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Nabilla et Thomas, les mystères de l’homme battu

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:49

Décodage. La bimbo de la téléréalité est mise en examen pour tentative d’homicide. Son compagnon, Thomas Vergara, persiste à vouloir l’innocenter: l’éternelle histoire des violences conjugales?

La première chose qu’il faut convoquer, dans l’affaire Nabilla Benattia et de son compagnon poignardé la semaine dernière dans un hôtel parisien, c’est l’enfance. Ils fonctionnent comme des enfants. Après avoir été blessé au thorax, entre cœur et poumon, puis opéré, Thomas Vergara, 28 ans, s’est réveillé en clamant que sa compagne et lui avaient été attaqués par trois jeunes à l’extérieur de l’établissement. Il ne savait sans doute pas que cette version, que Nabilla avait tenté au début de faire avaler aux pompiers et policiers, avait été démentie par les images des vidéos de surveillance.

Deux enfants: ils s’étaient ainsi mis d’accord, comme les mômes qui ont fait une grosse bêtise. Hé, que va-t-on raconter aux adultes, aux autres? Quelle histoire peut-on inventer? Mais ça n’a tenu que quelques minutes. Nabilla, Miss Salon de l’auto de Genève 2011, a fait aussitôt une «minicrise de nerfs». Une gosse prise dans son gros mensonge. Depuis, l’internet et la presse oscillent entre ricanements et compassion, avec un net avantage aux moqueries.

Les versions

En août 2014, à Coudoux, Bouches-du-Rhône, Thomas Vergara avait déjà été blessé par un coup au dos. Beau gosse d’Aix-en-Provence, il y fut serveur de bar après avoir rêvé d’une carrière de footballeur, interrompue par un accident. L’été dernier, il avait prétendu être tombé sur un couteau à barbecue, mais Nabilla avait déjà été soupçonnée. L’histoire est désormais ressortie et s’ajoute pour les enquêteurs à celle de la semaine dernière.

Car ce qui interpelle et interroge, maintenant, c’est bien lui, Thomas Vergara. Sa version de l’attaque par une bande ne tient pas. Nabilla, incarcérée pour le moment à la maison d’arrêt de Versailles (notamment pour qu’elle ne puisse plus accorder ses violons avec Thomas), a déjà considérablement changé de version, mais toujours à son avantage. Thomas se serait blessé tout seul avec le couteau durant une dispute. La chroniqueuse de D8, ex-starlette de L’amour est aveugle sur TF1 et des Anges de la téléréalité sur NRJ12, se présente en victime d’un homme qui la frappait, elle aurait vécu dans la «peur de mourir». Elle a choisi son camp: elle-même, fût-ce au prix de la trahison.

Pourquoi la protège-t-il tout le temps, s’accrochant à une thèse intenable? Il y a l’explication romantique d’abord, l’amour passion si fort qu’il résiste au couteau. Thomas serait très épris d’elle, et donc prêt à lui pardonner n’importe quoi. Tombé amoureux d’elle au moment de sa gloire naissante, en 2013, alors qu’ils participaient à la même émission, il la vénère et semble prêt à accepter les cicatrices comme autant de preuves de la passion. C’est beau, mais cela arrive.

La seconde possibilité, qui donnerait un autre sens à son pardon (il refuse absolument de porter plainte), est plus prosaïque: sans elle, il n’est plus rien, sa carrière débutante n’existe pas en dehors du couple qu’il forme avec elle. La perdre, c’est briser toute perspective professionnelle. C’est avec elle qu’il existe, qu’il est invité un peu partout où ça brille. Il l’attend à la sortie des plateaux, il est Monsieur Nabilla, people consort, et ne peut guère espérer mieux pour l’instant. Cynique, mais pragmatique.

Enfin, il existe les entrelacs sombres de la trop banale brutalité dans le couple, d’autant plus difficile à assumer lorsqu’elle est subie par un homme. La honte d’être un type battu, qui prend des coups de lame de sa compagne. Thomas Vergara, athlétique play-boy de la téléréalité, serait alors une victime ordinaire de la violence conjugale, ce qui n’est décidément guère glamour. En tout cas, pour Virginie, la sœur de Thomas, c’est désormais Nabilla la cible, celle qui fait du mal à son frère. Sur Twitter, elle l’a qualifiée de «folle à lier». Mais cela traduit un signe persistant: il n’y a qu’elle qui intéresse vraiment les médias. Thomas Vergara donne déjà le sentiment de faire partie d’un épisode de la saison dernière.

Trop de réel

Nabilla Benattia, 22 ans, dort à Versailles, en prison, à l’isolement. Thomas persiste à la réclamer à son chevet, là où toute compagne devrait être. On dirait le scénario naïf d’un mauvais film, ou d’une téléréalité qui ne s’arrêterait jamais, hoquetterait, rattrapée justement par trop de réel et de sang chaud. La bombe sexy en cellule, son homme à l’hôpital et un monde façon Truman Show autour d’eux.

Des caméras partout pour filmer à peu près rien (plan fixe sur l’hôtel, puis sur la voiture qui l’emmène, puis sur la prison). Des réseaux sociaux en feu, commentant avec sarcasmes la chute de l’ange. Et puis des élites incrédules qui font les vierges effarouchées, s’étonnant de tout ce cirque. Car tout cela n’a aucune importance, n’est-ce pas, ou alors c’est justement l’inverse: il y a toujours la rumeur de Shakespeare dans le ballet des papillons de nuit se grillant à mort sur les ampoules brûlantes.

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Philippe Pache
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Les amazones du «dark net»

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:50

Analyse. L’internet de l’ombre ne cesse de prospérer. Un an après l’arrestation de Ross Ulbricht, patron du site de vente illégale Silk Road, le FBI vient d’appréhender Blake Benthall, fondateur de Silk Road 2.0. «The Economist» se plonge dans les profondeurs du web.

La première transaction d’e-commerce jamais réalisée? C’était au début des années 70 aux Etats-Unis. Les protagonistes? Des étudiants de Stanford et du Massachusetts Institute of Technology (MIT). La marchandise échangée? Une petite quantité de marijuana. Durant des décennies pourtant, la vente de drogue en ligne s’est maintenue à un niveau extrêmement faible. Le frein: la police et sa capacité à retracer les adresses IP (les adresses physiques des ordinateurs) et les moyens de paiement utilisés.

C’était compter sans l’apparition de Silk Road. Créé en 2011, ce site américain permettait l’acquisition de stupéfiants sur le dark net, ou l’internet souterrain. Un tel site ne peut être atteint via un navigateur traditionnel, mais uniquement par un logiciel anonymisant, en l’occurrence Tor. Une fois connectés, acheteurs et vendeurs y font leurs transactions en monnaie virtuelle, notamment le bitcoin.

Clos à la suite de l’arrestation de son fondateur, Ross Ulbricht, en octobre 2013, le site avait rouvert sous le nom de Silk Road 2.0. Il a définitivement été fermé au début de ce mois par les autorités américaines. Ross Ulbricht, alias Dread Pirate Roberts, affrontera quant à lui la justice new-yorkaise en janvier prochain. Ses chefs d’inculpation comprennent notamment le hacking et le blanchiment d’argent.

Les enquêteurs, qui prédisaient que la disparition de Silk Road sonnerait le glas des sites de vente clandestins, se trompaient. En réalité, des dizaines d’Amazon et d’eBay du dark net ont sauté dans la brèche. Très résilients, ceux qu’on appelle aussi cryptomarchés étendent leur offre et se révèlent de plus en plus sophistiqués. Le nombre d’articles à vendre sur les 18 marchés parallèles retracés par Digital Citizens Alliance (DCA) est passé de 41 000 à 66 000 entre juin et août de cette année. Durant ce laps de temps, Silk Road 2.0 a été dépassé par Agora et Evolution, qui en comptabilisaient à eux deux plus de 36 000. Chacun des trois sites propose plus de produits que le Silk Road initial (voir graphique). On ignore si ces données reflètent la réalité des ventes, puisque les marchés ne les révèlent pas.

Des diplômes et des armes

Côté vendeurs, on observe des chiffres d’affaires de quelques centaines de dollars par mois à plusieurs millions sur un seul site. Ils paient une taxe d’enregistrement et une commission pour chaque transaction, en général de 3 à 6%. Les acheteurs proviennent du monde entier. Leurs acquisitions sont envoyées par la poste et l’immense majorité parvient sans mal aux destinataires. Le taux de satisfaction des clients est donc élevé.

Les drogues illégales et médicaments sur ordonnance forment la catégorie la plus demandée – certains vendeurs sont des pharmaciens véreux. Silk Road 2.0, dont les animateurs sont des libertaires revendiqués, se concentrait presque uniquement sur la marijuana, les poudres de perlimpinpin et les pilules. Agora, dont la mascotte est un bandit armé, vend aussi des armes, achetées surtout en Europe, où les lois en restreignent l’acquisition.

Le site qui connaît la plus forte croissance, Evolution, est celui qui observe le moins de principes, même si, à l’égal des autres, il bannit la pornographie infantile. Ses principaux marchés? La vente de cartes de crédit et de débit volées, d’informations médicales, d’armes, de fausses cartes d’identité et de diplômes universitaires bidon. Certains voient dans la rapide croissance d’Evolution le signe que les cybercriminels tentent de fusionner leurs opérations de vol d’identité avec le négoce en ligne de drogues, jugé «exempt de victimes». Mais ce n’est pas l’aspect le moins recommandable du dark net, où certains font commerce de tueurs à gages.

Pour les amateurs de drogue, les marchés en ligne comportent divers avantages. Physiquement, ils sont moins dangereux que les transactions dans la rue. C’est vrai pour les trafiquants aussi: une récente étude a montré qu’un tiers au moins des ventes sur Silk Road s’adressait à «une nouvelle génération de détaillants de drogue», une transformation du marché global censée «réduire la violence, les intimidations et la territorialité».

La qualité des produits est plus élevée, en bonne partie grâce à un système de vote de satisfaction des consommateurs analogue à celui d’Amazon. Sur 29 critiques pour la liste basique de Silk Road 2.0, la majorité est positive. Le MDMA (ecstasy) est le plus populaire sur le site, sans doute parce que les variétés proposées dans la rue peuvent être mélangées avec des substances létales. Les centaines de forums du dark net proposent des renseignements sur les substances dangereuses et les arnaques. Avant de fermer Silk Road, le FBI a procédé à plus de 100 achats. Un agent a témoigné qu’il s’agissait de produits «d’un haut niveau de pureté».
Campagnes promotionnelles

Un bon classement est crucial pour les vendeurs. La réputation est essentielle quand les clients savent qu’ils ne peuvent pas se défendre en recourant à la justice ou à un arbitrage. «C’est le comble de l’ironie: un repaire de voleurs qui ne se connaissent pas entre eux mais sont contraints de se faire confiance», s’exclame un chercheur de la DCA, souhaitant rester anonyme pour cause de sécurité.

Quand la drogue transite en ligne, le pouvoir passe aux acheteurs. Le service clientèle des grands marchés et les stratégies de marketing ressemblent de plus en plus à ceux des détaillants légaux. Ils se montrent prompts à s’excuser pour le moindre pépin technique. Des offres deux pour un, des rabais de fidélité et des campagnes promotionnelles font partie de l’ordinaire, par exemple à l’occasion du Smoke Weed Day. D’autres empruntent au monde normal de l’entreprise, avec leurs buts statutaires, conditions de vente et garanties de remboursement. «C’est devenu aussi banal que pour une paire de chaussures», assure James Martin, auteur de Drugs on the Dark Net.

Les marchés innovent également pour lutter contre la fraude. Durant les mois de foire d’empoigne qui ont suivi la fermeture de Silk Road, des milliers d’acheteurs ont perdu leurs bitcoins censément placés sous dépôt fiduciaire, soit parce que les marchés avaient été piratés, soit parce que les administrateurs avaient fui avec la caisse. La solution qui s’est imposée fut un dépôt fiduciaire «multisignature», d’où les fonds ne pouvaient être retirés qu’avec l’assentiment d’au moins deux des trois parties concernées (acheteur, vendeur et marché). Certains marchés tentent de construire une communauté d’acheteurs et de vendeurs dignes de confiance, assortie d’une participation sur invitation seulement. Ceux dont les consommateurs se sont vu voler leurs bitcoins ont entrepris d’échafauder des schémas pour les dédommager.

Les sites spécialisés dans les cartes de crédit volées vantent le respect du client affirmé par leur marque. Certains proposent un service permettant aux acheteurs de vérifier que les cartes acquises sont toujours actives en recourant à des comptes marchands caducs: le solde du client est automatiquement réalimenté à hauteur de la valeur que la carte refuse. D’autres regroupent leurs cartes volées en fonction du domicile du détaillant piraté, explique le blogueur spécialisé en cybersécurité Brian Krebs. Les acheteurs préfèrent les cartes volées à des consommateurs vivant dans le coin parce que, souvent, les banques se montrent suspicieuses lorsque les transactions se font loin du domicile du détenteur légitime de la carte. Un site pionnier dans ce genre de segmentation est McDumpals. Son logo arbore un gamin trimballant un pistolet, avec la devise «Je fauche».

Difficile de sévir

Divers facteurs rendent la tâche ardue à ceux qui tentent de sévir contre le dark net, notamment sa complexité technique, l’éloignement physique des vendeurs et des acheteurs ainsi que leur mobilité (il est d’usage que les vendeurs postent leurs offres sur plus d’un marché, ce qui leur permet de continuer à vendre si d’aventure un site est bouclé). Révélateur: le seul marché bouclé de force (ndlr: la fermeture de 413 sites à la suite de l’arrestation de Blake Benthall, le fondateur de Silk Road 2.0, n’était pas encore connue quand cet article a été écrit) a été Utopia, par les autorités néerlandaises, peu après son ouverture en février. Certains enquêteurs ciblent Tor mais, même si c’était techniquement possible, cela causerait «des dommages collatéraux», souligne Nicolas Christin, de la Carnegie Mellon University, parce que le logiciel a aussi une utilité précieuse, comme de protéger les lanceurs d’alerte. Sans parler du fait que les artisans du web de l’ombre ne cessent de s’adapter.

Auteur de The Dark Net, Jamie Bartlett prédit: «L’avenir de ces marchés ne réside pas dans des sites centralisés comme Silk Road 2.0 mais dans des sites où (…) les articles, les messages, les paiements et les feed-back sont totalement séparés et ne sont pas contrôlés par un centre de décision unique.» Il est donc impossible de les fermer.

© The Economist Magazine Limited
Traduction Gian Pozzy


SOURCE: THE ECONOMIST | DIGITAL CITIZENS ALLIANCE; LEGAL FILINGS

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Matthias Rihs
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De l’autre côté de l’aide au retour

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:51

Reportage. Plus de 700 requérants tunisiens ont reçu un soutien financier de la Suisse pour rentrer chez eux et lancer un projet dans le cadre du programme spécial mis en place après le printemps arabe. Rencontre avec deux d’entre eux.

Benjamin Keller Tunis

Vous l’avez peut-être croisé à Genève. Si ça se trouve, il vous a même servi le café. Walid Jebali, Tunisien de 36 ans, a passé dix mois en Suisse, de novembre 2011 à septembre 2012, dans l’espoir d’y trouver du travail. En vain. Sans ressources, sans permis, il s’est résolu à accepter l’argent que lui a proposé la Confédération pour rentrer dans son pays et lancer un projet. Comme plus de 700 autres de ses compatriotes, il a bénéficié du programme spécial d’aide au retour mis en place pour les demandeurs d’asile tunisiens au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, dans le cadre du partenariat migratoire conclu avec la Tunisie en 2012. Objectif: motiver les Tunisiens à rebrousser chemin après l’exode qui s’est produit à la suite du printemps arabe.

