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Comment la Suisse encourage la démocratie en Tunisie

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 05:55

Zoom. A quelques semaines d’élections cruciales en Tunisie, le partenariat économique avec la Suisse porte ses premiers fruits.

Mehdi Whala, 27 ans, est ingénieur en génie civil. Il fait partie des quelque 53 000 jeunes chômeurs tunisiens détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur, dans un pays où le taux de sans-emplois atteint globalement 15,7%. En Tunisie, paradoxalement, plus vous êtes diplômé, plus vous prenez le risque d’être sans travail. Mais Mehdi cultive la confiance. Il ne désespère pas de se faire un jour embaucher, par exemple dans le secteur du câblage, chez un sous-traitant d’Airbus Group ou l’allemand Leoni. Pour se donner les meilleures chances, il vient d’accomplir une formation de dix jours sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) finance cette initiative, notamment mise en œuvre par Sofies, entreprise genevoise de conseil en durabilité, et le Centre international des technologies de l’environnement de Tunis (CITET). Quelque 350 ingénieurs bénéficient de cette formation professionnelle complémentaire.

«Notre objectif est de soutenir le processus de transition démocratique en cours depuis la chute de l’ex-président Ben Ali en janvier 2011», relève Rita Adam, nouvel ambassadeur de Suisse en Tunisie depuis début septembre 2014. A quelques semaines des élections législatives (26 octobre) et présidentielles (23 novembre), dans un environnement international très tendu par le terrorisme islamique, le soutien de la Suisse à la Tunisie prend une dimension particulière.

Intérêts réciproques

Plus de 70% des 25 millions de francs alloués chaque année par Berne concernent le développement économique et la création d’emplois dans le pays. Qui plus est, souligne Rita Adam, la moitié de ces fonds sont destinés aux régions les plus défavorisées. «La Suisse souhaite être proche des plus démunis.» Une transition économique réussie contribuera à renforcer la stabilité des institutions tunisiennes, ce qui sert aussi naturellement les intérêts de la Suisse. «Pensons notamment aux domaines sécuritaire et migratoire de la région.» Gagnant-gagnant.

Entamé il y a quatre ans sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI), le Projet de production propre tunisien qui se poursuit sous cette forme jusqu’au début de 2015 constitue l’une des réalisations les plus avancées (lire L’Hebdo du 14 juin 2012, page 32). Pas d’économie prospère sans écologie maîtrisée (et vice versa), cela pourrait être le slogan de la soixantaine d’entreprises suivies de près sur le terrain par Sofies, que dirige Laurent Cuénoud, et le CITET.

Ainsi, la société VACPA, à Béni Khalled, qui conditionne et exporte des dattes, a réalisé qu’elle pouvait économiser 74 000 euros par an en installant des rideaux et des portes supplémentaires, un économiseur pour la chaudière, un système photovoltaïque et solaire thermique et en valorisant ses déchets. Dans l’hôtellerie, l’hôtel Mövenpick, à Sousse, épargne quant à lui 75 000 euros par an après avoir mis en place un système de suivi des consommations, amélioré le fonctionnement de la climatisation, mis en place un ozoneur dans la piscine et mieux géré les déchets. La valorisation de ces derniers demeure l’un des grands atouts de l’écologie industrielle pratiquée en Tunisie. A l’exemple de la briqueterie de Bir M’cherga dont les déchets constituent la matière première de la société Les ciments de Djebel Oust.

Guide financier

Ces programmes ne pourront perdurer que si les industriels tunisiens restent convaincus de leur intérêt économique à long terme. Pas de profit, plus de motivation. Et, comme l’argent reste le nerf de la guerre (pacifique, celle-là!), Sofies a aussi élaboré un guide destiné à aider les toutes jeunes entreprises à trouver des crédits pour le financement de la production propre en Tunisie, dans la tranche la plus délicate: de 50 000 à 1 million d’euros. Un travail pédagogique réalisé en collaboration avec des experts de la Banque mondiale. Par la formation et de telles initiatives économiques et écologiques, la Tunisie entre bel et bien dans le XXIe siècle.

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Neuchâtel se pose en pionnier de l’allemand en immersion

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 05:56

Reportage. En tant que canton monolingue, Neuchâtel joue les pionniers en proposant des classes bilingues à 540 élèves déjà. Les parents en redemandent.

«Guten Tag», dit la maîtresse Corine Schneider en accueillant Elisa sur le pas-de-porte. La petite entre dans la classe en marchant sur quatre feuilles de papier sur lesquelles sont inscrits des chiffres: «Eins, zwei, drei, vier», scande-t-elle avant de prendre place à son pupitre. Lenny, Elio, Loïc, Leo et Natalia la suivent, tous fiers de montrer eux aussi qu’ils savent compter en allemand.

A Cornaux (NE), localité sise entre les lacs de Bienne et de Neuchâtel, cette classe d’école enfantine ressemble à première vue à des milliers d’autres en Suisse. Pourtant, elle affiche une grosse différence. Ses élèves sont intégrés à un projet d’enseignement bilingue, suivant ainsi 50% des périodes en allemand. En ce radieux jeudi d’été indien, Corine Schneider enchaîne avec une chanson, puis se tourne vers le tableau pour travailler sur les couleurs: «Was ist das für eine Farbe?» interroge-t-elle en montrant un rond gris. «Grau», répond Lenny. «Je sais déjà tout plein de mots en allemand», s’exclame-t-il.

En trois ans, le canton de Neuchâtel a pris la tête des pionniers en matière d’enseignement en immersion de la deuxième langue nationale. Sous l’impulsion de l’ex-conseiller d’Etat Philippe Gnaegi en 2011, puis aujourd’hui de Monika Maire-Hefti, il a beaucoup développé son offre, qui touche désormais 28 classes et 540 élèves de 4 à 8 ans dans les degrés HarmoS 1 à 5. «Du jamais vu dans un canton monolingue en Suisse», se réjouit le chef du Service de l’enseignement obligatoire, Jean-Claude Marguet. Une offre qui dépasse même celle de certains cantons bilingues.

Rien n’a été facile. Comme d’autres cantons, Neuchâtel a longtemps exploré plusieurs voies. Dans les années 90, il procède notamment à un échange d’élèves et d’instituteurs entre la commune seelandaise d’Anet et celle d’Hauterive, mais les écueils à surmonter s’avèrent nombreux, notamment au sein du corps enseignant. «Un jour, lors d’une réunion, une enseignante a sorti un papier sur lequel elle avait noté quatorze bonnes raisons de refuser de participer au projet», témoigne Jean-Claude Marguet. Il y a la barrière de la langue, la peur du changement, la crainte de perdre la maîtrise de la classe, celle de ne pas être à la hauteur des attentes des parents, et l’on en passe.

Aujourd’hui, Neuchâtel a tiré les enseignements de ces expériences avortées. Généralement, deux enseignants s’occupent d’une classe en immersion, l’un pour les cours en français et l’autre pour ceux en allemand. Et pour ces derniers, le canton ne recrute que des volontaires à la biographie bilingue, ou des Alémaniques. Pour ce qui est de Cornaux, tant Corine Schneider que son collègue Cédric Bürgi ont grandi dans un environnement plurilingue.

Le plaisir des élèves

Tous les enseignants le reconnaissent: ils défrichent un terrain encore largement inexploré et doivent faire preuve de créativité et d’improvisation. Ces pionniers ne comptent pas les heures supplémentaires, mais ils récoltent les premiers fruits de leur travail. «Les enfants sont ouverts à l’allemand; même ceux qui parlent déjà deux langues à la maison l’acquièrent facilement. Ils n’ont aucun cliché, aucune peur de mal prononcer un mot», constate Corine Schneider. «Notre récompense, c’est leur bonheur et leur fierté de saluer leur prof en allemand», renchérit Cédric Bürgi.

Qu’il paraît lointain, le conflit linguistique qui a éclaté ces derniers mois dans les cantons de Thurgovie, Nidwald, voire Lucerne, où on diabolise volontiers le «Frühfranzösisch». Ici, sur les rives de la Thielle, tout le monde est conscient de la nécessité d’apprendre le plus rapidement possible une deuxième langue nationale. Lorsque le canton a lancé son projet en 2010, Isabelle Weber, conseillère municipale de Cornaux en charge de l’instruction publique, a immédiatement annoncé la candidature de sa commune. «Un élève qui sort de l’école sans savoir l’allemand se ferme de nombreuses portes au niveau professionnel», explique-t-elle.

Volonté politique

Fonceuse de nature, cette politicienne plurilingue du PLR a alors consulté les parents pour savoir s’ils étaient intéressés à participer au projet. Surprise! «Tous les parents, à une exception près, ont souhaité placer leur enfant en classe d’immersion. Alors que je pensais n’ouvrir qu’une classe, il a fallu en ouvrir deux», raconte-t-elle. Aujourd’hui, une petite centaine d’élèves – sur un total de 130 à Cornaux – suivent une scolarité bilingue sur les cinq premiers degrés HarmoS.

Les parents sont convaincus d’avance. «C’est un investissement pour l’avenir professionnel de notre enfant», déclare Sandra Bonfigli, mère de Mattia, 8 ans. Fils de parents italophones, Mattia se familiarise ainsi avec sa troisième langue à travers des jeux, des sports ou des travaux manuels, cela sans la pression des notes. «Il accumule ainsi des associations positives par rapport à l’allemand», se réjouit sa maman.

Inutile de préciser que les parents ne demandent qu’une extension de l’offre du canton. Ce ne sera pas facile, car le recrutement d’un personnel qualifié constitue de loin le problème majeur à résoudre. «On se débrouille, mais c’est parfois laborieux», note le directeur de l’école, Jean-Claude Egger, qui émet une suggestion: «On pourrait envisager d’introduire une filière bilingue à la Haute école pédagogique des trois cantons de Berne, Jura et Neuchâtel (BEJUNE).» Réponse de la conseillère d’Etat Monika Maire-Hefti: «Il y a effectivement un gros effort à faire dans la formation des enseignants. La filière bilingue est une option. Mais, dans l’immédiat, il sera plus facile d’inciter les étudiants HEP en fin de formation à faire tout ou partie de leur stage pratique en Suisse alémanique.»

Pour assurer la continuité du projet dans les degrés supérieurs, Neuchâtel doit chaque année élargir son offre pour 150 nouveaux élèves au moins. D’une part, il s’efforcera de mieux exploiter son potentiel d’enseignants francophones bilingues. «Pour le reste, nous procéderons à des échanges avec des cantons partenaires intéressés, comme Soleure, Argovie et Schwyz, par exemple», confie Jean-Claude Marguet.

Dans ce concert d’échos positifs, on entend très peu de voix dissonantes sur les projets d’immersion. A quelques encablures de là, Bienne, ville pourtant fière de son bilinguisme, a longtemps été sceptique à ce sujet avant d’entamer un projet pilote en 2010. Les Alémaniques y voyaient une conception élitiste de l’école, préjudiciable aux élèves allophones, tandis que les Romands craignaient d’y perdre leur identité.

Aussi, les Biennois ont-ils tenu à accompagner leur projet, récemment reconduit pour quatre ans, d’un suivi pédagogique régulier. Les rapports sont confidentiels, mais l’expérience se déroule bien, aux dires du conseiller municipal et directeur des écoles, Cédric Némitz. Premier constat: «Au début, les élèves accusent un léger retard dans leur langue maternelle par rapport à leurs camarades des classes monolingues, mais ils le comblent après trois ou quatre ans. Et, bien sûr, ils ont acquis de bonnes notions de la langue partenaire, un bonus appréciable», résume Cédric Némitz. Des notions probablement meilleures qu’à Neuchâtel, car ici, les deux classes ouvertes chaque année comprennent toujours un tiers d’Alémaniques, un tiers de Romands et un tiers d’allophones. Ainsi s’instaure une dynamique plurilingue qui se poursuit en dehors des cours.

Alors que la guerre des langues s’enrichit chaque semaine d’un épisode supplémentaire, l’expérience d’un canton monolingue le montre: oui, il est possible d’apprendre une deuxième langue nationale sans traumatisme, et même en y prenant plaisir. Peu importe finalement s’il est plus efficace d’apprendre la deuxième langue nationale à l’adolescence ou dès l’école enfantine: «A tout âge, il est évident que rien ne vaut l’immersion pour apprendre une langue», souligne Monika Maire-Hefti.

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Un réseau de vente suspect attire les jeunes Suisses dans sa toile

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 05:57

Enquête. Avec un fonctionnement à la limite de la légalité, une société américaine organise des séances de recrutement auprès des jeunes pour distribuer ses boissons énergisantes.

Gagner de 25 à 15 000 francs par semaine en travaillant entre deux heures et un jour. C’est la promesse invraisemblable faite par la société américaine Vemma, basée en Arizona, pourvoyeuse de la boisson énergisante Verve!, dont la vente ne s’exerce que sur l’internet.

Un message qui titille principalement la crédulité des jeunes, public que la firme cherche à séduire par tous les moyens. Ainsi, cet été, le site d’emploi adojob.ch accueillait une annonce pour le moins alléchante: «Félicitations! Vous êtes sur le point d’embarquer dans un voyage que vous considérerez plus tard comme l’une des meilleures décisions de votre vie! Rejoignez Vemma en tant que partenaire de marque. Vous pourrez gagner un revenu supplémentaire et bien plus encore!» Comment? Tout simplement en ayant pour mission de recruter des partenaires et de développer un réseau grâce au concept de marketing multiniveau, bien connu des adeptes de Tupperware ou Herbalife. L’objectif de Vemma: écouler sa boisson énergisante, dont il s’est bu 1 milliard de canettes ces dix dernières années, toutes distribuées par ce canal discret.

La société organise depuis plusieurs mois des séances de recrutement dans différentes villes helvétiques, en louant pour ce faire des locaux au sein de hautes écoles spécialisées ou des salles de conférences à l’aspect on ne peut plus sérieux. Des représentants de la marque, parfois venus tout spécialement des Etats-Unis, y font miroiter des perspectives de carrière éclair en scandant à qui veut l’entendre le slogan fondateur de la réussite économique made in US: «Si on veut, on peut.» Et comme Vemma ne recule devant rien, ces mêmes recruteurs professionnels n’hésitent pas à allécher les jeunes avec des voitures rutilantes aux couleurs de la marque, tout en leur promettant que ces bolides pourraient tout prochainement être à eux pour autant qu’ils s’en donnent vraiment les moyens. Après Zurich et Genève, c’est désormais le canton du Valais qui semble subir la déferlante Vemma. La «Young Professional Revolution», devise de la firme, est bel est bien en marche dans notre pays.

Julien*, jeune Valaisan de 18 ans, s’est laissé entraîner dans l’aventure. Cet étudiant en sciences mécaniques a découvert Vemma par des amis déjà «affiliés» à la marque. Très intéressé, il a assisté à des séances organisées dans son canton, via des groupes constitués sur Facebook ou WhatsApp, avant de débourser 570 francs – directement versés sur un compte de la Royal Bank of Scotland – pour un peu moins de 200 canettes. Un montant minimum de base lui permettant de devenir à son tour affilié.

Depuis quelques jours, il a cessé toute activité au sein de Vemma, sous la pression de sa mère, Marie*, qui a eu vent de l’affaire et l’a fermement dissuadé de continuer. Pour elle, il était évident que le fonctionnement de la firme se rapprochait du fameux jeu de l’avion, à savoir un système pyramidal, ou boule de neige, illégal en Suisse car considéré comme de la concurrence déloyale. Contrairement à d’autres sociétés basées sur le concept de marketing multiniveau dont le but final est la vente de produits, le mode de fonctionnement de Vemma surfe avec les limites de la légalité. Il se base certes sur la vente d’une boisson aux vertus discutables (lire encadré), mais celle-ci ne sert qu’à des fins promotionnelles. La finalité de l’opération étant essentiellement le recrutement de nouveaux membres.

Pour Julien, la donne était claire dès le départ: pour réussir à «se qualifier» et espérer obtenir un salaire en conséquence, il était indispensable de trouver suffisamment de nouveaux affiliés qui passeraient eux aussi commande et ainsi de suite. Cela peut paraître simple et limpide de prime abord, sauf que le système d’échelons sur lequel se base le plan de rémunération de Vemma est horriblement complexe et exigeant. Extraits: «Une fois qu’un affilié atteint les gains du niveau cycle maxima sur cette position pendant quatre semaines consécutives, il recevra une nouvelle position au-dessus de sa position maxi. Cette position aura la même limite de gain que la position précédente, sauf si l’affilié a été promu à un niveau supérieur.» Ou encore: «Si un affilié n’est pas actif pendant quatre semaines consécutives (comprendre que lui ou ses clients ne passent plus commande, ndlr), tous les points accumulés seront annulés.» A noter que, dans sa grande mansuétude, Vemma prévoit que si un parrain est inactif, le premier parrain admissible, actif en amont, recevra ses bonus ou autres primes. Bref, autant le dire tout de suite, très rares sont les élus qui parviennent réellement à gagner de l’argent. Ainsi, en 2012, quelque 75% des affiliés de la société concédaient n’avoir rien gagné ou moins de 1400 dollars par année, un gain évidemment inférieur à l’investissement, tandis que moins de 1% déclarait un revenu de 100 000 dollars.

Devant la justice

Résultat: aux Etats-Unis, où la société est active depuis 2004, 170 plaintes ont été déposées auprès de la Federal Trade Commission. Outre des leasings gratuits, la firme proposait aux étudiants de financer leur bourse d’études. Et nombreux sont ceux qui ont vite déchanté.

De leur côté, les autorités italiennes ont également porté plainte en mars contre Vemma pour vente pyramidale et pratiques commerciales illicites «ayant concerné des milliers de consommateurs dans le secteur de la vente multiniveau de boissons». La société américaine a ainsi été condamnée à une amende de 100 000 euros. Les autorités autrichiennes ont aussi intenté une démarche judiciaire contre Vemma pour le même chef d’accusation.

Et quid de la Suisse? La Fédération des consommateurs de Suisse alémanique (SKR) est prête, depuis plusieurs mois, à déposer une plainte pénale contre la société Vemma. Mais elle n’est pas encore en mesure de le faire. «Le problème, c’est que nous n’avons pas reçu de dénonciations de la part de personnes ayant été directement lésées par le système, condition sine qua non pour lancer une procédure auprès de l’autorité compétente», explique Josiane Walpen, de la SKR. La Fédération romande des consommateurs (FRC) relève, quant à elle, deux dénonciations via des formulaires en ligne. «Même si nous avons également la compétence de déposer une plainte pénale contre ce type de pratique, pour autant qu’il s’agisse effectivement d’une vente pyramidale au sens de l’article 3 de la loi fédérale contre la concurrence déloyale, c’est le SECO qui est en charge de dénoncer ce genre de cas devant le ministère public compétent» relève Valérie Muster, juriste à la FRC. «Mais nous sommes très attentifs et très critiques face à ces systèmes de marketing qui sont à la limite de la légalité», renchérit Mathieu Fleury, secrétaire général de la FRC.

Quant au Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), qui a très récemment pris acte d’une dénonciation de Marie pour le cas de son fils, il a certes reçu des demandes individuelles concernant la société Vemma, mais se montre prudent par la voix de son avocate, Verena Jezler: «La distinction entre les systèmes légaux de marketing à paliers multiples et les systèmes boule de neige ou pyramidaux prohibés n’est pas toujours simple à faire. Ces derniers se caractérisent par le fait que, pour le preneur, les avantages se situent moins dans la vente d’une marchandise ou d’une prestation de services que dans le recrutement de nouvelles personnes pour participer au système.» Contactée par L’Hebdo pour exprimer sa position, la direction de Vemma vante sa transparence et se défend d’être un système pyramidal en insistant sur le fait que les commissions et les bonus ne sont payés que sur les produits vendus et non sur les personnes recrutées.

Du côté du Valais, où le phénomène a pris corps depuis peu, les autorités, dont la police du commerce, découvrent le cas. Mais elles s’engagent à étudier le dossier de près. «Il faut suivre cette affaire et interdire le procédé s’il est illégal, s’indigne pour sa part le conseiller national Yannick Buttet (PDC/VS). Il y a clairement une volonté en Suisse de renforcer la lutte contre ce type de systèmes.» Une prise de conscience qui pourrait éviter à de nombreux jeunes de sérieuses déconvenues.

* Noms connus de la rédaction.


L’œil dans la canette

221 millions de chiffre d’affaires. Tel est le bilan de Vemma depuis sa création en 2004. Sponsor de l’équipe de NBA des Phoenix Suns, mais aussi représentée par de célèbres coachs en perte de poids extrême, la firme fondée par B. K. Boreyko ne lésine pas sur les investissements pour se présenter comme un leader révolutionnaire dans le secteur de la santé et du bien-être. Mais qu’y a-t-il dans les produits de la marque? Pas toutes les promesses faites, si on en juge par les condamnations du patron de Vemma et d’un couple de revendeurs présentés comme ayant fait fortune grâce à la société, jugés coupables, par les autorités américaines, de publicité mensongère concernant les vertus prétendument thérapeutiques de la marque. Certains produits, comme l’extrait de pépins de raisin, ont été épinglés par la Cour supérieure de Californie pour leur teneur en plomb, substance cancérigène. Quant à l’une des boissons phares de la marque, la Verve! Bold, son contenu est pour le moins explosif: elle contient en effet autant de taurine que du Red Bull, mais 40 grammes de plus de caféine. Sont également ajoutés du D-ribose et de l’inositol, le premier étant censé augmenter l’endurance et la force musculaire, mais à déconseiller en cas de diabète car faisant chuter le taux de sucre dans le sang, et le second étant notamment utilisé dans des cas de dépression ou de troubles anxieux, mais pouvant créer des nausées et des maux de tête. Personnes sensibles ou enceintes s’abstenir.

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L’insouciance ne défilera plus

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 05:58

Zoom. Avec les adieux de Jean Paul Gaultier au prêt-à-porter et le jeu des chaises musicales des jeunes designers, les impératifs de rentabilité ont rythmé la Fashion Week de Paris.

Séverine Saas Paris

Même sous amphétamines, aucun acheteur ou journaliste de mode n’aurait pu avaler les 97 défilés de la Fashion Week de Paris, qui s’est terminée le 1er octobre. Mais le 27 septembre au soir, il fallait être au cinéma Grand Rex. Jean Paul Gaultier y présentait sa dernière collection de prêt-à-porter, qu’il quitte pour se consacrer à la haute couture et aux parfums. Un grand show émouvant, grotesque, beau, ridicule, qui a fait passer le mariage de George Clooney, le même jour à Venise, pour une kermesse de village. Un spectacle 100% JPG joué devant un parterre de stars dont Catherine Deneuve, Boy George et Pierre Cardin.
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Avec les adieux du trublion de la mode au «PAP», c’est une époque qui s’en va: celle des années 80, où l’hypercréativité de Thierry Mugler, Kenzo Takada ou Claude Montana faisait la nique aux impératifs commerciaux. Une époque révolue: aujourd’hui, les grandes marques s’échangent les jeunes designers dans l’espoir d’augmenter leur rentabilité. Cette saison, le calendrier parisien a été rythmé par le baptême du feu de J.W.Anderson chez Loewe, David Koma chez Mugler et Julie de Libran chez Sonia Rykiel. Et si une page semble s’être définitivement tournée, c’est aussi en raison du décès de Gaby Aghion. Pionnière du prêt-à-porter de luxe, la fondatrice de la marque Chloé s’est éteinte à 93 ans, le jour où Jean Paul Gaultier tirait sa révérence.

Dans une lettre relayée le 15 septembre par le journal spécialisé Women’s Wear Daily (WWD), Gaultier explique sa décision de quitter le prêt-à-porter par le «rythme frénétique des collections» qui «ne laisse aucune liberté, pas plus que le temps nécessaire pour trouver des idées et innover». Avec deux défilés PAP, deux couture et plusieurs pré­collections par an, il y a effectivement de quoi devenir fou. JPG évoque aussi des «contraintes commerciales». Traduction: ses vêtements se vendent mal, 80% des revenus de sa maison étant générés par la vente de parfums.

L’art et les comptes

Contrairement au prodige de 62 ans, les jeunes loups de la mode n’ont aucune peine à allier créativité et comptabilité. Chargé de dépoussiérer la marque espagnole Loewe, le nouveau directeur artistique J.W.Anderson se dit addict aux chiffres. «Je veux savoir ce qui se vend, dans quelle quantité, à qui et pourquoi ils l’ont acheté», se félicitait le créateur nord-irlandais auprès du WWD. Pas étonnant que sa collection printemps-été 2015 ait été adoubée par l’ensemble de la presse mode: alliant artisanat de luxe, avec des robes en cuir rapiécé façon famille Pierrafeu, et modernité, avec des lignes minimales, Anderson a pondu, à 30 ans à peine, des tenues hautement commercialisables.

