la PLR zurichoise Doris Fiala, qui préfère louer les valeurs d’un pays riche de sa diversité et soucieux de ses minorités. Lors de la récente enquête Point de Suisse, menée conjointement par un collectif d’artistes et les sociologues René Levy et Olivier Moeschler de l’Université de Lausanne, 22% de gens – surtout outre-Sarine – estiment même qu’il «n’existe pas».

Suisse monoculturelle

Dans les têtes, il existe pourtant bel et bien. Il n’avait jamais vraiment disparu, réapparaissant occasionnellement dans les questions sociétales (le congé maternité) ou du rapport aux étrangers (les naturalisations facilitées). Il resurgit désormais de manière beaucoup plus marquée dans le contexte houleux de l’ouverture de la campagne des élections fédérales de 2015, qu’a lancée le plus grand parti de Suisse par deux coups de tonnerre. En proposant de lancer deux initiatives, l’une supprimant quasiment le droit d’asile et l’autre remettant en cause le droit international, l’UDC a radicalisé le débat comme jamais. «L’UDC a une conception monoculturelle de l’identité suisse. Elle a un problème avec une culture francophone parfois subversive qui déstabilise sa stratégie de captation du pouvoir», explique Roger Nordmann. Lequel note un grand changement par rapport à 1992.

«A l’époque, les Alémaniques étaient un peu gênés d’avoir froissé les Romands. Aujourd’hui, l’UDC clame fièrement qu’elle est plus patriote que les autres Suisses», ajoute le socialiste vaudois. Difficile de le contredire lorsqu’on a entendu le président de l’UDC, Toni Brunner, qui ne sait pas un traître mot de français, déclarer sur les ondes de la RTS: «Je préfère traire mes bêtes plutôt que de prendre des cours de langue en étant obsédé par ma carrière politique.»

Bien sûr, il faut nuancer le problème, comme le fait le président du gouvernement genevois, François Longchamp: «N’oublions pas que la votation de février dernier sur l’immigration a révélé trois fossés, et non seulement celui de la langue. Elle a aussi montré un clivage entre ville et campagne, de même qu’entre cantons contributeurs de la péréquation financière et cantons receveurs.» Pour lui, ce dernier fossé est le plus inquiétant, car il pose toute la question de la solidarité confédérale. «En Suisse centrale, des cantons touchant cette manne en profitent pour baisser leurs impôts et drainer de bons contribuables venus des cantons contributeurs.»

Certes, le rejet de la caisse publique ne provoquera pas de psychodrame dans l’immédiat. Mais il rappellera le souci de mieux s’écouter entre régions linguistiques à l’heure où le président du gouvernement genevois s’étonne de cet étrange paradoxe: «Curieusement, j’ai l’impression que la Suisse romande se rapproche de la Suisse alémanique au moment où celle-ci s’en éloigne.»

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Comment fonctionne la sélection des risques?

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:57

Décryptage. Voici, en six points, pourquoi la sélection des risques, et plus largement le système avec plusieurs assureurs maladie privés, ne peut pas fonctionner en Suisse aussi bien qu’une caisse publique. Il faut comprendre que nous ne sommes pas égaux devant le risque de maladie, explique notre expert avant la votation du 28 septembre.

Cet exemple simple vise à montrer que la «concurrence» dans le système des caisses maladie n’a rien à voir avec la concurrence normale. Avec les boulangeries, l’artisan tentera de faire le meilleur produit possible à un prix raisonnable. Les assureurs ont intérêt à donner le plus mauvais produit pour faire fuir les personnes qui ont le plus besoin de leurs services. Quant au produit principal, l’assurance, elles n’ont pas le DROIT de le changer. Même si en regard des coûts de la santé les frais administratifs des assureurs sont faibles, il faut se rappeler que, en montant absolu, ils sont gigantesques. Ce sont des centaines de millions de francs que se partagent ces sociétés. En plus, plus il y a de caisses, plus il faut payer de structures administratives différentes.

Les assureurs ne mettraient pas autant d’argent dans la campagne contre la caisse publique s’ils n’avaient pas un fort intérêt financier à maintenir le système. Si les assureurs gagnent de l’argent, c’est que d’autres paient cette somme. Ce sont nous, les assurées et les assurés, qui payons.

Il y a plein de domaines de l’économie où la concurrence est positive, permet de créer de la diversité. Mais pas celui-là. Espérons que, malgré la puissante influence du lobby des assureurs maladie, une majorité de la population acceptera d’aller vers un système meilleur et plus démocratique.


Samuel Bendahan

Député socialiste au Grand Conseil vaudois et docteur en sciences économiques, il enseigne actuellement à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), au Collège des humanités et fait de la recherche au sein du Brain Mind Institute. Son post a paru en français et en allemand dans son blog «L’économie pour tout le monde» sur www.hebdo.ch



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Presse écrite: le point de bascule

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:58

Analyse. Dans l’optimisme – parfois –, souvent dans la douleur, la presse tente depuis dix ans de trouver de nouveaux modèles. En Suisse, les journaux commencent seulement à s’y atteler.

Luc Debraine et François Pilet

Lire l'Edito d'Alain Jeannet: "A nos lecteurs"

Etienne Jornod, le patron neuchâtelois de la Neue Zürcher Zeitung, faisait l’autre jour un constat cruel dans son propre journal. Ces dernières années, aucune industrie n’a aussi peu investi en recherche et développement que celle des médias. Tout se passe comme si la presse s’était endormie pendant la révolution numérique qui, pourtant, l’agitait de toutes parts.

Quelques jours plus tard, la fondation pour le journalisme Nieman, aux Etats-Unis, était encore plus dure. Dans un article sur les déboires de la presse française, la fondation notait qu’aucun autre journal que Libération n’était aussi bien préparé pour le grand chambardement numérique. Toujours à l’affût des révolutions à venir, Libé avait investi avec succès dans le minitel, en particulier rose, puis dès 1995 dans un site internet. Il gagnait alors beaucoup d’argent.

Aujourd’hui, le quotidien national est exsangue. Lundi 15 septembre, il annonçait la possible suppression de 93 postes sur un effectif de 250 personnes. Sur le tard, le journal lance de grands travaux pour unifier ses rédactions web et papier. Il s’apprête à bouleverser son fonctionnement éditorial pour produire des articles d’abord pour le numérique, puis pour le quotidien au logo rouge.

Le même lundi, à Londres, le vénérable Financial Times annonçait la même révolution copernicienne. Le quotidien couleur saumon resserre sa rédaction print, avec une nouvelle formule plus simple de son édition papier, ce qui doit libérer des postes pour ses éditions numériques. Pas de licenciements ici: le journal a, lui, réussi sa migration numérique, amorcée il y a dix ans. Il a 450 000 abonnés numériques. Plus de la moitié de ses lecteurs le lisent sur leur téléphone portable. «Nous montrons comment les journaux seront publiés demain», claironne le boss du quotidien, Lionel Barber. Qui ajoute: «Soit nous nous adaptons, soit nous mourrons.»

Le FT est l’un des pionniers des newsrooms, ces «chambres de nouvelles» qui provoquaient la grande perplexité de Pascal Couchepin dimanche 14 septembre à la radio. L’ancien conseiller fédéral, réagissant à l’annonce de la création d’un tel espace commun à Lausanne pour L’Hebdo et Le Temps, ne savait pas à quoi il avait affaire.

C’est normal. La presse, vous le savez bien, n’est jamais à court d’un barbarisme anglo-saxon. Aujourd’hui, le terme newsroom côtoie le digital first – la priorité donnée aux supports numériques sur l’édition papier – et le paywall – l’usage parcimonieux de l’accès payant aux contenus.

Ces anglicismes recouvrent une réalité que des milliers de journaux, en Europe et aux Etats-Unis, tentent de maîtriser pour assurer leur survie. Ils sont le fruit de cette maturation des modèles économiques de la presse écrite qui s’est tant fait attendre ces dix dernières années.

Ces termes viennent des stratégies mises au point depuis 2010 par de grands médias – d’abord anglo-saxons –, qui leur permettent de récolter aujourd’hui des revenus confortables. Et, dans leur sillage, c’est une lueur d’espoir qui s’étend désormais à tous les genres de journalisme sur l’internet.