Depuis le 15 juillet 2012, les requérants tunisiens qui rentrent chez eux volontairement peuvent toucher un montant de base de 1000 francs par adulte et de 500 francs par mineur, ainsi que jusqu’à 4000 francs supplémentaires pour lancer un projet entrepreneurial. La somme peut atteindre 15 000 francs pour des projets collectifs. De plus, les bénéficiaires reçoivent des conseils, une formation et un accompagnement en Tunisie. Les frais de voyage sont également pris en charge. Il faut néanmoins remplir certaines conditions, comme ne pas avoir commis de délit. Et il n’est possible d’en profiter qu’une seule fois. Ce programme spécifique offre des prestations plus étendues que l’aide individuelle au retour proposée par la Suisse à tous les demandeurs d’asile.

Walid Jebali s’est engagé dans l’élevage de moutons avec un cousin. Une bonne affaire en Tunisie: non seulement cette viande est très recherchée, mais le sacrifice de ces animaux figure au cœur de la culture populaire. Une bête peut atteindre des prix élevés, facilement de 300 à 400 francs, durant la fête du sacrifice, qui a lieu une fois par an. Les deux hommes possèdent une trentaine d’ovins dans une zone rurale au nord du grand Tunis. La Suisse les a soutenus à hauteur de 6000 francs, soit 3000 francs chacun.

«Nous avons déjà eu onze agnelles depuis que nous nous sommes lancés en juin dernier», se réjouit Walid Jebali en désignant son bétail installé dans une cabane de briques et de taule construite au milieu d’un terrain pentu et caillouteux. Pour le moment, l’élevage ne rapporte rien. Les propriétaires attendent que le troupeau s’agrandisse. Aussi, Walid Jebali a décroché un emploi dans un centre d’appels et son cousin s’occupe des bêtes.

Walid Jebali a quitté la Tunisie en 2004, pour «travailler et découvrir l’Europe», avec un visa en poche. «Je ne suis pas parti en barque, coupe d’emblée en riant ce polyglotte qui maîtrise aussi bien le français et l’arabe que l’italien. Mon frère m’a aidé à obtenir un permis de travail en Italie. J’ai été plongeur dans un restaurant puis aide-cuisinier.» Victime de pépins de santé, il perd ses papiers de séjour pour n’avoir pas payé ses charges sociales. Il se rend six mois à Paris, où son frère l’héberge et subvient en partie à ses besoins, mais ne trouve pas de job. «Le 11 novembre 2011 à 10 heures, j’ai pris le train pour Genève.» La Suisse ne voudra pas de lui.

«Tout sauf le paradis.»

«Ma vie était misérable à Genève, se souvient l’ancien migrant. En Suisse, soit tu voles, soit tu vends de la drogue. J’ai dormi durant quatre mois à l’abri PC, passé aussi des nuits dehors et même squatté un appartement abandonné.» Pour survivre, il enchaîne les petits boulots au noir. «J’ai été serveur dans un café, j’ai également assisté une personne âgée.» Alors, quand un ami suisse lui parle de l’aide au retour, sa décision est vite prise. «Je ne pouvais pas rester dans cette situation. Je suis donc parti au centre d’enregistrement de Chiasso pour en faire la demande. Quinze jours après, j’étais en Tunisie.»

La réintégration n’a pas été facile. «Depuis la révolution, c’est encore pire qu’avant. Les prix ont triplé. L’Etat ne nous accorde aucun soutien, le pays est totalement désorganisé.» Son séjour en Europe lui a permis d’emmagasiner de l’expérience, dit-il. Il se montre reconnaissant envers la Suisse: «Sans l’aide au retour, je n’aurais pas pu monter ce projet d’élevage.» Il n’envisage pas de retenter sa chance sur l’autre rive de la Méditerranée, en tout cas pas pour l’instant. «L’Europe, c’est tout sauf le paradis.»

Les bénéficiaires de l’appui financier de la Confédération sont libres de lancer le projet de leur choix en Tunisie, explique Fabio D’Onofrio, coordinateur du programme au sein de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), chargée par la Suisse de l’accueil des migrants à l’aéroport, de la mise en œuvre sur place, jusqu’aux visites de suivi. «Nous les dissuadons lorsque l’entreprise nous paraît irréaliste, mais nous tenons à leur laisser de l’autonomie, car ils connaissent leur environnement économique», précise ce responsable italien.
L’une des spécificités du modèle helvétique tient au fait que le montant dévoué au projet n’est pas délivré en main propre aux requérants, mais versé directement aux fournisseurs. «Nous contrôlons minutieusement les devis. Il est arrivé plusieurs fois que des bénéficiaires tentent d’acheter la voiture de leur père ou de leur frère», sourit Fabio D’Onofrio. Même si la gestion de la filière est relativement lourde, le système me paraît efficace car, contrairement à d’autres pays qui donnent de l’argent en liquide et qui laissent ensuite les migrants se débrouiller, la Suisse assure un réel suivi.»

De la boisson aux vêtements

Les projets ne réussissent pas toujours. Wissem Hiraoui, 25 ans, formé dans le bâtiment, fait partie des milliers de jeunes Tunisiens qui ont pris la mer après la chute du dictateur Ben Ali, en quête d’une vie meilleure. Il a rejoint l’Italie avec des amis, aidé par des passeurs. Lui aussi a galéré. «Quand je suis parti, je pensais que j’allais trouver facilement du boulot, j’ai vite été désillusionné, raconte-t-il en arabe. J’ai travaillé un peu dans l’agriculture en Italie, c’est tout.» Il a ensuite passé quatre mois en Suisse, «un peu partout», avant de se voir refuser un visa à Chiasso et proposer l’aide au retour.
Rentré chez lui il y a une année et demie environ, Wissem Hiraoui a monté avec deux partenaires un projet communautaire de stockage de boissons dans le sud du grand Tunis, pour lequel ils ont perçu 9000 francs en mai 2013. Comme ils n’avaient pas assez d’argent pour acquérir une voiture de livraison, ils ont reconverti les locaux en boutique de vêtements pour femmes. Et ça marche? «Ça va, hamdoullah («Dieu soit loué»)», répond sa mère. La famille dispose aussi d’une petite épicerie située la porte à côté. De quoi faire vivre quatre personnes. «Notre situation est meilleure qu’avant le départ de Wissem», apprécie-t-elle. Elle se jette dans les bras de son fils, gêné, les yeux pétillants d’amour. Pour elle, le plus important est de l’avoir retrouvé.


 

715 Nombre de migrants revenus en Tunisie depuis la Suisse dans le cadre du programme spécial d’aide au retour

491 Nombre de projets entrepreneuriaux financés

80% Taux de réussite des projets

852 Nombre d’emplois créés en Tunisie


Un bilan «positif»

Le bilan du programme spécial d’aide au retour mis en place en juillet 2012 pour les demandeurs d’asile tunisiens est «positif», estime Lukas Rüst, responsable du domaine migration et protection au sein de la division coopération internationale à l’ambassade de Suisse à Tunis, qui coordonne son application. «Huitante pour cent des projets réalisés sont toujours sur pied grâce à un système d’approbation, d’accompagnement et de suivi rigoureux. Des producteurs laitiers ont par exemple pu intégrer la filière de distribution du lait.»

Un rapport du Conseil fédéral, publié en mai dernier, conclut lui aussi à l’efficacité de l’aide au retour: «Il s’agit d’une solution de substitution à la fois crédible, respectueuse de la dignité humaine et peu onéreuse aux retours sous la contrainte.» Une détention d’un mois en vue d’un renvoi ou d’une expulsion coûte déjà plus de 6000 francs. Le rapport indique aussi que l’aide au retour n’a pas d’effet d’attraction systématique et n’entraîne pas d’augmentation de l’immigration irrégulière.

Après avoir été prolongé en 2013, le programme devrait en principe s’arrêter à la fin de cette année. Les demandes d’asile de migrants tunisiens en Suisse ont fortement baissé depuis son lancement. Au troisième trimestre 2014, 577 requêtes ont été déposées, contre 1737 au total pour l’année 2013, 2239 pour 2012 et 2574 pour 2011, selon l’Office fédéral des migrations. «Nous sommes en train d’examiner comment nous allons continuer», explique Lukas Rüst. Quoi qu’il arrive, les migrants tunisiens pourront toujours bénéficier de l’aide au retour individuelle que peuvent solliciter tous les requérants d’asile en Suisse, avec des prestations moins étendues.

Source: Organisation internationale pour les migrations, statistiques de juillet 2012 à octobre 2014

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Le canal de toutes les incertitudes

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:52

Reportage. Au Nicaragua, une nouvelle voie navigable devrait relier l’Atlantique au Pacifique. Ce projet à 50 milliards de dollars, dont la rentabilité reste incertaine, est financé par un groupe chinois. Près de 30 000 riverains du fleuve sont laissés dans l’ignorance.

Jens Glüsing

Les Chinois sont arrivés en hélicoptère sur la rive du Rio Brito. Des soldats les ont ensuite escortés jusqu’à son embouchure sur le Pacifique, là où José Enot Solis a coutume de lancer ses filets. Et ils ont creusé des trous, partout. Ce sont presque les seuls repères visibles du projet le plus fou qui devrait voir le jour ici: le grand canal interocéanique, une deuxième voie navigable entre Atlantique et Pacifique. Sur ce projet, peu d’informations ont filtré, alors que les travaux sont censés commencer le mois prochain, que les coûts de construction sont estimés à 50 milliards de dollars. Et il n’existe pas d’étude d’impact sur la région et sur les gens. Seule certitude: le tracé.

Le président Daniel Ortega et ses plus proches collaborateurs connaissent, eux, les montants déjà débloqués, la date d’arrivée des premiers ouvriers chinois et le sort réservé aux habitants.
Les premiers bateaux devraient emprunter dans cinq ans le Rio Brito, premier tronçon d’une voie navigable de 278 kilomètres de long, de 230 mètres de large et d’une profondeur jusqu’à 30 mètres: mieux que le canal de Panamá. Une zone de sécurité de 500 mètres est prévue sur les deux rives. C’est ici que des navires géants de la classe Post-Panamax, capables de transporter plus de 18 000 conteneurs, devraient se croiser.

Pour l’heure, seuls quelques dizaines de Chinois sont à l’œuvre, forant ici et là depuis la fin de l’an dernier. Il y a quelques semaines, la police a érigé un poste de contrôle, prélude peut-être à une interdiction de zone. La région est encore un paradis pour les naturalistes et les surfeurs. Les tortues marines pondent sur les plages, la forêt s’étend jusqu’au-delà de la frontière du Costa Rica. Un paradis où, depuis l’arrivée des Chinois, la population se demande quand elle sera déplacée, de quels dédommagements elle bénéficiera. Et attend toujours des réponses. Ils sont 29 000 à vivre si près de la voie prévue qu’ils devraient forcément déménager.

En ce moment, les représentants d’une société chinoise, accompagnés de soldats munis de kalachnikovs, passent de maison en maison pour enregistrer les habitants et leurs propriétés. Les expropriations sont dans l’air. Aussi la tension monte. Tellement que la police patrouille désormais devant le quartier général des ingénieurs chinois en ville de Tola.

Le projet de canal divise le pays. S’ils sont nombreux à saluer les investissements chinois, à se réjouir du travail qu’ils apportent et du bien-être promis, des questions essentielles ne sont cependant pas résolues. Au premier coup d’œil, la topo­graphie paraît idéale: le lac Nicaragua constitue une voie navigable parfaite, à 20 kilomètres seulement du Pacifique, mais le percement vers l’Atlantique se révèle ardu: la région est marécageuse, le trajet traverse les territoires indiens, des milliers de kilomètres carrés devront être défrichés. On ignore aussi si le projet sera rentable: le canal de Panamá est justement en voie d’être élargi. De plus, plusieurs Etats d’Amérique centrale envisagent des «canaux secs», autrement dit des lignes de chemin de fer interocéaniques. Le trafic de fret devrait fortement augmenter pour qu’un second canal se justifie.

Tout cela ne semble pas préoccuper le président Ortega, qui entend, par le percement de ce canal, ériger un monument à son nom. Il n’est d’ailleurs pas le premier à en rêver: au Nicaragua, les potentats successifs en parlent depuis deux cents ans. Ortega était l’un de ceux qui dirigèrent la révolte sandiniste contre le dictateur Anastasio Somoza. Revenu démocratiquement au pouvoir il y a sept ans, son clan enserre le pays comme les tentacules d’une pieuvre. L’opposition est en miettes. Au début de l’année, il a modifié la Constitution de manière à pouvoir être réélu sans limite. Le socialiste de naguère est devenu caudillo. Ses enfants possèdent diverses chaînes de télévision, sa femme Rosario Murillo est porte-parole du gouvernement tout en jouant un rôle d’éminence grise. Elle est d’ailleurs surnommée la bruja, la sorcière.

Aux principaux carrefours de la capitale Managua, elle a fait ériger d’immenses «arbres» métalliques illuminés par des dizaines de milliers de diodes, dont certains sont ornés d’étoiles, de rennes et de pères Noël, comme si c’était Noël toute l’année.

Depuis les temps révolutionnaires, les sandinistes entretiennent les meilleurs contacts avec le PC chinois. Il y a deux ans, Daniel Ortega a envoyé son fils Laureano et une délégation à Pékin pour explorer les possibilités de collaboration économique. Là, il s’est lié avec un certain Wang Jing, représentant de la société de télécoms Xin-wei, et l’a invité à Managua pour y développer les réseaux téléphoniques. A vrai dire, l’affaire ne se fit pas, mais c’est vers cette époque qu’est née l’idée de creuser le canal. Et Wang Jing accepta un financement à hauteur de 50 milliards de dollars.

Opacité des fonds

D’où venait l’argent? Mystère. Certains soupçonnent toutefois Wang Jing d’avoir servi d’homme de paille au gouvernement chinois. Car l’Amérique latine est stratégique pour la Chine, surtout en ce qui concerne les ressources alimentaires et les matières premières. Le canal accroîtrait l’influence chinoise sur le continent, le Céleste Empire deviendrait une interface du commerce mondial, comme l’ont été les Etats-Unis avec le canal de Panamá.

Daniel Ortega et Wang Jing ont signé pour le canal en juin 2013. Le contrat garantit aux Chinois une concession de cinquante ans, prolongeable pour cinquante autres années. Wang Jing a créé à cet effet la société HKND, domiciliée à Hong Kong et propriété d’un groupe enregistré aux îles Caïmans. A Managua, il est représenté par une étude d’avocats qui ne fournit aucun renseignement.

Bizarre aussi, cette commission gouvernementale mise en place par le président Ortega pour être responsable du projet. Elle est située dans une villa qui ne porte aucune enseigne et la police photographie discrètement tous les passants.

Manuel Coronel Kautz, 82 ans, ancien compagnon d’armes de Daniel Ortega, est l’aimable président de la commission. Le canal, c’est sa passion. Il avait déjà tenté de persuader les Pays-Bas de le construire. Son arrière-grand-père, un ingénieur alsacien, arrivé au Nicaragua en 1856, rêvait déjà du canal. «Je vis aujourd’hui la concrétisation de son rêve», confie le vieil homme.