Chez Mugler, le designer anglais David Koma a relevé un défi similaire à celui de J.W.Anderson. Car, si les parfums de la marque font un carton mondial, le groupe Clarins, propriétaire de Mugler, tient à remettre la mythique maison sur le devant de la scène fashion. Interrogé par le New York Times, Koma a déclaré: «Je veux que les femmes se sentent sauvages, cools et sportives.» De ce point de vue, sa collection printemps-été 2015 est une réussite: ses robes moulantes, minimales et ultrasexy feront un malheur sur les pistes de danse d’Ibiza. Mais est-ce bien ce que les femmes désirent? Voilà une autre question.

La Fashion Week de Paris a aussi eu droit aux annonces surprises. Ainsi, le jour où Guillaume Henry présentait sa collection pour Carven, on apprenait que ce serait la dernière. Selon des sources proches du créateur, Henry aurait été débauché par la maison Nina Ricci après que son directeur artistique, Peter Copping, a lui-même été débauché par l’Américain Oscar de la Renta. Un jeu des chaises musicales auquel ne voulait pas être contraint Jean Paul Gaultier, qui est toujours resté maître de ses créations. Et quittant le prêt-à-porter, il a peut-être été, une fois de plus, visionnaire.

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Fiscalité des entreprises: les vrais gagnants de la réforme

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 05:59

Décodage. Pour garder un régime attractif pour les multinationales, le Conseil fédéral veut baisser le taux d’imposition pour toutes les entreprises. Les principaux bénéficiaires économiseront des dizaines de millions. Même s’ils n’avaient rien demandé.

Yves Genier et François Pilet

La réforme de la fiscalité des entreprises va rapporter des dizaines de millions chaque année à Swisscom, Migros et Coop. Les réductions fiscales accordées à ces entreprises, pour ne prendre que le trio de tête des plus gros bénéficiaires, se monteront à près de 200 millions de francs par an si le projet présenté par le Conseil fédéral voit le jour, comme prévu, en 2019.

Ne cherchez pas cette information dans le «rapport explicatif» de 172 pages publié par le Conseil fédéral, le 19 septembre dernier, qui détaille les conséquences de la réforme de la fiscalité des entreprises. Elle n’y figure nulle part.

Les recherches de L’Hebdo le confirment pourtant: une baisse à 16% du taux moyen d’imposition sur le bénéfice correspond à une ristourne annuelle de 75 millions de francs rien que pour Swisscom. De même pour Migros et Coop, qui verront leurs ardoises fiscales fondre de 30 millions de francs chacune, au bas mot. Le groupe Raiffeisen et la Banque cantonale vaudoise économiseront également plus de 30 millions de francs. «Cela permettra aux entreprises bénéficiaires de réaliser des profits plus élevés», observe Edgar Brandt, fondateur de la société d’audit homonyme à Genève.

Détail piquant: ces sociétés n’avaient jamais réclamé de baisse d’impôts. «Depuis vingt ans que je travaille dans l’entreprise, le niveau des impôts sur le bénéfice n’a jamais été un thème de discussion», reconnaît Christian Neuhaus, porte-parole de Swisscom.

Les pressions de l’Union européenne et de l’OCDE ont rendu cette réforme indispensable: contraint de mettre fin à la pratique des rabais fiscaux offerts jusqu’ici par les cantons aux multinationales, le Conseil fédéral a choisi d’adopter un taux d’imposition unique, qui devrait se situer à 16% en moyenne au lieu des 21% actuels, d’ici à 2019. Ce tarif, qui pourra varier selon les cantons (Genève et Vaud visent des taux voisins de 13%), s’appliquera à toutes les entreprises, quels que soient leur provenance ou leur type d’activité.

Vases communicants

Conséquence: la facture des sociétés internationales augmentera, et celle des sociétés suisses diminuera. Ce jeu de vases communicants provoquera une perte de rentrées fiscales estimée à 3,5 milliards de francs, qui devra être compensée par des économies dans les budgets de la Confédération et des cantons.

Dans cette nouvelle équation fiscale, les entreprises se rangent en trois catégories. La première – celle des perdants – regroupe les multinationales étrangères disposant d’un siège en Suisse comme Procter & Gamble ou Starbucks. Elles devront dire adieu aux statuts spéciaux dont elles pouvaient profiter jusqu’ici, pour rejoindre le nouveau taux ordinaire.

Seconde catégorie: les sociétés suisses très actives à l’exportation, à l’image de Nestlé ou de Bobst. Elles en profiteront, mais seulement de manière limitée. Pour elles, le taux d’imposition en Suisse n’est qu’un facteur parmi d’autres, puisqu’une part souvent importante de leurs bénéfices est taxée dans d’autres juridictions, à des taux différents.

La troisième catégorie est celle des gagnants. Elle réunit les grandes entreprises suisses, actives principalement sur le marché intérieur. Pour elles, le régime ordinaire d’environ 21% s’applique jusqu’ici pleinement, et le passage à un nouveau taux de 16% aura des conséquences sonnantes et trébuchantes.

Les PME peuvent aussi être rangées parmi les gagnants, avec un bémol toutefois. Beaucoup de petites entreprises de moins de 40 ou 50 employés ne paient en effet que très peu, voire pas du tout d’impôts sur le bénéfice. «Peu d’entreprises de cette taille réalisent des bénéfices substantiels», complète Edgar Brandt.

Trio gagnant

Au final, le trio de tête des plus grands bénéficiaires de la réforme est donc, dans l’ordre des chiffres d’affaires: Swisscom, Coop et Migros. Suivent des entreprises comme l’importateur de voitures Amag, le distributeur Manor ou des sociétés de construction comme Implenia ou Ammann Group. Les banques principalement actives en Suisse, comme Raiffeisen ou les établissements cantonaux, en profiteront aussi largement.

Il est possible d’estimer de manière précise le montant des économies fiscales dans le cas des entreprises cotées en Bourse (ce n’est pas le cas d’Amag, de Manor ou d’Ammann Group, par exemple) en se basant sur leurs résultats de 2013. Il suffit d’additionner le bénéfice net aux impôts payés, puis de diviser le total par le montant des impôts. Le résultat correspond au taux d’imposition effectif. Des retouches peuvent ensuite être apportées selon la situation propre à chaque entreprise.

Ainsi, pour Swisscom, «une baisse du taux d’imposition de 5% correspondrait à une réduction de la charge fiscale annuelle d’environ 75 millions de francs», indique Christian Neuhaus, confirmant les estimations de L’Hebdo. De même, Migros estime que sa charge fiscale se réduirait d’environ 30 millions de francs, passant de 175 à 145 millions.

Coop indique n’avoir «pas encore pu analyser les réglementations prévues en détail», et n’a pas souhaité s’exprimer. Selon nos estimations, la manne apportée par la réforme atteindrait 39 millions de francs par an.

Cadeau cantonal

Parmi les principaux bénéficiaires du secteur bancaire figurent le groupe Raiffeisen et la Banque cantonale vaudoise (BCV). Pour la première, le pactole se monterait à environ 35 millions. «Nous sommes en train d’en analyser les conséquences, il est encore trop tôt pour nous prononcer là-dessus», indique sa porte-parole Sylvie Pidoux.

Deuxième établissement cantonal du pays, la BCV serait le principal bénéficiaire dans cette catégorie puisque, du fait de son statut, sa consœur zurichoise ne paie pas d’impôts sur le bénéfice. En 2013, la BCV avait versé 89 millions de francs d’impôts, ce qui correspond à un taux effectif de 23%. Or, cadeau supplémentaire, le gouvernement vaudois a déjà fait savoir qu’il prévoyait de faire passer le nouveau taux non pas à 16%, mais à 13,7%, dans le but de conserver son attractivité pour les sièges de multinationales. Une telle réduction représenterait plus de 42 millions de francs d’économie d’impôts pour la BCV.

«Le projet final au niveau fédéral et les dispositions d’application dans le canton n’ont pas encore été adoptés, et il est trop tôt pour se prononcer en détail sur les effets de cette réforme», indique son porte-parole, Jean-Pascal Baechler. La banque insiste toutefois sur le fait «qu’une éventuelle diminution du montant des impôts ne bénéficierait pas à la BCV, mais à ses actionnaires, notamment le canton, qui l’est à hauteur de 67%».

Même une banque tournée vers l’étranger pourrait en bénéficier. Julius Bär, l’un des plus grands établissements de gestion de fortune du pays, pourrait économiser quelque 26 millions de francs d’impôts. Interrogée, la banque s’est plongée dans ses calculs mais n’a pas confirmé, ni infirmé, l’estimation de L’Hebdo.

Vive les niches

Les entreprises ne bénéficieront pas uniquement de la baisse du taux moyen d’imposition de leurs bénéfices. Si le Conseil fédéral a dû céder sur les statuts spéciaux, il s’est bien gardé de toucher aux autres niches fiscales existantes. La réforme permettra même d’en ajouter de nouvelles.

Ainsi, les sociétés disposant de beaucoup de capital investi, par exemple dans leur parc immobilier, pourront déduire de leur bénéfice des intérêts théoriques. La société se verra ainsi récompensée pour avoir investi dans ses propres murs plutôt que de distribuer cet avoir à ses actionnaires. «Les bénéficiaires devraient d’abord se recruter parmi les entreprises familiales et les groupes horlogers», affirme Jacques Kistler, responsable fiscalité chez Deloitte.

Avantage supplémentaire: elles n’auront plus à payer le droit de timbre lorsqu’elles augmentent leur capital.

Les entreprises suisses pourront continuer, comme aujourd’hui, de comptabiliser des réserves latentes qui échapperont à l’impôt. Sauf si ces actifs sont vendus avec bénéfice. Le maintien de ce système visera «surtout les sociétés étrangères qui s’établiront en Suisse, puisque les entreprises indigènes bénéficient déjà de ce système», ajoute Jacques Kistler.

Enfin, les sociétés holdings pures, celles dont l’unique raison d’être est de collecter les profits de leurs filiales, ne devront plus payer d’impôts sur les gains qu’elles perçoivent. Cette mesure est destinée à leur permettre d’accroître leur bénéfice, et donc leurs dividendes, qui pourront ainsi être davantage taxés lors de leur distribution. Pour Jacques Kistler, cette mesure «doit favoriser les holdings basées en Suisse».
 


Pour les banques: des pertes déductibles

Le projet de réforme fiscale fait une fleur très importante aux grandes banques. La déduction des pertes, aujourd’hui limitée à sept ans, deviendra illimitée.

Ad vitam æternam. Si le projet voit le jour comme prévu, d’ici à 2019 les banques pourront déduire de leurs impôts leurs pertes passées, sans aucune limite de temps. Dans le régime actuel, ces déductions sont limitées à 7 ans, ce qui ne leur permet généralement pas de les écluser en totalité.

En théorie, ce changement s’applique à toutes les entreprises. Dans la pratique, les grandes banques en sont les principales bénéficiaires. Du fait de leur garantie d’Etat implicite, elles sont en effet les seules à pouvoir accumuler des pertes par dizaines de milliards sans faire faillite. Cinq ans après la crise des subprimes, UBS et Credit Suisse disposent encore aujourd’hui, à elles deux, des réserves accumulées de plus de 10 milliards de francs de pertes à faire valoir sous forme de réductions fiscales. Les deux banques ne paient plus d’impôts en Suisse depuis des années grâce à cela, au grand dam du fisc de Zurich. Or le délai de sept ans approche, et elles ne parviendront pas à écluser toutes ces pertes passées avant l’échéance. Désormais, cette limite ne sera plus un obstacle. Evidemment, ce chèque ne sera valable que sur les milliards de pertes de la prochaine crise financière. FP


Pharmas: Impôts réduits pour les brevets

Les entreprises possédant des droits de propriété intellectuelle seront moins taxées sur les revenus tirés de leurs découvertes. Nul besoin que celles-ci soient trouvées
ou développées en Suisse.

La «licence box», ou «boîte à brevet», est l’une des grandes innovations de la réforme. Elle permet de taxer à taux réduit les revenus tirés de la propriété intellectuelle tout en restant compatible, en principe, avec les règles de l’OCDE.

«La version proposée est plutôt étroite. Elle ne permet pas de réduire les impôts des revenus tirés des marques», relève l’avocat Pierre-Marie Glauser, de l’étude Oberson à Lausanne, et professeur de droit fiscal. Aussi, ce sont avant tout les sociétés détentrices de brevets qui en bénéficieront: les groupes pharmaceutiques comme Novartis et Roche, les entreprises de technologie médicale comme Medtronic ou des sous-traitants industriels comme Tornos.

Nul besoin toutefois que le brevet ait été enregistré en Suisse ni développé dans le pays. Il suffit que la société le maîtrise, soit par une «contribution déterminante», soit qu’elle en maîtrise les droits exclusifs. Mais aucune contrainte géographique n’est incluse dans le projet. Un médicament développé aux Etats-Unis par une entreprise domiciliée en Suisse peut ainsi faire l’objet d’un dégrèvement.

«Il n’est pas encore certain que l’OCDE accepte ce modèle de licence box», tempère cependant Pierre-Marie Glauser. L’organisation se penche actuellement sur la version britannique, dont la Suisse s’est fortement inspirée. Une validation sonnerait ainsi comme une forme d’approbation internationale. YG

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Drogues: Ruth Dreifuss en combattante planétaire

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Jeudi, 2 Octobre, 2014 - 06:00

Reportage. Sa politique pionnière en matière de stupéfiants a fait de la Suisse un modèle. A l’âge où d’autres prolongent leurs siestes, elle se lance dans une bataille à l’échelle mondiale pour casser les cartels du narcotrafic. Début septembre, l’ancienne présidente de la Confédération défendait, à New York, un document explosif qu’elle a contribué à rédiger. Puis elle est allée le présenter au Guatemala, pays ravagé par les effets pervers de la politique prohibitionniste. «L’Hebdo» l’a suivie.

Textes Anna Lietti Guatemala
Photos Santiago Albert

Il est 22 heures à Ciudad Guatemala. Ruth Dreifuss, 74 ans, fraîche comme un gardon après une journée bien tassée, attaque, au bar de l’hôtel Camino Real, un sandwich au churrasco de facture internationale. Dans les années 90, rappelle-t-elle, elle s’est retrouvée «aux manettes» au pire moment d’une épidémie mortelle: «Le sida faisait des ravages et à Zurich, on trouvait des seringues dans les bacs à sable. Il y avait urgence sanitaire!» C’est ainsi que la Suisse, avec les locaux d’injection et la prescription de méthadone, est devenue pionnière dans cette réponse à la drogue appelée politique de réduction des risques. On le sait aujourd’hui: elle sauve des vies sans encourager de nouveaux usagers. «Je n’ai pas inventé le concept, je ne suis pas une visionnaire; par contre, pour mettre en œuvre des projets concrets, je suis assez bonne», sourit cette assistante sociale de formation devenue, en 1999, la première présidente de la Confédération.

Ruth Dreifuss n’a peut-être pas inventé le concept mais elle a puissamment, et avec un courage rare, contribué à le faire triompher. La voici, vingt ans plus tard, invitée (comme observatrice) à la 46e Conférence extraordinaire de l’Organisation des Etats américains sur la drogue, où la Suisse est citée en exemple et où la conviction de l’ancienne ministre de l’Intérieur, autrefois révolutionnaire, fait l’objet d’un large consensus: oui, le problème de la drogue doit être abordé d’abord comme un enjeu de santé publique.

On peut le dire: en faisant rayonner son expérience, l’ancienne ministre de l’Intérieur est devenue une femme d’influence à l’échelle planétaire. «Quand elle nous raconte comment elle a réussi à faire avancer les choses dans son pays, nous sommes tous fascinés», raconte le médecin français Michel Kazatchkine, son plus proche complice au sein du prestigieux cénacle international dont il est question plus bas. Et elle, évoquant avec un enthousiasme intact ses années au Conseil fédéral: «J’ai adoré avoir les mains dans le cambouis. La politique, c’est chouette!»

Le défi suivant est à une autre échelle: il s’agit rien de moins que de couper la tête à la pieuvre criminelle internationale qui terrorise les populations et gangrène les Etats de droit. Une autre paire de manches.

New York, 9 septembre

Ruth Dreifuss n’est pas seule dans ce combat, bien sûr. Ses camarades s’appellent Kofi Annan, Ernesto Zedillo, Louise Arbour, César Gaviria, Mario Vargas Llosa (lire, en encadré, la liste complète). Une flamboyante brochette d’esprits libres réunis au sein de la Commission globale de politique en matière de drogues. Le cénacle comprend pas moins de huit anciens chefs d’Etat, à commencer par Fernando Henrique Cardoso, qui fut président du Brésil et qui préside le groupe après avoir été l’un de ses initiateurs. Ils ne sont mandatés par personne et n’ont aucun pouvoir concret, mais misent, avec succès, sur l’influence et la compétence. Ils parlent haut et clair, à mille lieues de la prose onusienne. Et n’hésitent pas à dire, comme Cardoso: «Quand j’étais président, j’ai misé sur la répression et je me suis trompé.»

Le 9 septembre dernier à New York, dans une salle du Museum of Modern Art, ils étaient dix de la Commission globale – Ruth Dreifuss souveraine au milieu, à la droite du président – pour présenter leur quatrième rapport. Le premier, publié en 2011, avait «brisé le tabou» avec fracas: la «guerre aux drogues» décrétée en 1971 par Richard Nixon est un échec lamentable, affirmait-il. Des centaines de milliers de morts plus tard, le marché des substances illicites n’a jamais été aussi florissant. Il est temps de faire le deuil d’une utopie, celle d’un «monde sans drogue», dont les effets pervers répètent le désastre de la prohibition de l’alcool.

Pour rappel: au moment où ce premier rapport était publié, le paroxysme de la violence était atteint au Mexique. Pour frapper l’opinion, les narcos ne se contentaient plus de tuer, ils exposaient dans les rues les têtes coupées et les corps démembrés de leurs victimes. Cette déferlante d’homicides sans précédent constituait la réponse du crime organisé au président Calderón, qui s’était flatté de liquider le problème de la drogue en déployant l’armée dans les rues. Depuis 2006, on estime que la violence liée au narcotrafic a fait 80 à 100 000 victimes au seul Mexique. Cette guerre-là ne peut être gagnée par la force militaire et policière, car les cartels disposent, contrairement aux Etats, d’un réservoir humain inépuisable, poussé par la pauvreté et le manque de perspectives sociales.

Après un deuxième et un troisième rapport plus analytiques, ce quatrième document présenté à New York retrouve un ton acéré et franchit la ligne rouge: il prône une «régulation légale responsable» du plus grand nombre de drogues possible. C’est la seule manière, explique-t‑il, de s’attaquer aux racines de la violence et de la corruption. Les gouvernements ont le choix: soit «prendre le contrôle» (c’est le titre du rapport) du marché de la drogue, soit laisser ce business de 230 milliards de dollars aux mains des empereurs du crime. «Il n’existe pas de troisième option, dans laquelle les marchés des drogues disparaîtraient.» Or, pour réguler le marché, il faut réformer les conventions internationales, ce «bébé» étasunien jusqu’ici intouchable. L’occasion s’en présentera en 2016, lors de la Session extraordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU sur la drogue. La Commission exhorte les gouvernements à la saisir.

Après la présentation du rapport, Tony Newman, de la Drug Policy Alliance, commentait dans le Huffington Post: «Le génie est sorti de sa boîte. Grâce à la Commission globale, le débat sur notre manière d’affronter le problème de la drogue ne sera plus jamais le même.»

Ciudad Guatemala, 18 septembre

Ce matin, Ruth Dreifuss, seule membre de la Commission globale invitée à la 46e Conférence extraordinaire de l’OEA, présente le quatrième rapport à un forum organisé à l’Université Rafael Landívar. La Conférence des Etats américains proprement dite commence seulement demain. Son ambition est de trouver un consensus en vue du rendez-vous de 2016.

Très à l’aise devant un public de responsables et d’étudiants, l’ancienne ministre de l’Intérieur déploie ses arguments: «Il faut réguler le marché non parce que les drogues ne sont pas dangereuses, mais précisément parce qu’elles le sont.» Contrôler les substances et les comportements à risques, c’est un rôle fondamental de toute autorité gouvernementale, poursuit-elle. Chaque pays doit pouvoir, progressivement et sous contrôle scientifique strict, mener des expérimentations adaptées à sa réalité. L’expérience des uns profitera aux autres et c’est ainsi qu’on avancera. Mais actuellement, le modèle unique de l’idéologie prohibitionniste est une «camisole de force» qui a pour effet de freiner les initiatives.

Au sein même des avocats de la régulation, certains prônent une attitude moins frontale: les conventions internationales sont obsolètes et inadaptées, certes, mais on peut les changer «de facto» en évitant la confrontation idéologique, plaide John Collins, co-auteur d’un rapport antiprohibitionniste publié ce printemps par la London School of Economics.

L’Uruguay a montré la voie, en devenant, en 2013, le premier pays à légaliser la consommation, la production et la vente de la marijuana. Les Etats du Colorado et de Washington l’avaient précédé en 2012. La preuve, comme le répètent aujourd’hui les Etats-Unis, qu’il suffit de se montrer souple dans l’interprétation des conventions sans tout remettre en question? Ruth Dreifuss est sceptique: «Les Etats-Unis se montrent souples surtout quand ça les arrange. Le Colorado et Washington, de fait, violent les conventions internationales. Mais quand le mauvais élève est un pays faible, le grand frère gardien des conventions le punit volontiers par des mesures de rétorsion indirectes.»

Durant la matinée, il sera encore rendu hommage au président guatémaltèque Otto Pérez Molina, l’un des avocats déclarés d’un changement de politique de la drogue en Amérique latine. Il a créé, et c’est une première, une commission nationale chargée de tracer la voie d’une nouvelle approche.

A la sortie du colloque, un petit cercle d’étudiants s’est formé autour de l’ancienne présidente helvétique. Le mal le plus grave qui ronge notre pays n’est pas la drogue elle-même, mais la corruption dans son sillage, expliquent-ils. Elle acquiesce: «Vous vous sentez pris dans un cercle vicieux. Mais les cercles vicieux, croyez-moi, on peut en sortir!» Poignées de mains, sourires et vœux. Brenner Camposeco, étudiant en relations internationales, la regarde s’éloigner: «C’est une femme redoutable. Le Guatemala a besoin de gens comme elle.»

A 13 heures, à l’hôtel, au moment de partir chez l’ambassadeur de Suisse, Ruth Dreifuss s’aperçoit qu’elle a une tache sur sa veste beige nacre. Vite remonter dans sa chambre se changer? Bof, d’un geste paresseux, elle fait mine de cacher l’affaire et l’oublie aussitôt.

Les deux «anges gardiens» mandatés par le ministère de l’Intérieur et qui ne la quittent pas d’une semelle depuis son entrée au Guatemala ont suivi la scène: une ancienne présidente aussi «simple», ils n’en reviennent pas.

Autour de la table de l’ambassadeur Jürg Benz, il sera question de la spirale de corruption qui ronge le Guatemala, des bandes criminelles jusqu’aux institutions. De la violence qui décime les familles (17 morts par jour) et dont les femmes paient le prix fort: la traite des blanches prospère, les mules, victimes criminalisées, croupissent en prison par milliers. Et dans les quartiers tenus par les «marras», les mafieux soutirent un impôt aux parents contre la promesse que leurs filles ne seront pas violées.

Terre de transit pour la drogue produite notamment au Pérou et en Colombie, le Guatemala, tout comme les pays pourvoyeurs, en a assez de payer le prix fort d’une guerre qui n’existe que parce que des millions de consommateurs attendent leur dose dans les pays riches. La bonne nouvelle, c’est que ceux de l’Amérique d’en bas commencent à faire entendre leur voix. Et la grande force de la Commission globale, c’est de conjuguer deux sources d’énergie: cette soif de justice émergente et l’expérience des pays européens.

Dans l’après-midi, rencontre – hors micros – entre l’ancienne présidente helvétique et le chilien José Miguel Insulza, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains. Ils se félicitent et s’apprécient. S’il n’en tenait qu’à eux, c’est sûr, l’ONU n’aurait qu’à bien se tenir. Mais chaque pays a ses échéances électorales et ses fils à la patte. Au moment de s’accorder sur les actions futures, ils peinent à se mettre d’accord.