De nouveaux acteurs indépendants apparaissent, qui parviennent à convaincre des milliers de lecteurs de payer pour les contenus qu’ils apprécient. Des journaux régionaux trouvent leur place dans l’univers du web et des supports mobiles et gagnent chaque jour en audience.

Pour la première fois depuis le début du déclin de la presse écrite, au début des années 2000, il est permis de croire que, avec la maîtrise chèrement acquise des règles de ce monde nouveau, un avenir est possible pour le journalisme.

Pour le comprendre, il vaut la peine de revenir sur la courte histoire de cette descente aux enfers, pour y trouver l’origine des termes newsroom et paywall.

1. Le crime originel, ou le monopole perdu

Si les livres d’histoire ne devaient garder qu’un seul graphique pour exprimer la puissance et le déclin des journaux au XXe siècle, ce serait celui-là. Il se résume en une phrase.

En 2012, les revenus des journaux américains ont retrouvé leur niveau de 1950. Cette courbe illustre la perte de pouvoir des médias imprimés de masse, dont le monopole historique sur les annonces publicitaires a été réduit à néant en moins de dix ans par l’arrivée de la concurrence sans limite de l’internet, de Google, des tablettes et téléphones intelligents, des changements rapides d’habitudes de lecture.

En Europe, et notamment en Suisse, petit marché très cloisonné au pouvoir d’achat élevé, la chute a été plus lente. En Suisse romande, le dernier titre qui affiche encore une forte marge bénéficiaire, Le Matin Dimanche, est aussi le dernier à jouir d’une position de monopole sur son marché dominical.

Le recul inexorable des revenus publicitaires a conduit les éditeurs du monde entier à imaginer de nouveaux modèles. Dans la décennie écoulée, toutes les formules ont été testées.

Certains ont misé sur le soutien de fondations, alimentées par des fonds publics ou privés, en mettant en avant l’utilité sociale du journalisme. D’autres titres ont été rachetés – et souvent mis sous perfusion – par de riches hommes d’affaires.

Ce fut le cas du Washington Post, repris en 2013 par le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, ou du quotidien Le Monde, acquis en 2010 par les entrepreneurs Xavier Niel et Pierre Bergé avec le banquier Matthieu Pigasse. Libération n’a dû sa survie, ce printemps, qu’au soutien de l’investisseur Patrick Drahi, basé en Suisse.

D’autres ont choisi de lancer de nouveaux médias numériques uniquement financés par leurs lecteurs, à l’image de Mediapart, en France, qui approche le cap des 100 000 abonnés payants. Ou du collectif de journalistes d’investigation CorrecT!V en Allemagne. Les grands médias anglo-saxons, comme le Wall Street Journal ou le Financial Times, ont misé sur la qualité de leurs contenus, tout en maintenant des tarifs élevés pour leurs abonnements numériques.

Toutes ces initiatives ont permis de tirer un certain nombre de conclusions. Elles se sont précisées depuis 2011.

2. Payant oui, mais pas trop

En Suisse, la complexité de l’équation se mesure bien avec l’exemple des grands quotidiens régionaux comme 24 heures ou la Tribune de Genève. Tous deux perdent des lecteurs de leur édition papier, alors que leur site internet attire toujours plus de visiteurs. Les recettes fondent, mais les articles qu’ils produisent continuent de trouver des lecteurs. Comment rentabiliser cette audience?

Ce sont les grands quotidiens américains qui ont montré la direction. Le New York Times a progressivement rendu ses contenus payants, dès 2011, selon une formule souple qui laisse les visiteurs du site accéder gratuitement à une dizaine d’articles par mois.

Cette technique, qui a permis de conserver la très forte audience du site tout en augmentant les revenus, a été un succès. Début 2013, pour la première fois de son histoire, le New York Times a touché une plus grande part de revenus de ses lecteurs que des annonceurs.

Le modèle du péage sur mesure est devenu un standard de la presse numérique en 2013. Outre Le Temps, qui a joué le rôle de précurseur en l’instaurant en 2011 – avant même le New York Times –, les journaux suisses sont longtemps restés à la traîne.

L’exemple de la Neue Zürcher Zeitung est éclairant. Passé au paywall fin 2012, le quotidien compte aujourd’hui 27 000 abonnés à ses éditions numériques. Un chiffre qui compense tout juste la baisse du nombre de lecteurs de son édition papier, en recul de 24 000 en septembre. Problème: l’institution chargée de la mesure de l’audience des médias, la REMP, ne prend pas encore en compte le lectorat sur les plateformes numériques, ce qui a pour effet de réduire les recettes publicitaires des journaux. Ce mode de calcul changera en 2015 pour toute la presse suisse, en incluant l’audience sur l’internet.

Le passage au payant peut se révéler à double tranchant. Lorsqu’il s’y est mis, en avril dernier, le site du Tages-Anzeiger a subi une baisse de fréquentation d’environ 30%. Il est encore trop tôt pour savoir si les revenus sont à la hauteur des attentes, mais il est déjà établi que les autres titres du groupe Tamedia, dont la Tribune de Genève, 24 heures et Le Matin, suivront ce modèle en 2015.

3. La primeur au Web

L’espoir d’une rentabilité sur les supports numériques impose peu à peu un renversement des priorités. L’organisation des rédactions, axée jusqu’alors sur le bouclage de l’édition papier, est repensée. Fini les horaires réglés sur les délais d’impression: c’est désormais le règne du digital first, le numérique d’abord. Lionel Barber, le patron du Financial Times, estime que la presse numérique doit épouser la temporalité de la TV, avec ses crues et décrues d’audience au cours de la journée. La question n’est donc plus de savoir si tel ou tel article doit être publié sur le site ou dans le journal, mais plutôt à quel moment il doit apparaître sur les plateformes numériques, et s’il doit être rendu accessible devant ou derrière le mur à péage. Le maintien de certains articles en libre accès permet d’assurer la promotion du site sur les réseaux sociaux et – à terme – de convertir de nouveaux lecteurs aux offres payantes.

4. La newsroom

S’inspirant des exemples du Financial Times, du Daily Mail ou de La Repubblica, le quotidien français Le Figaro a rassemblé en 2006 déjà ses deux rédactions web et papier, auparavant séparées. L’Equipe a fait de même en 2011. Le Monde est sur le point de franchir cette étape cruciale. Pour l’heure, les journalistes responsables du site lemonde.fr sont cantonnés sur un étage et comptent sur des «évangélistes» pour tisser des liens avec la rédaction papier. Ces rapprochements ne se font pas sans mal. La résistance des journalistes chevronnés du quotidien du soir – cette histoire est parfois un conflit de générations – a été l’une des causes du départ récent de la directrice, Natalie Nougayrède. La même opposition a provoqué nombre de psychodrames à Libération, avant l’annonce massue du lundi 15 septembre. Mais 2014 – autant s’y faire et assimiler des termes aussi peu engageants que newsroom – est bien l’année du tipping point pour les journaux. Pardon, du point de bascule.


«Vous avez dit newsroom?»

«Le Temps», «L’Hebdo» et «Edelweiss» seront réunis dans une même salle de rédaction à Lausanne.

Le but: mettre des ressources en commun. Le pari: cultiver l’identité propre des trois titres.

Parce qu’il faut négocier la transition vers le numérique, parce que les recettes publicitaires et lecteurs chutent, les groupes de presse du monde entier sont en pleine révolution. Il ne suffit plus d’enchaîner de pénibles exercices de réduction des charges. Il faut désormais réinventer la manière dont les journaux et les magazines sont fabriqués et distribués. Les newsrooms sont l’incarnation de cette stratégie. Elles visent à réaménager les rédactions autour du numérique.

Dans la presse populaire, la maison Ringier fait figure de pionnier en Europe et au-delà. Dans une salle de rédaction commune aux publications du groupe Blick, inaugurée en mars 2010 à Zurich, une équipe de plus de 200 collaborateurs, dont la moitié de journalistes, fabrique deux quotidiens et un journal dominical. Elle nourrit aussi deux sites internet. Ce regroupement des ressources a libéré d’immenses potentialités.