Les dessous du projet

Le journaliste Carlos Fernando Chamorro, adversaire d’Ortega, pense que le vieux Kautz ne sert que de prête-nom. Il évoque encore le fait que la population n’a pas été consultée, alors même que le percement chambarderait dramatiquement le pays. «La concession a été accordée en secret.» Les sandinistes auraient fait passer la loi en quelques jours au Parlement. «Ils ont contourné les droits constitutionnels et transféré le contrôle du projet aux militaires. En réalité, ce projet sert à blanchir de l’argent, assure Carlos Fernando Chamorro. Une petite clique entend en profiter pour s’enrichir.»

Une conclusion que partage l’avocate Mónica López Baltodano, spécialiste du droit de l’environnement. C’est elle qui dirige le front anticanal et qui a déposé devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme une plainte constitutionnelle contre la concession. Elle en a étudié les 120 pages du contrat puis en a tiré un livre. «La concession lèse des droits fondamentaux et nous livre aux Chinois. Nous leur transférons les droits de navigation. Cela prétérite notre souveraineté.» En outre, le lac Nicaragua, principale réserve d’eau potable du pays, en serait ruiné.

Ces réflexions laissent froide la classe dirigeante du pays, déjà grisée par les revenus du canal. Il y a un an, Wang Jing a invité à Pékin une délégation de représentants de l’économie nicaraguayenne, traitée comme s’il s’agissait d’une visite d’Etat, y compris l’escorte d’une brigade motocycliste. Depuis lors, les chefs d’entreprise sont aussi en faveur du canal. Le groupe Pellas, le plus important conglomérat du pays, a déjà édifié à Rio Brito, près de l’entrée prévue du canal, une résidence de vacances de luxe avec green de golf et héliport. Le multimillionnaire Carlos Pellas dispose des meilleures accointances avec la famille du président, il compte lui aussi sur des contrats chinois.

Logistique incertaine

Reste que le projet pourrait échouer pour une raison toute triviale: le ravitaillement des travailleurs. Au début du mois d’octobre, la société HKND, chargée de la construction, a fait connaître au gouvernement de Managua ses besoins en nourriture pour les 50 000 travailleurs prévus, pour la plupart envoyés de Chine: 12,5 tonnes de viande par jour, 37,5 tonnes de riz, 25 tonnes de légumes. L’agriculture locale ne saurait produire de telles quantités, une partie du riz et des légumes devraient alors être importés.

«Je me demande comment on peut annoncer le début du chantier sans savoir comment les travailleurs seront nourris», déplore l’avocate Baltodano, qui doute qu’un jour ce canal soit terminé. «Il y a vraiment trop de choses qui ne jouent pas.»

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy


Enjeu économique. Le Nicaragua, deuxième pays le plus pauvre d’Amérique derrière Haïti (40% des habitants vivent avec moins de 2 francs par jour), espère profiter de son canal. Le coût apparaît cependant démesuré : il correspond à près de quatre fois au PIB du pays.

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Martial Van der Linden: "Arrêtons de médicaliser le vieillissement cérébral. La démence est une expérience de vie comme les autres."

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:53

Interview Dans un livre qui vient de sortir, les Van der Linden, couple de neuropsycholo­gues genevois, dénoncent la médicalisation croissante du vieillissement. Ils plaident pour un changement profond du regard que la société porte sur les personnes âgées qui présentent une démence.

Penser autrement le vieillissement *, c’est le titre de l’ouvrage de Martial Van der Linden, 63 ans, et Anne-Claude Juillerat Van der Linden, 46 ans. Le couple jette un pavé dans la mare et dénonce notamment ce qu’ils appellent l’empire alzheimer – le milieu biomédical inféodé aux pharmas – et la médicalisation croissante du vieillissement. Pourquoi asséner un diagnostic de maladie d’Alzheimer (MA) alors qu’il n’existe à ce jour aucun médicament efficace pour soigner ceux qui en sont atteints? Le livre de 259 pages, qui fait référence à beaucoup d’études sur la question de la MA et de la démence, est passionnant et accessible au béotien, même s’il est destiné en premier lieu à des professionnels.

Ce vendredi soir, une délicieuse odeur de lasagnes flotte chez les Van der Linden, une étroite maison couleur orange au Petit-Lancy. Assis à la table du salon, le couple raconte sa passion pour les questions du vieillissement. Ils se sont connus voilà dix-neuf ans. «J’étais allée faire un stage dans l’équipe de Martial en Belgique. A la fin des années 80, c’était le seul à proposer des interventions visant à améliorer la mémoire et l’autonomie des personnes âgées avec un diagnostic de MA.» Aujourd’hui, le couple a deux enfants et travaille dans la même unité de recherche à l’Université de Genève. Alors, évidemment, on parle souvent vieillissement à la maison. Et c’est à quatre mains que les Van der Linden ont écrit leur ouvrage.

Dans votre livre, vous dénoncez les fréquentes annonces alarmistes qui prévoient un «tsunami» de personnes âgées qui souffriront de démence d’ici à 2050. Peut-on précisément diagnostiquer la maladie d’Alzheimer (MA)? 

M. VdL.: Non. Dans la majorité des cas, les personnes âgées ont des anomalies cérébrales de différents types. Le plus souvent, le cerveau d’un homme ou d’une femme qui a reçu ce diagnostic présente non seulement des plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires que l’on dit typiques de la MA, mais aussi de nombreuses autres anomalies, notamment des corps de Lewy, des problèmes vasculaires, etc. Or, le milieu biomédical recherche désespérément la cause spécifique de la MA. Les consultations mémoire, où les médecins envoient leur patient pour un diag­nostic de plus en plus précoce, sont le bras armé de cette approche. On fait passer des batteries de tests standardisés, mais sans tenir compte de tout ce qui peut influencer les performances d’une personne âgée. Un individu peut obtenir des performances faibles parce qu’il est anxieux, qu’il n’a pas bien dormi la veille.

Vous dénoncez «la médicalisation et la pathologisation du vieillissement cérébral et cognitif» et vous affirmez que «la démence sénile est une expérience de vie comme les autres». Vous n’y allez pas un peu fort?

M. VdL: Absolument pas. A 90 ou 95 ans, un grand nombre de personnes auront des problèmes cognitifs, parfois importants, c’est inéluctable, car le cerveau vieillit comme le reste du corps; cela fait partie de l’aventure humaine. La seule différence, c’est que certaines personnes auront des problèmes plus tôt et plus graves. Arrêtons de parler de maladie. A nos yeux, la démence est le résultat de toute une série de mécanismes (vasculaires, inflammatoires, etc.), mais c’est également le résultat de nos expériences de vie.

Justement, vous évoquez une série de facteurs de risque de démence. Quels sont-ils?

A.-C. VdL: Ils sont très nombreux et interviennent tout au long de la vie: un bas niveau scolaire, un manque d’activités cognitives stimulantes et variées – par exemple trop d’heures passées devant la télévision –, un manque d’activité physique, avoir eu un traumatisme crânien, le sentiment de solitude, la dépression, l’hypertension, l’obésité, le diabète, le tabac, les toxines environnementales, comme les pesticides ou les particules fines. Le stress joue aussi un rôle, par exemple dans le contexte d’un veuvage, de problèmes professionnels, du décès de la mère pendant l’adolescence, ou encore un stress post-traumatique à la suite d’une guerre.

L’activité physique est-elle importante à tous les âges de la vie pour lutter contre la démence sénile?

M. VdL: Oui, cela a été démontré dans de très nombreuses recherches. Par exemple, les femmes actives durant leur adolescence présentent un risque diminué, presque de moitié, de développer des troubles cognitifs durant leur vieillesse. Il a été également établi que les gens qui, à la cinquantaine, pratiquent une activité physique régulière ont une probabilité significativement moindre de développer une démence. Cela est vrai aussi pour les personnes âgées.

La période de la cinquantaine semble cruciale pour préparer sa vieillesse. 

M. VdL: Beaucoup de données montrent que c’est le cas. Les gens font face à une série de changements: les enfants ont quitté la maison, des problèmes de santé surgissent. C’est à ce moment que la prévention est essentielle: avoir une activité physique, veiller à ne pas être envahi par le stress, se préparer à la vieillesse en planifiant sa retraite, garder une insertion sociale indépendamment du travail, éviter une surcharge médicamenteuse et le tabagisme, contrôler le diabète et l’hypertension.

Dans votre ouvrage, vous affirmez que la recherche sur la maladie d’Alzheimer est en crise. Comment l’expliquer?

M. VdL: De plus en plus de voix se font entendre pour défendre un changement d’approche du vieillissement cérébral et cognitif. En deux décennies, la MA a fait l’objet de 73 000 articles scientifiques, soit une moyenne phénoménale de 100 articles par jour. Et l’on n’a toujours pas trouvé l’ombre d’un médicament efficace! Cela suggère que l’on s’est trompé d’approche et qu’il faudrait aborder le vieillissement cérébral et cognitif dans toute sa complexité. Le milieu biomédical dit: «Donnez-nous plus d’argent et on trouvera.» D’autres affirment que celui qui identifiera le marqueur biologique de la MA recevra le Nobel de médecine. C’est une illusion totale car, au vu du nombre de mécanismes en jeu, autant espérer décrocher la lune.

Vous avez été neuropsychologue responsable dans une consultation mémoire et vous dites qu’il ne faudrait pas donner le diagnostic de MA aux patients. Pourquoi?

A.-C. VdL: J’ai arrêté de le faire depuis plusieurs années déjà, notamment après avoir lu des études démontrant que des gens qui ont des dépressions répétées peuvent développer des anomalies cérébrales similaires à celles de la MA. Le diagnostic de MA cloisonne les gens dans une évolution apocalyptique: une patiente était tellement désespérée qu’elle m’a demandé s’il était possible de faire une greffe de cerveau. La démence est associée à un état catastrophique, décrit avec des termes comme «perte d’identité», «mort vivant», alors que, même avec des troubles importants, les personnes gardent une identité et une capacité d’expression. Les mots ne sont pas neutres: les stéréotypes négatifs sur le vieillissement peuvent induire des incapacités supplémentaires, s’ajoutant à celles qui découlent du vieillissement cérébral.

Mais alors, comment présenter un diagnostic?

A.-C. VdL: En consultation, je montre aux personnes un schéma de puzzle, en leur disant que les différentes pièces représentent différents facteurs (biologiques, environnementaux, sociaux, éducatifs, psychologiques, etc.) qui ont pu jouer un rôle dans la survenue de leurs difficultés. Je leur dis que l’on peut agir sur certaines pièces de ce puzzle et je leur procure des pistes pour continuer d’aller bien en dépit de leurs problèmes de santé. Les personnes sont en majorité très reconnaissantes en sortant de notre entretien, car je leur redonne un contrôle sur leur histoire.

Pour combattre les troubles cognitifs, vous mettez l’accent sur la prévention. Vous ne rêvez pas un peu? 

M. VdL.: Non, il semble possible de diminuer les expressions les plus problématiques du vieillissement cérébral en réduisant les facteurs de risque vasculaire, en mangeant plus sainement, en faisant de l’exercice, en s’engageant dans des activités stimulantes. Mais il ne faut pas devenir obsédé par chaque chose que l’on fait, il s’agit de maintenir une saine modération. Il faut cependant que ces mesures de prévention soient réellement assumées sur le plan politique et social. Ce n’est pas seulement dire aux gens «Bougez régulièrement», «Mangez mieux». Il faut réfléchir aux moyens d’amener les personnes à changer vraiment de comportement. Pour cela, il faut impliquer les médecins généralistes, des psychologues, des médiateurs socioculturels, des associations…

Que pensez-vous de la prise en charge actuelle des personnes âgées par les EMS ?

M. VdL.: Les aînés présentant une démence considèrent souvent l’EMS comme une prison sans barreaux et un monde du silence, avec peu d’occasions de prendre leurs décisions dans la vie quotidienne, une dépendance vis-à-vis des soignants, où ils ne sont souvent pas considérés comme des personnes, mais comme des malades, où ils ne se sentent pas chez eux. Il faudrait changer beaucoup de choses pour passer à une approche moins centrée sur les questions médicales et bureaucratiques, mais plus centrée sur l’individu, son bien-être et sa qualité de vie. Pourquoi y distribue-t-on quotidiennement en moyenne 8,2 médicaments par personne? Pourquoi des pensionnaires sont-ils couchés à 18 heures? Pourquoi y a-t-il aussi peu d’ouvertures sur la société? Où est l’intergénérationnel? Pourquoi n’y a-t-il pas de réflexion de fond sur la sexualité et l’intimité?

Etes-vous optimistes? Les choses vont-elles changer?

Nous l’espérons, c’est la raison pour laquelle nous avons écrit ce livre. Mais le changement nécessitera un vaste débat citoyen et une prise de conscience générale des limites de l’approche dominante. Défendre une autre manière de penser le vieillissement, c’est aussi s’engager pour un autre type de société.

* «Penser autrement le vieillissement», Ed. Mardaga, 259 pages.


Profil

Anne-Claude Juillerat Van der Linden et Martial Van der Linden

Elle, docteure en psychologie et chargée de cours à l’Université de Genève, neuropsychologue responsable à la Consultation Mémoire des Hôpitaux universitaires de Genève durant vingt ans. Lui, professeur de psychopathologie et de neuropsychologie aux Universités de Genève et de Liège. 

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Eddy Mottaz
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Syngenta: les graines de la colère

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:54

Zoom. La Chine ne veut pas du maïs génétiquement modifié par le semencier bâlois Syngenta. Des fermiers du Midwest se retrouvent avec leur production sur les bras et portent plainte.
François Pilet

Une cargaison de maïs refoulée dans le port de Shenzhen, et c’est le monde qui bascule. Depuis quelques semaines, le géant bâlois des semences transgéniques Syngenta fait l’objet d’une vague de plaintes lancées par des fermiers d’Alabama, de Géorgie, du Mississippi et de Louisiane. Ces producteurs reprochent au groupe suisse de ne plus pouvoir écouler leur production, par sa faute, depuis que les autorités de Pékin ont mystérieusement refusé de laisser entrer sur leur sol une nouvelle variante de maïs génétiquement modifié, Agrisure Viptera.
Syngenta commercialise cette semence depuis 2010 aux Etats-Unis, en Argentine et au Brésil, avec l’aval des autorités de ces pays. Une demande avait également été déposée en Chine en 2010. Le groupe suisse a encore lancé une seconde génération de semences de ce type en 2011, Agrisure Duracade, dotée du même trait génétique de résistance aux insectes appelé MIR162.

Problème: le Ministère chinois de l’agriculture, qui a pourtant avalisé une quinzaine d’autres types de maïs génétiquement modifiés, refuse toujours de valider celui de Syngenta en estimant que sa demande serait simplement «incomplète».

Entre-temps, les autorités chinoises ont déjà refoulé plus d’un million de tonnes de maïs Agrisure arrivé par cargo au port de Shenzhen.

Les fermiers du Midwest qui avaient planté du maïs Agrisure n’auraient, en théorie, pas dû souffrir de ce blocage. Les semences MIR162 de Syngenta ne représentent que 3% du maïs planté aux Etats-Unis, et la majorité des céréales qui y sont cultivées sont consommées sur place. En outre, moins de 20% de la production américaine sont exportés vers la Chine. La situation des producteurs américains est devenue dramatique pour une autre raison: la crainte de la contamination.