Le soir, devant un guacamole, Ruth Dreifuss évoque sa précédente visite au Guatemala. C’était dans les années 70, après le grand tremblement de terre. Elle rentrait d’une mission pour la coopération technique au Honduras. Elle dit la dévastation, son sentiment d’impuissance, ses larmes de désespoir. Voyager comme spectatrice, ce n’est pas son truc. Et même le travail à la coopération technique, au bout de quelques années, a fini par lui peser: «Je n’ai plus supporté l’idée que si quelque chose tournait mal, je rentrais dans mon pays et mes partenaires restaient là, à payer le prix fort. J’avais un sentiment d’irresponsabilité. Si on fait quelque chose, il faut avoir des comptes à rendre.» C’est pour ça, voyez-vous, que la politique, c’est «chouette».

Il est l’heure d’aller dormir. Madame l’ancienne conseillère fédérale cherche des yeux ses deux «anges gardiens». Elle a veillé à ce qu’ils aient une table et paie leur repas de sa poche. «Todo bien?» Parce qu’elle parle espagnol, bien sûr.

On peut y aller. Elle se lève, elle n’a pas fini son seul verre de vin.

Ciudad Guatemala, 19 septembre

Ce matin, c’est Richard Branson, l’industriel milliardaire écolo, qui flotte au ciel du petit-déjeuner. Ruth Dreifuss, voyageuse intensive, raconte un court séjour enchanté dans sa maison bio des îles Vierges. Un type extra, ce Branson. «On rencontre des gens bien dans cette commission. Et l’échange est intense. Par exemple, quand on leur a envoyé le projet du dernier rapport, ils ont réagi et envoyé des suggestions.» Où l’on comprend, entre les lignes, que Ruth Dreifuss a joué un rôle central dans la rédaction même du texte.

Et qui finance la Commission? Pour presque la moitié, la fondation Open Society du financier philanthrope magyaro-américain George Soros. Les autres donateurs sont Richard Branson et le président de la Commission lui-même, Fernando Henrique Cardoso, via leurs fondations respectives. Il y a encore un «leader économique» qui tient à l’anonymat. Non, elle n’en dira pas plus. «Ce qui est sûr, rigole-t-elle, c’est que ce n’est pas un trafiquant de drogues, il aurait tout à perdre du succès de nos idées.»

Dix heures. La 46e Conférence extraordinaire des pays de l’OEA sur la drogue a commencé. Le délégué étasunien plaide, comme prévu, pour une interprétation souple des conventions, suivi par le Pérou et le Chili. La déléguée canadienne en rajoute dans le rôle de première de classe de la doxa onusienne. L’Argentin envoie des roquettes verbales contre la stratégie militaro-prohibitionniste made in USA: «Tout ce que nous sommes arrivés à faire, c’est criminaliser la pauvreté» (Noam Chomsky). Le représentant de l’Uruguay a l’élégance de ne pas en rajouter dans la provocation anti-onusienne. Nous avons certes réglementé le marché du cannabis, dit-il en substance, mais «nous n’aspirons pas à être un modèle». Car précisément, le modèle unique, on n’en veut plus.

Et voici le délégué d’un autre pays en délicatesse avec les conventions, la Bolivie. Chapeau andin haut sur la tête, longue tresse noire coulant sur sa nuque digne, l’homme plaide pour le droit de son pays à prendre des «décisions souveraines». «De quel droit les USA nous critiquent-ils? Qu’ont-ils fait chez eux pour réduire la demande?»

A propos de la Bolivie, il faut savoir que ce pays a trouvé, en 2012, un ingénieux tour de passe-passe pour légaliser l’usage traditionnel de la feuille de coca, sorte d’équivalent andin du verre de blanc bien de chez nous: elle s’est retirée de la convention qui l’interdit, pour y rentrer immédiatement après avec une réserve sur ladite feuille de coca. La bonne nouvelle, c’est que deux tiers des pays de l’ONU l’ont appuyée.

A la fin de la journée, il est clair que les pays de l’OEA n’iront pas au rendez-vous de 2016 en réclamant d’une seule voix la révision des conventions onusiennes. Mais le texte de leur résolution affirme la nécessité de développer des approches nouvelles et adaptées aux réalités nationales, insiste sur la santé, les droits de l’homme, la proportionnalité des peines et la volonté de concentrer les efforts sur les mafias et leurs relais financiers. Par rapport au credo unique éradication-prohibition-répression d’il y a encore vingt ans, c’est un progrès.

«Le ton a changé, les mentalités évoluent, plus vite même qu’on ne pouvait l’espérer en 2011», se réjouit Ruth Dreifuss. Ailleurs dans le monde aussi. L’Iran, l’Ukraine, l’Australie ont adopté une approche de réduction des risques, le Portugal et la Belgique frôlent le modèle uruguayen, et tout cela s’est produit durant les quinze dernières années.

Et Genève? Tout indique qu’elle devrait bientôt réussir elle aussi une percée sur le front du cannabis. Une commission interpartis planche sur un modèle qui permettrait d’en réguler la consommation, la production et la vente. Et qui se prononcera sur la pertinence dudit projet? Ruth Dreifuss elle-même, à la tête de la commission consultative fraîchement nommée. Ravie de ce retour actif sur son terrain. Pour finir le travail commencé, en quelque sorte.

A l’heure du café sans caféine et du verre à moitié vide, nous parlons des ados de chez nous et de la fumette. Légaliser la drogue, c’est clairement la solution pour lutter contre la violence dans les pays producteurs. Mais pour les jeunes adultes d’ici en mal de limites? Elle admet qu’une légalisation peut constituer un risque pour les plus fragiles. Elle note que pour d’autres, à l’inverse, l’interdit est un stimulant. Nous vivons dans des sociétés hautement addictives, c’est un fait: «Il faudra y aller pas à pas, mettre des garde-fous, tirer les leçons de chaque expérience.»

Mais la régulation est la seule voie, elle en est convaincue. Ne serait-ce que parce que l’immense majorité des victimes de la drogue ne sont pas des consommateurs. «La demande vient des pays riches et ce sont les pays pourvoyeurs qui sont dévastés, c’est inacceptable. Mais le crime organisé, corrupteur et violent, est un cancer pour toutes les démocraties, la menace est planétaire.»

Il se fait tard. On dirait que l’air conditionné et la sono pourrie ont épuisé tout le monde, sauf elle. On sous-estime l’importance de l’endurance physique dans une destinée politique.

Antigua, 20 septembre

Journée tourisme, journée cadeau. Ruth Dreifuss arpente, sous le soleil, les rues d’Antigua, l’ancienne capitale, le nez levé vers la couronne de volcans alentour. «Quelle beauté. Que de trésors dans ce pays.» Le Guatemala lui est moins familier que d’autres pays d’Amérique centrale ou latine, elle apprécie, s’émerveille, jamais blasée.

La rencontre marquante de la journée est celle de José Ricardo Pokorny, fils d’émigrés tchèques et héritier d’une «finca» productrice de café en voie de reconversion en centre de culture biologique. José Ricardo a créé une école sur le domaine, participe au projet de l’ONU Villes sûres, persuadé que c’est en créant des espaces de vie enrichissants et solidaires qu’on empêche les jeunes de devenir dealers. Sa femme, une Anglaise, enseigne aux paysans à murmurer à l’oreille des chevaux: quand l’homme cesse de maltraiter ses bêtes, la violence familiale diminue, c’est ce qu’est en train de vérifier une chercheuse américaine qui consigne l’expérience.

Trente-six ans de guerre civile ont laissé des traces, les armes se sont tues il y a moins de dix ans au Guatemala. José Ricardo: «Les enfants d’ici ont les yeux baissés. Quand ils redressent la tête et nous regardent, nous avons l’impression d’avoir réussi quelque chose.»

Les pieds sur l’herbe de la pépinière, le nez dans une jacinthe, la visiteuse suisse écoute et approuve. «Quel homme extraordinaire, dit-elle en partant. Le Guatemala a besoin de gens comme lui.»

La Aurora-Cointrin, 21-22 septembre

En quittant l’hôtel ce matin, elle a arrosé tout le monde de pourboires et donné les cadeaux gouvernementaux à ses anges gardiens. Hier soir, en quittant le photographe mandaté par L’Hebdo, elle a même vérifié que la rédaction ne se rendait pas coupable d’exploitation caractérisée de collaborateur free-lance. Ruth Dreifuss est le genre de personne dont on rêve de devenir la femme de ménage.

En vol, entre deux somnolences, elle évoque son père bien-aimé, qui faisait les cent pas dans le salon en lisant à sa fillette Cervantès, Shakespeare et Dante. Elle ne comprenait rien mais elle a reçu sa dose d’amour, c’est clair. Ruth Dreifuss est le genre de personne qui n’a pas besoin de se shooter à l’ego.

Plus tard, nous parlons de ses prochains voyages: rien que d’ici la fin de l’année, il y aura encore Vienne, Londres, Strasbourg, peut-être Paris et Madrid, toujours dans le cadre de son mandat pour la Commission globale, dont le bureau européen, qu’elle conduit avec Michel Kazatchkine, est à Genève. Dans le hub de Schiphol, Amsterdam, elle apprend que le quatrième rapport vient d’être traduit en islandais. Alors, il y aura l’Islande aussi, «je me réjouis».

A Amsterdam elle a acheté des bulbes de tulipes qu’elle projette de planter sur le balcon de son appartement des Pâquis. Mais tout à coup, en contemplant son agenda: «Il va falloir que je trouve un système d’arrosage automatique un peu plus performant, je suis tout le temps absente…» Les voyages, ces temps-ci, occupent une bonne moitié du temps de l’ancienne présidente.

Et avec tout ça, on n’a pas encore parlé de la Commission internationale contre la peine de mort, où Ruth Dreifuss côtoie avec délice Robert Badinter, entre autres personnages remarquables. «J’ai un profond besoin d’agir. Je suis née, juive, à quelques kilomètres d’un pays où j’aurais été envoyée à la mort, pas étonnant que je sois obsédée par toutes les discriminations, la torture, l’esclavage et les génocides. Ma veine, c’est d’avoir réussi à transformer mes fissures et mes angoisses en volonté d’action.»

Appelons ça de la veine. En tout cas, comme dit son ami Pierre Leuzinger, «elle vieillit bien, Ruth». La politique, ça conserve? Les convictions, et le courage, ça conserve: nuance.

anna.lietti@hebdo.ch


Un cénacle de haut vol

«Prendre le contrôle: sur la voie de politiques efficaces en matière de drogues» est le titre du dernier rapport de la Commission globale de politique en matière de drogues, disponible sur son site: www.globalcommissionondrugs.org

La commission est composée de: Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations Unies, Ghana. Louise Arbour, ancienne haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, Canada. Pavel Bém, ancien maire de Prague, République tchèque. Richard Branson, entrepreneur et philanthrope, fondateur du groupe Virgin, Royaume-Uni. Fernando Henrique Cardoso, ancien président du Brésil. Maria Cattaui, ancienne secrétaire générale de la Chambre de commerce internationale, Suisse. Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération helvétique. César Gaviria, ancien président de Colombie. Asma Jahangir, ancienne rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Pakistan. Michel Kazatchkine, ancien directeur exécutif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, France. Aleksander Kwasniewski, ancien président de la Pologne. Ricardo Lagos, ancien président du Chili. George Papandréou, ancien premier ministre de Grèce. Jorge Sampaio, ancien président du Portugal. George Schultz, ancien secrétaire d’Etat, Etats-Unis. Javier Solana, ancien haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité commune, Espagne. Thorvald Stoltenberg, ancien ministre norvégien des Affaires étrangères et haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Mario Vargas Llosa, écrivain, Pérou. Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine et du Conseil pour la reconstruction économique, Etats-Unis. John Whitehead, ancien secrétaire d’Etat adjoint, ancien coprésident de Goldman Sachs & Co., Etats-Unis. Ernesto Zedillo, ancien président du Mexique.

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«L’argent de la drogue a sauvé les banques»

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:52

Interview.«Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne», le dernier ouvrage de Roberto Saviano qui paraît le 16 octobre en français, plonge dans le trafic planétaire de cocaïne. Il aura fallu sept ans à l’auteur de «Gomorra», désormais traqué par la mafia, pour achever ce livre-enquête dont le titre étrange en italien («ZeroZeroZero») se réfère à la farine ménagère la plus pure et la plus blanche, la «000».

Propos recueillis par Fabio Fazio (Rai 3)

Roberto Saviano, vous n’avez pas fait un livre «sur le monde de la cocaïne» mais «sur le monde vu à travers la cocaïne». Quel est ce monde?

Ce qui m’a impressionné, c’est la gigantesque masse d’argent issue du trafic de coke. Une comparaison que j’aime faire: 1000 euros placés sur une action Apple l’année où est sorti l’iPad seraient devenus 1600 euros un an plus tard, ce qui constitue déjà un beau gain. Mais 1000 euros placés dans la cocaïne seraient devenus, au bout d’un an, 182 000 euros.

Il faut donc des moyens gigantesques pour s’attaquer à ces gains gigan-tesques?

Bien sûr, car les trafiquants deviennent très puissants en peu de temps. Tout cet argent est réinvesti en hôtels et restaurants par les banques, partout dans le monde. Les sommes en jeu sont si astronomiques qu’elles expliquent la férocité des cartels, les massacres, les attentats visant à exclure la concurrence. Tout plein de gens voudraient investir dans le narcotrafic, puisqu’il est si rentable. La violence des cartels sert à les en dissuader, ils veulent conserver le monopole. L’argent est réinvesti partout par les banques.

Cela semble incroyable.

En effet, et j’ai d’ailleurs presque eu envie d’écrire plutôt un polar, une œuvre de fiction. Mais je n’ai pas pu, car la réalité est tellement puissante que je veux que le lecteur se dise: «Non, ce type est un mythomane», et qu’il cherche à vérifier, à approfondir. La cruauté est incroyable et, pour comprendre d’où elle naît, il faut observer le parcours économique. Partons de la Colombie, où un kilo de coke vaut 1500 dollars. Direction le Mexique, où les grossistes le paient 25 000 dollars. Puis les Etats-Unis, où il est à 47 000 dollars. Il arrive en Italie à 57 000 dollars, mais à Londres il en vaut 77 000.

Cela signifie que les organisations criminelles sont prêtes à tout pour contrôler cette manne. Vous dites d’ailleurs qu’on a affaire à la plus grande industrie du monde.

Disons que, si on parle du narcotrafic en général et pas seulement de la coke, on a une entreprise mondiale plus grande que Toyota, General Motors, le pétrole chinois. C’est donc un problème qui devrait avoir mobilisé tous les gouvernements et l’opinion publique. Or il reste secondaire, il ne concerne que la populace, les marginaux. En réalité, il est au cœur de l’économie planétaire.

L’Italie tient d’ailleurs un rôle majeur dans le narcotrafic.

Absolument. J’ai d’ailleurs repris cette expression qui m’a plu: la feuille de coca naît en Amérique du Sud, mais les racines de la plante sont en Italie.

C’est-à-dire?

Les règles des grands cartels internationaux sont inspirées des règles italiennes. La Camorra, Cosa nostra et la ’Ndrangheta ont toujours investi dans le trafic de drogues. Ce sont là les mafias les plus anciennes et les plus entreprenantes du monde. La puissante organisation russo-ukrainienne de l’Israélien Semion Moguilevitch est structurée comme les mafias italiennes. Idem au Mexique: tous ces cartels restent en contact avec les organisations italiennes. Mais les autorités anti­mafia sont aussi les meilleures en Italie. Tous les Etats soucieux d’éradiquer leurs organisations criminelles se réfèrent à la culture antimafia italienne. Ici, on parle de ces choses ouvertement, ce qui est rarement le cas ailleurs.

Votre roman «Gomorra» a tout de même un peu contribué à réveiller les consciences.

Je me souviens bien du procureur antimafia de l’époque, Franco Roberti, qui me racontait combien la structure des ports européens était poreuse et permettait le débarquement de tonnes de cocaïne: Salerne, Livourne, l’Espagne, la Grèce qui, à la suite de la crise, est pratiquement devenue une colonie des organisations criminelles. Le problème a toujours été grave, mais on ne le perçoit qu’à travers les homicides et les attentats. Surtout quand le sang est versé dans des lieux inhabituels car, dans le sud de l’Italie et en d’autres lieux déshérités, il reste toléré.

On pense que le pays le plus lié à la cocaïne est la Colombie, mais c’est faux.

Oui, c’est le Mexique qui est la plaque tournante du trafic de coke. Car il alimente les Etats-Unis, qui forment le plus grand marché du monde avec l’Europe.

A lire les chiffres que vous évoquez, quatre personnes sur cent ont déjà goûté à la cocaïne. Des gens normaux, comme vous et moi.

Oui. Car le problème est que cette substance n’a rien à voir avec l’héroïne, dont les consommateurs sont tout de suite repérés. La cocaïne est une drogue de performance. Parfois, on n’a même pas la sensation d’être drogué. C’est comme boire l’apéro.

Avant que le cerveau n’explose…

Exactement. Avant que la coke ne te détruise. Elle désinhibe, enlève toute perception des limites, favorise une sorte d’hypercommunication. Ce n’est plus la drogue des élites comme dans les années 80-90. Les mafias italiennes ont très tôt compris que c’était une drogue de masse surtout utilisée pour travailler, indifféremment par des concierges, des camionneurs, des pilotes de ligne ou des chirurgiens. Souvent, on ne se sent même pas coupable, on se dit: «Ça me permet de travailler davantage, d’améliorer la vie de ma famille, de faire des heures sup, de me sentir mieux.» C’est en cela que cette substance est dangereuse.

On appelle souvent la cocaïne autrement, il y a toute une série de noms dans tous les pays.

Oui, dans toutes les langues du monde, on utilise toutes sortes de mots mais jamais «cocaïne». On parle de «vitamine C» ou d’autres mots commençant par C comme «candy». Ou encore «24/7» parce qu’on en trouve tout le temps. En Italie, on parle de «cocco» ou d’«autoroute» parce qu’elle te blanchit les narines. Tant de termes pour désigner la cocaïne, cela montre bien la quotidienneté, le rapport substantiel qu’elle a avec la vie des gens.

En choisissant cette marchandise pour en faire un livre, la marchandise par excellence qui domine tout, vous montrez un aspect terrible du capitalisme: l’argent généré par le trafic de drogues ne reste pas sous le matelas des trafiquants, il finit dans les banques et les entreprises.

L’intérêt, pour un écrivain, c’est de trouver une clé pour raconter le monde. Ma clé à moi, c’est «les marchandises». Quand on regarde les marchandises, elles paraissent froides, distantes. Mais quand on raconte toute la filière d’un objet, ses voyages en bateau, les ports où elle débarque, la contrebande, le passage des douanes, les taxes, la distribution dans les supermarchés, tout cela permet de raconter le monde. La marchandise cocaïne, si impalpable, à la couleur et à l’aspect si innocents de simple poudre, m’a permis d’observer ce qu’Antonio Maria Costa, ex-directeur de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), dénonçait en 2009: au tout début de la crise financière, quand des géants de la finance mondiale étaient en train de s’écrouler, il a affirmé que les milliards d’euros du narcotrafic avaient sauvé les banques européennes. Cette alerte a paru dans plusieurs journaux, mais elle est passée presque inaperçue et n’a pas suscité de commentaires particuliers. Pourtant, c’était énorme: Costa disait que le flux de liquidités – car la drogue, c’est surtout de l’argent liquide – avait pénétré les banques. Si bien que ces banques dépendent du narcotrafic dès qu’elles consentent un crédit. La marchandise cocaïne n’influence donc pas que la toxicodépendance mais se mue en capitalisme vivant. Elle transforme l’ADN du capitalisme et des démocraties. Pour toujours. Aujourd’hui, nous devrions réécouter l’avertissement d’Antonio Maria Costa, car l’Europe est dans une situation très difficile où les liquidités préoccupent tout le monde. L’Espagne, le Portugal, la Grèce le savent bien.

Celui qui dispose de liquidités…

… commande. Comprendre cela permet de mesurer à quel point la métamorphose de cette marchandise est dangereuse. J’essaie de répondre à quelques questions que je me posais, quand j’étais tout jeune, devant un magnifique supermarché surgi, on ne sait comment, dans une contrée déshéritée. Ou face à des fortunes inexplicables. C’était tout simplement du recyclage, de l’argent qui pleut sans créer de véritable développement. C’est la conséquence la plus grave du narcotrafic.

A la lecture de votre livre, on est aussi stupéfait par la quantité de cocaïne qui passe par l’Afrique. Ce continent très pauvre est littéralement transfusé par le «pétrole blanc».

Toute la coke qui arrive ici, à Milan, Rome, Berlin ou en France, transite par l’Afrique équatoriale de l’ouest, qui est devenue une autre plaque tournante. Elle arrive d’Amérique latine vers des pays souvent devenus des narco-Etats, comme le Liberia et la Guinée-Bissau.

Qu’appelez-vous un narco-Etat?

Dans de tels pays, il arrive tellement d’argent que la classe dirigeante et les militaires sont littéralement achetés par les cartels. Et, malheureusement, l’Occident tolère ça. Pourquoi? En arrivant en Afrique, la coke a rééquilibré les jeux de pouvoir: ceux qui possédaient les matières premières n’étaient plus en conflit avec ceux qui ne les détenaient pas; ces derniers s’occupaient de cocaïne. Et c’est le paradoxe: dans ces pays, la cocaïne a créé une sorte d’équilibre pacifique terrible, détruisant et vidant ces pays au passage. La coke n’est qu’en transit pour repartir vers l’Italie, l’Espagne, toute l’Europe. Quand on voit la transformation de ces pays, on comprend mieux celle des personnes. Pendant toutes ces années, obsédé que j’étais par le besoin de raconter toutes ces choses, j’étais prêt à faire du porte-à-porte dans tous les journaux, dans tous les studios de TV pour raconter ces histoires. Je me suis rendu compte que les organisations criminelles savaient parfaitement comment on transforme les individus. J’essaie de l’exprimer dès le premier chapitre: elles te montrent que leur philosophie est celle du malheur; elles t’amènent à comprendre que ceux qui te trahiront sont tes proches.

On ne peut avoir confiance en personne.

Personne. Je décris, à travers des récits que j’ai entendus, comment un boss mafieux éduque un nouvel arrivant. On me l’a raconté personnellement, c’est une pratique des organisations criminelles: la première chose que t’enseigne un boss, c’est que le pouvoir se paie. Si tu veux avoir du pouvoir, de l’argent, tu dois payer. Par la trahison, le meurtre, la prison. Et, surtout, on te dit que les ingénus qui croient que les choses peuvent changer, qui rêvent d’une juste distribution des richesses sont de tristes personnages, incapables de prendre eux-mêmes ce qu’ils convoitent.

En gros, le vrai monde, c’est celui-là?

Ils t’enseignent cette règle: tu veux une chose, tu vas la prendre. Crime ou pas crime. C’est l’argent qui décide si une chose est juste ou non. C’est en avoir ou pas. Si tu n’en as pas, c’est que tu as fait fausse route.

Votre livre a l’allure d’une sévère critique du capitalisme. Cela dit, ce qui me frappe, c’est ce sentiment diffus d’impunité. Les trafiquants ne se cachent pas pour trafiquer: ils utilisent des cargos, des sous-marins, des flottes d’avions, des moyens loin d’être discrets ou invisibles. Cela implique des complicités, des protections.

La plus grande partie de la cocaïne navigue sur d’immenses navires marchands. Voyez cette histoire qui implique Semion Moguilevitch, le puissant boss de la mafia russo-ukrainienne: il se met d’accord avec les narcotrafiquants sud-américains, échange la cocaïne contre des armes et leur fourgue des sous-marins de l’ex-Armée rouge pour transporter la drogue jusqu’aux Etats-Unis. C’est un exemple, mais ce qui frappe, c’est qu’il y a tout de suite un lien avec Naples. D’un côté, on a ces sous-marins de l’Armée rouge, de l’autre les narco­trafiquants colombiens, mais le lien est à Naples, où celui qui se fait appeler Tarzan et qui négocie les sous-marins, tu le vois aussi travailler avec un boss mafieux russe qui inaugure à Naples un magasin de meubles pour détruire la concurrence des magasins de meubles napolitains. C’est ça qui est intéressant: reconstruire les connexions. Et ce n’est pas de l’histoire ancienne, c’est du présent.

En lisant votre livre, on a l’impression que c’est le mal qui fait tourner le monde. Si, dans «Gomorra», on pouvait garder une lueur d’espoir, ici on se sent complètement désarmé face à une telle puissance criminelle.