La semaine passée, au congrès des éditeurs suisses à Interlaken, Jan-Eric Peters, le rédacteur en chef du journal allemand Die Welt, racontait, lui, comment ce quotidien national a été sauvé d’une disparition programmée par la création d’une salle de rédaction de conception radicale. Cette newsroom produit des articles pour l’un des sites d’information les plus visités du pays, à partir duquel sont fabriqués deux quotidiens. Dont le journal haut de gamme Die Welt. C’est ce qu’on appelle dans le jargon le «online to print». Le dominical Die Welt am Sonntag n’est, lui, mis en ligne qu’après sa distribution en kiosque. La qualité et la fiabilité des journaux en ont-elles souffert? Jan-Eric Peters prétend que c’est le contraire: «Ils sont meilleurs qu’hier!» Aurait-il trouvé une sorte de pierre philosophale?

La réalité, c’est qu’il n’y a pas un seul modèle de newsroom applicable à tous les groupes de presse. Dans le cas du Temps, de L’Hebdo et d’Edelweiss, il reste encore à trouver la formule qui permette de maintenir l’identité des trois titres. Ceux-ci ne portent pas le même nom. Ils ont leur propre histoire. Pas question donc de demander à une équipe commune de produire pour l’un ou l’autre des titres des contenus indifférenciés. Sur support papier ou numérique. Les effectifs? Ils pourraient être revus à la baisse dans certains domaines. Et à la hausse dans d’autres. Dans quelles proportions? On ne sait pas encore.

Dans le cadre fixé par l’éditeur, les collaborateurs de L’Hebdo se réjouissent en tout cas de se mettre enfin au travail. Trop vagues, les contours du projet? Au contraire. La meilleure preuve que tout reste à inventer. Alain Jeannet


La tablette, l’avenir de «La Presse»

Reportage. Cet été, j’ai profité d’un séjour à Montréal pour aller rencontrer la direction et la rédaction de «La Presse», le principal journal québécois, qui a compris il y a quatre ans que sa survie passait par une révolution sans précédent. Et j’adore les révolutions!

Jean Quatremer

Hugo Pilon-Larose, jeune journaliste de 24 ans, a l’enthousiasme volubile: «Au premier étage, il y avait les rotatives qui imprimaient le journal. Maintenant, tout est en chantier, car on les remplace par une nouvelle salle de rédaction entièrement dédiée au numérique.» Nous sommes dans le Vieux-Montréal, à une encablure de la cathédrale. Le siège de La Presse, quotidien francophone fondé en 1884, à la désespérante architecture années 60, jouxte son siège historique, un magnifique bâtiment, lui, mais clairement inadapté à la presse de la seconde moitié du XXe siècle. Cette fois-ci, pour prendre le tournant du XXIe siècle, nul besoin de déménager: il a suffi de désamianter et de bouter les vieilles rotatives hors du bâtiment, préfiguration de la disparition programmée du journal papier. Les locaux refaits à neuf accueilleront tout le nécessaire à l’heure numérique: des rédacteurs, bien sûr, qui restent au cœur de l’écosystème de la marque, mais aussi des journalistes télévision, des designers et des graphistes chargés de penser un journal total.

La Presse s’est lancée dans un pari fou à 45 millions de dollars canadiens (31 millions d’euros) pour faire face à l’érosion de ses ventes (200 000 exemplaires en semaine, 275 000 le samedi quand même, dans un Québec de 8 millions d’habitants), érosion considérée comme inéluctable: il a été décidé en janvier 2010, à l’initiative de son patron, Guy Crevier, de tout miser sur la tablette (style iPad) et d’abandonner à court terme le papier.

Son application lancée en avril 2013, La Presse+, est superbe: le journal mis en ligne à 5 h 30 du matin (heure locale) est un produit multimédia. Textes, photos, vidéos, le lecteur trouve son chemin de façon intuitive en «feuilletant» sa tablette: on est loin, très loin des tristes formats pdf, encore trop souvent de mise en France. Chaque page de La Presse+ est spécialement conçue pour la tablette, avec ses animations propres, ses pop up spécifiques (cartes, photos), ses vidéos. Si le lecteur appuie sur le nom du journaliste, il obtient sa bio, son courriel, son compte Twitter. «Ça change notre façon de travailler, admet Hugo, car on est en contact direct avec le lecteur, qui peut réagir à chaud. C’est pénible quand il nous insulte, mais ça peut aussi être enrichissant.» Une trentaine de journalistes, parmi les plus vieux, n’ont pas supporté cette proximité nouvelle et ont préféré partir.

«Il ne s’agit absolument pas de faire le journal papier sous forme numérique, insiste Jean-François Bégin, le jeune directeur des informations générales, mais de penser le papier dans sa forme numérique en coordination avec les graphistes, la photo, la vidéo, sans maquette précontrainte. C’est un travail d’équipe, on pense au storytelling.» La Presse a même son propre studio télé, équipé de caméras automatiques. «Les journalistes qui le veulent viennent expliquer leur papier, donner des informations supplémentaires», explique Claudine Bergeron, l’opératrice de plateau.«C’est un travail de force, très complexe. Les journalistes travaillent plus», reconnaît Nicolas, un rédacteur. «Nous ne sommes pas partis de l’idée qu’on est un journal», ironise Eric Trottier, 48 ans, vice-président «à l’information et éditeur adjoint», en référence au slogan d’une partie de la rédaction de Libération en lutte contre les projets numériques de ses propriétaires.

Désormais, «le journal papier est devenu un produit dérivé: 90% de notre temps, c’est la tablette, celle qui aspire la valeur ajoutée», affirme Jean-François Bégin. Le papier, c’est ce qu’on fait quand la tablette est terminée.» Mais le journal tablette reste un journal qu’on lit chaque matin. «Il n’est pas remis à jour chaque heure», explique Nicolas, un choix qui est contesté aux Etats-Unis. Le papier, quant à lui, disparaîtra à terme, avec la génération actuelle de lecteurs. «Nous créons une nouvelle génération de lecteurs. On a repensé nos contenus en fonction de nos lecteurs de 30 ans», dit Eric Trottier.

C’est ce qui explique un autre choix de La Presse, aux antipodes des réflexions hexagonales: la gratuité. «La tablette doit être un média de masse, martèle Eric Trottier. Or, qu’on le veuille ou non, l’information est devenue gratuite. Nous en sommes à la troisième génération qui s’y est habituée et on ne reviendra pas là-dessus. Si le New York Times ou le Wall Street Journal ont pu se lancer dans le paywall, c’est parce que ce sont des journaux mondiaux. Ce sont des exceptions, car les médias restent massivement locaux.»

La gratuité, cela implique des revenus publicitaires importants, même si la disparition du papier va entraîner des économies plus que substantielles (impression, distribution, portage). Pour convaincre les annonceurs qu’ils seront vus, il faut leur prouver que les gens passent au moins autant de temps sur la tablette que sur le papier. «On y est parvenu. Nos lecteurs lisent le journal papier trente-cinq minutes en moyenne. Avec la tablette, on est passé à quarante-deux minutes par jour, septante minutes le samedi et cinquante le dimanche (car le journal numérique paraît sept jours sur sept, ndlr)», se réjouit Eric Trottier. Et ces chiffres sont prouvés: La Presse sait exactement ce qui est lu sur la tablette et combien de temps le lecteur y passe. «En un an, on a déjà transféré 40% de nos revenus publicitaires sur la tablette, se rengorge Trottier. Soit quatre fois plus que sur le web.»

Pour La Presse, le site web n’est clairement pas un substitut au papier. «On n’est jamais parvenu à obtenir un temps d’attention équivalent et les annonceurs le savent, explique le vice-président à l’information. On passe rarement plus de deux minutes par jour sur un site et la pub irrite. Même le site du New York Times n’affiche pas un temps de consultation supérieur à deux minutes. Le web n’attire clairement pas les lecteurs de journaux.» Le web, qui ne sera évidemment pas abandonné, n’a pas pour vocation d’offrir de la valeur ajoutée comme la tablette, selon Jean-François Bégin: «Le web, c’est le flux, comme la télé. La tablette, c’est offrir quelque chose que personne n’a.»