Des ennuie qui s'accumulent

Dès que les premières inquiétudes sur un éventuel blocage chinois d’Agrisure sont apparues, en 2011, le négociant américain Bunge a refusé de recevoir ces chargements dans ses silos, même si ceux-ci n’étaient pas destinés à l’exportation vers la Chine, par crainte que des résidus de MIR162 ne se mélangent avec d’autres cargaisons dans ses élévateurs. Quelques mois après Bunge, le groupe Cargill a lui aussi bloqué les chargements d’Agrisure, laissant des centaines de fermiers sans débouchés pour leur production. En 2012, Syngenta a porté plainte contre Bunge en invoquant une loi américaine de 1916 qui interdit aux exploitants de silos à grains de favoriser certains agriculteurs. Un juge de première instance de l’Iowa a toutefois débouté Syngenta, estimant que le groupe suisse avait pris le risque de commercialiser Agrisure avant d’avoir reçu l’aval des autorités chinoises.

Depuis lors, les ennuis de Syngenta n’ont cessé de s’accumuler. Mi-septembre, Cargill et un second négociant américain, Trans Coastal, ont attaqué le groupe suisse. Selon ces plaintes, Syngenta aurait investi 200 millions de dollars et cinq à sept ans de recherche pour développer Agrisure et aurait décidé de forcer sa mise sur le marché sans autorisation d’exporter en Chine pour récupérer au plus vite son investissement. Cargill et Trans Coastal réclament plus de 120 millions de dollars de dommages. De leur côté, des dizaines de fermiers du Midwest demandent que leurs plaintes individuelles soient réunies dans une action collective.

Un porte-parole de Syngenta interrogé par L’Hebdo n’a pas donné d’explications sur le refus des autorités chinoises, ni indiqué si de nouvelles démarches avaient été entreprises pour résoudre le problème. La firme bâloise estime que les accusations portées contre elle aux Etats-Unis sont «sans fondement».

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Reuters
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Le roi du bretzel avale Naville

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:55

Zoom. Le distributeur romand innove avec des services adaptés à l’e-commerce. Son nouveau propriétaire, Valora, préfère vendre des petits pains pochés.

Une nouvelle page se tourne dans l’histoire de la presse romande. Le réseau de kiosques Naville, fruit d’un rapprochement avorté entre l’éditeur romand Edipresse de la famille Lamunière et le groupe de presse français des Lagardère, il y a vingt-cinq ans, a finalement été vendu à l’alémanique Valora.

Les Lamunière avaient cédé l’entreprise familiale à l’éditeur zurichois Tamedia en 2010, tandis qu’Arnaud Lagardère, en quête de liquidités, a choisi de se séparer de l’ensemble de ses activités de distribution de presse dans le monde. Avant de lâcher Naville, le groupe Lagardère avait d’abord dû trouver un acquéreur pour les librairies Payot, considérées comme une «excroissance stratégique» en Suisse romande. L’affaire a été conclue en juin dernier, et la suite de l’opération n’a pas traîné.

Fondé en 1905 à Olten sous le nom de Schweizer Chocoladen und Colonialhaus, aujourd’hui établi à Muttenz, près de Bâle, Valora est un groupe international de distribution présent en Allemagne, en Autriche et en Suisse alémanique, notamment avec les marques K Kiosk et les magasins Avec. En comptant les franchisés, il a réalisé un chiffre d’affaires de 3,4 milliards de francs en 2013, soit dix fois plus que Naville et trois fois plus que Tamedia.

Ces dernières années, Naville et Valora ont adopté des stratégies différentes – et même opposées – pour compenser la chute inexorable des ventes de journaux dans leurs kiosques. Le groupe romand, qui compte 175 points de vente et assure la livraison de 1200 kiosques indépendants, a misé sur sa présence sur l’ensemble du territoire pour développer de nouveaux services adaptés à l’ère du commerce électronique. Le système pick up, drop off, par exemple, permet aux utilisateurs de sites de vente en ligne de recevoir leur commande dans le kiosque de leur choix. Nespresso, La Redoute et Bongenie, ainsi, y ont déjà recours. Selon Jean-Yves Leroux, directeur de Naville, ce genre de services connaîtrait un «très grand succès en Suisse romande».

A cette offre aux particuliers s’ajoutent d’autres services, destinés aux professionnels, par lesquels Naville se transforme en sous-traitant logistique pour d’autres entreprises. «Des marques qui disposent de centres logistiques à l’étranger, par exemple en France, peuvent nous mandater pour distribuer leurs produits dans leurs magasins en Suisse, explique Jean-Yves Leroux. Nous nous chargeons du dédouanement et des stocks et livrons directement aux magasins.» Ce système repose sur le fait que les camionnettes de Naville sillonnent chaque jour l’ensemble de la Suisse romande pour livrer presque 1400 kiosques.

Valora, de son côté, ne prend plus cette peine. En août dernier, le groupe alémanique a cédé sa division Valora Services, qui assurait la livraison à 5000 points de vente en Suisse et au Luxembourg. L’activité a été reprise par le groupe indépendant PVG. Son directeur et associé majoritaire, Thomas Kirschner, est devenu du coup le premier distributeur de presse en Suisse alémanique.

Comme Naville, Valora avait aussi développé des services de pick up, drop off appelés Päckli Punkt, ainsi que ses activités de logistique pour professionnels. L’opticien Visilab, par exemple, y a recours pour livrer des lentilles de contact en Suisse alémanique. Mais Valora a également cédé cette activité au groupe de Thomas Kirschner.

Valora a justifié cette cession par la volonté de se concentrer sur son activité de loin la plus rentable: la vente de bretzels dans les gares et les centres-villes. Depuis le rachat des boulangeries helvético-allemandes Ditsch (basée à Mainz) et Bretzelkönig (à Emmenbrücke), la marque de petits pains pochés au bicarbonate est devenue le joyau de la couronne de Valora. Dépassant déjà les 100 millions de francs, les ventes gonflent à vue d’œil chaque trimestre. Surtout, la marge bénéficiaire des bretzels (14,5%) est dix fois plus élevée que celle des activités de distribution (1,4%).

De nouvelles possibilités

Valora a-t-il l’intention de se séparer à terme des activités de distribution aux kiosques indépendants aujourd’hui opérées par Naville? Par exemple en les cédant à Thomas Kirschner? Le groupe de Muttenz n’a pas souhaité répondre. «Il ne serait pas sérieux de s’exprimer aujourd’hui sur l’avenir des activités de distribution», indique sa porte-parole, Stefania Misteli. De son côté, le directeur de Naville se veut rassurant. Il promet que, même si le groupe alémanique a choisi de s’en séparer, le Romand conservera ses activités de livraison aux kiosques indépendants et continuera de développer ses offres logistiques innovantes. Et il n’est pas question non plus de forcer les Romands à manger des bretzels.

«Comme elle l’était avec Lagardère, Naville restera romande, tempère Jean-Yves Leroux. L’entreprise y jouit d’une très belle notoriété, elle est très bien implantée dans le tissu local et le restera encore de nombreuses années», promet-il. Le développement du commerce électronique et des services logistiques se poursuivra, assure-t-il. L’arrivée du groupe de Thomas Kirschner ouvre même de nouvelles possibilités, estime le directeur de Naville: «Cela a tout son sens de travailler à trois dans ce domaine.»

Et question snacks de gare, les Romands seront servis. Naville a scellé un partenariat avec le géant américain du sandwich Subway pour ouvrir plusieurs restaurants. De quoi regretter les bretzels de Valora? Difficile à dire.


1375 Le nombre de kiosques livrés quotidiennement par Naville, dont 175 sont en marque propre.

14% La marge bénéficiaire des ventes de bretzels par Valora.

1,4% La marge de la division Retail de Valora.

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Emploi: après 50 ans, le vertige du chômage

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:57

Enquête. Pour quelles raisons les quinquagénaires sont-ils écartés du marché du travail. Et comment Alain Berset envisage d’y remédier en abaissant le taux de cotisation du deuxième pilier à 13% dès 45 ans.

Cet emploi qu’il a retrouvé, c’est comme une renaissance. Henri Montavon semble gonflé à bloc, prêt à déplacer des montagnes depuis qu’il assume la direction commerciale de l’entreprise Assobois, à Delémont. Il présente fièrement les produits de cette menuiserie artisanale créée cet été: des ruches, des garde-mangers, des puzzles prêts à être écoulés sur les marchés de Noël. «Notre pari n’est pas gagné, mais nous avons déjà des commandes nous assurant du travail pour le premier trimestre de 2015.»

Assobois, imaginée par un groupe de chômeurs, l’Association des 50 ans et plus, n’est pas une entreprise comme les autres: elle joue à fond la carte de l’économie sociale et solidaire. Déjà, elle rémunère tous ses employés 4000 francs bruts par mois, sans 13e salaire, et renonce à tout profit autre que celui lui permettant de se développer. Surtout, elle n’engage que des chômeurs de plus de 50 ans. Enfin, elle privilégie la région, dans sa production comme dans son approvisionnement, en n’achetant son bois qu’en Suisse, alors qu’à l’étranger il est souvent cinq fois moins cher.

De nombreux patrons et responsables de ressources humaines (RH) devraient faire un saut à la rue Saint-Georges, en pleine zone industrielle de la capitale jurassienne. Ils y découvriraient une autre réalité que celle qu’ils imaginent trop souvent. Certes, Assobois n’occupe qu’une poignée de collaborateurs: deux personnes à plein temps et deux à 50% notamment. «Mais ces anciens chômeurs qu’on avait mis au rebut de la société font preuve d’un enthousiasme extraordinaire. Ils savent que la survie de la société dépend d’eux, alors ils s’impliquent et travaillent parfois le week-end. Ils ont retrouvé leur dignité», déclare Emmanuel Martinoli, un médecin de 74 ans à la retraite qui a cru en l’idée d’Assobois et en détient la moitié du capital social.

Un potentiel inexploité

Henri Montavon ne le cache pas, il revient de loin. Quatre ans de traversée du désert, un douloureux burn-out, l’humiliation du chômage, quelque 400 postulations sans suite. Heureusement que la famille était là pour le soutenir. Ce nouvel emploi chez Assobois l’a transfiguré. «Je veux prouver que des chômeurs sont compétents, qu’ils méritent un salaire décent et qu’il est faux de les pousser sur une voie de garage.»

Les travailleurs âgés: on ne parle plus que d’eux ces derniers temps. L’approbation surprise de l’initiative UDC «Contre l’immigration de masse», qui privilégie le recours à la main-d’œuvre indigène, a provoqué un brutal réveil des consciences. Depuis le 9 février, le ministre de l’Economie Johann Schneider-Ammann multiplie les interventions pour souligner qu’ils constituent un potentiel largement inexploité de 93 000 personnes. Et qu’il compte beaucoup sur eux pour combler l’actuelle pénurie de main-d’œuvre qualifiée.

Beau discours que voilà, qui devrait laisser entrevoir un avenir radieux pour les seniors. Ce d’autant plus qu’une récente étude de l’OCDE montre que la Suisse affiche un taux d’activité de 70,5% des personnes de plus de 55 ans, ce qui la place en cinquième position des 34 pays industrialisés appartenant à cette organisation. En septembre dernier, le taux de chômage de cette classe d’âge y est même inférieur à la moyenne nationale, de 3%.

Mais ces statistiques se révèlent trompeuses, de l’aveu de ceux qui vivent la réalité impitoyable du marché du travail. Certains sans-emplois, pour lesquels le chômage débouche sur des problèmes psychiques, sont pris en charge par l’AI. D’autres tentent une fuite en avant en se lançant en indépendant, avec le risque de perdre entre 20 et 70% de leur revenu suivant les mois, selon leurs témoignages à L’Hebdo. On peut ainsi affirmer que, pour les chômeurs âgés, la situation s’est péjorée en Suisse. Le rapport de l’OCDE le confirme d’ailleurs sur un point: ceux-ci forment désormais 58% des chômeurs de longue durée – soit plus d’un an –, contre 40% seulement voilà une décennie.

«Perdre son emploi à 50 ans peut être un facteur de paupérisation. Les durées de chômage s’allongent sensiblement à partir de cet âge», note Roger Piccand, chef du Service de l’emploi du canton de Vaud: 151 jours chez les 25-29 ans, 203 jours chez les 35-39 ans, puis 301 jours chez les 55-59 ans, et même 433 jours chez les 60 ans et plus.

La tendance n’est pas nouvelle, mais elle s’accentue, s’inquiète Blaise Matthey, directeur de la Fédération des entreprises romandes (FER). «Dans l’ensemble, les patrons jouent le jeu et conservent leur main-d’œuvre expérimentée. Mais, à l’engagement, je ressens comme un plafond de verre qui touche les travailleurs de 50, voire 45 ans déjà. Cette limite, aussi inacceptable qu’artificielle, ne repose sur rien de fondé», dénonce-t-il.

Une classe d’âge discriminée

Dans les offices régionaux de placement (ORP), on tire aussi la sonnette d’alarme. Non seulement la durée du chômage s’accroît avec l’âge, mais le phénomène touche désormais des gens bien formés, constate Bernard Amoureux, conseiller en personnel à l’ORP de l’Ouest lausannois. Par exemple, un bio-informaticien très pointu ou un responsable de la sécurité, tous deux remerciés par des compagnies internationales, des employés qui touchaient un revenu de 150 000 francs par an, voire plus.

Pour ces quinquagénaires, l’âge est un handicap souvent rédhibitoire. «Jamais un chef de RH n’avouera qu’il n’engage pas quelqu’un parce qu’il est trop âgé. Mais nombreux sont ceux qui jettent les dossiers des plus de 50 ans à la poubelle, même si l’OCDE estime qu’une telle discrimination est inadmissible», confie-t-on dans un autre ORP romand. De plus en plus, les PME confient le recrutement d’un nouveau collaborateur, en mentionnant un âge dans le profil souhaité, à des agences spécialisées qui, ensuite, leur proposent un choix restreint de deux ou trois candidats. Très rares sont les quinquas figurant sur une telle short list.

Trop âgé, trop cher, trop qualifié, trop fatigué, trop rigide. De quels a priori n’affuble-t-on pas les travailleurs seniors? Les chômeurs qui se sont confiés à L’Hebdo, presque toujours sous le couvert de l’anonymat, ont tout entendu. Par la bande, toujours. Une aide-infirmière de l’arc jurassien, âgée de 60 ans, avait quasiment décroché un emploi dans un EMS après un entretien d’une heure et demie qui s’était bien déroulé avec son directeur. «Lorsqu’il a su mon âge, il a presque changé de couleur. Il a pris conscience de la lourdeur de mon deuxième pilier et du fait
que j’aurais droit à six semaines de vacances.» Plus tard, cette chômeuse apprendra qu’il a préféré engager une personne plus jeune.

Entre chiffres et Réalité

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la position de cadre change peu à l’affaire. En témoigne l’histoire de cet ingénieur de 58 ans qui travaillait dans une entreprise lémanique de 400 personnes en tant que responsable de l’achat et de la maintenance des machines. En juin 2013, c’est le choc: d’un jour à l’autre, son service est dissous. Depuis, il a multiplié les postulations, environ 300, qui ont débouché sur une vingtaine d’entretiens. Sans emploi à la clé jusqu’à présent. Son salaire de 11 000 francs par mois et les charges du deuxième pilier sont dissuasifs.

«Dans un canton frontalier comme le mien, la concurrence est très rude. Il y avait d’ailleurs 25 Français et deux Suisses dans mon ancien service.» Aujourd’hui, même si ce cadre remue ciel et terre pour retrouver un emploi, il lui arrive de songer à l’exil et à vendre sa maison.