C’est vrai, ce livre m’a vidé. Mon espoir, c’est le lecteur.

Qu’il ne puisse plus dire: «Je ne savais pas.»

Il faut étudier, prendre le temps d’approfondir, changer d’idée, y revenir, comprendre au quotidien comment le monde fonctionne. Je fais confiance au lecteur beaucoup plus qu’à moi-même et à mes capacités. Ces histoires m’ont en quelque sorte privé de toute lueur d’espoir. Mais j’ai une confiance totale dans la capacité du lecteur à connaître. Donc à influer sur le cours des choses.

Le dernier chapitre de votre ouvrage (400 pages) modifie complètement le rythme de lecture, l’écriture change, ce sont des pages de littérature qui évoquent le problème du Mal, de la cohabitation avec le Mal.

A un moment donné, je cite Nietzsche: «Si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.» Etre scruté par l’abîme signifie que le regard que tu portes sur le monde te transforme pour toujours. Tu commences à comprendre ce qui se passe dans un pays et que ce qui arrive aux gens, en réalité, nous échappe. Tu en arrives presque à ressembler aux gens que tu décris, à devenir méfiant comme eux, à considérer les autres uniquement en fonction du pouvoir qu’ils incarnent, à identifier leurs faiblesses. Tu commences à raisonner comme eux et cela te rend terriblement seul.

Pourquoi ce titre, «ZeroZeroZero»?

C’est la qualité de farine la plus pure, la plus blanche, celle qu’on utilise pour faire les gâteaux. C’est la farine qui sert à faire la pâte et, pour moi, la pâte du monde se fait aussi avec de la farine «000», la cocaïne.

Ce livre, vous le dédiez aux carabiniers avec lesquels vous avez passé plus de 38 000 heures de votre vie.

Oui, j’ai voulu le dédier à ces hommes qui, pendant toutes ces années, ont assuré ma protection, comme ils le font pour tant d’autres personnes en Italie. Je rêve qu’un jour la démocratie dans notre pays puisse nous rendre la liberté d’aller et venir sans gardes armés. Et, pour me donner le courage de continuer à me rouler dans cette boue, j’ai placé au début de ce livre une citation merveilleuse de la poétesse Blaga Dimitrova: «Qu’aucune peur ne me bâillonne, une fois piétinée, l’herbe devient sentier.»

Adapté d’un entretien du 20 avril 2013 sur la chaîne de télévision Rai 3 repris par le site français Agoravox.


Roberto Saviano

Né en 1979 à Naples, il a étudié la philosophie avant de collaborer avec différents journaux. En 2007, il publie Gomorra, un livre où il explore les mécanismes de la mafia napolitaine, et sa formidable capacité à s’adapter à l’économie réelle. Roberto Saviano est menacé de mort et vit sous escorte policière permanente. En 2009, Gomorra avait été traduit dans 42 pays et vendu à plus de 4 millions d’exemplaires. Le livre a fait l’objet d’une adaptation au théâtre, puis au cinéma en 2008 et enfin à la télévision en 2014. En 2010 paraît la version française d’un recueil d’écrits rassemblés sous le titre La beauté et l’enfer.

«Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne». De Roberto Saviano. Ed. Gallimard, 464 p. Parution le 16 octobre.

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Mémoires d’une fille (dé)rangée

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:53

Zoom. Lena Dunham, la célèbre créatrice et actrice de la série TV «Girls», publie son autobiographie.

«A 9 ans, j’ai fait vœu de chasteté sur un bout de papier que j’ai mangé.» La biographie de la New-Yorkaise Lena Dunham, scénariste, productrice, réalisatrice et actrice de la série TV déjà culte Girls, créée en 2012, regorge de ce genre de phrases délicieuses, de ces raccourcis punchy à l’humour américain. Ses mémoires, pour lesquelles elle aurait reçu 3 700 000 dollars, ressemblent à l’esprit de sa série. Girls raconte la vie d’une bande d’amies new-yorkaises, dans la lignée de Sex and the City, mais en plus trash et en moins snob. Une série qui constitue déjà une forme d’autobiographie et qui capturerait merveilleusement le Zeitgeist. Dans ce texte à l’écriture enlevée se dessine le portrait d’une jeune femme, encore très tournée vers l’enfance et l’adolescence, terriblement angoissée et peu sûre d’elle-même, mais qui manie l’auto­dérision comme une arme. Le ridicule, elle l’affiche pour être aimée. Adorablement névrosée et terriblement normale. Pourtant, si elle prétend être «comme tout le monde», elle n’en est pas moins une happy few, et le groupe de ses Girls est une petite coterie fermée sur elle-même. Tout cela semble bien huilé. Comme s’il ne s’agissait que de clichés sur la féminité, l’amour, l’amitié… Un produit séduisant qui enferme son auteur (et les femmes de sa génération) dans une image, plutôt que de creuser les apparences.

Lena Dunham. «Not that Kind of Girl. Antiguide à l’usage des filles d’aujourd’hui». Belfond, 318 p.

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Danser au rythme du silence

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:54

Zoom. La piscine de Pully (VD) s’est transformée en discothèque le temps d’une «silent party», concept qui enthousiasme les noctambules. Retour sur une nouvelle façon de danser et de draguer.

Fatima Sator et Julien Burri

Quand on a égaré l’adresse de sa soirée, on peut généralement compter sur le bruit pour la retrouver. Sauf lorsqu’on se rend à une silent party. Comme son nom l’indique, le but est de faire la fête «en silence». Les participants se munissent d’un casque, fourni à l’entrée. Ils peuvent changer de piste musicale quand ils le souhaitent, pour écouter l’un des trois DJ venus mixer en même temps. La couleur du casque varie. Bleu pour le hip-hop, vert pour l’électro, rouge pour les tubes tutti frutti, d’Edith Piaf à Madonna… Dans le noir, dans le cadre incongru de la piscine en plein air de Pully, les casques s’allument et changent de couleur au fil de la soirée…

Le zapping est roi

Huit cents personnes s’agitent sur ce dancefloor improvisé. Sans casque, on devine qu’une chanson des Black Eyed Peas est en train de passer, grâce aux cris du public. Visiblement, c’est le DJ «vert» qui l’emporte. «Le but en tant que DJ est d’arriver à attirer le plus de participants possible sur sa fréquence; il y a un petit côté compétitif», explique Olivier Meylan, organisateur de la soirée, fondateur et directeur du Pully for Noise Festival.

La Suisse romande n’en est pas à sa première expérience de fête silencieuse. Venues des Pays-Bas, les silent discos, comme on les appelle aussi, se multiplient. On en a vu notamment au Festi’neuch à Neuchâtel, au Chant du Gros au Noirmont ou encore à L’Amalgame d’Yverdon (qui en prépare une pour ses 20 ans)… Au Nouveau Monde, à Fribourg, Sylvain Maradan en a organisé trois. «Les gens adorent, je crois que cela correspond à notre société de zapping. Nous en avons testé une sous la neige, avec vin chaud, cervelas et jacuzzis. Plus de 700 personnes ont dansé à – 5°C!» se réjouit le programmateur. En Suisse, l’importateur du concept s’appelle Nicolas Maye. Dès 2009, le Valaisan, patron de Studio NM à Sion, est devenu le leader des discos silencieuses. «Au début, mes partenaires étaient dubitatifs, ils pensaient que c’était autiste, mais c’est très festif! On ne se prend pas la tête, on peut se lâcher sur des tubes ringards. Les jeunes hipsters connaissent par cœur Les lacs du Connemara de Sardou! Ça marche souvent bien mieux dans les petites villes, là où le public se prend moins au sérieux.» Résultat: la concurrence s’intensifie. «Quand j’ai commencé, se souvient Nicolas Maye, il y avait seulement deux sociétés en Europe. Aujourd’hui, il y en a quatre rien qu’en Suisse. C’est dommage, cela pourrait lasser le public.» Pour créer la surprise, Studio NM organise cet hiver une série de silent parties dans les patinoires. Et projette de le faire sur les pistes de ski. «Nous diffuserons les fréquences sur plusieurs kilomètres, ce sera terrible!»

La bonne longueur d’onde

Tout l’avantage est là: pouvoir investir des lieux inhabituels, en plein air, sans occasionner trop de gêne. Et même le bassin vide d’une piscine de taille olympique.

A Pully, il est minuit et l’événement affiche «sold out». Le public est varié. Alain a 47 ans et trouve les silent «géniales et audacieuses». Le plus amusant? Se tenir à l’écart et simplement observer. «Les gens ne se rendent pas compte à quel point ils chantent faux!» Greg, lui, rigole moins: «Cela donne un aspect individualiste à la soirée.» Pourtant, beaucoup apprécient de pouvoir ôter leur casque pour discuter. A côté de nous, deux jeunes danseurs viennent de se rencontrer. Avant d’échanger un baiser, ils règlent leur casque sur la couleur rouge. Pour mettre leur cœur sur la même «longueur d’onde»?

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La chronique de Jean-François Kahn: frappes au Proche-Orient: silence, on répare les dégâts

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:54

Il y a quelques mois, vous en souvenez-vous, il était question de frapper la Syrie. Pourquoi? Pour aider la rébellion en désarticulant l’appareil militaire du régime de Bachar al-Assad. Lequel était très concrètement soutenu par le Hezbollah aux ordres de l’Iran tête de pont de «l’axe du mal».

Or, à quoi assiste-t-on aujourd’hui? A des frappes militaires. Contre qui? Surprise: contre les rebelles islamistes syriens, avec l’accord tacite du régime de Bachar al-Assad qu’on a préalablement prévenu, dans l’espoir d’obtenir le soutien de l’Iran et, pourquoi pas, un renfort du Hezbollah.

Quand a-t-on assisté à un aussi rapide et aussi radical retournement de situation et d’alliance?

On fera remarquer que les rebelles syriens ne sont plus les mêmes. Qu’ils ont mal tourné?…

Mais c’est totalement faux. Oui, c’est vrai, tout a commencé dans la foulée des révolutions arabes par un vaste soulèvement civil, d’essence démocratique, contre un système cynique et dictatorial. Ce soulèvement, il aurait fallu le soutenir à ce moment-là. Ne serait-ce que pour faire oublier que Bachar al-Assad fut, un temps, notre chouchou au point d’être l’invité d’honneur d’un défilé du 14 Juillet. Mais voilà: l’insurrection syrienne fut peu à peu confisquée, puis militarisée, d’abord par l’Arabie saoudite, ensuite par le Qatar et la Turquie, qui ont, afflux de djihadistes à l’appui, financé et armé les groupes islamistes les plus implacables et les plus fanatiques. Ceux-ci, la dynamique aidant, se sont alors, peu à peu, imposés sur le terrain (al-Nosra, filiale d’al-Qaida et ses alliés d’abord, puis l’Etat islamique), et ont totalement marginalisé les petits groupes de l’opposition armée dite «modérée», dont la direction vient, au demeurant, d’être dissoute.

Lorsque les frappes occidentales contre Bachar al-Assad furent envisagées, en septembre 2013, la France poussant à la roue, la rébellion armée syrienne avait déjà, pour l’essentiel, territorialement s’entend, basculé dans le camp islamiste. Ses offensives contre les enclaves kurdes avaient commencé dès novembre 2012 et, quand Paris fit parvenir des armes à une fraction rebelle «acceptable», les islamistes radicaux s’en emparèrent manu militari. Si nous avions lancé ces frappes, les islamistes djihadistes, que nous combattons aujourd’hui et qui contrôlaient déjà 30% du pays, se seraient illico emparés au moins d’un autre tiers.

Notre alignement sur le Qatar nous a incontestablement conduits à ne prendre acte de la situation qui nous affole qu’avec un peu plus d’un an de retard. On admettra que j’ai tenté, à plusieurs reprises, de le souligner dans ces colonnes. Mais il était très difficile, hélas, de se faire entendre.

L’action militaire actuelle – dangereuse mais légitime – a donc, avant tout, pour objectif de réparer les dégâts provoqués par nos erreurs et nos aveuglements d’hier.

Réparer les erreurs, et donc les dégâts: n’est-ce pas, en fait, ce qui caractérise aujourd’hui toutes nos initiatives?

Pourquoi nous faut-il réintervenir en Irak? Pour réparer les conséquences absolument catastrophiques de l’intervention lancée par George Bush, qui a contribué à incendier l’ensemble de la région.

Pourquoi envisage-t-on de se réimpliquer en Libye en proie au plus indescriptible chaos? Pour réparer les conséquences tout aussi catastrophiques de notre calamiteuse intervention dans ce pays.

Et l’on pourrait remonter plus loin dans le temps:

al-Qaida est, en partie, l’œuvre de l’Occident puisque Ben Laden – comme Saddam Hussein d’ailleurs avant lui – fut un temps porté à bout de bras par la CIA.

Par rapport à ce monstre qu’est «l’Etat islamique», nous jouâmes également les docteurs Frankenstein: avons-nous mis en garde la Turquie, qui n’a cessé de favoriser l’émergence de ce gang criminel, alors même que ce pays est membre de l’Otan? Avons-nous tenté de regrouper l’opposition syrienne laïque et démocratique, dont une bonne partie avait refusé de basculer dans l’action armée? Non! Nous l’avons lâchée! Au moment où le Qatar mettait sa force de frappe financière et propagandiste au service, non pas des fous de Dieu mais des fous du diable, que faisions-nous? Nous lui offrions l’organisation de la Coupe du monde de football.

Résultat: nous en sommes réduits, aujourd’hui, à réparer des erreurs que, piteux, nous ne reconnaissons même pas.

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L’efficacité énergétique donne des couleurs aux barres des années 50

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:55

Reportage. Récompensée par le Prix solaire Suisse 2014, la coopérative d’habitation La Cigale à Genève est la plus grande rénovation Minergie-P du pays. Présentation d’un projet pilote exemplaire.

A deux pas du parc genevois de Vermont, dans un quartier peuplé de locatifs, deux bâtiments se distinguent du lot. Leur façade flambant neuve arbore d’autres couleurs que ce gris typique des constructions des années 50. Sur leur toit, des panneaux solaires remplacent les anciennes tuiles. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Construits en 1952, les deux immeubles de la coopérative d’habitation La Cigale sortent d’un lifting complet. L’objectif? Améliorer leur efficacité énergétique. Un défi que la régie Brolliet s’est fixé de concert avec une équipe pluridisciplinaire.

A la suite d’un audit lancé en 2009 par la gérance genevoise, le bureau d’architecture François Baud & Thomas Früh, les ingénieurs de BG Ingénieurs Conseils, et les sociétés Energie Solaire et Signa-Terre se sont en effet alliés pour concevoir ce qui allait bientôt devenir la plus importante rénovation durable suisse. «Sans ce travail de groupe, nous ne serions sans doute pas allés aussi loin, souligne François Baud, architecte. Réunir nos compétences nous a en effet permis de juger de la faisabilité de chaque option, afin de trouver celle qui saurait garder le bon équilibre entre investissement et efficience.» C’est alors à l’unanimité que les 273 sociétaires de la coopérative retiennent le projet final: faire de leur maison une construction certifiée Minergie-P. «Tout ce qui pouvait être gardé sans péjorer l’amélioration énergétique a été conservé, à l’image du design intérieur qui est resté le même», précise François Baud.A la rue de Vermont 23 à 31 et à la rue du Vidollet 31 à 45, les balcons prennent désormais la forme de loggias. Chauffage et eau chaude sont produits par un système combinant une pompe à chaleur, un accumulateur de glace et une toiture solaire thermique. Les luminaires ne riment plus qu’avec LED. Et, enfin, l’installation d’une ventilation double flux permet de récupérer la chaleur intérieure tout en renouvelant l’air ambiant. Autant de concepts novateurs qui devraient entraîner une réduction de 81% des besoins en énergie de La Cigale ainsi qu’une diminution de 91% de ses émissions de CO2.

Comportement des habitants

«La période la plus complexe vient toutefois avec l’hiver et ses vagues de froid, note Guy Tornare, président du conseil d’administration de la coopérative. Dans un bâtiment en Minergie, il faut d’autant plus veiller à ne pas surchauffer ni ouvrir les fenêtres inutilement ou trop longtemps.» Des gestes auxquels la population des lieux, majoritairement âgée, devra peu à peu s’habituer.

«La réussite du projet dépend en grande partie du comportement des habitants», relève Alexandre Molinari, responsable du développement durable de Brolliet SA. Un écran informatif dans chaque hall, des séances explicatives, des démonstrations dans chaque appartement. Les mandataires n’ont pas lésiné sur les moyens propres à sensibiliser les coopérateurs à leur nouvel environnement. Car leur ambition est claire: démontrer qu’un tel modèle est multipliable. La Cigale doit certes une belle partie de sa mue à son statut de coopérative aux loyers peu élevés, ainsi qu’aux subventions fédérales et cantonales qui ont contribué aux coûts des travaux de 19 millions de francs à hauteur de 2 millions. Reste qu’elle a su démontrer qu’une rénovation d’une telle envergure était réalisable, aussi bien au niveau des moyens sociaux que techniques et économiques.

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Claude Halmos: "Le silence sur les dégâts humains de la crise fait le lit de l’extrême droite."

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:56

Interview. Ce n’est pas vous qui êtes malades, c’est la société: tel est le message de la psychanalyste française aux grands blessés de la précarité.

Propos recueillis par Anna Lietti

La crise économique ronge les êtres au plus profond et en conduit beaucoup à la dépression et au suicide. Pourtant, le silence enveloppe la souffrance liée à la précarité. Claude Halmos écrit donc un livre sur la crise économique. C’est là que sont aujourd’hui «ceux qui souffrent» et dont la souffrance n’est pas reconnue, dit cette psychanalyste française engagée, qui a travaillé avec des enfants maltraités et a plaidé en pionnière, à la télé, la cause des homosexuels.

Un livre fort pour dire que toutes les désespérances ne naissent pas de l’histoire personnelle des individus; que la réalité sociale existe et qu’il est temps d’en tenir compte. Un livre paradoxal sous la plume d’une psy? Réponses.

Vous parlez de la crise économique actuelle comme d’une source majeure de désespérance et de blessures psychiques. Mais l’humanité en a vu d’autres et les pauvres d’autrefois ne bénéficiaient pas de l’assurance chômage!

Peut-être, mais les comparaisons avec le passé, ce n’est pas mon sujet. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe aujourd’hui: il y a, en France comme ailleurs, des millions de gens qui vivent dans la souffrance à cause de ce qui se passe non pas dans leur vie privée, mais dans leur vie sociale. Ces personnes ont tout ce qu’il faut, sur le plan personnel, pour être raisonnablement heureuses. Mais elles souffrent à cause de la crise, qui s’attaque à des mécanismes vitaux de l’être humain. Et ce mal qui les ronge n’est pas reconnu comme tel, on n’en parle pas, il n’existe pas publiquement. Lorsque quelqu’un se suicide après avoir perdu son emploi, on explique qu’il devait sûrement avoir des problèmes personnels. On ne reconnaît pas qu’il est possible d’avoir envie de mourir pour une blessure sociale. Le mal social est devenu une maladie honteuse.

Il y a trente ans, notez-vous, c’est de ses maux intimes qu’on avait honte de parler…

Pendant longtemps, on n’a pas osé évoquer publiquement sa sphère intime. Dire, par exemple: je souffre parce que mon père n’est pas mon père, ou parce que j’ai des pannes sexuelles. Aujourd’hui, ce qu’on n’ose pas dire, c’est: je souffre car j’ai peur de perdre mon travail, de me retrouver déclassé. L’intime n’est plus tabou, c’est le social qui l’est devenu.

Mais à quoi cela sert-il de le dire? Ça ne change rien à la précarité de l’emploi!

Cela sert à voir sa souffrance légitimée. A comprendre que cette peur est normale, qu’elle est donc gérable. Que si on est au chômage et qu’on ne supporte pas ce que l’on vit, ce n’est pas parce qu’on est fragile mais parce que c’est, objectivement, invivable.

Nous attachons trop d’importance à la vie privée?

Nous méconnaissons l’importance de la vie sociale dans la construction de soi. Nous vivons dans l’idée qu’une personne se construit durant l’enfance, dans sa vie privée et qu’ensuite, la vie sociale vient s’ajouter sur cette base, en surplus: on «a» une vie sociale, distincte de ce que l’on «est». En réalité, cette part sociale de nous-mêmes est tout aussi fondamentale. Elle participe à égalité à la construction d’une personne. Voilà pourquoi ceux qui perdent leur travail ne perdent pas seulement un revenu; ils sont comme amputés d’une partie d’eux-mêmes. Et il est urgent de prendre en charge ces blessés de la crise, comme on le fait pour les blessés de guerre, notamment parce que ce séisme existentiel qu’ils vivent se répercute sur leurs enfants.

Cet accent mis sur l’intime et le subjectif au détriment de la réalité sociale n’est-il pas constitutif de la psychanalyse?

Les «psys» de toutes tendances ont toujours eu des problèmes avec la réalité. Et l’on s’en rend compte tous les jours dans le domaine de la maltraitance, où des choses qui ont été vraiment subies sont encore prises trop souvent pour des fantasmes.

Comment pouvez-vous encore être psychanalyste lacanienne?

Je peux vous dire que Lacan, dans sa pratique, savait prendre en compte la réalité, il était un très grand clinicien. Mais, dans une cure, savoir si ce qui est dit relève du fantasme ou de la réalité est toujours très difficile et demande beaucoup de temps. Et c’est difficile dans la vie de tous les jours aussi, nous nous demandons continuellement si telle personne ou telle situation est objectivement telle que nous la percevons. Mais je suis tout aussi convaincue, et c’est le propos de mon livre, que parfois, la réalité pèse d’un tel poids qu’elle en devient, objectivement, invivable. C’est l’image de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine: elle dit bien l’importance de la perception. Mais que fait-on quand la bouteille est complètement vide? Qu’il n’y a pas d’espoir durable de la remplir? Là, il n’est plus question de relativité de la perception.

Vous tirez à boulets rouges sur le développement personnel, la méditation, la quête du bonheur: pourquoi?

Ce que je critique, ce ne sont pas mes confrères en bloc, c’est la tendance dominante du discours psy le plus présent sur la scène médiatique. Je critique, oui, les marchands d’illusions qui vendent des promesses de bonheur comme on vend des régimes miracle. Parce qu’ils renvoient les gens à eux-mêmes, les encouragent à l’individualisme, et parce que l’idéologie du bonheur est culpabilisante. Quand vous dites à quelqu’un: «Votre bonheur ne tient qu’à vous, vous pouvez changer votre vécu en changeant de point de vue», cette personne se dit: «Si je ne trouve pas le bonheur, c’est moi qui suis coupable.» Les gens ont une tendance naturelle à culpabiliser, il est crucial de ne pas en rajouter. Car si on veut se donner les moyens de résister et de lutter, ça change tout de pouvoir se dire: «Je n’ai pas à me sentir coupable de mon propre malheur.»

Il y a du sadisme dans l’idéologie du bonheur?

Je n’emploierais pas ce mot-là, qui a des connotations spécifiques. Mais je dis que le discours qui encourage les gens à positiver peut être d’une violence inouïe: «Achetez moins, savourez plus!» dit le slogan. Quand on sait qu’un enfant sur cinq en France aujourd’hui vit sous le seuil de pauvreté, c’est insupportable! On ne peut pas transformer la psy en sport de riches…

Ce sont les riches qui vont chez le psy et qui achètent les magazines de psychologie…

Je me suis en effet entendu dire, quand je proposais un article sur «la vie des familles en période de chômage»: ce sujet n’intéresse pas nos lecteurs. Je crois que c’est faux. Que beaucoup de gens qui gagnent bien leur vie vivent dans l’angoisse de la précarité. L’argent est un facteur de pouvoir mais aussi un facteur de protection. Perdre ses revenus, c’est se retrouver dans l’état d’impuissance du nourrisson. Tout le monde le sait et la peur rôde.

Vous collaborez à «Psychologies»: ce magazine n’est-il pas le symbole même du succès de cette tendance que vous dénoncez?

Je ne veux pas parler d’un titre ou d’un autre. Il y a une tendance générale, dans la presse, à préférer les sujets «légers» aux sujets «lourds», comme pour distraire les gens d’une réalité trop pénible. Mais le déni de réalité n’a jamais guéri personne. Les bonnes paroles ne rassurent que ceux qui les prononcent.

Hier encore les chômeurs étaient des victimes, aujourd’hui ce sont des coupables, écrivez-vous: il y aurait une alliance objective entre la logique ultralibérale et l’idéologie du bonheur?