Cet échec relatif du web, on en veut pour preuve les rédactions très limitées des pure players: «Rue 89 ou le Hufftington Post n’ont pas 300 journalistes. Alors que nous, nous sommes passés entre 2010 et 2014 de 225 à 325 journalistes grâce à la tablette», se félicite Eric Trottier. Une augmentation des effectifs que n’avait pas vu venir Laura-Julie Perreault, la journaliste qui dirige le principal syndicat de La Presse (le Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse): «On craignait au départ des réductions d’effectifs, mais, malgré cela, on ne s’est pas opposé au changement.» La rédaction a même dû consentir de gros sacrifices pour préparer le passage à la tablette: «On a accepté de passer de quatre à cinq jours de travail par semaine, ce qui représente 10 à 12 millions de dollars par an d’économie. C’est nous qui avons en réalité financé le projet, car l’actionnaire ne voulait pas investir d’argent frais. On s’est autofinancés.» Cela étant, tout ne s’est pas fait sans heurt: «La direction a mis un an à comprendre que l’homme-orchestre n’existait pas et qu’il faut des gens spécialisés dans chaque domaine», raconte un journaliste. En clair, un journaliste ne peut pas à la fois écrire un article, prendre des photos, réaliser un film, réaliser une interview radio, éditer son papier. C’est à ce moment que La Presse a commencé à embaucher… «Le passage à la tablette nous a permis de continuer à privilégier le fond, c’est le contraire du web, où l’on pique l’information ailleurs. On n’est pas dans le journalisme fast food», se réjouit Nicolas, qui a redécouvert le plaisir du métier bien fait.

Le modèle de La Presse interpelle les Américains: du New York Times au Los Angeles Times, ils défilent dans les locaux pour observer cette expérimentation, personne n’ayant encore trouvé la martingale qui remplacera le papier. Reste à savoir si le modèle est transposable. Frédéric Mérand, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal, doute que tous les journaux puissent suivre le modèle de La Presse: «La gratuité est possible, car le journal papier avait déjà énormément de publicité, ce qui n’est pas le cas d’un quotidien comme Libération», met-il en garde. En clair, les annonceurs ont suivi, c’est tout. Mais investiront-ils dans des journaux uniquement parce qu’ils sont sur tablette? Les lecteurs restent évidemment la clé…


Jean Quatremer
Né en 1957 à Nancy, correspondant de Libération à Bruxelles. Très actif sur son blog «Les coulisses de Bruxelles», il est passionné par le défi que représente l’émergence du numérique pour la presse écrite. 


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Pascal Vandenberghe: sans peur et sans reproche

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 05:59

Portrait. Le directeur général de Payot, désormais principal actionnaire de son entreprise, leader du marché du livre en Suisse romande, a reçu les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres et inaugure ce week-end sa nouvelle enseigne de Cornavin. Beau parcours pour ce patron atypique, qui allie capitalisme et culture sans renier sa jeunesse anarchiste.

Une nuit, il a rêvé qu’il avait les cheveux longs et qu’il était heureux. Le lendemain matin, Pascal Vandenberghe décidait de laisser pousser sa crinière. C’était en 2007, soit trois ans après son arrivée en Suisse et ses débuts à la tête de Payot. Depuis, il arbore son look corsaire, toujours vêtu de noir. Au début, l’homme aime vous tester en vous envoyant une ou deux vannes, pour savoir ce que vous avez dans le ventre. On dit de lui que c’est un tueur en affaires, que le patron qui entraîne le métier vers la grande distribution aura la peau des libraires indépendants. Pascal Vandenberghe, qui déteste le formatage, est bien plus complexe. Le patron charismatique n’a pas oublié ses lectures de Pierre Kropotkine.

Le Chevalier noir

Ancien ouvrier d’usine, lui qui a quitté l’école à 15 ans s’est vu remettre le 22 mai les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Et il est devenu en juin propriétaire de Payot (douze librairies, ainsi que la franchise suisse des magasins Nature & Découvertes, près de 300 employés pour 80 millions de francs de chiffre d’affaires). Le groupe, en pleine expansion, notamment à Genève, représente 35% de parts du marché romand du livre. Le nouveau patron s’est battu pour réunir les fonds, estimés à 13 millions de francs, pour racheter Payot au groupe Lagardère, qui souhaitait s’en séparer. Sa société, Kairos Holding, en détient aujourd’hui 75% des parts, grâce à un prêt qui lui aurait avantageusement été accordé par l’éditrice et mécène Vera Michalski.

Fréquemment sous les projecteurs des médias, d’autant plus après cette transaction, il nous accueille pourtant dans une semi-obscurité. «Je suis un homme de l’ombre (rire). J’ai des problèmes avec la lumière du jour, elle me fatigue.» Au mur, dans son bureau, des affiches du musée Rietberg, à Zurich: le dieu Ganesh. «J’ai une passion pour les éléphants, doux et puissants à la fois. Ce sont des herbivores. Et puis Ganesh, c’est un des seuls dieux qui aient de l’humour, ce qui est rare.»

Pourtant, Pascal Vandenberghe fait peur à ses adversaires. D’abord parce qu’il sait s’exprimer et qu’il maîtrise ses sujets. Ensuite parce que son intérêt pour la culture est sincère. Omniprésent dans le milieu du livre, il aime provoquer. Son modèle, c’est l’honnête homme des Lumières, à une époque où l’on pratiquait le duel. Plusieurs fois, il a choqué, mais fait avancer le débat. On trouve tous les livres, chez Payot, même Mein Kampf. «Je l’ai chez moi. Il faut lire pour se faire son propre avis. Les néonazis, eux, ne savent pas lire.»

le Doubs amer

Dès qu’on veut le mettre dans une case, Pascal Vandenberghe s’échappe. «Intello créatif, il est de gauche et de droite, les deux à la fois, c’est sa force, s’enthousiasme Robin Cornelius, fondateur de Switcher. C’est un post-soixante-huitard, mais qui a compris que mai 68, c’était il y a bientôt cinquante ans. Il n’est jamais dans l’arrogance.»

A 15 ans, il s’est échappé du Doubs, où il a grandi. «J’étouffais. J’ai suivi une pulsion de vie.» Mais, s’il quitte l’école, il ne veut pas rester «idiot». «J’ai compensé, grâce aux livres.» Il vit au Brésil, en Allemagne, travaille dans une usine à la chaîne ou sur des chantiers. «Je ne savais pas ce que je voulais. Puis un copain m’a dit: «A la Fnac, ils cherchent quelqu’un au rayon livres.» C’était il y a trente ans. Patiemment, il gravit les échelons. «Quand on est autodidacte, en France, on ne vous donne pas droit à l’erreur. Il faut être meilleur que les autres, sinon vous n’êtes rien.»

En 1994, pourtant, il quitte la Fnac. «Je n’étais plus en phase avec cette entreprise.» Il se lance dans la direction commerciale des éditions parisiennes La Découverte. Son salaire est divisé par deux, alors qu’il a trois enfants. Il devient en sus directeur de collection, un nouveau «jouet». Il publie B. Traven ou Philip José Farmer, un classique de la science-fiction. Un travail éditorial apprécié par l’ancien président de la Confédération, Pascal Couchepin, qui a échangé ses vues avec Pascal Vandenberghe sur la politique du livre lorsqu’il était responsable de la culture. «Il m’a tout de suite paru intéressant, parce qu’il a, lorsqu’il était éditeur, réédité Robert van Gulik et les aventures du juge Ti, qui sont extraordinaires.» Van Gulik, cet autre original, assoiffé de savoir, capable d’écrire des romans en néerlandais, en chinois ou en japonais…

L’amour-haine de la France

De sa famille, de sa compagne actuelle, écrivain, il ne dit mot. «Je ne montrerai pas mon cul dans les journaux.» On saura seulement que son père a été ouvrier dans une scierie, puis représentant. Qu’il était anticlérical et antimilitariste. Que Pascal Vandenberghe a cinq enfants de deux femmes différentes (tous vivent en France). Lorsqu’il fait des invitations, dans son magnifique appartement neuchâtelois, il ne souhaite jamais plus de six convives. Pour garder une «intimité». Manifestement, ce n’est pas un amateur des réunions de famille.