Souvent, le licenciement survient comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Dans une PME neuchâteloise, une responsable des RH et de la comptabilité a reçu son congé durant ses vacances. L’arrivée d’un nouveau directeur lui a été fatale. Celui-ci a prétexté une redéfinition du profil de son poste pour se justifier. En fait, en engageant sa remplaçante, il a supprimé le statut de cadre et réduit son salaire de près de 3000 francs par mois. Depuis son licenciement, voilà quatre mois, cette femme de 55 ans vit les affres du chômage. «J’ai beau être bilingue et expérimentée, j’ai rarement l’occasion de me présenter à un employeur pour défendre réellement mes chances. Sur dossier, on m’estime soit trop âgée, soit trop chère ou encore trop qualifiée.» Complètement désécurisée, mais prévoyante, elle a décidé de chercher un appartement plus modeste. «Hélas, lorsque vous êtes au chômage, vous n’en trouvez pas.»

Les chiffres du chômage ne reflètent cependant pas les drames humains que vivent certains quinquagénaires. L’Hebdo en a rencontré deux. L’un, Blaise Margraitner, a accepté de témoigner à visage découvert. Ce journaliste biennois de 60 ans a été licencié de la radio régionale dont il était l’un des responsables depuis dix ans. C’est le début d’un cercle vicieux, d’un déclin apparemment inexorable. Sa quête vaine d’un nouvel emploi le mène à la dépression et à l’alcoolisme. «J’ai commencé à picoler lorsque je suis arrivé en fin de droit», raconte-t-il. Il le fait d’abord à l’insu de sa femme et de ses enfants mais, en 2010, son couple finit par éclater. Il a aujourd’hui un tant soit peu redressé la barre, ayant arrêté de boire après plusieurs séjours en clinique. Souffrant toujours de dépression, il touche désormais une pleine rente AI. «Comme j’ai déjà perçu mon deuxième pilier, je m’en sors sans faire de folies.»

Un ancien fonctionnaire de 53 ans, titulaire de deux brevets fédéraux en marketing et en publicité, a connu la même dérive après avoir été licencié en 2011. De santé fragile, il était devenu le maillon faible de l’équipe, dont le chef, ambitieux, s’est séparé pour maintenir le meilleur rendement possible dans son groupe. Il postule alors pour des emplois de 30 à 50%, requérant moins de qualifications qu’il n’en a. Toujours en vain. «Les entreprises ne voyaient que mes faiblesses, en ignorant mes compétences et mon expérience dans les métiers de la communication», déplore-t-il. Au bénéfice d’une rente partielle AI, il travaille désormais à 25% pour une organisation de bienfaisance.

Des mesures pour rebondir

Parmi ces femmes et ces hommes, dont beaucoup ont occupé des postes à responsabilités, certains parviennent à s’extraire de la spirale négative du chômage de longue durée. Les uns grâce à l’allocation d’initiation au travail de l’assurance-chômage. Elle prend à sa charge 50% du salaire d’un chômeur en fin de droit de plus de 50 ans embauché par une entreprise. D’autres grâce au soutien à l’activité indépendante (SAI) introduit par le canton de Vaud, une mesure destinée à ceux qui se sentent une âme d’entrepreneur. C’est l’association Genilem qui évalue leur demande. En 2013, 70% des chômeurs ayant fait une requête ont réussi à trouver un emploi ou à lancer leur entreprise, parmi lesquels quelques quinquagénaires. A l’exemple de cet ancien pédiatre reconverti dans les affaires médicales à l’âge de 57 ans.

Lorsque son entreprise, une biotech lémanique, l’a remercié, en juillet 2013, il a décidé de lancer son propre bureau de conseil. Sa démarche est en bonne voie. «Mes trois premiers contrats sont quasiment sous toit et je compte retrouver mes revenus d’antan d’ici à un an», estime-t-il. Mais même pour cet ex-chômeur au profil hyperpointu, car spécialisé dans les maladies rares, la reconversion n’est pas facile. Durant un an, il a vécu sur ses réserves et a dû investir plus de 150 000 francs dans son nouveau bureau de conseil.

Malgré ces destins brisés, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) refuse de dramatiser la situation. «En Suisse, les conditions restent bonnes pour les travailleurs les plus âgés», assure Boris Zürcher, chef de la division du travail au Seco. Il ne faut pas oublier que la population vieillit et qu’il y a ainsi plus de seniors sur le marché du travail. «La Suisse affiche le taux de fidélité des employés le plus élevé de tous les pays de l’OCDE. C’est dire que les entreprises font tout pour garder leurs seniors.» Ce qui tendrait à confirmer leur frilosité à l’embauche. Les sociétés contactées par L’Hebdo plaident pourtant non coupables.

«De manière générale, nous ne prenons pas l’âge des postulants en compte. Les entreprises ne devraient pas faire figurer de limite d’âge dans une offre d’emploi, car cela constitue une forme de facteur discriminant», affirme Ludmila Heitz, responsable du recrutement des collaborateurs aux Transports publics de la région lausannoise (TL), qui engagent entre 60 et 80 nouveaux conducteurs par an. Pour chacun d’entre eux, en fonction de leur expérience préalable, les TL organisent une formation coûtant entre 15 000 et 50 000 francs. On peut dès lors supposer qu’ils ne vont pas engager une personne plus ou moins proche de la retraite. Quoi qu’il en soit, cette entreprise affiche un taux d’ancienneté respectable de douze ans par employé, un indicateur qui parle en sa faveur.

Il ne faut pas se le cacher. L’entrée en vigueur progressive de la libre circulation des personnes (LCP), dès 2002, constitue un handicap supplémentaire pour les travailleurs âgés. Certes, elle a dopé la croissance de l’économie helvétique et permis la création de quelque 500 000 emplois en dix ans. Pourtant, si l’économie continue à recruter, elle le fait sans puiser dans le réservoir des seniors, souvent insuffisamment formés selon elle. «La formation continue a été une victime collatérale de la LCP, qui a, de plus, souvent constitué une solution de facilité pour les entreprises, surtout en zone frontalière», déplore Jacques-André Maire, vice-président de l’association faîtière Travail Suisse.

Le combat politique

Pour combler les déficits actuels en matière de qualifications, Travail Suisse propose alors de débloquer 80 millions de francs afin de subventionner notamment des compléments de formation pour des travailleurs sans titre reconnu. La bataille sera rude au Parlement. Au sein du département de Johann Schneider-Ammann, on considère cette démarche d’un œil sceptique. «Le perfectionnement professionnel est du ressort de la responsabilité individuelle, celle de l’employeur comme de l’employé. En Suisse, on ne compte pas toujours sur l’Etat, c’est un des facteurs de notre succès», souligne Boris Zürcher au Seco.

De son côté, le Département de l’intérieur d’Alain Berset s’apprête à annoncer des mesures pour favoriser le maintien ou la réintégration des travailleurs âgés sur le marché. Dans le cadre de l’énorme chantier de la réforme simultanée de l’AVS et de la prévoyance professionnelle, il propose de lisser les taux de cotisation du deuxième pilier, ce handicap si souvent invoqué pour ne plus engager de seniors. Ce taux augmenterait une dernière fois à l’âge de 45 ans pour atteindre un plafond de 13%, au lieu des 15%, puis même 18% (dès 55  ans actuellement).

«C’est une réforme intelligente qui va dans la bonne direction», note Blaise Matthey, tout en glissant qu’il avait déjà fait cette proposition il y a quinze ans, alors qu’il siégeait au sein de la Commission fédérale de la prévoyance professionnelle. «On ne peut pas se permettre le luxe de gaspiller cette main-d’œuvre expérimentée, d’autant plus que changer de personnel n’est pas bon marché. Chaque poste à remplacer coûte des dizaines de milliers de francs, notamment en formation.»

Les patrons en sont-ils vraiment conscients? A Delémont, Henri Montavon n’en est pas sûr. Lui, en tout cas, il est prêt à faire mentir tous les clichés sur les travailleurs âgés: «A Assobois, je m’engage à 250%. C’est le défi de ma vie.»

Collaboration Catherine Bellini


Les services, secteur le plus dur envers les seniors

La Suisse comptait 32 000 chômeurs de plus de 50 ans à fin octobre 2014. Les branches qui se séparent le plus de leurs seniors sont le commerce, l’entretien et la réparation d’automobiles (4400), l’hôtellerie et la restauration, ainsi que la santé et l’action sociale (2800). Certains chiffres concernant la durée de ce chômage donnent le vertige. Selon les statistiques du Service de l’emploi du canton de Vaud, elle atteint plus de 350 jours, soit 50 semaines, dans les deux premiers secteurs cités. La situation est encore plus grave dans l’électrotechnique et l’électronique (440 jours) et dans l’industrie du papier et l’imprimerie (530 jours). Piètre consolation: les chômeurs y sont beaucoup moins nombreux, ne se comptant que par dizaines. MG

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Xavier Voirol
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Jean-Claude Juncker sous haute pression

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:57

Enquête. A peine entré en fonctions, le président de la Commission européenne est rattrapé par les modèles d’optimisation fiscale qu’offre le Luxembourg depuis le temps où il y occupait des fonctions gouvernementales.

Nikolaus Blome, Christoph Pauly, Gregor Peter Schmitz, Christoph Schult

La semaine dernière, les médias ont révélé, d’une manière plus détaillée que jamais, comment le Luxembourg se mettait au service des sociétés peu enclines à payer des impôts normaux. Les procédures, en général bricolées en commun, attiraient dans le grand-duché des multinationales qui, sans cela, n’y auraient jamais mis les pieds. A l’inverse, ces dernières rapportaient au Luxembourg des ressources fiscales dont il n’aurait jamais pu rêver. C’était du gagnant-gagnant. Mais au détriment d’autrui, au détriment de l’idéal européen. Car dans leur pays d’origine, là où ils produisent et vendent pour l’essentiel, ces grands groupes ne paient souvent plus d’impôts grâce aux astuces luxembourgeoises.

Gouverné pendant près de dix-neuf ans par Jean-Claude Juncker, le petit Luxembourg a donc joué un vilain tour à ses grands voisins de l’UE. «Mais tout le monde était au courant», lâche un ministre allemand en haussant les épaules. Les ruses fiscales luxembourgeoises étaient parfaitement légales: «Qu’y a-t-il de neuf dans ce propos?»

Ce qu’il y a de neuf? Ce n’est pas la bonne question. Ce serait plutôt: un certain comportement doit-il être politiquement évalué différemment entre un chef de gouvernement qui défend ses intérêts nationaux et un président de la Commission de l’UE, dite aussi «gardienne des traités»? La réponse est oui. C’est là que se situe le problème politique de Jean-Claude Juncker. Et il le sait.

En tant que chef du gouvernement, Juncker a fait du Luxembourg un paradis fiscal, pour le plus grand bien-être du mini-Etat. Il a freiné les tentatives de faire la lumière sur son administration fiscale (il a aussi été longtemps ministre des Finances). En 2004, quand les sociaux-démocrates ont rejoint Juncker au gouvernement, un groupe de travail a été prévu dans le contrat de coalition. Il était censé comparer les pratiques fiscales contestées du Luxembourg avec les standards internationaux puis «élaborer des propositions ciblées». Cependant, le groupe de travail n’a jamais vu le jour.

Avantage concurrentiel illicite

En 1997 déjà, sous la présidence Juncker, les Etats de l’UE avaient décidé d’un «code de comportement pour l’imposition des entreprises» afin d’endiguer «les mesures fiscales dommageables». Un code qui n’avait rien d’impératif. La Commission de l’UE ne peut sanctionner des modèles fiscaux que s’ils constituent une aide financière illicite de l’Etat, de nature à entraîner une distorsion de la concurrence dans le marché intérieur. Mais l’Autorité de la concurrence de la Commission n’a pas pu compter sur l’aide de Jean-Claude Juncker quand elle s’est mise à analyser l’usine à gaz fiscale luxembourgeoise. Ce n’est que lorsqu’il a perdu son poste, en décembre 2013, que Joaquín Almunia, commissaire à la Concurrence, a reçu des réponses à 22 questions portant sur des arrangements fiscaux douteux.

Dans deux dossiers, la Commission est assez sûre que le Luxembourg a accordé une aide étatique interdite. C’est pourquoi, dans les cas des filiales luxembourgeoises du commerçant en ligne Amazon et du constructeur italo-américain Fiat Chrysler, elle a ordonné une «enquête plus approfondie». A en croire les premiers résultats, ces deux groupes ont bénéficié d’une réponse positive et précise sur ce que les charges fiscales de leurs sociétés luxembourgeoises seraient à l’avenir.

Dans une lettre de 30 pages, Joaquín Almunia montre pourquoi le groupe Fiat fait transiter depuis des années ses flux financiers vers le complaisant Luxembourg, dont les autorités fiscales ont apparemment accepté en 2012 un modèle d’optimisation conçu sur mesure pour Fiat par l’auditeur KPMG. Puis Fiat Finance and Trade (FFT), sis au Boulevard Royal, non loin du quartier des ministères de Luxembourg, a été informé le 3 septembre 2012 de la décision d’imposition pour les exercices 2012 à 2016. Fiat a ainsi connu à l’avance le montant de ses modestes impôts: selon les calculs du commissaire Almunia, FFT s’est vu garantir un revenu imposable entre 2,3 et 2,8 millions d’euros, indépendamment de son chiffre d’affaires. Cela correspond à une charge fiscale moyenne de 732 000 euros, un montant ridiculement bas.

La conclusion de Joaquín Almunia, dans sa lettre, est abrupte: les autorités financières luxembourgeoises ignorent «la réalité économique» de l’entreprise, il n’y a «aucune logique fiscale» dans cette affaire. Autrement dit, le Luxembourg a accordé à Fiat un avantage concurrentiel illicite. Ce que FFT conteste.

Succédant à Almunia au poste de commissaire à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager ne manquera pas de lui emboîter le pas. Elle devra aussi vérifier l’arrangement fiscal concocté par l’auditeur PwC pour de multiples grands groupes comme l’allemand E.ON, Deutsche Bank ou l’américain Heinz. Ont-ils pu arriver à leurs fins sans l’approbation ou l’aide active de Jean-Claude Juncker?

Clarifications exigées

En ce moment, personne ne semble prêt à voler officiellement à son secours. «Ces révélations sont un coup qui atteint durement la réputation du Luxembourg», s’est écrié le ministre des Affaires étrangères du grand-duché, Jean Asselborn. Le nouveau gouvernement entend rendre le système plus transparent, promet-il. Il a d’ailleurs approuvé la directive européenne sur l’échange automatique d’informations. «Le Luxembourg ne doit pas être un pays qui souhaite la bienvenue aux sociétés rechignant à payer leurs impôts. Nous ne sommes plus disponibles pour de telles combines», a-t-il ajouté.

Au Parlement européen, les révélations de la presse suscitent le tumulte. Son président Martin Schulz a demandé une clarification des reproches. Sans parler de la gauche qui s’étrangle d’indignation, même les libéraux qui ont en majorité élu Juncker prennent de la distance. A ce jour, une destitution paraît invraisemblable. Mais le danger menace au sein même de la Commission: si le Luxembourg était convaincu d’avoir pratiqué des aides étatiques illicites, il vivrait avec le stigmate d’avoir violé des années durant le droit européen. «Il ne le supporterait guère», pense un de ses compagnons de route.

Les juristes de l’UE sont déjà en train de vérifier si le retrait du président de la Commission entraînerait forcément la démission des 27 autres commissaires.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Christian Hartmann / Reuters
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Goldfinger veut «sauver» l’or de la Suisse

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:58

Décryptage. Si l’initiative est acceptée, la BNS serait contrainte d’acheter 1783 tonnes d’or. Le méchant de James Bond n’aurait pas échafaudé un plan aussi machiavélique.