On peut se poser la question. Le psy dit: si vous n’êtes pas heureux, c’est que vous ne positivez pas assez. Le patron dit: si vous êtes au chômage, c’est qu’au fond vous n’avez pas vraiment envie de travailler. C’est plus facile que de construire une société capable de donner du travail à tout le monde. Et c’est inacceptable: il n’y a tout de même pas trois millions de fainéants en France! Mais je crois que ceux qui tiennent ce discours ne sont pas forcément conscients de sa violence destructrice: il y a, comme je le disais, une grande méconnaissance des souffrances psychologiques engendrées par les difficultés sociales et de leur complexité.

Vous dénoncez également le silence des politiques. Pourtant, dans tous ses discours, le président Hollande parle du chômage…

Tout le monde aujourd’hui parle de souffrances sociales au pluriel: on dit «les Français», on ne parle pas des individus. A aucun moment on ne semble s’intéresser à ce qu’ils vivent. Marine Le Pen, elle, fait ça très bien: elle se met à leur place, trouve les mots pour dire leur souffrance, les gens ont le sentiment d’être entendus, alors qu’ils sont seulement manipulés. Le Front national sait parfaitement prendre les gens par la souffrance, comme d’autres vous prennent par les bons sentiments; le silence des politiques sur les dégâts humains de la crise fait le lit de l’extrême droite. Le silence des politiques et leur discrédit: il n’y a plus un discours politique capable de rassembler, de créer du collectif. Or, les solutions à la crise sont collectives, pas individuelles.

Le collectif, justement: vous parlez des syndicats au passé, comme s’ils avaient disparu du paysage. Sérieusement, vous trouvez que les syndicats en France ne sont pas assez puissants?

Je dis seulement que les syndicats ont représenté, par le passé, une instance collective qui donnait aux individus le sentiment qu’ensemble ils étaient protégés et pouvaient se faire entendre. Je constate que le taux d’adhésion baisse et que les gens sont gagnés par la certitude désespérée qu’il n’y a de combat que solitaire. Cela ne veut pas dire qu’il faille revenir aux syndicats d’antan. Mais certainement qu’il faut retrouver le collectif, quitte à en inventer de nouvelles formes.


Claude Halmos

Née en 1946 à Châteauroux, formée par Françoise Dolto et Jacques Lacan, elle a travaillé sur le front de la maltraitance enfantine avant de se consacrer à sa pratique privée. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages à la fois accessibles et exigeants dont Parler à hauteur d’enfant (Fayard) et Pourquoi l’amour ne suffit pas (NiL). Pionnière en France de la vulgarisation des thématiques «psy», elle a collaboré à La grande famille sur Canal + dans les années 90 et tient une chronique de réponses aux questions des lecteurs dans Psychologies.

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Serge Picard
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Les patrons, tous irresponsables?

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:57

Analyse. A deux mois de l’initiative Ecopop, le monde politique peste contre l’économie, accusée de ne rien faire pour réduire l’immigration. Pas rassurant du tout!

Ce sont deux mondes irréconciliables, deux planètes qui ne cessent de s’éloigner l’une de l’autre. D’un côté, des politiciens totalement désorientés à la suite de l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse». De l’autre, des milieux de l’économie cherchant désespérément de la main-d’œuvre qualifiée. Or, les premiers accusent les seconds de continuer à recruter des étrangers comme si rien ne s’était passé le 9 février dernier. A deux mois de la votation sur l’initiative Ecopop, qui veut réduire le solde migratoire annuel à 16 000 personnes par an, ces dissensions étalées publiquement inquiètent: elles pourraient doper le score des initiants.

Huit mois après ce vote qui a divisé la Suisse, le solde migratoire ne diminue pas: il devrait à nouveau dépasser les 80 000 personnes en 2014. Flairant là une situation politiquement explosive, la conseillère fédérale Doris Leut­hard a secoué les patrons fin août. «Je ne vois encore aucun signe montrant que l’économie prend des mesures pour réduire l’immigration», déclare-t-elle au SonntagsBlick. Quelques semaines plus tard, le président du PLR Philipp Müller rue dans les brancards et embouche les mêmes trompettes dans Blick: «Bon Dieu de bon Dieu! Il y a dans l’économie quelques moutons noirs qui n’ont encore rien compris du tout», s’est-il emporté.

A l’origine de cette colère divine, une démarche de l’Union patronale suisse (UPS), qui a réclamé une hausse des contingents pour les ressortissants d’Etats tiers – soit non membres de l’UE et de l’EEE – pour 2015. Alors que les syndicats plaident pour un statu quo, l’UPS souhaite une augmentation de 500 (10%) du nombre de permis de courte durée (douze mois), et même de 1000 unités pour les très courtes missions (trois mois) de prestations de service.

Aux yeux des politiciens, une telle demande n’est que pure provocation. «Pas du tout, ce sont des hausses modérées qui correspondent à de réels besoins de l’économie», rétorque Marco Taddei, membre de la direction de l’UPS. Celle-ci ne fait que réagir à deux sondages internes qui en disent long sur le désarroi des patrons helvétiques à l’heure de recruter du personnel qualifié.

Swissmem, l’association faîtière de la métallurgie, a ainsi calculé que ses membres devront remplacer chaque année 17 000 personnes partant à la retraite, soit plus de 80 000 collaborateurs avant même l’horizon 2020. Quant à la SIA, qui a procédé à une enquête interne semblable, elle a constaté que 80% des bureaux d’ingénieurs et d’architectes emploient du personnel étranger et que leur besoin en spécialistes augmentera de 10% prochainement.

Guerre des contingents

Dans leur promptitude à désigner le bouc émissaire en l’autre, économie et politique trahissent surtout le profond désarroi dans lequel les a plongés le vote du 9 février. Les entreprises se préparent à une guerre des contingents qui opposera l’industrie d’exportation au marché intérieur. Les syndicats réclament un renforcement des mesures d’accompagnement. Et le ministre de l’Economie Johann Schneider-Ammann feint de maîtriser la situation, sans convaincre, c’est le moins qu’on puisse dire.

Théoriquement, à en croire son Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) qui se base sur une étude datant de 2011, la Suisse n’exploite pas tout son potentiel de main-d’œuvre: 150 000 personnes, surtout des femmes, et 96 000 seniors de plus de 55 ans ne demanderaient qu’à s’intégrer sur le marché du travail. C’est vrai, mais à condition que l’économie et la politique s’accordent sur un vaste catalogue de mesures créant – enfin! – des conditions-cadres favorables pour eux. Il faudrait notamment développer les structures d’accueil dans les crèches et les écoles, harmoniser les cotisations du deuxième pilier entre générations de travailleurs, améliorer la formation permanente. Un programme ambitieux qui nécessiterait des années pour être mis en œuvre, même si le SECO y croit: «Il est faux de prétendre que le profil des chômeurs ne correspond pas aux besoins de l’économie. Seuls 17% des 130 000 sans-emplois le restent plus d’un an», dit-on au SECO.

Les partenaires sociaux sont plutôt sceptiques. «Le réservoir de main-d’œuvre indigène est largement surestimé, notamment celui des femmes, car les conditions pour les intégrer au marché du travail ne sont pas suffisantes en l’absence de structures d’accueil des enfants à l’école, sans parler des inégalités de salaire dont elles sont victimes», remarque Jean Christophe Schwaab, président de la section romande de l’Association suisse des employés de banque.

De leur côté, tous les patrons de PME contactés par L’Hebdo dressent le même constat. Pour eux, malgré un taux de chômage d’environ 3%, la Suisse est quasiment en situation de plein emploi. «Si on peut engager un chômeur, on le fait bien sûr. Mais, en général, je note une inadéquation entre le profil des employés que nous recherchons et celui des chômeurs», note Jean-Marc Probst, président de la Fédération suisse du commerce et CEO de Probst Maveg à Crissier (160 collaborateurs).

Laisser respirer l’économie

«Dans ce contexte, il ne faut pas brider l’économie, mais la laisser respirer, avertit François Gabella, directeur général de LEM à Genève (1300 employés dans le monde). Sinon, il ne lui reste que deux options: soit elle renonce à sa croissance future, soit elle se résoudra à l’organiser ailleurs qu’en Suisse.» Par ailleurs, la pénurie de main-d’œuvre risque fort d’engendrer une surenchère des salaires pour recruter des talents, mettant certains secteurs en difficulté. Toutes ces pressions, Bernard Rüeger les vit constamment. Ce patron d’une entreprise de capteurs a ouvert ce printemps un bureau de vente en Malaisie avec trois ingénieurs pour prospecter tout le marché asiatique. «Ce sont des postes délocalisés que je ne recréerai plus jamais en Suisse. Dans une économie qui travaille en flux tendu, nous sommes contraints à l’immédiateté, à l’hyperréactivité», témoigne-t-il.

Que les politiques le veuillent ou non, notre pays reste un eldorado pour les travailleurs étrangers, attirés par un modèle économique, social et culturel qui fonctionne bien. Directeur de la Fédération des entreprises romandes, Blaise Matthey appelle cela le «rêve suisse». Lui aussi ne croit guère aux potentiels de main-d’œuvre indigène détectés par le SECO. «Personne en Suisse ne réfléchit aux aspirations professionnelles des nouvelles générations. Celles-ci réclament désormais une grande souplesse quant à l’aménagement de leur temps et de leur lieu de travail. C’est sur ce plan qu’il faut faire preuve d’innovation», insiste-t-il.

Et de foi en l’expérience des travailleurs au seuil de la retraite. Car si la Suisse, contrairement à de nombreux pays européens, négocie bien le virage de l’intégration des jeunes sur le marché, elle est de plus en plus confrontée à un problème de chômage durable chez les «seniors» de plus de 50 ans. «Ici, l’économie ne fait pas son boulot, c’est sûr, accuse le syndicaliste Jean Christophe Schwaab. Le secteur bancaire licencie parfois sans scrupules des employés avec vingt-cinq ans de boîte sans se soucier le moins du monde de leur destin individuel.» A la tête du Service cantonal vaudois de l’emploi, Roger Piccand confirme ces craintes: «Je vois là un danger potentiel. Les travailleurs âgés restent au chômage environ quatre cents jours en moyenne, soit deux fois plus longtemps que les plus jeunes.»

Le 30 novembre prochain, la Suisse revote sur cette immigration dont elle oublie vite qu’elle est source de prospérité et qu’elle maintient à flot les comptes de l’AVS. Certes, il n’est cette fois plus question d’Europe et de voie bilatérale. Mais, après le coup de semonce du 9 février qui suscite déjà la confusion générale, on n’ose guère imaginer le scénario catastrophe d’une initiative Ecopop bien plus draconienne que celle de l’UDC. «C’est une initiative de fermeture et d’appauvrissement du pays à terme», juge Blaise Matthey. Cette fois, tout le monde est clairement averti.

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Carlos Ghosn: «Oui, je suis insatisfait de nos ventes de voitures électriques»

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:58

Rencontre. Débarqué en trombe au Mondial de Paris, rendez-vous de l’industrie française de la voiture, le patron de Renault-Nissan en a profité pour faire l’éloge du nouvel Espace. En évitant de parler sur scène des véhicules électriques, dans lesquels le groupe a investi 5 milliards d’euros. L’occasion, ensuite, de faire le point avec lui sur cet enjeu «aux problèmes multiples».

Texte et Photos Luc Debraine Paris

Il est un des plus influents capitaines d’industrie du monde, incarnation même du capitalisme contemporain. Et de méthodes de management – mélange d’écoute à tous les niveaux et de décisions sèches – qu’il appliquera peut-être un jour au Liban, son pays d’origine, s’il décidait de se tourner vers la politique. Carlos Ghosn, 60 ans, est le patron depuis 2001 de l’Alliance Renault-Nissan: 300 000 employés, 8,3 millions de véhicules vendus l’an dernier et une position de numéro quatre mondial.

Alors que l’industrie française de la voiture se remet à peine d’une grave panne des ventes, Carlos Ghosn débarque jeudi 2 octobre au pas de course au Mondial de l’automobile à Paris. Le salon biennal, le plus fréquenté du monde avec 1,2 million de visiteurs, est l’écrin privilégié de Renault et de PSA Peugeot-Citroën. Le stand de Renault est le plus vaste, le plus spectaculaire aussi avec ses collines artificielles et ses globes lumineux qui montent et descendent du plafond.

Soudain, devant une foule compacte de journalistes, le nouveau Renault Espace déboule sur scène. L’Espace, le genre automobile inventé par le constructeur au losange il y a trente ans, longtemps symbole des familles nombreuses, mais actuellement laissé sur le bas-côté des statistiques de ventes. Le nouveau véhicule, anguleux, plutôt massif, s’arrête pile devant l’estrade constellée de centaines de flashs. Carlos Ghosn, petit, nerveux, en sort fissa pour vanter la nouvelle génération de cette «icône». Elle n’est plus un «monospace», terme démodé, mais un «crossover» qui unit les architectures du break pratique et de la berline statutaire.

Costume gris anthracite, cravate bleu nuit, manches de chemise brodées avec ses initiales, Carlos Ghosn fait l’éloge de la nouvelle venue. Pas trace, sur scène, des véhicules électriques dans lesquels l’Alliance Renault-Nissan a investi 5 milliards d’euros. Dans un coin, un prototype, pardon, «démonstrateur» selon le jargon maison, vient d’être dévoilé. L’Eolab revendique 100 avancées technologiques et le soutien de l’argent de l’Etat français pour afficher une consommation d’un litre aux 100 km. Tout se passe comme si Renault, déçu par les faibles ventes de ses voitures électriques, cherchait une autre direction, celle de l’ultrabasse consommation grâce à l’union de l’essence et de batteries lithium-ion. Drôle de communication.

Mais l’occasion d’en avoir le cœur net arrive peu après la présentation de l’Espace, lors d’une table ronde à laquelle L’Hebdo a été invité en présence speedée de Carlos Ghosn.

Renault présente au Mondial de l’automobile un futur véhicule hybride rechargeable à basse consommation. Est-ce à dire que vous renoncez à votre effort sur les voitures électriques?

N’allez pas penser que nous réfléchissons à une technologie au détriment d’une autre. Nous avons dit que nous allions prendre le leadership des voitures électriques. Cela ne signifie pas que nous fermons la porte à d’autres solutions, comme les voitures hybrides rechargeables, ou l’amélioration des moteurs à essence et diesel. Notre démonstrateur Eolab, ici au Mondial de l’automobile, montre que Renault explore la direction du véhicule hybride à bas coût. Le futur s’ouvre sur des technologies multiples, sans exclusives.

Pour quelles raisons?

Ces solutions techniques sont plus ou moins pertinentes selon les réglementations, la fiscalité ou les primes incitatives à l’achat d’une voiture propre dans un pays particulier. Ces lois et taxes exercent une grande influence sur la promotion d’une technologie plutôt que d’une autre. C’est bien pour cette raison que nous avons en Europe un taux de motorisations diesel compris entre 60 et 70%. Alors que cette même proportion est négligeable aux Etats-Unis ou au Japon, qui ont plutôt tendance à promouvoir les véhicules électriques. Dès lors, nous cherchons dans plusieurs directions technologiques à la fois, pour s’adapter aux cadres légaux et fiscaux en vigueur. Nous pensons que les gouvernements pousseront de plus en plus les solutions à zéro émission. Ce qui se passe en Chine en est la parfaite illustration. Son gouvernement se bat contre la menace d’un déficit, mais il continue sa promotion des véhicules électriques. C’est le signe d’une volonté ferme de promouvoir des technologies propres.

Mais êtes-vous satisfait de vos ventes de voitures électriques chez Renault et Nissan?

(Tendu.) On me pose toujours cette question! Si vous me demandiez si je suis satisfait des ventes du Nissan Qashqai, je répondrais toujours non, même si elles sont excellentes! (Il finit par sourire.) Non, je ne suis pas heureux de ces ventes électriques. Nous attendons beaucoup mieux. Nous allons encore mettre de l’argent dans cette technologie, sans attendre un retour sur investissement. Le cas des véhicules électriques est très compliqué. Il ne dépend pas que des voitures en elles-mêmes. C’est un produit très spécifique. Il requiert par exemple une approche volontariste dans la vente. Vous comprenez qu’un vendeur est plus intéressé à négocier un véhicule traditionnel qu’une propulsion électrique. Il en vend beaucoup plus et en tire davantage profit. Nous devons lutter contre cette tendance.

Et les clients?

Une personne intéressée par une voiture électrique est toujours positivement impressionnée par le véhicule. Mais elle demandera toujours: «Où sont les bornes de recharge? Je sais que je ne parcours que 10 kilomètres par jour, mais comment faire si je veux partir en week-end?» Les insuffisances actuelles en matière d’infra-structure électrique sont un problème pour nous. Il n’est pas le seul. Mais aucun de ces problèmes ne représente un handicap majeur. Prenez le cas des Etats-Unis. Aujourd’hui, Nissan y est le premier constructeur de voitures électriques. Or, 80% de nos ventes électriques se concentrent sur seulement quatre villes: Atlanta, San Francisco, Los Angeles et Seattle. Et un tiers de ces 80% est le seul fait de la ville d’Atlanta.

Atlanta?

Oui, absolument, pas du tout San Francisco ou même la Silicon Valley, comme on aurait tendance à le penser. Cette ville dispose simplement d’une excellente infra-structure de bornes de recharge. Nous avons vendu 1000 Nissan Leaf à Atlanta au mois d’août! Ce qui nous encourage à penser que nous réaliserons bientôt les mêmes ventes à New York, Boston ou Chicago et ailleurs. Ce n’est qu’une question de temps.

Mondial de l’automobile, Paris, jusqu’au 19 octobre.

www.mondial-automobile.com


Carlos Ghosn

Né en 1954 au Brésil, d’origine libanaise, ce polytechnicien formé en France a mené l’essentiel de sa carrière chez Renault. Il a conduit l’alliance avec Nissan avant d’en prendre la tête en 2001. 

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Luc Debraine
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Le mystérieux Frederik Paulsen

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:59

Portrait. Homme d’affaires et consul honoraire de Russie en Suisse, Frederik Paulsen, milliardaire installé dans le canton de Vaud, est un personnage hors norme. Et le premier explorateur à atteindre les huit pôles.

Courir après Frederik Paulsen exige l’endurance d’un marathonien. Vient le jour de la rencontre, enfin. Suivie des entretiens avec ceux qui le côtoient parfois depuis plus de quarante ans. On se dit alors que Frederik Paulsen, ce milliardaire âgé de 63 ans qui a fait du groupe Ferring, basé à Saint-Prex, l’un des leaders des biotechnologies, ce Suédois nommé consul honoraire de Russie en Suisse après avoir reçu l’Ordre de l’amitié des mains de Poutine, l’aventurier qui sillonne les pôles et organise des expéditions uniques en leur genre, Frederik Paulsen, donc, mérite d’être mieux connu. Une personnalité hors norme aussi discrète qu’influente.

Un livre* à paraître début novembre dévoile le parcours de cet homme qui troque volontiers le complet-veston contre l’équipement d’explorateur: en janvier 2013, le Vaudois d’adoption a ainsi atteint les huit pôles. Une première mondiale. Un exploit. Et, pourtant, quand il nous reçoit enfin, Frederik Paulsen répond à nos questions en phrases brèves, dans un français teinté d’un léger accent indéfinissable. Très grand, mince, il observe son interlocuteur d’un air indéchiffrable, lointain. Le signe d’une grande timidité? «Je n’aime pas trop me mettre en avant», explique-t-il. Un euphémisme.

Héritier d’une entreprise fondée par son père, le Nordiska Hormon Laboratoriet, devenu Ferring, Frederik Paulsen ne s’est pas contenté d’entretenir le patrimoine familial. Il l’a fait fructifier. «Quand j’ai repris la direction générale en 1983, son chiffre d’affaires se montait à 15 millions. Aujourd’hui, il est passé à 2 milliards.» Une progression qu’il doit à un travail acharné. Active dans le domaine pharmaceutique (traitement de l’infertilité, urologie, gastroentérologie, endocrinologie et orthopédie), l’entreprise est présente dans une soixantaine de pays et ses produits sont vendus dans une soixantaine de pays. Elle emploie quelque 5500 personnes, dont 650 en Suisse. Directeur du DEV (Développement économique vaudois), Jean-Frédéric Berthoud explique que Ferring est un acteur économique très important dans le canton de Vaud, un poids lourd comme l’entreprise biomédicale Medtronic. Pourquoi s’être installé sur l’arc lémanique? Parce que c’était le conseil d’experts londoniens mandatés pour évaluer soigneusement les avantages concurrentiels de la région. «Ferring fait rayonner notre région, ajoute le patron du DEV. Elle y a non seulement son quartier général, mais aussi des salles blanches où elle produit des médicaments.» Une activité industrielle, donc. Ce qui n’a pas empêché Frederik Paulsen de choisir, il y a trois ans, le New Jersey pour y implanter une nouvelle usine à plus de 100 millions plutôt que Saint-Prex, où il possède pourtant une immense zone à bâtir. Par comparaison à la Suisse, les conditions-cadres proposées aux Etats-Unis se sont de toute évidence améliorées ces dernières années. Et la votation du 9 février ne contribue pas à inverser la tendance.

Frederik Paulsen ne se perçoit pas, cependant, comme un businessman obsédé par la performance. Avec un brin d’auto-ironie: «Si j’étais un pur homme d’affaires, ma société serait dix fois plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. J’ai beaucoup d’amis qui passent leur vie à gagner le plus d’argent possible. Ce n’est pas mon but.» Selon le magazine Bilan, l’homme pèse pourtant entre 4 et 5 milliards de francs et occupe la quatrième place parmi les résidents suisses qui ont vu leur fortune prendre l’ascenseur l’année dernière. En Suisse comme dans plusieurs autres pays, l’homme se profile aussi comme un mécène prolixe et généreux.

Ancrage sur l’île de Föhr

Pour comprendre Frederik Paulsen, il faut mettre le cap au nord de l’Allemagne, sur l’île frisonne de Föhr. Le nom Ferring, l’entreprise pharmaceutique créée par le père de Frederik Paulsen en 1950, veut d’ailleurs dire «de Föhr» en dialecte fering. Son grand-père y vivait déjà, il était capitaine au long cours. La famille y possède encore une maison.

Petits, les trois enfants de Frederik Paulsen, deux fils et une fille, y passaient d’ailleurs leurs étés, toujours chez le même paysan, pour apprendre la langue du pays et le travail de la terre, eux qui ont grandi à Paris, dans le Ve arrondissement, où Frederik Paulsen et Anne, son ex-femme, une endocrinologue d’origine suédoise, ont vécu durant dix-sept ans.

Journaliste, ancien directeur éditorial de Tamedia Publications romandes et grand connaisseur de la Russie, Eric Hoesli fait partie du conseil d’administration des Editions Paulsen. Il joue également un rôle de conseiller auprès de l’entrepreneur et mécène. Il a voyagé à plusieurs reprises avec lui: «Si Frederik Paulsen n’était pas né au XXe siècle, raconte-t-il, il aurait été capitaine. C’est un homme attiré par le risque, la découverte, l’espace. Il est comme appelé par le monde, il faut qu’il le parcoure sans cesse.»

Allergique au socialisme

Né en Suède en 1950, Frederik Paulsen, qui porte le même prénom que son père, est le dernier de six enfants (un frère et quatre sœurs). Alors médecin, marié et père de famille, Frederik Paulsen Sr. investit ses économies pour créer sa petite entreprise pharmaceutique. Il tombe amoureux de la chercheuse danoise avec laquelle il travaille. Il divorce, l’épouse et embarque son cadet avec lui.

Le jeune Frederik grandit en Suède. A 12 ans déjà, il manifeste une forte et précoce allergie au socialisme à la mode scandinave. «Je n’aimais pas cette mentalité qui veut que tout le monde soit pareil et que tous arrivent au même niveau.» Aujourd’hui, il se définit comme «Manchester libéral». Priorité au mérite et aux compétences. Pour cette raison, il ne souhaite pas voir l’un de ses trois enfants reprendre les rênes de Ferring. Aucun d’eux ne s’y intéresse d’ailleurs. Ainsi, il a confié la conduite de l’entreprise à un autre, Michel Pettigrew, même s’il reste président de Ferring. Un président actif.