Lui qui a un sens de la repartie typiquement français déteste la France. «J’ai quitté un pays en voie de sous-développement. C’est une monarchie, pas une démocratie.» Et de raconter une histoire belge: «Pourquoi les Français ont-ils choisi le coq comme emblème? Parce que c’est le seul animal qui continue de chanter alors qu’il a les deux pieds dans la merde.» Et le modèle d’humanisme à la française? «Il a été piétiné par Napoléon, avant d’être définitivement enterré dans une forêt de Compiègne par Pétain. Il n’y a que les Français qui n’ont pas vu l’extinction des feux.»

«Anarco-capitaliste»

Lobbyiste, il s’est mouillé pour le prix unique du livre. Même si la votation a échoué au niveau national, il a la satisfaction d’avoir vu le oui l’emporter en Suisse romande. «J’étais farouchement opposé au prix unique», se souvient Pascal Couchepin. Et d’expliquer: «Vandenberghe, lui, s’est rallié à cette cause, pour ne pas se démarquer des libraires, mais il n’y croyait pas trop. Il ne pleurnichait pas, comme tant d’autres, en demandant à papa Etat de le protéger. Hélas, c’est considéré comme une honte d’être entrepreneur dans le milieu culturel…»

Pourtant, en tant que patron, il fait figure d’ovni. Son bras droit chez Payot, Bertrand Monnot, le décrit comme «un Indiana Jones des librairies». «Avec lui, c’est les montagnes russes, les gens adorent ou n’aiment pas. Mais c’est quelqu’un qui a des valeurs sociales, une éthique. C’est rare.» A ce propos, Payot s’est vu décerner le Prix suisse de l’éthique en 2010 pour l’action Partager Lire (une récolte de livres redistribués en Suisse, en France et en Tunisie). Il y a aussi le travail de la Fondation Payot pour la promotion de la lecture, qui organise le prix Enfantaisie ou fait la promotion du livre auprès des apprentis vaudois. Surtout, l’entreprise ne vise pas le business avant tout. C’est pour cela, notamment, que Bertrand Monnot l’appelle «le hippie». Pascal Vandenberghe s’en amuse. «Est-ce que mes idées sont juste celles d’un baba cool qui a fumé des pétards quand il était jeune? Pour changer le monde, il faut prendre le pouvoir.»

Il voit son entreprise comme un corps humain. Il a distribué à ses employés un diagramme, qui les a, paraît-il, amusés. On y voit Payot schématisé sous les traits de Poséidon. Les jambes sont les «concepts», les «valeurs» résident dans le ventre, les «missions» de l’entreprise sont logées dans sa poitrine, la tête assure la «vision», etc. «Il faut considérer l’entreprise comme un tout. Ne pas raisonner par morceaux. Opposer un patron à ses employés, c’est une connerie.» On gratte, pour savoir ce qu’il y a sous le vernis. «Le partenariat social compte vraiment pour lui», commente Patricia Alcaraz, responsable du secteur livres à Syndicom (Syndicat des médias et de la communication). Son collègue, Yves Sancey, se réjouit que Payot soit dans les mains d’un homme de métier. «On a vu la chaîne française Chapitre rachetée par un fonds d’investissement qui ne connaissait rien au livre et exigeait une rentabilité comme celle de Tamedia. Cela s’est soldé par une catastrophe.» Chez Unia, Dominique Fovanna ne travaille avec lui que depuis quelques mois. «On ressent dans son discours une attention au bien-être de son personnel. Ce n’est pas fréquent. Il reste un patron avec lequel il faut batailler, mais il dégage quelque chose de plus. Et il a des idées.»

Payer sa dette

Pourtant, on le craint. Si Vera Michalski nous fait son éloge, libraires, éditeurs, diffuseurs, ceux que nous avons contactés, refusent de parler, même en off. Patrice Fehlmann, directeur de l’Office du livre de Fribourg, esquive: «Je n’ai rien à vous dire! C’est un gars que j’aime bien, avec lequel je fais de bonnes affaires. Enquêtez plutôt dans le milieu du parisianisme lausannois, il connaît tout le monde. Moi, vous savez, je suis fils de paysans...»

«Ce qui différencie Pascal Vandenberghe d’autres acteurs du milieu francophone, c’est qu’il connaît le livre et qu’il aime le livre», explique François Vallotton, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne, auteur de l’essai Les batailles du livre (Presses polytechniques et universitaires romandes). «Il est sincère et il se bouge. Par exemple, il a tout fait pour éviter des licenciements en 2010 et 2011, les pires années qu’il ait connues. On a besoin d’une personnalité comme la sienne en Suisse romande. Il a l’intelligence et l’énergie pour penser l’évolution de la librairie et de la demande du public.» Quid de la réputation de grand méchant loup de Payot, qui écraserait ses petits concurrents? «La disparition des librairies indépendantes ne peut pas être imputée à Payot. Même si la rivalité Fnac-Payot a, c’est vrai, accéléré la fermeture de certaines enseignes au début des années 2000. Le poids de Payot en Suisse romande lui donne des marges de manœuvre plus grandes que ses concurrents, mais le rend aussi plus vulnérable aux ressacs conjoncturels, comme on l’a vu en 2010-2011, des années plombées par une chute de l’euro non répercutée par plusieurs diffuseurs», explique l’historien.

«Sans le livre, je ne serais pas ce que je suis. Aujourd’hui, j’estime avoir payé ma dette envers lui, explique Pascal Vandenberghe. J’ai commencé à me sentir bien dans mes pompes à 35 ans. Ensuite, j’ai appris à marcher avec, pendant dix ans. A 45 ans, j’ai pu me sentir épanoui, me soucier de moins en moins du jugement des autres. A 55 ans, j’assume pleinement, je suis comme je suis.» La conclusion revient à Pascal Couchepin: «Je n’ai pas prêté attention au fait qu’il soit autodidacte. Je l’ai connu tel qu’il est. Et tel qu’il est, il aurait très bien pu sortir de l’ENA. Chez lui, on ne voit pas la différence.»


Pascal Vandenberghe

Né en Bourgogne en 1959, il passe son enfance dans le Doubs. Autodidacte, il devient vendeur à la Fnac en 1984. Il quitte la Fnac en 1994 et travaille aux Editions La Découverte. En 2004, il reprend la direction de Payot. Dix ans plus tard, il devient le principal actionnaire de l’entreprise et reçoit les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.  

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Reto Albertalli Phovea
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Mon projet d’enfant est au congélateur

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Jeudi, 18 Septembre, 2014 - 06:00

Vécu. Jamais autant de femmes en Suisse n’ont eu leur première grossesse à 40 ans. Corinne* a le profil type de celles qui se donnent «une petite marge» grâce à la congélation d’ovocytes. La carrière? Non, juste la vie en 2014.

C’est une belle brune, grande et hâlée, qui aime la musique électro et rentre de vacances en Italie. Elle a retrouvé, à Neuchâtel, l’appartement qu’elle partage avec une colocataire au quatrième étage sans ascenseur. Elle s’apprête, pour le deuxième automne consécutif, à reprendre son travail d’infirmière. Une jeune femme pas encore installée dans ses murs, qui s’engage dans une vie professionnelle stable.

Sauf que Corinne* a 39 ans. Et que, si tout est jeune en elle, quelque chose vieillit inexorablement: les ovocytes dans ses ovaires, porteurs de son projet d’enfant. «J’ai toujours voulu en avoir, je ne m’imagine pas sans», dit-elle. Mais la vie l’a prise de vitesse et, à l’aube de la quarantaine, l’idée qu’il serait bientôt trop tard a commencé à lui peser terriblement.

Ce printemps, Corinne a fait congeler ses ovocytes au Centre de procréation médicalement assistée (CPMA) de Lausanne. Non sans s’être au préalable posé mille questions: «Est-ce que je triche? Est-ce que je vais contre la nature? Contre mon destin qui était de ne pas avoir d’enfants?» Mais elle l’a fait. La loi suisse permet de conserver ses ovocytes cinq ans: une petite marge bienvenue.