«Zis is gold, Mister Bond», susurrait Gert Fröbe en Auric Goldfinger dans le film homonyme au moment de trancher l’agent 007 en deux avec un rayon laser. «Toute ma vie, j’ai été fasciné par sa couleur, sa brillance, sa densité divine, s’émouvait le supervilain. Je suis prêt à tout pour augmenter mon stock.» Comme il se doit, l’agent britannique a fini par déjouer la conspiration et liquider l’affreux.

En 2014, qui viendra sauver Thomas Jordan, le président de la Banque nationale suisse (BNS)? Car si un nouveau Goldfinger se cache dans le monde d’aujourd’hui, sa machination se révèle bien plus machiavélique que celle de son prédécesseur. Et elle aurait d’ailleurs beaucoup plu à Ian Fleming. Au lieu d’irradier les lingots de la réserve américaine de Fort Knox avec l’aide de Pussy Galore, le grand méchant du jour mise tout sur la Suisse, sa banque centrale et la démocratie directe.

Sous son aimable logo de petite crousille et ses trois arguments simples, l’initiative «Sauvez l’or de la Suisse» cache une alliance hétéroclite de pontes UDC, de traders anglo-saxons de métaux précieux établis à Zurich et de libertaires anonymes adeptes de cryptomonnaies. Le texte entend forcer la banque centrale à acheter de gigantesques quantités d’or physique pour couvrir au moins 20% de son bilan. Des réserves qui seraient rendues «inaliénables» dans la Constitution fédérale.

En quatre petits articles et 41 mots acceptés par le peuple suisse, l’initiative rendrait ainsi les réserves d’or de la BNS aussi invendables que les lingots irradiés par Auric Goldfinger, ce qui ferait bondir les cours du métal jaune au-delà des rêves les plus fous du méchant d’Ian Fleming. Bien sûr, les Suisses n’ont pas encore glissé leur enveloppe dans l’urne. Mais les marchés ont toujours une longueur d’avance, et les analystes ont déjà sorti leurs calculettes.

Les experts de la Société générale, par exemple, estiment qu’en cas d’acceptation la BNS devrait acquérir au moins 1783 tonnes d’or, ce qui coûterait au bas mot 68 milliards de dollars. Les initiants expliquent qu’il suffirait de vendre une partie des euros et des dollars accumulés par la BNS pour défendre le cours plancher de 1 fr. 20 contre l’euro ou, plus simplement, de faire tourner la planche à billets.

Risque «fatal»

Thomas Jordan n’a pas trouvé de mots assez durs pour critiquer l’idée. Selon lui, placer de telles restrictions sur la politique monétaire de la BNS pourrait tout simplement se révéler «fatal» pour la Suisse. Outre le fait que la création de monnaie pour financer des achats d’or invendable n’a aucun sens économique, les véritables conséquences de l’initiative n’ont encore été qu’effleurées.

En effet, si l’achat de quelque 1800 tonnes d’or pour près de 70 milliards de dollars devrait suffire pour hisser les réserves actuelles de la BNS à 20% de son bilan, pourquoi s’arrêter là? Pour les analystes de Bank of America, si l’initiative était acceptée et si le franc suisse devait de nouveau faire face à une «attaque spéculative» de la même ampleur que celle subie en 2011 et 2012, la BNS devrait encore augmenter ses achats d’or d’au moins 50 milliards de dollars pour financer une intervention en défense du cours plancher. «La confiance des marchés dans la détermination de la BNS à défendre le plancher se réduirait à mesure que celle-ci serait contrainte d’augmenter ses achats d’or», préviennent-ils encore. Et de conclure: «Cela aboutirait à une prophétie autoréalisatrice, en augmentant la pression sur le cours plancher.»

Devinez quoi? Les «marchés» n’ont pas attendu le vote pour tester l’hypothèse. Lundi 10 novembre, l’euro a atteint 1 fr. 20218, soit son niveau le plus proche du plancher depuis le 5 septembre 2012. Pour Georgette Boele, cheffe du trading de devises de la banque ABN AMRO, interrogée par l’agence Bloomberg, l’affaire est claire: «Si l’initiative passe, il est probable que le plancher cède.» James, où es-tu?

francois.pilet@hebdo.ch / @FrancoisPilet


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Economie suisse: le poids de l’imprévisible

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:59

Eclairage. L’acculumation de réformes et de votes concernant les entreprises pèse sur le climat économique.

C’est un palais qui se dresse tel un grand corps vide. On est pourtant aux Bastions, un quartier de Genève prisé par les études d’avocats, les gérants de fortune et les banques qui visent ce mélange de prestige et de discrétion propre à ce quartier huppé voisin de la vieille ville et des Tranchées. Le Musée d’art et d’histoire affiche sa façade massive à deux pas.

Jusqu’à l’été 2013, le palais du numéro 8 de la rue de l’Athénée abritait le siège mondial d’une multinationale américaine du pétrole, Noble Corporation. Cette grosse société texane avait élu domicile fin 2008 dans la cité de Calvin en raison, disait sa communication officielle, de «son régime fiscal bien établi». Lisez: on y paiera peu d’impôts. Une explication transposée mot à mot à peine quatre ans plus tard pour justifier le déménagement de ce même siège à Londres.

Entre-temps, la Suisse avait entrepris la réforme de la fiscalité des entreprises. Elle annonçait la fin des régimes spéciaux qui permettaient aux sociétés étrangères de payer des impôts sur les bénéfices extrêmement réduits. A combien étaient taxés les gains de Noble sur territoire suisse? Cette information n’est pas publique. Cependant, la perspective de devoir payer un impôt de 13%, taux retenu à Genève, a suffi pour la convaincre de partir. Selon toute apparence, la fiscalité britannique a semblé plus attractive. Elle est peut-être plus basse, mais surtout elle apparaît beaucoup plus prévisible. Pas de mauvaises surprises à attendre de ce côté-là, ont dû se dire les dirigeants de Noble Corporation.

Tout le monde n’a pas forcément regretté le départ d’un groupe pétrolier texan, sauf peut-être son bailleur, le fisc et quelques fournisseurs de matériel de bureau. Mais le thème des grandes sociétés déplaçant leur siège hors de Suisse agite les esprits depuis que se multiplient les incertitudes concernant le cadre économique du pays. La troisième réforme de la fiscalité des entreprises a déjà créé un climat à même de déstabiliser maints dirigeants d’entreprises étrangères. Malheureusement, la Suisse a chargé son agenda de nombreuses autres questions pouvant déployer des effets encore plus redoutés par ces milieux d’affaires.

«A la réforme fiscale s’ajoutent les nombreuses initiatives populaires prévoyant des restrictions à l’activité économique. A commencer par le frein à l’immigration de masse voté en février dernier et Ecopop au menu des votations du 30 novembre prochain», explique Martin Eichler, économiste en chef de l’institut de recherches conjoncturelles BAK, à Bâle. L’ensemble crée «une situation complètement nouvelle, une atmo-sphère émotionnelle au pays du consensus pragmatique», comme le souligne Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse, think tank libéral proche des grandes entreprises. Au début de 2013, la Suisse faisait en effet sensation au niveau international en acceptant l’initiative Minder, qui plaçait la fixation des bonus des dirigeants des sociétés cotées en Bourse sous le contrôle direct de leurs actionnaires. Ce vote exprimait un premier acte de défiance de la part d’une population plutôt bienveillante envers l’économie. Un signe de rupture, donc, même si ses effets concrets sur le dynamisme de l’économie suisse demeurent extrêmement restreints.

Cette désapprobation s’est accentuée le 9 février dernier avec l’acceptation de l’initiative sur l’immigration de masse, qui a pour effet de réduire les possibilités d’embauches de ressortissants européens par des entreprises en Suisse et qui risque potentiellement de mettre fin aux accords bilatéraux avec l’Union européenne. Pris à froid par ce résultat, les milieux proches de l’économie font dès lors le décompte des textes susceptibles de remettre en cause le modèle suisse, fait de compétitivité, de flexibilité et de dialogue social.

Depuis 2012, ce ne sont pas moins de cinq de ces textes qui ont été soumis au peuple. Trois d’entre eux ont été acceptés: Minder, immigration de masse et Weber (frein à la construction de résidences secondaires). Deux autres ont été rejetés: l’instauration d’un salaire minimal et la limitation des écarts salariaux (initiative 1 : 12).

Inégal pouvoir de nuisance

Le pipeline des initiatives à venir est encore plus fourni. Dans l’immédiat, trois propositions suscitent l’inquiétude: Ecopop, qui veut drastiquement réduire l’immigration au nom de la défense de l’environnement, l’interdiction des forfaits fiscaux (L’Hebdo No 43) et l’or de la BNS (lire ci-dessous). Puis, dans un proche avenir, le peuple devra dire aussi s’il entend introduire un revenu de base inconditionnel, instaurer un impôt fédéral sur les successions, voire, si l’UDC met son projet à exécution, placer le droit suisse au-dessus du droit international.

Toutes ces initiatives n’ont pas le même potentiel d’atteinte à l’ordre économique. La question du droit n’a pas d’incidences immédiates sur la marche des affaires, sauf si elle entraîne la rupture d’accords internationaux dont l’économie suisse tire profit. En revanche, les textes visant à durcir la fiscalité ou à réglementer les salaires ne font pas sourire les patrons et les investisseurs. Cela d’autant plus que Berne prépare déjà des nouveautés fiscales qui risquent de leur coûter, à commencer par l’introduction d’un impôt sur les gains en capitaux destiné à compenser la baisse de l’imposition sur les bénéfices. Mais, pour le moment, l’attention des milieux patronaux n’est pas là. Elle se focalise sur les questions d’immigration.

Cette crainte s’exprime depuis des semaines auprès d’economiesuisse, des chambres de commerce et de toutes les organisations qui en sont proches. Elle transpire aussi à l’étranger. Le World Economic Forum, organisation certes basée à Cologny, aux portes de Genève, mais active sur les cinq continents, s’alarme de voir la Suisse dégringoler de la 14e à la 24e place des pays les plus susceptibles d’attirer des ingénieurs et des scientifiques étrangers dans leurs entreprises. Comment notre pays pourrait-il conserver sa place de leader mondial de la compétitivité dans de telles conditions?

Ces signaux d’alerte répercutent les interrogations des employeurs. Tous les sondages réalisés auprès des entreprises depuis le vote du 9 février font ressortir la même inquiétude: l’embauche de personnel, particulièrement d’employés qualifiés, va être plus compliquée. C’est le cas de 51% des sociétés ayant répondu à un questionnaire d’UBS au printemps dernier. Plus récemment, les Chambres de commerce genevoise et vaudoise parviennent, chacune de son côté, à des résultats similaires. Dans la cité de Calvin, elles sont 38% à craindre avoir plus de peine à recruter, inquiétude qui concerne 34% des entreprises vaudoises.

Certes, la majorité des patrons envisage de se tourner plus largement vers de la main-d’œuvre indigène pour compenser les limitations à venir sur l’embauche de spécialistes étrangers, ce qui est plutôt à l’avantage des salariés suisses. Cette médaille a néanmoins son revers. Un patron sur trois est prêt à reporter certains investissements si on l’empêche d’engager les personnes qu’il veut. Une minorité envisage même la délocalisation à l’étranger.

Aggravation à venir

Les patrons, déjà inquiets du ralentissement de la conjoncture qui se constate en Suisse comme dans le reste de l’Europe, surestiment peut-être l’impact négatif de ces initiatives. Mais leur réaction ne peut pas être simplement ignorée. Si des projets d’investissements sont reportés ou supprimés, ce sont des emplois qui ne se créeront pas et des achats à d’autres entreprises qui ne seront pas effectués. Autant d’activité économique qui ne sera pas générée.

Cette baisse probable de tonus a été estimée par les deux principaux instituts de recherche conjoncturelle du pays, le BAK et le KOF, ce dernier étant rattaché à l’EPFZ. Tous deux arrivent à une conclusion similaire: l’accumulation des incertitudes et des obstacles à l’embauche risque de réduire la croissance de l’économie suisse de 0,5 point de pourcentage. Autrement dit, la Suisse, au lieu d’avancer de 1,4% l’an prochain, comme le prévoit UBS, pourrait ne voir son produit intérieur brut ne progresser que de 0,9%. Pas évident, dans ces conditions, de maintenir le chômage au niveau particulièrement bas de ces dernières années.

«Pour le moment, la situation des entreprises n’est pas dramatique, observe Klaus Abberger, économiste au KOF. La croissance est toujours là. Mais l’addition de contraintes nouvelles peut l’aggraver, notamment si le poids des incertitudes s’accroît», poursuit le spécialiste.

La solution, aux yeux de Tibère Adler, c’est d’afficher clairement les enjeux lors des votations populaires. «Posons les questions sur le fond: quand on parle d’immigration de masse, c’est les bilatérales que l’on vise. Il faut donc l’énoncer distinctement. Au moins, les gens pourraient voter en parfaite connaissance de cause.» Faute de quoi, les palais vides situés dans des quartiers recherchés pourraient bien se multiplier.

yves.genier@ringier.ch@YvesGenier
Blog: «Rhonestrasse» sur www.hebdo.ch

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Ecopop & cie: le suicide suisse

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 06:00

Essai. De plus en plus d’initiatives menacent les conditions-cadres économiques à l’origine du modèle suisse de prospérité. Après l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février, Ecopop ou le texte sur l’or de la BNS lui porteraient un coup fatal. Mais pourquoi notre envié système de démocratie semi-directe s’est-il transformé en torpille?

La diatribe d’Eric Zemmour, Le suicide français, se vend très bien dans nos librairies. Si le French bashing est de longue date un sport national, on se gausse volontiers, de Romanshorn à Genève, de l’actuelle grande déprime de la Grande Nation, de cette spectaculaire impuissance des gouvernements, de gauche comme de droite, à mener les réformes nécessaires. Mais sommes-nous si sûrs d’être en meilleure posture?

Président de l’Association suisse des banquiers, Patrick Odier n’est pas un homme réputé pour ses outrances verbales. Il vient pourtant de lâcher dans une interview à la NZZ am Sonntag que l’acceptation d’Ecopop, le 30 novembre prochain, serait «un suicide».

Le texte voulant limiter la croissance démographique est incompatible avec les accords bilatéraux qui nous lient à l’Union européenne. Son acceptation anéantirait définitivement toute la stratégie du Conseil fédéral pour obtenir une mise en œuvre eurocompatible de l’initiative «Contre l’immigration de masse», acceptée de justesse en février dernier. Avec le texte sur l’or de la BNS ôtant toute marge de manœuvre pour mener une politique monétaire indépendante (lire en page 12), ce serait plus que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, ou la balle dans le pied qui figure un méchant autogoal, ce serait un suicide suisse, le renoncement volontaire aux conditions-cadres qui ont nourri le modèle suisse et généré sa splendide prospérité.

Le danger est réel car tous ceux qui ont voté le texte de l’UDC en début d’année ont reçu peu de raisons de modifier leur vote au moment de se prononcer sur Ecopop. Seule une mobilisation plus importante de ceux qui ont enduré les effets négatifs du 9 février – les chercheurs, les étudiants et aussi pas mal de patrons qui commencent à délocaliser des postes au compte-goutte, sans que personne n’en sache rien – peut conjurer ce sort fatal.

Comment expliquer une telle dérive? La performance, relative, de l’économie suisse, par rapport à son environnement européen, a rendu nombre de Suisses arrogants et peu lucides. Notre endettement public est sous contrôle, mais l’endettement privé reste colossal. Nos succès sur les marchés extra-européens effacent chez beaucoup notre dépendance aux marchés européens. Pourtant, depuis que la croissance allemande marque le pas, notre baromètre conjoncturel pique mécaniquement du nez. Le 9 février a nimbé l’économie suisse d’un voile d’incertitudes ravageur pour le développement des affaires (lire ci-contre).