Les années «Hair»

Un grand gars au look de hippie, c’est à quoi ressemblait Frederik Paulsen à la fin des années 60. Son ami de jeunesse, Volkert Faltings, fils d’un paysan de Föhr et professeur de linguistique à l’Université de Flensbourg, à la frontière du Danemark, se souvient de leur première rencontre: «Avec sa tignasse, j’ai eu l’impression qu’il sortait de la comédie musicale Hair.» Un gars qui aime faire la fête comme les autres et qui suit des études de chimie à l’Université de Kiel, et de gestion à l’Université de Lund, près de Malmö. Volkert Faltings se souvient qu’étudiant déjà Frederik avait, en dépit de ses apparences, un «flair» pour l’argent, «comme s’il avait le don de le multiplier». Et de constater: «C’est quelque chose qui ne s’apprend pas.»

Un businessman est né

Ses études terminées, Frederik Paulsen se lance dans les affaires. Les relations avec son père sont compliquées. Le jeune homme veut tracer son propre chemin. Pourtant, quand ce dernier lui propose de s’occuper d’une société américaine dans laquelle la famille a des parts, Paulsen Jr. accepte. Bientôt, Paulsen Sr., alors âgé de 70 ans, va le mettre devant un choix cornélien: reprendre l’entreprise familiale ou accepter qu’elle soit vendue. Le fils choisit la première option. A la condition d’être seul aux commandes et unique actionnaire. Marché conclu.
Ami de Frederik Paulsen depuis bientôt dix ans, Ibrahim Sharaf – à la tête de Sharaf Group, basé à Dubaï – donne l’une des clés du personnage: si Frederik Paulsen est passionné par les expéditions extrêmes, c’est ce même sens de l’exploration qui a toujours guidé sa vie professionnelle: «Il n’abandonne jamais.»

Diversification improbable

Alors qu’en monomaniaques, beaucoup de dirigeants d’entreprise se concentreraient sur leur business principal, le milliardaire suédois, lui, se lance dans toutes sortes d’affaires. Frederik Paulsen: «J’aime créer des choses nouvelles. Je n’apprécie pas trop de gérer les grandes organisations. Il faut pour ce faire une mentalité qui m’est un peu étrangère et qui implique qu’on se répète.» Une passion pour les nouveaux projets qui semble ne pas avoir de limites. La pharma, avec le lancement de start-up comme Nordic Pharmaceutical et Euro Diagnostica et, plus récemment, à Lausanne, Amring Pharmaceuticals. Et des domaines à première vue assez éloignés de son core business: la production de vodka et de whisky, celle de vins en Géorgie, où il possède un immense domaine. Lecteur assidu, comme son père, le milliardaire a lancé les Editions Paulsen, basées à Paris et à Moscou qui, justement, assurent la publication de sa saga polaire. Il a aussi repris les Editions Guérin, à Chamonix, spécialisées dans les récits de montagne et d’aventures polaires.

Un entrepreneur atypique donc, dont on aimerait comprendre le style managérial et les valeurs. Les témoignages convergent: priorité à la parole donnée et aux relations humaines. Christophe Raylat, coordinateur des Editions Guérin et des Editions Paulsen, raconte: «Il a une mémoire d’éléphant. Avec lui, il ne faut pas être approximatif. Il se méfie des idées trop évidentes, il ne se laisse pas enfermer dans un paradigme. Ce qui explique sans doute son ouverture et sa curiosité toujours en éveil.»

Ancien chercheur chez Ferring, Alexandre Lumbroso, 80 ans et des poussières, insiste sur la relation de Frederik Paulsen avec ses collaborateurs. Distant, peut-être, mais respectueux. «Je ne l’ai jamais vu renvoyer quelqu’un», affirme-t-il. Trop beau pour être vrai? «Il sait s’entourer, c’est simple.»

Donner, un devoir

Frederik Paulsen a su faire fructifier ses affaires; il consacre aussi beaucoup de son temps et de son argent à des projets philanthropiques. Parmi eux, la fondation pour le patrimoine de l’île de Géorgie du Sud, située au milieu de l’Atlantique, un musée et une fondation sur l’île de Föhr, des cliniques spécialisées dans le traitement de l’infertilité en Russie et l’Académie royale du textile au Bhoutan. Le milliardaire est d’ailleurs proche de la famille royale de ce petit pays d’Asie.

Il passe également des journées entières à examiner les sollicitations des gens qui lui demandent un soutien financier. Comment fait-il face aux profiteurs et aux parasites? «La plupart des gens sont bons. S’ils demandent quelque chose, c’est qu’ils en ont besoin.» Croyant? Religieux pratiquant? «Non, je ne le suis pas, mais j’ai grandi dans la confession protestante. J’ai des devoirs. Aider les autres en fait partie.»
Sa nomination à la fonction de consul honoraire de Russie en Suisse, il la doit aux services rendus à ce pays, dans la région du Grand Nord, à un moment où, perestroïka oblige, l’empire s’effondrait dans l’indifférence quasi générale. Eric Hoesli précise: «Paulsen a continué à soutenir la recherche polaire alors que des zones entières étaient abandonnées.»

Féru d’histoire et de géographie, le Vaudois d’adoption a utilisé son titre pour promouvoir la culture russe, avec ses propres deniers notamment. Et pour s’intégrer dans le canton de Vaud après y avoir vécu cinq ou six ans sans vraiment défaire ses bagages. «J’ai alors commencé à y avoir des amis», et à tisser un important réseau. Un art dans lequel il excelle.

Chère Russie

Dans sa charge de consul honoraire, qui consiste surtout à développer les relations culturelles, scientifiques et sportives entre la Suisse et la Russie, l’homme va très loin. Sans doute faut-il voir dans cet activisme diplomatique et de mécénat un besoin de reconnaissance et d’influence sur le cours des choses. En 2011, c’est la venue du prestigieux Bolchoï – près de 150 artistes sur scène – à Lausanne. La même année, Ferring sponsorise, à hauteur de 3 millions de francs, une campagne d’exploration du lac Léman par des équipes scientifiques internationales, en collaboration avec l’EPFL. Pour ce faire, le milliardaire organise le déplacement spectaculaire de deux submersibles (Mir 1 et Mir 2) de Russie. Objectif: aider à comprendre comment les polluants se répartissent dans le lac et déterminer quelles zones doivent être particulièrement protégées. Frederik Paulsen finance par ailleurs à hauteur de 5 millions de francs, dans le cadre d’un partenariat public-privé, une chaire à l’EPFL consacrée à l’étude des écosystèmes lacustres.

En 2013, rebelote avec la première journée de l’innovation Suisse-Russie, qui réunit quelque 500 participants au Rolex Learning Center. Une initiative née de la rencontre entre Patrick Aebischer, président de l’EPFL, et Frederik Paulsen. Des universitaires, des industriels, des pionniers de l’internet russes se rencontrent pour débattre et échanger leurs expériences. Avec, côté suisse, le secrétaire d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation, Mauro Dell’Ambrogio, et le conseiller d’Etat Philippe Leuba.

Frederik Paulsen l’avoue volontiers: il avait autrefois une image fort négative de la Russie. «J’ai grandi en Suède et, à l’époque, la Russie était le pire du pire. Il ne faut pas non plus oublier que Pierre le Grand a écrasé la Suède. Mes attentes envers ce pays étaient donc à – 10 lorsque j’y ai mis les pieds pour la première fois, en 1992-1993.» Et pour quelle raison s’y rend-il finalement? Parce que pour qui, comme lui, se passionne pour les pôles, la Russie est incontournable. «Au fil des expéditions, mes attentes ont grandi.»

les huit pôles

Si le milliardaire est moins impliqué dans les affaires depuis quelques années, c’est pour se consacrer à l’exploration des pôles. Le livre à paraître relate, précisément, comment il lui aura fallu pas moins de treize ans pour atteindre les huit pôles, tous difficiles d’accès. Un record qu’il aura été le premier à réaliser. Huit pôles? Chaque hémisphère en compte en effet quatre: le géographique, le magnétique, le géomagnétique et celui dit d’inaccessibilité.

Cette passion, il cherche d’ailleurs à la partager. Voilà pourquoi, par exemple, il a embarqué des parlementaires suisses, des conseillers d’Etat, des responsables de la formation, des collègues des milieux économiques et bancaires, affrétant hélicoptères et bateaux spécialement équipés pour le Grand Nord. Le type d’expédition de toute évidence inaccessible au voyageur lambda et qui laisse aux participants des souvenirs éblouis… et frigorifiés.

Avec chaque fois cette soif d’apprendre au contact des gens qu’il invite dans ses expéditions. Y compris des scientifiques de tous horizons qui font invariablement partie du voyage. Thierry Meyer, coauteur du livre sur Frederik Paulsen et rédacteur en chef du journal 24 heures résume: «Il aime partager ces moments où l’on refait le monde dans des endroits impossibles. Il emmène des gens là où l’on ne peut plus mentir.»

Frederik Paulsen ne se contente pas de financer ses voyages au bout du monde. Il s’implique dans leur préparation qui peut parfois durer plusieurs années. Il pratique également régulièrement du sport, avec un coach, pour maintenir sa condition physique. Ses amis racontent qu’il a perdu «une bonne dizaine de kilos» pour être plus fit. Ex-professeur de maths et moniteur de ski, le Français Christian de Marliave est directeur éditorial des Editions Paulsen. Il s’occupe également de la logistique de ses expéditions. «On pourrait se dire qu’avec les années les expéditions que Frederik Paulsen organise sont de moins en moins sportives. Mais c’est l’inverse. Elles le sont de plus en plus. Et il tire son traîneau sur la banquise huit heures par jour et dans le froid, comme les autres.»

Jeune père de famille

Sont-ce les kilos perdus? Sa bonne condition physique? Ou peut-être les effets de l’amour? Frederik Paulsen a en effet refait sa vie avec Olga, une jeune femme qui lui a donné deux enfants, un garçon de 5 ans et une fille qui vient de naître.

Le milliardaire semble particulièrement aimer Lausanne. Il a en effet voulu acheter le château d’Ouchy pour y installer son quartier général. Mais la Loterie romande, propriétaire du bâtiment, n’a finalement pas fait affaire avec lui.

Attachée culturelle au consulat de Russie, sa compagne, Olga, est née en Ukraine et a fait des études d’économie à Moscou. Elle accompagne parfois son compagnon lors de ses expéditions, même si elle n’est pas du genre à dormir sous une tente par – 30 °C. Parle-t-on de politique à la maison, et plus particulièrement des affaires du Kremlin? Sûrement. Et dans quel idiome? Si l’explorateur maîtrise à la perfection plusieurs langues, il avoue ne comprendre que 20 à 30% d’une conversation en russe.

Membre de la prestigieuse Société de géographie, très concentrée sur la région polaire, Frederik Paulsen y rencontre régulièrement l’homme le plus puissant de Russie: Vladimir Poutine. Il n’en dira pas plus, contrairement à son conseiller Eric Hoesli: «Paulsen n’est pas un «poutinien». Il est même assez critique face au pouvoir russe, à la corruption ambiante. Politiquement, c’est un conservateur.»

Conservateur ne veut pas dire routinier, en tout cas en ce qui concerne Frederik Paulsen. Pour 2017, l’homme se fixe un nouveau défi: construire un dirigeable et partir de la Sibérie ou de l’Alaska pour atterrir au pôle Nord. Et que ceux qui ricanent prennent garde: en langage «paulsen», le mot impossible n’existe pas.

* «Voyages au bout du froid - Les 8 pôles de Frederik Paulsen».
De Charlie Buffet et Thierry Meyer.
Ed. Paulsen, 240 p. Parution en novembre.


Frederik Paulsen

Né le 30 octobre 1950 à Stockholm, Frederik Paulsen est à la fois homme d’affaires, éditeur, philanthrope et explorateur. C’est son père, Frederik Paulsen Sr., qui a fondé Ferring Pharmaceuticals, société dont il reprendra la présidence en 1988. Frederik Paulsen est également consul honoraire de Russie en Suisse.

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Prostitution 2.0: les dessous des petites annonces érotiques

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 06:00

Enquête. La concurrence fait rage sur le marché lucratif des petites annonces coquines. L’éditeur du «Matin» vient de lancer un nouveau portail, mais se heurte aux géants du secteur. Les prostituées n’ont que l’embarras du choix et affûtent leur stratégie marketing.

Angela de Fribourg pourrait en parler pendant des heures. Cette «superbe, fabuleuse blonde» à la «très belle poitrine naturelle» connaît tous les ressorts des petites annonces érotiques. Chaque jour, comme des centaines d’autres prostituées en Suisse romande, Angela organise sa stratégie selon la technique que les spécialistes du marketing appellent le «cross media» et qui consiste à utiliser au mieux les synergies des médias imprimés et de l’internet pour obtenir le maximum de visibilité.

Elle compte les appels reçus, le nombre de clients et mesure l’efficacité des canaux publicitaires en utilisant des numéros de portable différents pour chaque annonce. «Aujourd’hui, toutes les filles font ça», rigole Angela.

Depuis le mois de juin, Angela et ses consœurs peuvent ajouter un nouveau site à leurs campagnes publicitaires. Il s’agit de sexup.ch, le portail de petites annonces érotiques du groupe Tamedia Publications romandes, éditeur du Matin, de 24 heures et de la Tribune de Genève, notamment.

Jean-Paul Schwindt, son directeur ventes et marketing, explique que le groupe de presse souhaite répliquer la stratégie qu’il a déjà adoptée avec succès pour les annonces immobilières avec le site homegate.ch, les offres d’emploi avec jobs.ch ou les automobiles avec car4you.ch.
L’éditeur veut profiter de sa force historique sur le marché des petites annonces érotiques publiées dans les pages du Matin pour créer un portail internet spécialisé, qui, espère-t-il, rapportera plus et comblera la baisse inexorable du lectorat du quotidien. «Comme homegate.ch ou jobs.ch, sexup.ch cultive sa marque et son identité propre», note Jean-Paul Schwindt. Le site se présente comme «la référence en Suisse romande pour toutes les escorts, belles femmes, salons de massage et transsexuelles». Mais dans cette percée sur le marché des annonces érotiques sur l’internet, le groupe Tamedia se heurte à une myriade de concurrents bien installés.

Révolution sexuelle

Comme dans tant d’autres secteurs, les technologies de l’information ont bouleversé le plus vieux métier du monde, en mettant directement en contact l’offre et la demande, en supprimant des intermédiaires et en faisant baisser les prix. C’est le cas pour les petites annonces érotiques sur l’internet, trente fois moins coûteuses que dans la presse, et qui permettent à Angela de Fribourg de trouver des clients sans dépendre d’un salon.

En Suisse romande, sexup.ch vient se frotter aux deux poids lourds du marché: le site indépendant spécialisé sex4u.ch et le site généraliste de petites annonces anibis.ch, fondé par un informaticien de l’EPFL en 2001 et racheté huit ans plus tard par le groupe Ringier (propriétaire de L’Hebdo).

Par le nombre d’annonces et par sa notoriété, anibis.ch est un leader incontesté en Romandie. Y compris sur le créneau des annonces coquines. Sa section «érotique» en abrite 45 000, ce qui en fait la troisième catégorie la plus fournie après les automobiles (122 000) et l’immobilier (80 000).

Anibis étant conçu comme un site d’annonces généraliste, les publicités pour des prestations sexuelles ne diffèrent pas dans la forme des annonces pour le matériel informatique ou les voitures d’occasion. Il est possible de passer une annonce gratuitement, ou de payer entre 16 et 24 francs par semaine pour la faire apparaître en tête de liste.

Si elle intéresse tant les éditeurs comme Tamedia ou Ringier, c’est que l’affaire est lucrative. D’après nos estimations, Anibis réaliserait un chiffre d’affaires de plus de 20 000 francs par mois avec sa seule catégorie «Escort», qui compte plus de 400 annonces payantes sur un total de 3695.

Par sa forme, son fond noir et ses fiches détaillées qui comprennent des galeries de photos et la liste précise des prestations, le site sexup.ch de Tamedia s’inspire de l’autre grand nom des petites annonces de charme en Suisse romande, sex4u.ch. Ce site spécialisé, qui existe depuis plus de dix ans, représente le côté sombre du «business».

Son patron, Gilles Celotti, a eu affaire à la justice plus souvent qu’à son tour. Poursuivi pour usure, faux dans les titres et infraction à la loi sur les armes, le Vaudois de 45 ans a été condamné plusieurs fois à des peines avec sursis. Lors du dernier procès en date, il avait assuré ne tirer qu’un revenu très modique de son site. Juridiquement, celui-ci est opéré par une société enregistrée à Victoria, aux Seychelles, avec une succursale à Montreux. Gilles Celotti n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. Sex4u héberge quelques centaines d’annonces, certaines gratuites et d’autres payantes, entre 20 et 150 francs par semaine.

Sexup.ch est encore loin derrière ses concurrents. Trois mois après son lancement, il héberge moins de 200 annonces. Sur le plan des fonctionnalités, le site de Tamedia ne va pas aussi loin que Sex4u, qui permet aux internautes de laisser des «j’aime» et des commentaires pour chaque annonce, dans la tradition des réseaux sociaux. Des icônes indiquent les commodités disponibles, comme un parking proche, la climatisation ou un logo spécial «personnes âgées bienvenues».

Rien n’est gratuit sur sexup.ch. Le tarif normal est à 49 francs, et l’annonce «prémium» placée en haut de liste coûte 99 francs par mois. Ces montants laissent tout de même deviner un chiffre d’affaires prometteur d’environ 10 000 francs par mois. A cela s’ajoutent les annonces publiées chaque jour dans Le Matin sous la rubrique «Matin plaisirs», qui comprend une centaine d’annonces, la plupart richement illustrées. Celles-ci sont facturées au minimum de 72 francs par jour. Comptez 20 francs en sus pour la photo et encore 20 francs pour un fond rose.

A ce tarif, les deux pages et demie quotidiennes que publie Le Matin rapportent moins de 10 000 francs par édition, soit un montant bien inférieur à celui d’une page de publicité traditionnelle. L’avantage pour Tamedia est d’y faire la promotion de son site.

Angela de Fribourg et Valentine de Bulle, habituées de Sex4u et d’Anibis, font partie des premières utilisatrices de Sexup. Valentine résume: «Anibis marche très bien, mais cela ne sert à rien de payer 16 francs pour apparaître en haut.» Même payantes, les annonces sont vite englouties sous les suivantes, et «la version gratuite apporte déjà assez de clients», se félicite la «fabuleuse blonde» fribourgeoise.

Travailler dans la journée

Ce qu’apprécie le plus Angela dans l’offre de Tamedia, c’est de pouvoir passer ses annonces en même temps sur l’internet et dans l’édition papier du Matin. Les annonces sur le web apportent des clients toute la journée, mais surtout le soir. «Les gens lisent le journal le matin, observe Angela, ce qui me permet de travailler dans la journée, comme je le préfère.»

Angela confie une subtilité du marketing coquin: alors que les photos sont un passage obligé pour les annonces sur l’internet, elle préfère ne pas en mettre dans Le Matin. «Les annonces avec photo apportent des dizaines de coup de fil, mais les clients ne viennent pas, explique Angela. Ils veulent juste entendre la voix.» Curieusement, une annonce sans photo lui apporte plus de clients. Angela continuerait volontiers de dévoiler ses stratégies publicitaires, mais voilà que son deuxième téléphone se met à sonner.


Certifié conforme?

Sur le Net, tout est affaire de confiance. Les sites de petites annonces de charme redoublent de créativité.

C’est une des grandes règles du commerce électronique: l’internaute doit pouvoir juger sur pièce avant de conclure. Qu’il s’agisse d’un appartement en sous-location, d’une caravane d’occasion ou d’une prestation sexuelle tarifée: une galerie d’images bien fournie est indispensable pour sceller l’affaire.

Le nouveau portail sexup.ch et son concurrent sex4u.ch le savent mieux que personne. Pour rassurer leurs visiteurs, les deux sites permettent d’apposer un logo «Certifié» ou « Conforme» sur les photos, genre tampon officiel. Que recouvre cette promesse? Pas grand-chose, en réalité.

Jean-Paul Schwindt, directeur marketing de Tamedia Publications romandes et responsable du site sexup.ch, reconnaît que le logo «Conforme» n’a pas beaucoup à voir avec l’authenticité des images mises en avant par ses clientes. «Ce logo indique que la personne qui a passé l’annonce s’est rendue dans un de nos guichets, explique Jean-Paul Schwindt. Cela signifie que l’annonce n’est pas anonyme.» Le concurrent sex4u.ch est plus explicite dans son affirmation, indiquant sur son site que «par ce logo, le vendeur de sex4u certifie que les photos sont originales et que l’annonce reflète la réalité». Les administrateurs du site ne disent pas comment ces images sont «certifiées», mais se montrent très fermes envers les internautes qui se permettent d’en douter sur le forum qui accompagne les annonces. «Si l’annonce contient le logo, alors c’est la réalité», affirme un des administrateurs, qui précise: «Cela fait partie de la nouvelle philosophie de sex4u.ch!»

Angela de Fribourg, qui passe ses annonces sur les trois grands sites romands, explique que les photos sont souvent l’occasion d’arnaques. Certains prestataires peu scrupuleux font miroiter à leurs clientes des books professionnels. Angela en a fait l’expérience avec un prétendu photographe qui lui a facturé 700 francs pour des images «horribles». «Il n’a pris que des clichés de mes fesses, ce qui ne m’apportait pas les clients que je recherchais.» Elle a finalement corrigé le tir avec son iPhone.

Les photos, peu ressemblantes, sont aussi un problème pour les clients. «Quand les clients découvre que la fille n’est pas jolie, ils sont souvent gênés et n’osent pas repartir», s’apitoie Angela.


Le sexe tarifé à l’heure numérique

Analyse. L’internet a rendu la vente et l’achat de prestations sexuelles plus faciles et plus sûrs. Peut-être les gouvernements censeurs devraient-ils cesser d’interdire l’industrie de la prostitution? Le survol mondial du magazine «The Economist».

A Berlin, la nouvelle application Peppr fournit la liste des prostituées les plus accessibles, avec leurs photos, leurs prix et leurs particularités physiques. En échange d’une taxe de 5 à 10 euros, les candidats peuvent organiser une rencontre. Peppr œuvre ouvertement en Allemagne, puisque la prostitution et sa publicité sont légales mais, même là où elle ne l’est pas, l’internet a transformé le commerce du sexe. Depuis toujours, prostituée et client aimeraient avoir des renseignements l’un sur l’autre avant de passer à l’acte: les clients veulent en savoir plus sur la qualité des services, les travailleurs et travailleuses du sexe sur les risques qu’ils ou elles prennent.

Les sites et applis spécialisés permettent désormais à l’information de circuler entre acheteur et vendeur, si bien qu’il est plus aisé d’embrasser la profession du sexe et moins risqué d’y travailler. Les pages web permettent aux professionnelles du sexe de faire leur pub et de fixer les rendez-vous en ligne; les commentaires des clients permettent à d’autres d’y aller en toute confiance. Même aux Etats-Unis, où la prostitution est illégale partout, sauf au Nevada, le sexe commercial a fait son entrée en ligne: pour contourner la loi, les serveurs sont localisés à l’étranger, les sites évoquent le «divertissement», leur contenu est de la «fiction», les utilisateurs recourent à des pseudonymes.

La quantité de données ainsi mises en ligne permet donc d’analyser cette partie moins connue du business du sexe, celle qui se déroule à l’abri des regards. Et l’on constate qu’il s’agit là d’une activité étonnamment similaire aux autres activités de services. Les caractéristiques personnelles des prostituées et le type de services qu’elles proposent influencent les prix qu’elles demandent; les spécialités de niche valent une surtaxe; le recours à l’Internet permet d’assouplir les horaires de travail et de se passer d’intermédiaires.

Profils documentés

Un site internet du genre AdultWork permet aux prostitué(e)s, qu’ils/elles soient indépendant(e)s ou travaillent en maison close ou pour une agence, de créer des profils à l’aide desquels les clients peuvent entrer en contact. Ces derniers font leur tri en fonction de l’âge, de la taille des seins, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle et du lieu des ébats. Ils auront soigneusement vérifié le type de prestations offertes et les prix y afférents. D’autres sites rassemblent les commentaires de clients sur le genre, le prix et la qualité des services proposés. Sur le site britannique PunterNet, les clients décrivent la prise de contact, la rencontre, la personne. Et choisissent de recommander ou non.

Nous avons analysé 190 000 profils de professionnelles du sexe trouvés sur un site à vocation internationale (vu qu’il est américain, il refuse d’être cité et un avertissement sur sa page d’accueil affirme que tout n’est que fiction). Chaque profil comporte les critiques exhaustives de la clientèle. Les données remontent jusqu’à 1999, mais nous avons utilisé pour chacun des profils les données les plus récentes. Celles-ci concernent 84 villes de 12 pays, la plupart aux Etats-Unis, le reste dans des pays riches. Comme le site se concentre exclusivement sur les femmes, notre analyse ne tient pas compte des prostitués mâles, que l’on estime à un cinquième de la force de travail.