La pratique a un nom: «congélation ovocytaire de convenance», ou «congélation sociale», comme «social freezing». «Sociale» par opposition à «médicale»: la technique a été longtemps réservée aux femmes menacées de stérilité par la maladie, celles qui vont au-devant d’une chimiothérapie par exemple. Mais, depuis une dizaine d’années, boostée par les progrès techniques qui ont fait grimper le taux de survie des gamètes, l’offre s’est étendue aux femmes en bonne santé, comme réponse à un phénomène sociétal majeur, l’âge toujours plus avancé de la première grossesse. La Suisse n’y échappe pas: selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique, il n’y a jamais eu autant de quadragénaires accouchant de leur premier enfant.

Aux Etats-Unis et en Espagne, portée par un marketing conquérant, la congélation sociale concerne déjà plusieurs milliers de femmes. Au Royaume-Uni, en Belgique, en Italie, où elle est également permise, des centres très spécialisés affinent leur prise en charge. En Suisse, pays restrictif en matière de procréation médicalement assistée, elle reste pour le moment «exceptionnelle» (lire l’interview de Marc Germond en p. 12): il faut dire que les centres qui la pratiquent jouent sur une zone grise législative, ignorée de beaucoup, même chez les professionnels. Le gynécologue de Corinne, par exemple, ne savait pas que la technique était praticable en Suisse. La jeune femme l’a elle-même appris en lisant un article dans Femina.

La carrière a bon dos

«Freeze your eggs, free your career!» («Congelez vos ovocytes, libérez votre carrière!») Mâchoire volontaire, brushing lisse, une executive woman caricaturale faisait récemment la une du magazine d’information financière Bloomberg. C’est l’image type que l’on se fait de la femme qui recourt à la congélation de convenance. Une ambitieuse surchargée qui refuse à la biologie le droit de lui dicter son agenda.

Dans la réalité, la cliente type a plutôt le profil de Corinne. «La plupart du temps, la carrière en elle-même est rarement la raison qui lui a fait retarder son projet de maternité. Il s’agit plutôt d’une femme qui peine à trouver le bon partenaire», observe Dorothea Wunder, directrice de l’Unité de reproduction du CHUV, à Lausanne. La spécialiste est pleine d’empathie pour ces contemporaines, «pas franchement opposée» à cette solution. Mais aussi «très réticente» face à la pression commerciale engendrée par ce nouveau marché. D’un autre côté, elle voit un avantage à cette solution: «Si cela peut diminuer le recours au don d’ovocytes, ce serait une bonne chose.» En clair: les femmes suisses qui congèlent leurs propres ovocytes n’ont plus besoin d’aller en Espagne acheter ceux des autres.

Revenons à Corinne. Professionnellement parlant, elle s’est montrée plus indécise que carriériste. Une matu sur le tard après un apprentissage, quelques allers-retours entre université et école professionnelle, le tout saupoudré de petits jobs alimentaires: elle a fini par trouver sa voie dans le paramédical, mais elle y a mis le temps. En cela aussi, la jeune femme colle à son époque, commente Marc Germond: on veut travailler, mais aussi aimer son travail.

Dans sa vie amoureuse, Corinne n’a pas péché par inconstance ou égoïsme. Elle a seulement passé plus de dix ans à aimer un homme qui n’était pas le bon, qui «ne parvenait pas à se projeter dans l’avenir». Avec les années, elle a fini par réaliser qu’elle n’était pas heureuse et qu’il ne serait jamais le père qu’elle souhaitait à un enfant. «En même temps, quand on aime, on espère, on attend…» Du temps, encore, il lui en a fallu pour dénouer ce lien «douloureux», pour réaliser qu’il lui rappelait celui de ses parents et pour se convaincre qu’elle n’était pas prisonnière d’une fatalité, condamnée à reproduire le schéma. Enfin libre d’être heureuse.

Elle l’est, avec Marc*, son nouveau compagnon. Corinne: «J’ai trouvé avec lui une relation de confiance, une certaine qualité de communication. C’est un homme investi, qui s’implique dans la relation, je n’avais jamais connu ça!»

Marc est là, ils sont venus au rendez-vous ensemble, puisque tout cela le regarde autant qu’elle. Il a 27 ans, est informaticien et vit à Zurich. Sourire grave: «Cette situation aurait pu en effrayer plus d’un. Mais Corinne a tout fait pour ne pas me mettre sous pression. J’ai apprécié cette transparence, et son refus de forcer ma décision. Elle est plus âgée que moi, et alors? Quand on apprécie vraiment quelqu’un, qu’importent les chiffres.» Ne pas se précipiter, «donner rationnellement les meilleures chances à [leur] histoire», ils étaient d’accord là-dessus, la quadra juvénile et le jeune homme responsable. Cette entente les a encore rapprochés.

Les médecins ont approuvé: la démarche de Marc et de Corinne, c’est ce que Marc Germond appelle un «projet mature». Porter un jugement sur leur comportement n’a pas de sens, plaide-t-il: ils ne sont que le fruit d’une évolution sociale majeure, qui voit l’étirement des parcours de vie entrer en contradiction avec l’horloge biologique.

Ce printemps, la jeune femme a subi dix jours de piqûres quotidiennes pour la stimulation ovarienne, puis une opération sous anesthésie totale pour la récolte des ovocytes. Au total, onze précieux gamètes sont aujourd’hui au congélateur: une bonne récolte, quand on sait que le nombre considéré comme optimal est de quinze. L’ensemble de la procédure a coûté 6500 francs.
«De manière réfléchie»

L’an prochain, si tout va bien, Marc et Corinne décideront où ils veulent vivre ensemble et commenceront à laisser la place à un projet parental. Ils espèrent que, le jour venu, les choses se feront naturellement et qu’ils n’auront pas à dégeler les ovocytes: 25% seulement des couples qui recourent à la cryoconservation vont jusqu’à la fécondation in vitro. Parce que la nature a agi seule, ou parce que leur projet n’a pas eu de suite.

Depuis quelques mois, le couple s’intéresse aux enjeux de la procréation médicalement assistée. S’inquiète du sort des enfants nés de donneurs ou donneuses anonymes, désapprouve le recours aux mères porteuses. Et en même temps mesure sa chance de pouvoir profiter des techniques récentes pour suspendre l’horloge biologique. «Pour être honnête, dit Corinne, je me suis posé la question: jusqu’où aurais-je pu aller pour être mère? Jusqu’en Espagne, bénéficier de l’ovule d’une donneuse? J’ai envie de dire non, mais le désir d’enfant, c’est très fort.»

Un couple tellement contemporain, Marc et Corinne. Porté par le désir de choisir sa vie et de faire des enfants heureux. «Dans le temps, on ne choisissait rien, ni son travail, ni son mari, ni ses grossesses, dit encore la jeune femme. Si je témoigne, ce n’est pas pour encourager toutes les femmes à congeler leurs ovocytes à 25 ans, juste pour dire: on peut éviter de faire les choses dans la précipitation, aborder la question de manière réfléchie…»

Je lui fais remarquer que l’instinct de reproduction n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la réflexion. Que, si tout le monde raisonnait comme elle et prenait tant de soin à réunir les conditions optimales à la venue d’un enfant, l’humanité aurait probablement cessé d’exister depuis longtemps. Elle en convient. Un vertige passe. Mais pour elle, et pour tant d’autres, qu’est-ce que ça change?

* Prénoms d’emprunt


Moins de jumeaux et une fécondation in vitro remboursée

Les changements législatifs en cours en matière de procréation médicalement assistée devraient permettre de limiter les naissances mutiples. Il sera alors temps d’envisager le remboursement de la fécondation in vitro par les caisses maladie.