Douce incitation

A qui la faute? A nous tous. Notre système de démocratie semi-directe a changé de nature, sans que nous en prenions la mesure. Naguère, il était une incitation bonhomme au compromis. Utilisé à outrance par l’UDC comme engin de marketing électoral, il s’est mué en torpille d’un pays dont il avait vocation à servir la cohésion. Naguère, le droit d’initiative était un droit de proposition, une manière pour les minorités d’interpeller la classe politique sur un sujet négligé par elle: les initiants ne gagnaient pas, mais la machinerie législative se chargeait de leur donner un peu raison, via un contre-projet direct ou indirect. Défaits dans les urnes, les promoteurs d’initiatives pouvaient se targuer d’avoir envoyé un signal, donné un coup de semonce. Ce fut par exemple le cas du GSsA, le Groupe pour une Suisse sans armée, il y a vingt-cinq ans tout juste, dont le texte recueillit 35% de oui: l’armée ne fut pas abolie, mais ses budgets drastiquement amputés. Plus récemment, l’initiative pour un salaire minimum a échoué, mais son existence a dopé les négociations des partenaires sociaux: maints barèmes de conventions collectives ont été revus à la hausse.

Le droit d’initiative, c’était du soft power avant l’heure. Une manière douce d’influencer les processus de décision sans compter sur la brutalité du rapport de forces.

Mais le rapport de forces justement constitue l’outil privilégié par l’UDC pour imposer ses vues. Galvanisé par ses succès, le parti de Christoph Blocher n’est pas devenu le moteur du compromis, comme son rang de premier parti de Suisse lui en assignerait le rôle, il a multiplié les initiatives pour court-circuiter le travail du Parlement et du Conseil fédéral, où il s’estime sous-représenté.

Manque de réactions

Jusqu’au résultat du 9 février, mettant en porte-à-faux la volonté de contingenter la main-d’œuvre étrangère avec le soutien cinq fois réitéré aux accords bilatéraux, personne n’a vraiment agi contre cette évolution perverse.

Le Conseil fédéral a bien réfléchi à quelques ajustements sur les critères de validité des initiatives, mais n’a pas eu le courage de porter une réforme iconoclaste devant le peuple. La droite non UDC envie le joujou qui réussit si bien à son concurrent: PLR et PDC se sont ainsi mis à lancer leurs propres propositions «pour faire parler» d’eux. La gauche est embarrassée: elle aussi, au nom de son statut de minoritaire, a un peu abusé du droit d’initiative, malgré la présence du Parti socialiste au Conseil fédéral. La différence avec l’UDC, c’est que, si elle gagne quelques fois ses référendums (taux de conversion LPP en 2010), elle perd magistralement avec la plupart de ses initiatives (le vote de septembre contre la caisse publique est le dernier exemple).

Une manière de calmer le jeu aurait été d’introduire l’initiative législative, moins lourde que l’initiative populaire d’impact constitutionnel. Une loi épouse plus facilement les évolutions et les rectifications.

Le conseiller national Hugues Hiltpold (PLR/GE) le propose dans une initiative parlementaire qui devrait être examinée lors de la session de décembre. Il suggère également que les textes soient invalidés s’ils ne sont pas de rang constitutionnel. Une clarification aussi audacieuse que bienvenue car elle soulagerait notre charte fondamentale de toutes sortes de détails et de chiffres qui n’ont pas à y figurer. Cette solution affrontera toutefois le plénum sans le soutien d’une majorité de la Commission des institutions politiques. Il faut souhaiter qu’elle ne connaisse pas le même sort que l’initiative populaire générale introduite en 2003, sabordée en 2009 déjà, sans avoir jamais servi. N’exigeant qu’une majorité du peuple, l’initiative législative enrayerait la dérive des initiatives populaires d’application faisant suite à l’adoption de normes constitutionnelles inapplicables.

Horrifiée par la perspective d’une répétition du 9 février, l’économie s’aperçoit un peu tard qu’elle a eu tort de snober les enjeux non directement liés à la défense de ses intérêts, comme l’interdiction des minarets (approuvée en 2009) ou l’internement à vie des délinquants sexuels (approuvé en 2004). Autrefois, au bon vieux temps du Vorort et de la SDES (Société pour le développement de l’économie suisse), elle finançait, bonne fille, toutes les campagnes de votation et accordait aux partis quelques moyens pour s’engager de façon déterminée. Rebaptisée economiesuisse en 2000, découplée du terrain politique, elle a désinvesti au moment où Blocher injectait ses propres millions pour influencer les campagnes à son avantage. Disqualifiée aux yeux de l’opinion publique par ses très molles positions sur les hauts salaires et les bonus des managers, elle peine à convaincre.

Quel fossé?

Paradoxe, les patrons, qui assurent les succès économiques du pays, ne sont pas entendus quand ils disent avoir besoin de la libre circulation des travailleurs pour recruter les meilleurs talents sur le marché de l’emploi européen. Les chercheurs et le monde académique, qui nourrissent l’innovation par l’excellence de leurs recherches, ne sont pas crus quand ils affirment la nécessité de rester connectés aux réseaux européens. L’existence d’un fossé entre les élites et le peuple, martelée par l’UDC, a suborné les esprits sans que la pertinence de ce cliché conspirationniste soit questionnée.

Si le couperet d’Ecopop ne tombe finalement pas, d’autres textes de la même poudre explosive sont annoncés, tel celui visant à instaurer la primauté du droit suisse sur le droit international.
La France voisine agonise par l’impéritie de ses gouvernants, et des voix s’élèvent pour demander que le peuple y soit mieux entendu. La Suisse, elle, s’inflige des blessures mortelles par excès de volonté populaire, mal orientée et mal cadrée. Ce suicide lent est la marque du déclin.


Les initiants ne pratiquent pas la densification

REVELATEUR Ils possèdent un logement à la campagne. De haut en bas: Rudolf Aeschbacher, Grüt (Gossau ZH). Philippe Roch, Russin (GE). Hans Geiger, Weiningen (ZH). Benno Büeler, Winterthour (ZH). Anne-Marie Rey, Zollikofen (BE).

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L’art contemporain, ce produit de luxe

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:44

Reportage. Se glisser parmi les visiteurs de la Fondation Louis Vuitton, ouverte le 27 octobre, et découvrir combien ce grand œuvre se met, avec déférence, au service d’une marque.

Textes et Photos Luc Debraine, Paris

Impressionnant. C’est bien le qualificatif qui vient à l’esprit lors de la découverte, dans le bois de Boulogne à Paris, de la Fondation Louis Vuitton dessinée par Frank Gehry, 85 ans. Le même sentiment perdure à la visite du bâtiment-voilier, à la fois massif et léger, fermé et ouvert, plein et vide, au parcours aussi syncopé que son enveloppe extérieure. Mais ce qui impressionne le plus est la maîtrise de ce mécénat d’entreprise, en l’occurrence la plus puissante du monde du luxe. L’actif, ou la valeur ajoutée que représente, pour LVMH, le grand œuvre de Gehry, dépasse de loin les 100 millions (ou 200?) d’euros consentis pour cet ouvrage monumental, si ostentatoire. Tout, dans ce propos culturel hors norme, sert la cause de la marque Louis Vuitton et du groupe qui la possède. A commencer par le geste «magnifique» (c’est lui qui le dit) de l’architecte-star. Mais aussi les artistes exposés, tous invités à entrer «en résonance» avec les lieux. C’est le fait du prince, inchangé depuis la Renaissance. Autant en être prévenu avant de pénétrer dans ce temple de la consommation raffinée de l’art contemporain.

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«Si Federer est revenu à un meilleur niveau, c’est grâce à Wawrinka»

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:51

Interview. A quelques jours de la finale de la Coupe Davis, Federer et Wawrinka se sont livré une bataille qui a laissé des traces. L’analyse du psychologue Mattia Piffaretti.

Propos recueillis par Stéphane Gobbo

Une semaine avant une finale de Coupe Davis que la Suisse attend depuis plus de vingt ans, Roger Federer et Stanislas Wawrinka s’affrontent en demi-finale du Masters, tournoi de fin de saison qui réunit les huit meilleurs joueurs du circuit. La bataille est homérique et se conclut par une victoire sur le fil du Bâlois. Peu après, le Vaudois se montrait très éprouvé en conférence de presse. Et voilà que le lendemain Federer déclare forfait pour la finale qui devait l’opposer à Novak Djokovic. Et la Suisse entière de trembler. Comment gérer autant de pression? Les réponses du psychologue du sport Mattia Piffaretti.

Stanislas Wawrinka a perdu la demi-finale du Masters après une lutte qui l’a vu galvauder plusieurs balles de match. Est-ce plus dur de perdre dans ces conditions que de subir une nette défaite?

C’est difficile de donner une réponse précise à cette question, mais en général, ce que je constate par rapport aux champions tels que Federer et Wawrinka, c’est que tout est finalement question d’attribution. Qu’est-ce qu’on fait de la défaite, de l’échec? Et à ce niveau-là les sportifs ont tendance à se l’expliquer en l’attribuant à une cause qui est sous leur contrôle. Par exemple des occasions galvaudées pour telle ou telle raison, mentale ou physique, ou un manque de lucidité. Dans la mesure où ils sont capables de faire ce type d’attribution, ils sauront comment s’y prendre pour s’améliorer. A maintes reprises, j’ai pu constater dans leurs interviews que Federer et Wawrinka ont cette capacité à identifier ce qui les a fait perdre. Vu que Wawrinka a été tellement près de cette victoire, je pense que dans son analyse il va se focaliser sur des détails qui n’ont pas été bien négociés.

Et qu’en est-il de la dimension humaine liée au fait que les deux joueurs sont amis et que leur match avait un côté fratricide?

Un joueur de tennis apprend très tôt à se caler dans le rôle d’un joueur de tennis. Un rôle qui est inclus dans une identité beaucoup plus large, qui peut être celle du frère ou de l’ami. Et je dis très tôt parce que, dans les tournois régionaux déjà, il peut se retrouver contre un copain de club. C’est un apprentissage que de réussir à faire la distinction entre le niveau sportif, où l’on est rivaux, et la dimension affective. La capacité du joueur à se caler dans cette identité sportive est importante, mais il faut faire attention à ne pas la laisser prendre le dessus. Car on peut alors se retrouver dans des situations en effet difficiles, où parce qu’on joue contre un copain ça devient particulièrement douloureux, avec des implications affectives très grandes, de perdre ou de gagner.

Le match a été perturbé par un incident entre Wawrinka et l’entourage de Federer, ce qui aurait conduit à une explication aux vestiaires entre les deux hommes. Peut-on imaginer que, malgré l’amitié qui les lie, il y ait entre eux une vraie rivalité?

On en revient à cette capacité de jongler du rôle de sportif à celui d’ami. Et, à ce niveau-là de professionnalisme, l’un n’exclut pas l’autre. Mais, au-delà de cette opposition entre le clan Federer et le clan Wawrinka, il ne faut pas oublier la fantastique influence positive réciproque des deux joueurs. Si Wawrinka est là aujourd’hui, c’est grâce à un modèle comme Federer, et si Federer est revenu à un meilleur niveau, c’est peut-être aussi grâce à cette percée de Wawrinka. Ils ont appris à vivre leur compétitivité de manière positive.

Néanmoins, lorsque Wawrinka entend la femme de Federer lui lancer «Cry baby, cry» à une semaine de la finale de la Coupe Davis, il a de quoi être déstabilisé. Il y a carrément un côté tragédie grecque dans cet incident…

Cela peut le déstabiliser s’il se laisse déstabiliser. Encore une fois, c’est une question d’attribution. Un joueur doit être en mesure de se sentir en contrôle et en pleine responsabilité de sa pensée et de sa concentration. Même si à un moment donné il y a eu une provocation extérieure, et qui est à quelque part de mauvais goût, il doit être capable de se dire: «Je suis responsable de ma pensée et de ma concentration, et même si c’est difficile je suis en mesure de me focaliser sur l’essentiel.»

Le lendemain de cet affrontement, Wawrinka voit Federer déclarer forfait pour une finale de Masters qu’il a bien failli disputer. Un tel retournement a-t-il pu amplifier la douleur de la défaite?

C’est difficile à dire. La question qui se pose, c’est: est-ce que Federer avait déjà mal pendant la demi-finale et qu’il a quand même décidé de continuer? Mais ce sont des spéculations, et ce qui compte dans cette situation, c’est ce qu’il a fait, à savoir mettre en avant la santé par rapport à la performance. Comment un joueur peut-il renoncer à une finale de Masters? C’est juste extraordinaire de faire cela. Et au nom de quoi l’a-t-il fait? De sa santé, mais peut-être aussi d’un événement qu’il considère comme prioritaire et historique, qui est celui d’une finale de Coupe Davis. Finalement, le signal qu’il envoie peut être positif par rapport à ses objectifs et au modèle qu’il donne aux jeunes. Il a osé dire: «J’ai mal et je renonce à une des compétitions les plus importantes de ma carrière au nom de ma préparation et de ma santé.» C’est un acte très fort, qui vaut la peine d’être salué, même si Wawrinka a pu ressentir des regrets.

On pensait que ce forfait aurait pu ébranler le moral de l’équipe suisse de Coupe Davis. Or, on a plutôt l’impression que celle-ci s’est au contraire ressoudée…

Dans le sport de compétition, savoir rebondir face à des événements inattendus est un défi constant. Ce serait «trop facile» que tous les objectifs soient facilement réalisés. Je ferais peut-être un parallèle avec une autre blessure au dos qui a fait couler beaucoup d’encre cette année. Celle de Neymar durant la Coupe du monde de football, et qui a fait s’effondrer toute l’équipe du Brésil. J’ose croire que cela ne se produira pas pour la Suisse et, comme vous le dites, je pense en effet que ça pourrait même amener une plus grande solidarité.

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Votation sur l’or, l’accident qui surviendra là où on ne l’attend pas

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:52

Analyse. La BNS subira des entraves inutiles si l’initiative sur le métal jaune est acceptée. Par manque d’explications sur un sujet pourtant central pour la prospérité de la Suisse.

La surprise ne viendra pas d’où on le croit. Au soir du 30 novembre, Ecopop, l’initiative qui veut limiter drastiquement l’immigration et qui fait si peur aux milieux économiques et politiques, devrait être refusée, au grand soulagement de ces derniers. Celle supprimant les forfaits fiscaux acceptée, au grand dam des Romands. Mais ses effets resteront limités. En revanche, la Suisse pourrait quand même s’être tiré une grosse balle dans le pied sans très bien avoir compris comment: en approuvant l’initiative sur l’or de la Banque nationale suisse (BNS).

Cette proposition, qui veut contraindre l’institut d’émission à détenir au moins 20% de ses réserves en métal jaune (contre 8% actuellement), a en effet toutes les chances d’être acceptée, tant ses partisans et opposants sont au coude à coude. Soutenue par des milieux financiers proches de l’UDC, elle est combattue par pratiquement toutes les forces politiques du pays. Mais bien mollement. Economiesuisse, l’organisation patronale, reconnaît que son budget de campagne n’atteint pas les niveaux de celui d’Ecopop, même s’il a «un peu augmenté dernièrement». Aussi la BNS se sent-elle bien seule au moment de combattre un texte qui pourrait l’empêcher de faire son travail efficacement. Cette passivité est étonnante en regard des enjeux. Un oui pourrait provoquer des dommages tout aussi importants à l’économie suisse que la proposition d’Ecopop, et bien davantage qu’une interdiction des forfaits fiscaux.