La tendance la plus saisissante est la chute du tarif horaire ces dernières années (voir graphique «Les prix chutent»). La crise financière qui a démarré en 2007-2008 est sûrement une explication. Vanessa, une escort-girl anglaise à temps partiel, constate qu’il peut se passer des semaines sans que son téléphone sonne: les hommes voient le sexe tarifé comme un luxe et c’est l’une des dépenses à laquelle ils renoncent en premier; même quand elle propose des rabais, les clients se font plus radins. Le tarif horaire d’une escort à Cleveland (Ohio), où le chômage a grimpé à 12,5%, s’est effondré.

Les immigrées cassent les prix

L’immigration massive est une autre cause de la chute des prix: quand le marché commence à saturer, les immigrées sont les premières à se louer au rabais. En Allemagne, les prix se sont fortement réduits depuis l’ouverture de l’UE aux pays de l’Est, plus pauvres. Sally, une escort-girl anglaise en préretraite qui exploite une maison close où des femmes mûres proposent leurs services, affirme que les Anglaises peinent à trouver du travail face à toutes ces Européennes de l’Est qui sont prêtes à sabrer les tarifs.

L’inexpérience est une autre raison de la chute des prix: les néophytes de la profession tendent à sous-estimer leurs services. Maxine Doogan, prostituée américaine et fondatrice de l’Erotic Service Providers Union, a fait ses armes sous la férule d’une femme mûre exerçant au Nevada, qui lui a enseigné quels services étaient standards, lesquels constituaient des extras et à quels tarifs il ne fallait pas déroger. A l’époque où Maxine s’est lancée, les services standards (sexe vaginal, fellation) valaient 200 dollars l’heure, l’équivalent de 395 dollars aujourd’hui. Mais la plupart des débutantes, dit-elle, ne demandent que 200 dollars de nos jours ou proposent des extras, parfois dangereux comme le sexe oral sans préservatif, sans tarifer le supplément approprié.

Le passage au marketing en ligne a probablement stimulé l’offre en attirant davantage d’autochtones dans la profession. Des femmes plus instruites et plus attrayantes, aux projets familiaux et professionnels assurés, sont plus enclines à entrer en matière depuis que la galipette payante est programmable en ligne. Le sexe «indoor» est plus sûr que dans la rue, et un appartement de location est plus discret qu’un bordel, de sorte qu’il y a moins de risques que la famille et les amis identifient la nouvelle source de revenus.

Cela dit, un vaste changement sociétal est de nature à réduire la demande – et donc les prix. Il est plus facile que par le passé de trouver du sexe à l’amiable, sans attaches: des applis telles que Tinder facilitent les rencontres à la sauvette; les sites comme Ashley Madison et Illicit Encounters favorisent l’adultère. Il y a moins de célibataires frustrés et moins d’hommes mariés condamnés à recourir à la prostitution.
Prestations particulières

Comme dans d’autres secteurs de l’économie, les clients qui demandent un service de niche payeront plus. Les travailleuses qui proposent le sexe anal ou les fessées gagnent en moyenne horaire 25 à 50 dollars de plus.

Le physique compte beaucoup. Les clients dont nous avons analysé les commentaires apprécient manifestement le stéréotype de beauté occidentale: mince sans être maigre, blonde, poitrine généreuse (voir tableau «L’apparence compte»). Les cheveux décolorés valent moins que de beaux longs cheveux blonds mais plus que toute autre couleur. Pour celles qui ont été peu dotées par Mère Nature, les implants mammaires sont un utile investissement. Entre des seins maigrichons et des bonnets D, le tarif grimpe de 40 dollars: autrement dit, une chirurgie plastique à 3700 dollars commence à être rentable au bout de 90 heures. Le fait que 12% des femmes soient décrites sur le site comme à la fois athlétiques, minces et aux seins richement pourvus (bonnet D) suggère que nombre d’entre elles ont choisi cette option.

Les tarifs varient également en fonction de la race et de la nationalité. Ce qui vaut une prime ici peut valoir une pénalité là. Selon nos pointages dans quatre grandes villes américaines et à Londres, les Noires gagnent moins que les Blanches. Mais à Kuala Lumpur, les Noires demandent très cher, tandis qu’à Singapour c’est le cas des Vietnamiennes. Et à Dubaï, ce sont les Européennes qui empochent le plus. Les marchés locaux trahissent d’autres bizarreries encore: une heure en compagnie d’une escort à Tokyo est bien moins chère qu’à Londres et New York, alors même que le coût de la vie est plus élevé au Japon. Peut-être parce que les prostituées qui se louent aux étrangers en anglais n’offrent pas les coûteux services que d’autres réservent à leurs compatriotes, y compris bain moussant et massages raffinés.

Diplômes appréciés

Les diplômes de hautes écoles permettent eux aussi de stimuler les tarifs. Une étude universitaire américaine a montré que, pour une semaine donnée, les prostituées diplômées gagnaient en moyenne 31% de plus que les autres. Il semble que les diplômées ne soient pas prêtes à travailler n’importe quand et considèrent leur activité sexuelle comme un appoint mais, en revanche, quand elles se mettent au turbin, elles voient plus de clients et plus longtemps. Ces clients tendent à être plus âgés et requièrent des traitements plus longs.

Pour les prostituées, le site internet remplit en partie les fonctions d’un poste de travail. Les forums en ligne remplacent la machine à café: les femmes y échangent des conseils sur les gageures quotidiennes que comporte le métier du sexe. Une des questions les plus débattues sur un forum concerne la marque de draps qui supporte le mieux les lavages fréquents. Une maman écossaise demande comment s’y prennent d’autres prostituées pour conjuguer leur activité professionnelle et les soins à leur enfant, vu que les rendez-vous sont souvent pris au dernier moment, trop tard pour trouver une baby-sitter. Les femmes qui envisagent d’entamer une carrière dans le sexe demandent souvent l’avis de leurs aînées dans le métier.

Bon nombre de celles qui contribuent à de telles discussions ont d’autres emplois, souvent à temps partiel, et font l’éloge d’une source de revenus stable et d’une ligne innocente à insérer dans son CV. L’une d’elles dit que son travail d’escort lui permet d’offrir à sa fille les leçons de musique et de danse qu’elle ne pourrait pas assumer avec son job «normal». Certains maris et copains connaissent les activités accessoires de leur femme ou copine, d’aucuns jouent même un rôle de manager, de chauffeur ou de garde du corps.

Les travailleuses du sexe s’exposent à de sérieux risques de viol, d’agression ou de maladies transmissibles. Mais sur ce plan aussi, l’internet facilite les choses. Les forums leur permettent d’échanger des conseils. En Grande-Bretagne, Ugly Mugs exploite une base de données en ligne où les prostituées peuvent vérifier noms et numéros de téléphone des clients. Aux Etats-Unis, American Blacklist permet de signaler des hommes qui se comportent mal ou refusent de payer.

Indépendance professionnelle

L’internet permet aux prostituées de ne plus dépendre d’intermédiaires, maisons closes ou agences, souteneurs et autres mères maquerelles. Un certain nombre de femmes décident donc de travailler de façon autonome. «C’est gagner en indépendance», explique Ana, une masseuse érotique hispano-américaine qui vend son savoir-faire aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Mais c’est aussi consacrer plus de temps, d’efforts et de compétence au marketing. «Il faut un bon site web, beaucoup d’excellentes photos. Il faut apprendre à optimiser le moteur de recherche», ajoute-t-elle.

D’autres prestataires de services préféreront avoir un manager ou un assistant pour s’occuper des rendez-vous et des réseaux sociaux. Eros.com, un site proposant un annuaire international de ces dames, permet aux prostituées d’informer leurs clients si elles sont disponibles à l’instant même. Mais cela implique de s’asseoir devant l’ordinateur à tout bout de champ, ce qui est une corvée.

En attendant, diverses formes de prostitution traditionnelle souffrent. Aux Pays-Bas, entre 2001 et 2010, le nombre de sex clubs avec patente s’est réduit de plus de moitié. Une bonne partie de ce déclin serait à mettre au compte de la promotion du sexe en ligne.

Pour tous les gouvernements, cette évolution rend l’industrie du sexe plus difficile à contrôler et à réglementer, que ce soit pour des raisons pratiques ou morales. Sur la Toile, vendeurs et acheteurs de prestations sexuelles sont plus à l’abri et plus mobiles que dans les maisons closes et autres salons de massage. Il y aura toujours des gens qui préféreront, pour une raison ou une autre, louer les services d’une prostituée plutôt que de se passer de sexe ou de chercher une partenaire dans un bar. Comme le sexe tarifé est plus discrètement disponible en ligne, la clientèle va fatalement augmenter. Du côté des prestataires, une plus grande prise de conscience fait que les travailleuses et travailleurs du sexe ne sont pas tous exploités. Mais la grande discrétion qui règne sur ces sites signifie aussi que la stigmatisation perdure. L’internet a bouleversé une quantité d’activités. Le plus vieux métier du monde ne fait pas exception.

© The Economist Newspaper Limited
Traduction et adaptation Gian Pozzy


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Le plus grand bouddha couché veille sur la Birmanie

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Jeudi, 16 Octobre, 2014 - 05:53

Reportage. Le photographe Jean-Pierre Grandjean a immortalisé Win Sein, le plus grand bouddha couché du monde. Découverte d’une construction pharaonique.

Jean-Pierre Grandjean a découvert la Birmanie en 1989. Six mois après la grande révolte des étudiants et la prise de pouvoir de la junte militaire du Conseil d’Etat pour la restauration de la loi et de l’ordre. Une époque difficile où checkpoints, barbelés et couvre-feu limitaient les déplacements dans le pays. Il a été l’un des deux premiers Occidentaux à fouler la mythique Burma Road et à traverser la frontière terrestre qui sépare Lashio en Birmanie de Kunming en Chine. Alors âgé de 39 ans, ce graphiste de formation devenu photographe au fil du temps est depuis lors retourné à six reprises au pays des pagodes. «Ce qui n’a jamais atténué cette sensation de découvrir chaque fois un autre pays.» Et cela se voit.

De chacun de ses voyages au Myanmar, Jean-Pierre Grandjean a ramené des anecdotes. Et, surtout, des images. En noir et blanc ou en couleur. Hors des sentiers battus ou au cœur de l’action. Chacune raconte à sa manière l’univers fascinant de ce pays sur lequel souffle un vent de liberté toujours plus fort. En 2013, c’est sur la route qui descend de Moulmein vers Mudon, non loin de la rivière Kwaï et de son fameux pont, que le photographe franco-suisse a rencontré celui qui allait devenir son prochain objet d’expression visuelle: Win Sein.

Un monument de taille

Cent huitante mètres de long. Trente mètres de haut. Un corps labyrinthe composé de salles de retraite, de fresques et de statues de taille humaine. Win Sein mérite certainement le titre tant convoité de plus grand bouddha couché du monde. Encore en chantier, ce sage titanesque repose au bout d’une large route, bordée de cinq cents statues de bouddhas érigées en file indienne. Il est allongé sur le flanc droit et représente le bouddha historique qui, au seuil de sa mort, avait atteint le parinirvana, soit l’état de nirvana complet et définitif qui exclut toute réincarnation. Une œuvre inspirée du moine Bhaddanta Kesara qui en a dessiné les plans en 1994. Spectaculaire? Démesuré? Quel que soit le qualificatif qu’on lui affuble, ce lieu risque bien de devenir la nouvelle destination de pèlerinage des Birmans. D’autant plus qu’il sera prochainement rejoint par un confrère.

Sur la route qui sépare Mudon de Thanbyuzayat, un second bouddha géant est en effet en cours de construction. Assis cette fois. Mais tout aussi stupéfiant. Et pourtant, aucune concurrence n’est à prévoir entre les deux monuments. «La plupart des Birmans pratiquent le bouddhisme du «petit véhicule», également appelé hinayana ou teravada. Chacun doit alors œuvrer pour son destin et séjourner dans un monastère une fois dans sa vie.» Un contexte qui rend ces nouveaux lieux de pèlerinage particulièrement précieux et recherchés. Et donne aux hommes l’envie et la capacité d’élever des monuments, aussi pharaoniques soient-ils.

Cliquez-ici pour découvrir le programme détaillé du voyage

Pour un avant-goût, n’hésitez pas à visiter notre galerie photos


Jean-Pierre Grandjean

Né à Lausanne en 1950, ce Franco-Suisse graphiste de formation deviendra tour à tour directeur artistique puis publicitaire. Il exerce aujourd’hui en tant que photographe et parcourt le monde, notamment autour du thème des religions. 

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Bertrand Piccard: confessions d’un psy

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Jeudi, 16 Octobre, 2014 - 05:54

Entretien. Avec «Changer d’altitude», à paraître le 23 octobre aux Editions Stock, le psychiatre lausannois, initiateur de Solar Impulse, héritier d’Auguste et de Jacques, livre ses leçons de vie. Une rencontre exclusive pour «L’Hebdo».

Propos recueillis par Isabelle Falconnier

Bienvenue, docteur Piccard! A force, on se demandait où il était passé. Depuis dix ans, on l’a vu en combinaison d’aviateur surtout, humant le tarmac de Payerne où s’élabore Solar Impulse, message écologique et spirituel incarné en avion solaire. Changer d’altitude, à paraître le 23 octobre, tombe à pic pour nous rappeler que Bertrand Piccard, 56 ans, fils de Jacques et petit-fils d’Auguste, champion d’Europe de voltige en deltaplane en 1985, premier homme à traverser l’Atlantique puis à faire le tour du monde en ballon, premier homme à voler avec un avion solaire, est avant tout un psychiatre passionné par l’exploration de notre dernière frontière: l’esprit humain. En 300 pages fluides, inspirantes, pudiques, pédagogiques et foncièrement optimistes, le médecin-aéronaute livre pour la première fois une synthèse de sa philosophie de vie. Mêlant thérapie, exploration, souvenirs de cabinet et d’enfance, conseils en gestion de crise et spiritualité, il permet de découvrir un Bertrand Piccard inédit, sincère et désireux de construire des ponts entre science et spiritualité. Exigeant aussi: il a hérité de l’obligation de l’excellence et n’en fait pas mystère.

Quel but avez-vous en publiant «Changer d’altitude»? Rappeler que vous êtes médecin psychiatre d’abord avant de piloter un avion solaire?

C’est le livre du médecin, oui, d’explorateur de la vie. Je ne suis pas un ingénieur ni un manager. J’ai déjà écrit trois livres sur ce que je fais, j’avais envie d’écrire un livre sur ce que je pense, et approfondir les conférences que je donne sur l’hypnose, la gestion de crise, la communication, le côté spirituel de l’existence, un livre pour les gens qui se posent des questions sur la vie. Cela dit, je me dis qu’il sera encore plus utile à ceux qui ne se sont jamais posé de questions, car il provoque le questionnement.

Pourquoi le faire maintenant?

Depuis dix ans, j’ai beaucoup été dans l’action. J’avais besoin de me remettre dans la réflexion. Et il y a aujourd’hui de quoi écrire un livre sur ce que j’ai appris de la vie jusqu’à maintenant et ce que j’ai envie de transmettre en tant que médecin. Pas un bilan de vie – je parle peu de ma vie personnelle – mais un bilan intermédiaire de ce que je peux transmettre. J’ai repris beaucoup de ma thèse de médecine sur la pédagogie de l’épreuve, qui a été très importante pour moi, et que l’on m’a souvent demandé de vulgariser.

En 1977, vous décidez de faire médecine en visant la psychosomatique. Pourquoi?

J’ai toujours voulu comprendre comment l’être humain fonctionne, ce qui le rend heureux ou malheureux, ce qui le fait réussir ou échouer dans ses rêves. Dès l’âge de 11 ans, j’ai voulu être explorateur. Mais j’avais l’impression qu’il ne restait plus grand-chose à explorer, à part le fonctionnement humain. Après la conquête de la Lune, les missions spatiales se répétaient: c’était de la science, de l’industrie, mais plus de l’exploration. Du coup, je me suis tourné vers la vie, le psychisme humain, qui a toujours été mystérieux pour moi. Dans l’enfance, j’ai été marqué par les promenades dans la nature avec ma mère, qui me parlait de spiritualité, de yoga, de méditation. Je n’ai pas fait médecine pour tenir un bistouri ou un stéthoscope.

Dans la psychiatrie, il y a l’envie de découvrir le psychisme humain, mais aussi d’aider les gens. C’était votre envie aussi?

Ce qui me motivait, c’était de pouvoir aider les gens à changer. Je n’ai jamais fonctionné comme un psychiatre qui écoute les gens raconter leurs problèmes. Un patient et un médecin sont ensemble pour trouver des solutions. J’aime l’interaction. Je suis bienveillant comme le psychanalyste, mais pas neutre dans mes thérapies. J’incite au changement. Je suis un psy impatient et je pense que s’il y avait plus de médecins impatients les coûts de la santé diminueraient!

Vous avez été pendant huit ans médecin assistant et chef de clinique, puis avez pratiqué douze ans dans votre cabinet lausannois. Suivez-vous encore des patients?

J’ai encore quelques patients, car je ne veux pas arrêter complètement. Mais je ne prends plus aucun nouveau patient pour le moment.

Cela ne vous manque pas?

La pratique du médecin me manque. J’ai aussi voulu écrire ce livre pour cela. C’est une activité que je veux retrouver plus tard d’une manière ou d’une autre après avoir mené à bien le projet Solar Impulse. J’aimerais combiner conférences et thérapie de groupe, en formant les patients à acquérir les outils thérapeutiques pour se soigner eux-mêmes.

Médecin un jour, médecin toujours?

Evidemment! Je me sens complètement psychiatre-psychothérapeute: ce qui me passionne, c’est d’améliorer la qualité de vie des gens. Dans ce sens, Solar Impulse est totalement logique. Les technologies propres, les énergies renouvelables, c’est une manière d’améliorer notre qualité de vie.

Comment vous considèrent les autres psychiatres de la place?

J’ai reçu une lettre officielle pour me remercier de donner de la psychiatre un visage plus vivant et ouvert. Mais j’ai aussi entendu que l’on me reprochait d’utiliser mon tour du monde en ballon pour remplir mon cabinet, à un moment où je ne prenais plus aucun nouveau patient! Les gens un peu sectaires n’ont pas de raison de m’apprécier.

Vous êtes un pionnier de l’hypnose en thérapie en Suisse. Comment cela a-t-il commencé?

Les professeurs de psychiatrie me disaient de ne pas m’occuper de spiritualité et les maîtres de spiritualité me conseillaient de ne pas mélanger avec la thérapie. J’ai découvert l’hypnose en 1991 et elle m’a amené le maillon manquant entre les côtés thérapeutique et spirituel. J’ai enfin réussi à concilier deux voies qui comptaient autant à mes yeux. L’hypnose, un retournement du regard vers l’intérieur, devient une manière d’être, de développer la conscience de soi, qui est le premier pas vers une expérience spirituelle. Cela manque encore dans la médecine aujourd’hui, même si ce tabou commence à s’affaiblir. En Occident, on veut un traitement pour une maladie. En hypnose, tout comme en médecine chinoise ou ayurvédique, on a un traitement par patient. C’est déconcertant pour un médecin qui apprend des techniques de soin…

Matthieu Ricard, qui signe la préface de votre livre, voit de l’«ingénuité» dans votre démarche. Vous êtes d’accord?

Cela m’a fait plaisir. Ingénu veut dire créatif et original, sans a priori. Il m’a lu, a aimé mon livre. Je le connais depuis longtemps, autant par le World Economic Forum que par des connexions personnelles. Mais, au-delà de nos liens d’amitié, je voulais une préface écrite par une personne qui crée des ponts entre la science et la spiritualité. Lui le fait admirablement. Il est physicien à la base, on l’oublie!

Leonard Cohen, qui vous accompagne depuis votre adolescence, est aussi lié à votre découverte de l’hypnose…

Il est le premier qui m’a permis involontairement une expérience hypnotique! J’avais 16 ans, je travaillais un cours de biologie dans un chalet aux Diablerets. Mes amis écoutaient une chanson de Cohen, moi je parlais avec eux tout en écoutant la chanson et en travaillant de manière concentrée. Le lendemain, j’ai fait 10 sur 10. C’est la première fois que je vivais une dissociation. C’est ce qu’on apprend dans l’hypnose. Une partie de soi vit l’expérience, et l’autre observe celle qui vit l’expérience. Avec Cohen, c’était cela: une partie de moi regardait l’autre en train d’apprendre. Jusqu’à mon final de médecine, j’ai préparé tous mes examens en me concentrant avec les deux premiers disques de Cohen. La moitié de ses chansons sont des inductions hypnotiques. Il est en permanence sur deux niveaux, le poétique et le spirituel. Travailler en état dissocié, c’est comme si on mettait une feuille de carbone: on fait tout à double. Une partie de l’esprit travaille et mémorise, l’autre contrôle que la première partie mémorise bien. C’est une question de concentration, pas d’intelligence. J’ai fait beaucoup d’hypnose avec mes filles, cela a l’air de marcher pour leurs études.

Vous décrivez le vol transatlantique en ballon effectué en 1992 comme une révélation, une expérience qui a changé votre vie. Pourquoi?

1992 est une année charnière dans ma pratique de médecin. Je me suis formé à l’hypnose et j’ai fait la traversée de l’Atlantique en ballon. J’ai appris l’ouverture à l’inconnu. Ma pratique comme ma vision de la vie ont changé. J’ai compris qu’il fallait être le météorologue du patient plutôt que le pilote de la thérapie. Le ballon m’a appris que, quand on ne peut pas changer quelque chose, il faut l’utiliser à son avantage. Tenter d’y résister, c’est se battre en vain. Comme le ballon est prisonnier du vent qui le pousse, nous sommes aussi prisonniers dans la vie de nos conditionnements. Si on veut être plus libre, il faut lâcher le lest de ses certitudes. Il a fallu que je le vive pour le comprendre vraiment.

On vous qualifie souvent d’aventurier. Qu’est-ce que l’aventure à vos yeux?

Je préfère le terme d’explorateur. Dans le mot aventurier, les gens voient l’action davantage que la réflexion. L’aventure est ce qui nous oblige à sortir de nos zones de confort et de certitudes. C’est une crise que l’on suscite. On peut le faire pour aller au pôle Nord comme pour gérer les crises de sa vie sur les plans professionnel, conjugal, émotionnel. On refuse trop souvent les moments qui nous obligent à sortir de notre zone de confort alors qu’on pourrait les utiliser pour développer de nouvelles capacités. Il faut transposer le principe d’aventure dans la vie de tous les jours si l’on veut vivre mieux.

L’aventure au quotidien est aussi noble que l’aventure au pôle Nord?

Bien sûr. On a besoin de grands aventuriers, de figures identificatoires qui nous inspirent. Il ne faut pas considérer les héros comme des figures inatteignables mais comme des modèles auxquels on a envie de ressembler. Einstein et Newton sont aussi des explorateurs.

Ce que vous avez fait en vous mettant dans les pas d’explorateurs comme votre père et votre grand-père?

J’ai baigné dans une ambiance d’exploration qui m’a tiré vers le haut. D’un côté il y avait Charles Lindbergh, Wernher von Braun, les astronautes américains que je rencontrais grâce à mon père, de l’autre les maîtres spirituels de ma mère qui me tiraient aussi en avant. J’ai été souvent tiraillé entre les deux jusqu’au moment où j’ai réalisé que la médecine et la spiritualité devaient se vivre aussi avec l’esprit de l’explorateur. J’ai fini par réussir à combiner les deux.

Votre père vous aurait vu plutôt ingénieur que médecin?

Nous étions à la cuisine du chalet que nous louions aux Diablerets. J’hésitais entre l’EPFL et la faculté de médecine. Il m’a dit: «Tu n’es pas obligé de faire comme moi. Prends ce qui te plaît. Mais fais-le bien.» Il m’a libéré. De toute manière, faire des sous-marins si son père fait des sous-marins, cela devient une routine! Mon père était scientifique et rationnel. Même la psychologie l’énervait! C’était d’ailleurs les seuls motifs de disputes entre nous. Heureusement, il y avait ma mère pour m’ouvrir au reste. Mon père a cependant vu ma carrière de psychiatre avec bienveillance parce que je réussissais bien ce que je faisais. Il était content que j’aie trouvé ma voie.

Vous a-t-il mis la pression d’être à votre tour un homme remarquable?