La requête de l’association Désir d’enfant (Kinderwunsch) est déposée depuis 2008 à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP): elle demande le remboursement par les caisses maladie de la fécondation in vitro (FIV). Mais d’une FIV améliorée, qui diminue fortement le risque de grossesse multiple. Argument: il n’y aura pas d’explosion des coûts, puisqu’on aura économisé sur les frais engendrés par les naissances gémellaires. L’OFSP considère la perspective d’un bon œil, le milieu médical applaudit… mais la requête est au congélateur, car sa base législative est en gestation.

Dorothea Wunder, médecin-chef de l’Unité de reproduction du CHUV, est optimiste: «Avec la FIV, il y a beaucoup trop de naissances multiples: entre 15 et 20%, soit dix fois plus que le taux naturel, et donc une multiplication des problèmes liés à la prématurité. Pour réduire ce taux, il faudrait autoriser l’elective single embryo transfer (ESET), comme en Belgique ou en Suède, des pays qui ont réduit leur taux à moins de 5%. Ce changement, que nous réclamons depuis longtemps, a maintenant de bonnes chances d’aboutir dans le cadre de la révision législative en cours.»

L’ESET, pour faire simple: actuellement, en Suisse, les médecins de la reproduction ne sont autorisés à congeler que des ovocytes imprégnés et choisissent au hasard ceux qu’ils vont implanter. Deux au CHUV, parfois trois ailleurs, comme le permet la loi, pour augmenter les chances de grossesse. Si les professionnels étaient autorisés à laisser les cellules en culture un à trois jours de plus, ils auraient affaire à des embryons et pourraient en choisir un seul, le plus costaud: c’est le transfert «électif».

Pour le permettre, il faut changer la Constitution et la loi sur la procréation médicalement assistée. Désir d’enfant espère que le processus aura abouti en 2016. Son projet ne prévoit le remboursement que pour les couples dont la stérilité est médicalement diagnostiquée. Et fixe une limite d’âge à 42 ans pour les femmes et 45 ans pour les hommes.


Interview. Marc Germond est un pionnier de la procréation médicalement assistée en Suisse et directeur médical du centre qui a traité Corinne. Perspectives sociétales.

«Nous vivons un décalage douloureux entre le rythme existentiel et l’horloge biologique»

Combien de Corinne avez-vous traitées au Centre de procréation médicalement assistée de Lausanne depuis l’an dernier?

Trois. En Suisse, la congélation ovocytaire de convenance reste exceptionnelle.

Elle n’est pas explicitement autorisée en Suisse.

La loi sur la procréation médicalement assistée autorise la congélation pour pallier la stérilité. Quand on la pratique sur des femmes qui ne sont pas stériles mais en passe de le devenir, on ne pallie pas la stérilité mais on préserve leur fertilité… Je vous l’accorde, on joue un peu sur les mots. Mais remarquez que, d’un autre côté, cette même loi est très permissive avec les hommes: elle les autorise par exemple à faire congeler leur sperme pour plus tard, au cas où ils changeraient d’avis après avoir subi une vasectomie. Alors même que, en principe, un homme qui subit une vasectomie doit avoir fait le deuil de son projet de paternité. Telle est l’indication médicale.

Avez-vous déjà dit non à une congélation sociale?

Une fois. La femme était trop âgée. Au-delà de 40 ans, nous refusons d’entrer en matière, le diagnostic est trop mauvais; il faut faire plusieurs stimulations ovariennes pour récolter quelques ovocytes de mauvaise qualité, les chances de grossesse sont minces, le risque de fausse couche augmente, c’est déraisonnable.

Et à part la faisabilité? Quels sont vos critères pour accepter une demande?

Il faut que ce soit une demande mature, dans un contexte pas trop instable. A une personne qui est au clair dans sa tête, je ne vois pas pourquoi je dirais non. En posant des limites, bien sûr. Actuellement, la bénéficiaire d’une congélation de convenance a cinq ans pour décongeler ses ovocytes; bientôt, grâce aux changements législatifs en cours, ce sera dix. Mais nous continuerons à refuser d’entrer en matière pour une procréation médicalement assistée (PMA) au-delà de 45 ans.

Une femme d’affaires qui vous dit «Je suis trop occupée à faire carrière, je programme le bébé pour plus tard», vous prenez?

Si son projet est bien ficelé, pourquoi pas? Mon rôle de médecin n’est pas de juger la patiente mais de lui permettre de prendre une décision en toute connaissance de cause.

Vous pourriez refuser de répondre à des demandes qui sortent du champ médical et qui alimentent une industrie de la procréation en pleine expansion?

Il est vrai que les choses ont évolué très vite depuis 1985, l’année où j’ai commencé à faire de la fécondation in vitro. La PMA ne sert plus seulement à traiter des maladies mais à rendre possibles des projets de parentalité en différé. La demande existe, l’offre technique aussi, faut-il l’exploiter? Grande question. Je pense qu’il ne faut pas encourager la congélation de convenance pour des raisons mercantiles. Elle doit rester une réponse personnalisée à un projet sérieux. Mais il est injuste de stigmatiser les femmes qui s’y adonnent: c’est du mal-être de toute une société qu’il est question.

Tout en nous reste jeune plus longtemps, sauf la réserve d’ovocytes.

C’est vrai. Une femme naît avec une réserve donnée, qui s’épuise au fil des ans. Elle a 701 000 ovocytes à la naissance, plus que 25 000 à 35 ans et 1000 à 50 ans. Or, dans les parcours de vie, tous les temps s’allongent, à commencer par celui de la formation. Pour un même travail, de plus en plus de diplômes sont exigés. L’exigence de bonheur de chaque individu a aussi augmenté: on veut avoir un travail épanouissant, vivre avec un partenaire qu’on aime. Trouver son bonheur, ça prend du temps. Le résultat est que l’âge de la première grossesse augmente inexorablement. Le problème, c’est que la physiologie ne se moule pas sur l’évolution sociale: nous vivons un décalage douloureux entre le rythme existentiel et l’horloge biologique.

Pourquoi la biologie ne suit-elle pas? Peut-on imaginer que demain les femmes naîtront avec un million d’ovocytes?

Dans dix mille ans peut-être, quand l’évolution aura fait son œuvre. En attendant, la question se pose: la société va-t-elle répondre à la demande des femmes de différer la fertilité? La congélation de convenance est-elle une réponse? Si oui, pour gérer la question rationnellement, ce n’est plus à 35 ans qu’il faudra inviter les femmes à congeler leurs ovocytes, mais à 25, quand leur réserve est encore optimale. On verra alors peut-être des parents offrir une congélation à leur fille pour son 25e anniversaire, entre deux masters…

Pensez-vous, comme certains de vos confrères, que tout gynécologue devrait exposer cette possibilité à ses jeunes patientes?

Non, c’est de la science-fiction, notre société n’est pas mûre pour cela.

Avez-vous des filles?

Deux, qui sont trentenaires et exactement dans la situation que je décris. Elles ont fait de longues formations, trouvé des partenaires adorables avec qui elles vivent maritalement. Tout va bien pour elles, mais la maternité n’est pas encore dans leurs projets. Et je me garde bien, en tant que père, de leur mettre la pression.

Depuis que les femmes maîtrisent leur fertilité, elles ne font plus assez d’enfants pour perpétuer l’espèce.
C’est le début de la fin de l’instinct de reproduction?

En tout cas, c’est une mise entre parenthèses. On aspire à rationaliser l’instinct, c’est une manière de le mettre en doute.


Marc Germond

Diplômé de médecine en 1978, Marc Germond  se perfectionne dans le traitement de l’infertilité au Queen Elizabeth Hospital de Woodville, en Australie, et crée, à son retour, l’Unité de stérilité
au Département de gynécologie du CHUV, à Lausanne. Depuis 2005, il dirige le Centre de procréation médicalement assistée, à Lausanne. Il est président de la fondation FABER, qui soutient
la recherche en PMA et en andrologie.

 

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La naissance des nanas de Niki de Saint Phalle

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Jeudi, 25 Septembre, 2014 - 05:49

Photographie. Un reportage d’Yves Debraine à l’Hôtel Chelsea de New York en mars 1965, où travaillaient alors l’artiste et son compagnon Jean Tinguely.