J’ai senti la pression des autres, surtout. Pas de la part de mon père. Une personne m’a même dit un jour: «Pourquoi tu perds ton temps en médecine, au lieu de poursuivre la tradition familiale?» Cela m’énervait. Je voulais faire médecine mais je voyais bien que c’était moins spectaculaire que de faire des sous-marins…
Du coup, vous vous êtes rattrapé, côté spectaculaire…

Etonnamment, c’est revenu parce que j’étais médecin. C’est le fait que je sois psychiatre et que je fasse de l’hypnose qui a poussé Wim à m’inviter à faire la course transatlantique en ballon. Je n’étais pas pilote de ballon. Wim m’a choisi parce qu’il était mortellement angoissé de passer cinq jours au-dessus de l’océan et qu’il pensait que je pouvais l’aider.

La nature a bien fait les choses: vous avez trois filles qui cassent la filiation mâle des trois derniers Piccard…

C’est très bien pour le garçon que je n’ai pas eu! Au XXIe siècle, les femmes peuvent faire autant que les hommes. Et elles se sentent plus libres que si c’étaient des garçons. Ce qui m’a fait très plaisir, c’est lorsqu’un journaliste a demandé à mes filles quel héritage elles avaient de leur père. Elles n’ont pas répondu «la technologie» mais «un héritage spirituel». Les grands défis ne sont de toute manière plus d’aller sur la Lune ou l’Everest, c’est déjà fait; ils concernent la qualité de vie – la lutte contre la pauvreté, les droits humains, une meilleure gouvernance sur la planète, la recherche médicale, le développement durable, les énergies propres. C’est là qu’il faut des pionniers. Si mes enfants peuvent contribuer à cela, je serai heureux.

Vous avez 56 ans. Bel âge?

Le jour de mes 50 ans m’a fait un choc, je pensais que cela n’arriverait jamais. Mais, en voyant tout ce que j’ai encore à faire, je me sens très jeune. J’aime enseigner et écrire. J’ai envie de développer ma fondation humanitaire, Winds of Hope. J’ai plusieurs livres que je veux écrire, dont un roman que j’ai commencé il y a dix ans! Et Solar Impulse pourra être très utile dans la promotion des technologies propres. Il peut créer un mouvement populaire et médiatique qui pousse enfin les politiques à se préoccuper vraiment d’efficacité énergétique. Rien que sur la traversée des Etats-Unis l’an dernier, on a eu 8,5 milliards d’impressions médias en anglais. Une action spectaculaire comme celle-là porte ses fruits.

Le public comprend parfois mal votre fonctionnement avec André Borschberg et vous met en concurrence…

C’est lassant d’être présentés comme des rivaux alors que nous sommes des amis. André s’occupe davantage de l’intérieur du projet, et moi de l’extérieur. L’un sans l’autre, ça ne marcherait pas. Il y a trois générations de notoriété de mon côté, et j’ai amorcé le projet, donc on parle plus de moi, forcément. Ma notoriété n’est pas là pour étouffer André, mais pour porter le projet. Sans ma notoriété, il n’y aurait ni projet ni partenaires financiers. Et sans André, qui est mon associé, le patron de l’équipe technique et opérationnelle, il n’y aurait pas d’équipe technique, et pas de projet non plus. Le but entre nous n’est pas d’être celui qui décide ou qui a le dernier mot. Le but est de combiner nos idées respectives pour en faire une troisième. Le lest qu’il faut lâcher, c’est l’ego.

Aujourd’hui, le pilote de «Solar Impulse» est son plus grand handicap. Pourquoi ne pas fabriquer un drone?

Oui, c’est vrai, mais s’il n’y avait pas de pilote, il n’y aurait rien à dire, pas de message, pas d’action. Un drone intéresserait les revues techniques mais pas tous les gens qui s’identifient à une action en faveur de l’environnement.

La liberté est au cœur de votre livre. Vous expliquez qu’elle consiste à pouvoir «tout penser». Mais que reste-t-il alors de la personnalité?

La liberté consiste à pouvoir envisager toutes les options, toutes les façons de penser. La personnalité, c’est le choix que l’on fera entre ces multiples manières de penser. Il ne faut pas rester en couple par peur de se quitter mais parce qu’on sait qu’on peut se quitter et que l’on décide de rester ensemble. On commence par envisager de voter au centre, à gauche, à droite, aux extrêmes, puis on décide ce qu’on va faire. Si on comprend pourquoi des gens votent d’une manière extrême, on pourra mettre en place des solutions pour y remédier. Prenez la votation du 9 février: je ne l’ai pas comprise comme un vote extrémiste contre les étrangers, mais comme un vote de protestation contre le laxisme des autorités suisses qui ne répondent pas à certains besoins sécuritaires de la population.

A quand votre engagement en politique?

Je fais énormément de politique, mais pas dans un parti. Toutes mes causes sont politiques. L’énergie, l’innovation, la santé… Je ne veux pas être dans un parti. Le clivage gauche/droite est en train de couler l’Europe. Pourquoi devoir voter à gauche si vous voulez protéger l’environnement et à droite si vous tenez à la liberté d’entreprendre? N’avons-nous pas besoin des deux? En Suisse, il y a les Vert’libéraux, mais pas ailleurs. A chaque fois qu’il faut élire le Parlement, cela me prend un temps fou: j’ai souvent des représentants de six partis sur ma liste électorale, car je vote pour des individus qui sont ouverts à d’autres manières de penser.

Pourquoi revenir dans ce livre sur votre expression «la main invisible», prononcée à l’issue du tour du monde en ballon, source de malentendu avec le public, qui vous a pris pour un illuminé?

Il y a quinze ans, en sortant de mon ballon, j’ai pris un raccourci. Dans ce livre, j’explique enfin les choses. Je voulais montrer la dimension spirituelle de cette aventure mais cela n’a pas été compris. Je voulais partager mon impression que l’on peut faire beaucoup par soi-même mais qu’en fin de compte, pour que quelque chose réussisse, il faut aussi un coup de pouce de l’extérieur. L’être humain n’est pas indépendant de la transcendance et de l’invisible. Dans notre société, il faut être ou scientifique, ou spirituel. Difficile de comprendre que l’on peut être les deux. On m’a dit une fois que je choquais parce qu’on ne s’attendait pas à ce que l’héritier d’une dynastie de scientifiques puisse parler de choses spirituelles. C’est un long combat…
Vous vous dites «hérétique»…

J’aime beaucoup les hérésies. Hérésie veut dire «choix» en grec ancien. C’est celui qui se permet de choisir ce qu’il pense, croit. C’est fondamental, l’hérésie. J’aurais été brûlé, il y a cinq cents ans…

Pas aujourd’hui?

Je pense que certains ont envie de me brûler, oui. Heureusement, cela ne se fait plus!

Vous rendez-vous compte que vous clivez, que vous suscitez des réactions contrastées?

Ce qui est frustrant, c’est d’être jugé par des gens qui ne me connaissent pas. Et qui ne voient qu’un aspect très partiel à travers les médias. Il y a des gens qui viennent me remercier de sauver le monde et c’est totalement excessif. Les gens qui m’aiment m’aiment trop, et ceux qui ne m’aiment pas ne m’aiment pas assez.

On voit dans «Changer d’altitude» votre femme, Michèle, sauver un de vos livres d’une traduction catastrophique… Quel rôle joue-t-elle?

Elle est tellement importante que vous devriez faire son portrait! Elle est trop modeste. Lorsqu’on s’est rencontrés, j’avais 19 ans, elle 16. On a appris à évoluer ensemble. Je ne serais pas ce que je suis sans Michèle. Mon égérie, oui. Sacrée tête, elle a fait sciences-po et HEC. Elle m’inspire, me force à la persévérance, à approfondir. Elle veut que je sois devant, mais elle devrait être à mes côtés. C’est un travail d’équipe. Elle est ainsi en train de terminer le nouveau livre sur Solar Impulse pour Pierre-Marcel Favre.

A quoi ressemble votre quotidien?

A rien d’organisé à l’avance. Tout change en permanence. J’ai trois personnes qui s’occupent de mon agenda. Je ne prends que des billets 100% flexibles. Je donne une quarantaine de conférences par an. Avant, j’en donnais 150, mais j’ai diminué pour Solar Impulse. J’ai trois types de conférences: les conférences humanitaires pour la fondation Winds of Hope, les conférences incluses dans les contrats des partenaires et celles pour gagner ma vie puisque je n’ai plus de gains liés à mon cabinet et aucun salaire chez Solar Impulse. Je ne veux surtout pas dépendre des partenaires du projet pour pouvoir vivre. Cela me donne plus de crédibilité.

Où a-t-on le plus de chances de vous trouver?

Au bout de mon BlackBerry! Je suis rarement au bureau. Si j’y étais, nous n’aurions aucun partenaire et le projet ne serait connu de personne. En décembre, l’avion part pour Abu Dhabi et je serai pendant six mois autour du monde avec André et toute la caravane. En revanche, je n’ai aucune idée de ce qui se passera en août prochain, après notre tour du monde. Il faut laisser toutes les options ouvertes.

Rencontre Payot/L’Hebdo au Théâtre de Vidy, Lausanne, lundi 3 novembre à 20 h. Inscription: communication@payot.ch


Bertrand Piccard

1958 Naissance à Lausanne. Marié à Michèle, père de Solange, Oriane et Estelle (19, 21 et 24 ans).
1992 Vainqueur de la 1re course transatlantique en ballon avec le Belge Wim Verstraeten.
1999 1er tour du monde sans escale en ballon avec le Breitling Orbiter 3, avec Brian Jones.
2003 Lancement de Solar Impulse.
2011 Premier vol international de Solar Impulse.
1er mars 2015 Départ prévu d’Abu Dhabi pour le tour du monde de Solar Impulse.


«Changer d’altitude», nos Extraits du livre

La Suisse

«(...) La phrase assassine d’un ancien ministre allemand des Finances avait scandalisé mes concitoyens. Peer Steinbrück avait déclaré, en plein conflit fiscal entre les deux pays, que la Suisse était un peuple d’Indiens qui attendaient que la cavalerie européenne vienne remettre de l’ordre. Protestations offusquées, courriers des lecteurs dans la presse, articles incendiaires. Tout ce qu’il fallait éviter, puisque ces réactions renforçaient la satisfaction de Steinbrück d’avoir touché juste.

J’ai été placé à côté de lui lors d’un dîner qui suivait une conférence, et suis revenu sur cet incident. Je déplorais le manque de répartie helvétique:

– La Suisse aurait dû répliquer en demandant à quoi l’Allemagne préférait s’identifier: aux Indiens qui vivent en paix chez eux ou à la cavalerie qui les massacre pour s’approprier leurs terres?
Et Steinbrück hilare de renchérir:

– J’ai eu très peur, après ma déclaration, que votre gouvernement se rappelle que les Indiens de Sitting Bull ont massacré jusqu’au dernier des soldats du général Custer à Little Bighorn! Mais ils ne connaissent même pas l’histoire…»

Exploration

«Avons-nous le courage de permettre à nos enfants de devenir des pionniers? Mes parents l’ont eu, m’autorisant toujours à poser les questions que je voulais, et y répondant en me considérant comme un être responsable qui avait le droit de se fonder sa propre vision du monde. Le résultat est que j’ai appris à ne rien faire sans comprendre pourquoi je devais le faire. Pas facile pour mes instituteurs mais fondamental pour développer ma curiosité et mon sens critique. Il faut dire qu’en termes de curiosité, j’ai été gâté. La plupart des enfants grandissent en entendant leurs parents leur raconter des contes de fées. Pour moi, ce furent plutôt des histoires de pionniers, d’explorateurs qui avaient défié toutes les certitudes de leur temps pour réaliser ce qui paraissait totalement impossible. (…) J’ai décidé en juillet 1969 que c’était le type de vie que je désirais moi aussi mener. (...) J’avais 11 ans. Mon père venait d’embarquer dans le mésoscaphe Ben-Franklin construit pour étudier le Gulf Stream. (…) J’assistai émerveillé au décollage d’Apollo 11 pour la Lune: cela m’a alors donné l’impression de vivre l’événement le plus marquant pour l’histoire de l’humanité. Pour moi, l’exploration était la seule vie possible, et j’étais convaincu que tout le monde partageait cet état d’esprit (…). Jusqu’à ce que je réalise que l’état d’esprit de l’explorateur était en fait très peu répandu sur cette planète. L’exploration de l’inconnu fait peur à tous ceux qui préfèrent se rassurer avec des dogmes, des paradigmes et des préjugés. Quelle déception…»

Père

«(…) La provocation est une nécessité pour évoluer dans notre façon de réfléchir, pour atteindre davantage de liberté intérieure. (…) J’ai essayé à de multiples reprises d’expliquer cela à mon père. Je me rappelle deux tentatives particulièrement infructueuses quand je lui avais proposé de regarder sous l’angle épistémologique une interview de Serge Gainsbourg et une autre fois le film Et la tendresse? Bordel! avec Jean-Luc Bideau. Echec total. Il n’en avait chaque fois vu que le premier degré pour partir horrifié après quelques minutes. (…) J’ai compris combien les dogmes éducatifs, moraux et autres sont des boulets à traîner, des handicaps émotionnels et relationnels pour la vie entière. Quand mon père se retrouvait dans son travail en face d’interlocuteurs qui pensaient trop différemment de lui, il se refermait comme une huître, et manifestait inconsciemment tellement d’agressivité que la relation finissait par capoter.»

Mère

«Aussi loin que je puisse remonter dans mes souvenirs d’enfant, j’ai toujours été harcelé par le besoin de comprendre, de trouver des réponses au sens de la vie et de la mort, du bonheur et de la souffrance. Ma mère, fille d’un pasteur protestant (…), m’a accompagné dans la recherche jusqu’à son décès prématuré d’un cancer mal soigné. Petit, je lui demandais de m’emmener après le dîner faire des promenades en montagne ou dans la forêt. Durant ces moments privilégiés, qui sont restés gravés parmi les plus importants de ma vie, nous avons échangé sur tous les domaines de la philosophie, de la religion, de la spiritualité. Je la bombardais de questions et elle essayait d’y répondre en partageant ses propres interrogations, avec une honnêteté absolue, sans jamais asséner de théories toutes faites. Elle me parlait aussi des cours qu’elle suivait avec un maître spirituel, qu’elle m’a d’ailleurs fait rencontrer plusieurs fois. (…) Ce n’étaient plus une mère et son fils, mais deux âmes en quête de compréhension.»

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«Ecopop serait dévastateur, car les accords bilatéraux avec l’UE seraient annulés»

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Jeudi, 16 Octobre, 2014 - 05:56

Interview. Ralph Eichler, président de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, sonne l’alerte contre l’initiative Ecopop et suggère de subventionner le logement.

Propos recueillis par Joël Widmer et Florian Imbach

Ralph Eichler, combien d’habitants la Suisse peut-elle abriter?

Dix à douze millions de personnes y seraient à l’aise. Si, dans la seule ville de Zurich, on surélevait tous les immeubles de quelques étages, on ferait de la place pour beaucoup de gens qui ne devraient plus penduler.

L’initiative Ecopop entend limiter l’immigration à environ 16 000 personnes par an.

Ce serait dévastateur, car les accords bilatéraux avec l’UE seraient annulés. Nous sommes un pays très compétitif grâce à son ouverture. Il y a cent soixante ans, Alfred Escher a fondé une école polytechnique, Credit Suisse et Swiss Re. Pour cela, il avait besoin de gens venus de l’étranger. Ce ne sont pas des Suisses qui ont fondé ABB ni Nestlé. Nous avons toujours gagné en compétitivité, et donc en qualité de vie, grâce à l’immigration. Nos ancêtres ont été clairvoyants.

Mais, en comparaison européenne, l’immigration en Suisse est très élevée. Avons-nous besoin d’autant?

Si nous entendons continuer d’avoir autant de succès, alors nous avons besoin de cette immigration. Sans quoi, il faudra en rabattre.

Quelles répercussions un oui à Ecopop aurait-il sur les EPF?

Nous serions exclus de la concurrence européenne. Nous ne pourrions plus recruter les meilleurs et nous formerions moins d’ingénieurs pour notre économie. Pour les études de master, nous joignons à nos excellents étudiants suisses les meilleurs cerveaux étrangers. Et, après les études, ils trouvent tous un emploi en Suisse. Tous. Alors, qu’est-ce qui vaut mieux? Faire venir en Suisse de jeunes talents de l’étranger et les «suissiser» à l’EPFZ ou les entreprises doivent-elles se trouver des étrangers plus âgés qui s’intègrent moins bien?

Du coup, vous seriez un peu moins international. Serait-ce tellement mal?

Ce n’est pas bon si le FC Bâle ne peut plus jouer qu’en Super League et plus en Champions League. Nous devons être attendus dans la compétition. Il n’y a pas que le financement de la recherche de l’UE qui serait perdu. Le pire, c’est l’exclusion des programmes de l’UE dans lesquels nos chercheurs doivent faire leurs preuves.

Mais l’EPFZ était une haute école de renom bien avant les accords bilatéraux, y compris avec des contingents d’étrangers.

Oui, mais avec Ecopop ce ne sera plus possible, parce que le contingent sera beaucoup trop congru. La Suisse réussit trop bien par rapport à sa taille. Je vous le garantis: dix ans après l’acceptation d’Ecopop, l’EPFZ n’existera plus dans sa forme actuelle. Elle sera devenue une université de province.

N’avez-vous donc pas de compréhension pour les préoccupations de l’initiative Ecopop?

Je comprends l’idée des initiants d’Ecopop. Réduire la croissance de la population au niveau de la planète est un objectif valable. Mais les mesures proposées sont fausses. Nous devons permettre aux habitants des pays les plus pauvres l’accès à la formation. Les deux EPF placent gratuitement sur l’internet des cours en anglais et en français. Tous ceux qui n’ont pas d’argent pour étudier et acheter des manuels de cours peuvent participer. La formation est autrement plus importante que la distribution de préservatifs.

Vous vous exprimez activement contre Ecopop. Mais vous n’avez rien dit à propos de l’initiative sur l’immigration de masse. Pourquoi?

Cette fois, nous ne voulons pas que cela se produise. Nous pensions que l’initiative sur l’immigration de masse serait rejetée et nous nous sommes trompés. Après la votation, on a vu que cela concernait les hautes écoles bien plus que d’autres secteurs. Si Ecopop devait aussi être acceptée, nous aurions échoué. C’est pourquoi nous voulons désormais nous engager beaucoup plus activement.

Pour vous, les contingents constituent fondamentalement un problème?

Il ne doit pas y avoir de contingents aussi rigides qu’avec Ecopop. Avec l’initiative sur l’immigration massive, il est possible d’introduire des contingents plus élevés. Michael Ambühl, l’ancien secrétaire d’Etat et actuel professeur à l’EPFZ, a proposé une nouvelle formule et l’idée d’une clause de sauvegarde. Je trouve cela bien.

Ce ne serait pas constitutionnel.

Ce serait un compromis que peut-être même l’UE accepterait. Je n’ai pas perdu l’espoir que nous trouvions une bonne solution. Mais avec Ecopop, il ne faut même pas songer à négocier.

Etes-vous partisan d’une adhésion à l’UE ?

Cela n’a rien à voir dans ce débat. Nous sommes dépendants de notre coopération avec l’UE et nous vivons très bien avec les accords bilatéraux.

L’EPFZ est une haute école qui aligne les cerveaux. Dites-nous comment nous pouvons maîtriser l’accroissement de la population en Suisse.

Nous seuls sommes responsables de notre malaise, pas les étrangers. La mobilité a augmenté bien davantage que l’immigration. Nous habitons à la campagne et travaillons ailleurs. C’est un problème que nous avons causé nous-mêmes. C’est ici qu’il faut agir.

Et comment devons-nous agir?

Nous pourrions par exemple subventionner le logement plutôt que les transports. Ainsi, tout un chacun pourrait vivre là où il travaille. Les transports seraient plus chers, autrement dit, ils vaudraient le prix qu’ils coûtent vraiment.

© SonntagsBlick Traduction Gian Pozzy


Ralph Eichler

Né en 1947 dans le Surrey (GB), le professeur a fait des études de physique à l’EPFZ, avant de poursuivre des études postdoctorales à Stanford (USA).

En 2001, le Conseil fédéral le nomme directeur de l’Institut Paul Scherrer.

Puis, en 2007, le gouvernement le place à la présidence de l’EPFZ.

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L’ultrabasse consommation, nouveau graal automobile

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Jeudi, 16 Octobre, 2014 - 05:56

Décodage. Au Mondial de l’auto à Paris, les marques françaises visent la frugalité extrême.

En manque de ventes et d’idées, l’industrie française de l’automobile se cherche un avenir. Comme les motorisations électriques ne rencontrent pas encore leur public, les efforts s’orientent vers la voiture frugale. Parce qu’elle s’inscrit dans une ancienne tradition d’auto légère, ingénieuse, dotée de petites motorisations et bon marché. A part entre-deux-guerres, la France n’a jamais pu disputer à l’Allemagne la catégorie de la voiture de luxe. Autant, cette partie perdue, se concentrer sur l’autre pôle automobile, plus en phase avec les exigences de réduction du CO2.

Renault et PSA Peugeot-Citroën n’ont pas décidé eux-mêmes de viser l’ultrabasse consommation d’essence. En 2012, au plus fort de la crise, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault a fixé un objectif aux constructeurs français: proposer dès 2020 des véhicules qui affichent une consommation moyenne de 2 litres aux 100 km, au prix moyen de 15 000 euros.

Le Mondial de l’automobile à Paris, qui se déroule actuellement, dévoile deux prototypes prometteurs, l’un de Renault, l’autre de Citroën. Ils arrivent à leurs fins économes avec la même combinaison d’allègement des matériaux, d’aérodynamique poussée et de motorisation hybride. Dans les faits, ils ne partagent que les mêmes pneumatiques étroits et à faible résistance mis au point par Michelin, ainsi que de longs béquets à la poupe.

Sobriété élégante

L’Eolab de Renault se contente d’un litre d’essence aux 100 km. Cette frugalité n’est pour l’heure atteinte que par des véhicules de record économique en forme de suppositoires. Ainsi que la XL1 de VW, commercialisée au compte-goutte, propulsée par un moteur hybride diesel et vendue 111 000 euros.

Joliment dessiné, l’Eolab montre qu’une voiture sobre peut être élégante, ce qui est plutôt nouveau dans l’automobile, toujours enferrée dans ses codes visuels de puissance et de vitesse. Le «démonstrateur» de Renault, développé sur une base de Clio, respire la légèreté et la faible pénétration dans l’air. Il est pourvu à l’avant d’un spoiler actif (il s’abaisse en fonction de la vitesse) et à l’arrière d’ailerons latéraux tout aussi mobiles. La cure d’amaigrissement a permis de gagner 400 kg par rapport à une Clio, même si le véhicule se charge au passage de 150 kg de batterie: sa motorisation est du type hybride rechargeable. L’alliance d’acier, d’aluminium et de matériaux composites est complétée par un toit en magnésium d’à peine 4 kg, au lieu de 10 kg. Pas de carbone ici, car il est jugé trop onéreux. La technologie hybride permet à l’Eolab de rouler jusqu’à 60 km en mode 100% électrique et d’émettre seulement 23 g/km de CO2, quatre fois moins qu’une Clio.

Air comprimé

Le concept Airflow 2L de Citroën part, lui, de la récente C4 Cactus, déjà de 200 kg plus légère qu’une C4 traditionnelle. Cent kilos supplémentaires sont gagnés grâce à l’emploi d’aluminium et de matériaux composites. La silhouette du véhicule est mieux carénée, pourvue d’appendices mobiles et d’une absence remarquable de rétroviseurs, remplacés par de petites rétrocaméras. Le système hybride audacieux de la C4 Cactus Airflow est encore incertain: il ne deviendra réalité que si PSA s’allie avec un autre constructeur pour diminuer les énormes frais de développement. La technologie Hybrid Air associe un petit moteur à essence avec des pompes hydrauliques alimentées par de l’air comprimé. Ainsi tracté, le véhicule léger peut parcourir quelques kilomètres à l’air comprimé, sans aucune émission. Sa consommation moyenne ne dépasse pas les 2 litres aux 100 km, avec des émissions de 50 g/km de CO2.

D’ici à l’échéance de 2020, les deux constructeurs français veulent introduire peu à peu les innovations d’Eolab et d’Airflow dans leurs modèles commerciaux. Ce qui, dans leur jargon, se traduit par des «briques technologiques» à «intégration progressive».

Mondial de l’Automobile, Paris, jusqu’au 19 octobre.

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Renault Design
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