La rétrospective de l’œuvre de Niki de Saint Phalle (1930-2002) qui s’est ouverte au Grand Palais de Paris réserve bien sûr une bonne place aux fameuses «nanas» de l’artiste française. Ces sculptures féminines à la fois menaçantes et exubérantes, actes de résistance et presque d’agression contre la domination mâle, restent les créations les plus connues de Niki de Saint Phalle. L’exposition parisienne, que l’artiste aurait sans doute trouvée trop sage, revient notamment sur la genèse des nanas dans les années 60. Un jour, à New York, Niki de Saint Phalle s’est lancée avec son ami Larry Rivers dans un grand dessin de l’épouse du peintre et sculpteur, Clarice, alors enceinte. Le dessin est un amalgame de couleurs et d’objets divers, notamment dans le ventre bombé de la femme, proche esthétiquement de l’univers faussement naïf d’un Dubuffet. Cette grande œuvre aurait donné l’idée des nanas à Niki de Saint Phalle.

J’ai retrouvé dans les archives de mon père, Yves Debraine (1925-2011), un reportage qui date précisément de cette période féconde. Photoreporter pour L’illustré et le magazine américain Life, Yves Debraine était souvent à New York dans les années 60. Ami de Jean Tinguely, il l’avait rejoint en mars 1965 à l’Hôtel Chelsea, à Manhattan, connu pour abriter tout ce que la ville comptait comme artistes et bohèmes (le directeur du Chelsea se faisait souvent payer en œuvres d’art). En particulier les Nouveaux réalistes qui logeaient là, comme Arman, les Suisses Jean Tinguely et Daniel Spoerri, ainsi que Niki de Saint Phalle, compagne de Tinguely (ils se marieront en 1971). C’était l’occasion pour Yves Debraine de tester un nouvel objectif «fish eye», ou œil de poisson, un très grand angulaire avec lequel les artistes du Chelsea ont joué de bonne grâce, multipliant les effets.

Alors à New York pour une exposition, préparant d’autres accrochages à Bâle et à Paris dans l’année, Niki de Saint Phalle, 35 ans, était en plein travail sur ses grandes sculptures de «mariées» et peintures de figures féminines. Elle connaissait la ville pour y avoir vécu dans son enfance et sa jeunesse. Dans les notes de mon père, j’ai retrouvé un commentaire de Niki de Saint Phalle: «Les Etats-Unis sont un pays neuf pour l’art. Ils sont sensibles aux expressions nouvelles. En Europe, on préfère les formes plus classiques. Ici, les gens ne sont pas encombrés par de vieux meubles!»

«Niki de Saint Phalle».
Paris, Grand Palais.
Jusqu’au 2 février 2015. 

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Netflix à l’assaut du marché suisse

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Jeudi, 25 Septembre, 2014 - 05:50

Comparatif. Attendu avec gourmandise, Netflix promet de révolutionner le marché de la vidéo à la demande (VOD). Le spécialiste américain du streaming a-t-il les moyens de ses ambitions?

Jean-Christophe Piot

L’histoire d’amour peut commencer. D’un côté, Netflix, séduit par un marché suisse où plus du tiers des internautes ont déjà recours au streaming. De l’autre, un public attiré par la promesse d’accéder aux films et aux séries de son choix pour un coût allant de 11 fr. 90 à 17 fr. 90 par mois, en fonction de la qualité de l’image et du nombre d’appareils connectés au service.

Cerise sur le gâteau d’une offre disponible depuis le 18 septembre: pour le prix d’un seul abonnement, les abonnés suisses ont accès aux titres proposés sur les marchés allemand et français. Seuls les italophones devront patienter, la marque californienne n’étant pas encore implantée en Italie.

Si Netflix n’a pas inventé la vidéo à la demande (VOD), son offre contribue à rendre chaque jour plus obsolète le modèle traditionnel de programmes diffusés à une heure et un jour précis. Et, au-delà de ce combat déjà gagné, c’est le système du pay-per-view que cette offre forfaitaire vient secouer sérieusement. Intuitif, simple d’utilisation, disponible à travers toutes les plateformes: les avantages du service californien sont connus, notamment celui de pouvoir résilier chaque mois son abonnement. Licite et économiquement acceptable par le plus grand nombre, Netflix contribuerait même à réduire le téléchargement illégal, à en croire la firme californienne…

Et maintenant?

En bouleversant les modèles existants, le streaming à la sauce Netflix a déjà convaincu plus de 50 millions d’utilisateurs. Reste à savoir si ces avantages suffiront à garantir son succès en Suisse, où le combat ne fait que commencer. Au-delà de l’évolution de l’offre (voir ci-contre), l’enjeu central sera celui des contenus mis en ligne.

Appelée à s’étoffer, l’offre de Netflix souffre encore de certaines lacunes. Les films les plus récents ne sont pas disponibles et quelques séries à succès manquent à l’appel – aucune trace de Game of Thrones – ou sont incomplètes, à l’instar de Dexter. En cause, l’infinie complexité des droits de diffusion négociés pays par pays, ce qui peut compliquer la donne jusqu’à l’absurde: si Netflix propose bien Orange Is the New Black, sa dernière production, inutile d’espérer accéder à sa série phare, House of Cards… Et pas question non plus d’investir dans la production de fictions conçues pour le seul marché suisse, comme ce sera le cas en France avec la série Marseille.

Reste qu’en l’état le catalogue de Netflix est assez complet pour répondre à un large public. Les plus pressés pourront toujours picorer dans la masse des offres légales comme celle de Canal+ Séries, incluse dans l’abonnement de base de la plupart des fournisseurs d’accès, ou se risquer sur les connexions VPN. Cette solution, qui consiste à utiliser une fausse adresse IP capable de contourner les restrictions territoriales, ouvre l’accès à un catalogue américain nettement plus vaste. Rien de plus simple, via une myriade de logiciels aisément accessibles. Le hic? Les ayants droit en ont fait leur prochaine cible et feront tout pour interdire une technique à la limite de la légalité.


Comment réagissent les autres fournisseurs

UPC Cablecom passe au forfait

La riposte s’organise chez le premier opérateur suisse qui a fait le choix de proposer un forfait illimité baptisé MyPrime, avant même l’arrivée de Netflix. Pour 9 fr. 95 par mois, ses abonnés peuvent accéder à 2000 titres: séries, films, documentaires, émissions… Une offre conçue pour le plus grand nombre et qui devrait sérieusement s’étoffer pour atteindre 10 000 références en fin d’année.

Swisscom attend de voir

N° 2 du marché, Swisscom a préféré patienter pour lancer une offre illimitée, probablement dans l’attente des tarifs proposés par Netflix. Si le prix et les détails de ce futur abonnement proposé via Cinetrade restent à affiner, Swisscom pourra mettre en avant ses spécificités: aux films et aux séries s’ajoutera une offre sportive que la firme californienne ne propose pas. Football, hockey, tennis… En tout, plus de 5000 événements par an, déjà disponibles à ce jour mais en paiement à l’unité.

Sunrise ne change (presque) rien

Si Sunrise privilégie toujours le pay-per-view à des tarifs situés entre 2 fr. 90 et 8 fr. 40 par titre, l’opérateur télécom n’en teste pas moins le modèle forfaitaire à travers son offre jeunesse, puisque son pack Kids ouvre un accès illimité aux dessins animés réservés aux plus jeunes, pour 6 francs par mois. Et joue sur la rapidité: ses partenariats avec la 20th Century Fox et HollyStar lui permettent de proposer le catalogue de la major hollywoodienne ainsi que certaines séries américaines en vogue, vingt-quatre heures après leur diffusion outre-Atlantique. Sans compter une spécialité maison: les films réservés aux adultes.

HollyStar et le juste milieu

Le loueur en ligne joue plus sur la vitesse de diffusion (la quatrième saison de Homeland suivra de près sa diffusion américaine) que sur l’offre forfaitaire. Le site propose pourtant déjà un forfait jeunesse illimité aux moins de 12 ans et une offre à mi-chemin entre d’autres modèles avec Star Channel, qui permet d’accéder à 30 films par mois pour un forfait de 5 fr. 90. Les tarifs à l’unité, eux, devraient être revus dans un avenir proche.
 

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