Le franc moins bien défendu

«La Banque nationale, qui a déjà une marge de manœuvre limitée, se verrait encore davantage entravée dans son action si ce texte venait à être appliqué», soupire l’économiste Samy Chaar, stratège de la banque Lombard Odier. Défendre le cours plancher du franc suisse de 1,20 franc pour 1 euro serait encore plus compliqué que cela ne l’est déjà depuis son introduction en septembre 2011. C’est pourtant ce plancher qui a permis, et permet toujours, à l’économie suisse de prospérer au milieu d’une Europe qui peine à se remettre de sa longue crise.

Sans ce pare-feu, le franc bondirait face à la devise européenne, faisant chuter les exportations et le tourisme helvétiques, provoquant des licenciements massifs et conduisant à une explosion du chômage dans le pays.

La BNS maintient ce cours en vendant massivement des francs suisses – qu’elle crée ex nihilo – contre des euros, lesquels constituent actuellement ses réserves, qui dépassent le chiffre astronomique de 500 milliards de francs. Et chaque fois qu’elle doit intervenir pour «sauver» le franc d’une surévaluation, elle émet encore plus de monnaie pour acheter des euros. Si l’initiative était acceptée, elle devrait ainsi acquérir du métal jaune en plus de l’euro, ce qui élèverait encore le prix de ses interventions.

L’initiative offrirait, de plus, un terrain de rêve aux spéculateurs de toute nature. Contrainte d’acheter des quantités phénoménales d’or – la moitié de la production mondiale d’une année – pour atteindre le quota de 20% fixé par l’initiative, la BNS tirerait le marché mondial à la hausse. Et cela pour longtemps. Un vrai «pari sûr», ou «safe bet» en jargon financier, pour tous ceux qui voudront faire de l’argent facile sur le dos de la Suisse.

Autre cadeau, l’accroissement de la pression à la hausse sur le franc. Freinée dans son action, la BNS sera moins crédible au moment de manifester son engagement à maintenir le taux plancher. Cette faiblesse offrira une nouvelle occasion à tous ceux qui parient sur une future hausse du franc. Celle-ci était si bien inscrite dans le paysage avant l’instauration du taux plancher que, dans les hedge funds, on qualifiait avec dédain ce pari de «no brainer», ou «zéro cervelle»: il est si facile à gagner que c’en est presque indécent.

L’or, un actif risqué

Le texte prétend mettre le franc à l’abri des risques. La sagesse populaire prétend que rien n’est plus sûr que l’or. Au contraire, le métal jaune a perdu ces dernières décennies son statut de refuge ultime de valeur. Il est devenu «aussi risqué que les actions», comme le rappelle Samy Chaar. En quelques mois, son cours peut doubler, comme il l’a fait en 2009 sous la pression d’investisseurs internationaux alarmés par la crise financière et ses conséquences. Puis, après avoir atteint le prix hallucinant de 1920 dollars l’once (31,1 grammes, soit plus de 53 000 francs le kilo), il s’est effondré au printemps 2013 et vaut à peine 1200 dollars actuellement (quelque 36 000 francs le kilo).

Ces variations créent naturellement un risque pour les réserves de la BNS. Risque inutile du fait que le métal jaune n’a pratiquement plus d’importance pour asseoir la solidité d’une monnaie, comme l’a rappelé Thomas Jordan, président de l’institution, au Matin Dimanche. Une devise s’assoit sur la santé de l’économie d’un pays, l’aptitude de ses dirigeants à maintenir les comptes publics sous contrôle et les perspectives de croissance. Autant de critères que la Suisse maîtrise avec brio depuis longtemps.
Les organisations qui combattent Ecopop au nom de la préservation du «modèle suisse» feraient donc bien de s’en souvenir.

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Ecopop ou comment nous perdrons le contrôle de l’immigration

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:53

Analyse. Mécaniquement, l’initiative réduira d’année en année le solde migratoire bien en dessous de ce que promettent ses auteurs. Démonstration chiffrée.texte Johan Rochel et Mikael Portmann illustration originale étienne delessert

Pour de nombreux citoyens, la votation Ecopop du 30 novembre prochain pourrait être l’occasion de réaffirmer une volonté de «contrôler» notre politique migratoire. Les impressions sont toutefois trompeuses: le texte de l’initiative nous ferait totalement perdre le contrôle de celle-ci. En effet, l’initiative Ecopop engage une spirale de baisse de l’immigration jusqu’à l’absurde. Suivant une démonstration chiffrée de la mécanique de l’initiative, la Suisse serait dépossédée de ses instruments de politique migratoire.

Pour rappel, l’initiative Ecopop exige que «la part de l’accroissement de la population résidant de manière permanente en Suisse qui est attribuable au solde migratoire ne puisse excéder 0,2% par an sur une moyenne de trois ans». Nous pouvons en déduire ce que nous appellerons l’«équation Ecopop»: le nombre de sorties + le 0,2% d’accroissement autorisé = le nombre d’entrées autorisées.

L’effet des sorties

Si Ecopop devait être mise en œuvre tout de suite, l’équation ressemblerait à ceci: 93 000 (nombre de sorties, en moyenne, entre 2007 et 2013) + 16 000 (accroissement de 0,2% de 8 millions d’habitants) = 109 000 entrées autorisées. Tirés du site des initiants, les chiffres ne devraient pas provoquer de controverse. Selon les propos d’Ecopop, l’initiative ne signifierait donc qu’une diminution du tiers des entrées autorisées (160 000 sans l’initiative, 109 000 avec). Cette limite fixe de 0,2% inscrite dans la Constitution pose un premier problème de flexibilité, pourtant si nécessaire à la défense des intérêts du pays. Mais, plus grave encore, le texte déploie des effets mécaniques qui rendent notre politique incontrôlable.

Pour comprendre ces effets, il faut tout d’abord se concentrer sur l’une des composantes essentielles de l’«équation Ecopop»: le nombre d’individus qui quittent la Suisse (les sorties). Ces émigrants sont en majorité des étrangers. En 2013, 73 000 personnes de nationalité étrangère sont parties, contre seulement 29 000 Suisses. Fait intéressant, le nombre de Suisses qui quittent le pays année après année n’a presque pas changé en vingt ans.

Pourquoi s’intéresser au nombre de sorties? Ce point est essentiel car, si l’initiative est appliquée, la réduction du nombre d’entrées aura rapidement un effet sur le nombre de sorties. En d’autres termes, moins d’étrangers qui entrent implique mécaniquement moins d’étrangers qui repartent. A son tour, cette baisse du nombre de sorties influe négativement sur le nombre d’entrées autorisées. Par à-coups, l’initiative entraîne donc le nombre d’entrées autorisées vers le bas. La spirale est mécanique: moins d’immigrants sont autorisés à entrer en Suisse, moins d’émigrants (étrangers) quittent la Suisse, moins d’immigrants sont autorisés à entrer en Suisse, moins d’émigrants (étrangers) en repartent et ainsi de suite. Cette funeste dynamique sera d’autant plus renforcée par la peur des étrangers de ne plus pouvoir revenir en Suisse. Qui se risquerait à émigrer en sachant pertinemment que le retour ne sera peut-être plus possible?

Une analyse rapide des chiffres des années 90 corrobore cet engrenage. Entre 1991 et 1997, l’immigration en Suisse a reculé de 133 000 (1991) à 70 000 (1997), soit une réduction de 48%, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Avec un décalage de quelques années, l’impact sur l’émigration s’est fait sentir. Composée principalement d’étrangers quittant la Suisse, l’émigration a diminué de 86 000 (1992) à 51 000 (2003), soit une réduction de 41%.

Où s’arrêterait la mécanique Ecopop de perte de contrôle sur l’immigration? En reprenant les éléments de l’«équation Ecopop», nous pouvons spéculer sur le point d’équilibre, à défaut de le prédire. Procédons tour à tour avec les inconnues de l’équation. L’accroissement autorisé de 0,2% de la population résidante restera compris entre 16 000 et 18 000. Le nombre de sorties se composera d’une part d’un solde migratoire des Suisses d’environ 6000 sorties par année. La donnée la plus cruciale concerne le nombre d’étrangers qui repartiront après avoir immigré en Suisse.

Malheureusement, on ne saurait que spéculer sur ce chiffre. Sur la base des données à disposition, il paraît crédible d’avancer que la moitié des étrangers va repartir. Suivant cette estimation, l’«équation Ecopop» se stabiliserait au point d’équilibre suivant: 21 000 sorties (6000 Suisses et 15 000 étrangers) + 16 000 (0,2% de 8 millions) = 37 000 entrées autorisées.

Perte d’autonomie

Cette dernière estimation met clairement en lumière deux points essentiels. D’une part, la mécanique Ecopop entraîne la Suisse vers une perte d’autonomie migratoire. Nous confions notre immigration à une mécanique incapable de servir nos intérêts. D’autre part, il est certain que la mécanique Ecopop entraînera le nombre d’entrées autorisées vers le bas – vers le très bas. On ose imaginer les terribles combats politiques au moment de distribuer moins de 40 000 entrées. De manière piquante, Ecopop indique sur son site que les demandes d’asile (21 000 en 2013, selon leurs chiffres) et les mariages avec un citoyen suisse (14 000 en 2013) devraient rester protégés. Il subsisterait donc environ 5000 entrées pour l’économie.

Face à cette pression, l’asile ou le regroupement familial auront-ils la priorité sur les besoins en personnel de nos hôpitaux? Ces mêmes hôpitaux auront-ils la priorité sur le secteur de la construction? Le texte est à la fois radical et extrême dans la spirale qu’il met en place. Gardons-nous de choisir cette voie.


Johan Rochel
Vice-président du foraus ­– Forum de politique étrangère.

Mikael Portmann
Physicien de formation, entrepreneur à Zurich. 

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La Suisse accueille un ex-dirigeant ukrainien inscrit sur liste noire

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:55

Enquête. Andriy Portnov, vice-patron de l’administration du président ukrainien renversé, est inscrit depuis mars sur liste noire par le Seco. Pourtant, il est autorisé par le DFAE à voyager dans tout l’espace Schengen.

Bienveillante et accueillante. La Suisse sait parfois retrouver le sens de traditions dont elle était si fière et qui se sont quelque peu émoussées en vingt ans d’offensives contre l’afflux d’étrangers «indésirables». Elle a ainsi ouvert ses frontières, et donc celles de tout l’espace Schengen, à un ancien dirigeant ukrainien. Or, ce dernier est inscrit sur liste noire internationale.
Le 6 novembre dernier, l’ambassade helvétique à Moscou a accordé un visa de type «business» à entrées multiples valable un an à Andriy Portnov, responsable adjoint de l’administration présidentielle de Viktor Ianoukovitch, le président ukrainien renversé par la «révolution de Maïdan» en février dernier. Interpellé par L’Hebdo, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) s’est contenté de déclarer que «cette personne n’est pas frappée de mesures de restrictions de voyage en Suisse ni dans l’UE, ce qui lui a permis d’obtenir un visa selon la procédure ordinaire».

Andriy Portnov, 41 ans, s’est fait connaître dans son pays comme l’un des principaux piliers de l’ancien régime, qu’il a fermement défendu jusqu’à la dernière heure. Les révolutionnaires de la place Maïdan l’accusent d’avoir joué un rôle déterminant dans l’enchaînement des événements du centre de Kiev en février dernier, ayant débouché sur les tirs qui ont fait plusieurs morts.
L’ancien haut fonctionnaire conteste ces reproches. Il a remporté plusieurs décisions de justice à ce propos en Ukraine. Ainsi, le 9 octobre, la Cour d’appel administrative de Kiev jugeait illégales les actions entreprises par le nouveau parquet ukrainien. «Pendant huit mois, le système a travaillé contre moi et ma famille. Et pourtant, le procureur général n’est pas parvenu à convaincre la cour de ses soupçons à mon endroit», s’est-il réjoui au terme de l’audience.

Fort de ces victoires, il entend désormais porter le combat dans les pays occidentaux pour tenter de «desserrer l’étau des sanctions internationales», basées, selon lui, sur des informations «falsifiées» par les nouvelles autorités au pouvoir à Kiev. C’est du moins l’explication qu’il livre sur son profil Facebook, en plus d’une photographie de son visa helvétique (voir ci-dessus).

L’avocat du régime

Les pays occidentaux, Etats-Unis et Union européenne en tête, n’en pensent pas moins. Début mars, ils ajoutaient son nom à la liste d’anciens hauts responsables dont les avoirs et les ressources économiques se voyaient instantanément gelés. La Suisse s’est jointe au mouvement sans tarder et le Seco l’a introduit sur sa propre liste le 10 mars.

Andriy Portnov passe toujours pour l’avocat de l’ancien régime. D’avril 2010 à février 2014, lorsqu’il s’est trouvé au cœur de l’Etat, l’ex-haut fonctionnaire s’est occupé notamment de négocier des accommodements avec l’appareil judiciaire. En allant jusqu’à démettre, grâce à des failles de la loi, des juges nommés par l’administration précédente de Ioulia Timochenko et qui se montraient insuffisamment accommodants avec les nouveaux dirigeants.

L’homme avait, semble-t-il, su habilement retourner sa veste. Car c’est grâce à l’équipe précédente qu’il a accédé aux marches du pouvoir. De 2008 à 2010, il a dirigé le fonds souverain ukrainien.

L’ancien homme de l’ombre parviendra-t-il à convaincre les Occidentaux de lever les sanctions? Apparemment, il a déjà réussi à se faire financer son voyage par un ami ou un mécène. Car en Suisse comme dans l’UE, il est, en raison de ses fonds bloqués, sans ressource.

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Henry Kissinger: "Aucun Etat n’est assez fort et intelligent pour créer un ordre mondial tout seul."

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:56

Interview. A 91 ans, le plus célèbre et controversé secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères a écrit un nouvel ouvrage sur les crises actuelles et les limites de la super-puissance américaine. Rencontre à New York.

Propos recueillis par Erich Follath et Juliane von Mittelstadt

Autant son intelligence pénétrante est incontestée, autant sa réputation en politique est controversée. Henry Kissinger fut un des responsables des bombardements sur le Vietnam, le Cambodge et le Laos, qui ont coûté la vie à des dizaines de milliers de civils. Il a soutenu le putsch contre Salvador Allende au Chili et on sait depuis quelques semaines qu’il avait planifié une attaque contre Cuba, empêchée seulement par la victoire de Jimmy Carter à la présidentielle de 1976. Pourtant, il est toujours resté à la Maison-Blanche un hôte apprécié pour ses conseils.

Où que l’on regarde, il n’y a que guerres, catastrophes, chaos. Le monde est-il devenu fou?

On dirait. Le chaos nous menace par le biais de la prolifération d’armes de destruction massive et du terrorisme international. Des régions entières comme la Libye échappent à tout contrôle. L’Etat, en tant qu’élément essentiel de l’ordre mondial, est attaqué de toutes parts. En même temps – c’est le paradoxe –, on peut parler pour la première fois aujourd’hui d’un ordre mondial.

Comment ça?

Dans l’histoire, il n’y a eu que des ordres régionaux. Aujourd’hui, les diverses parties de la planète peuvent agir ensemble pour la première fois. Cela rend indispensable un nouvel ordre pour un monde globalisé. Toutefois, il n’y a plus de règles communément acceptées, mais seulement la vision de la Chine, celles du monde islamique, de l’Occident, des Russes. Et ces conceptions ne sont pas compatibles.

Prenons un exemple concret: comment devrions-nous réagir à l’annexion de la Crimée? Craignez-vous qu’à l’avenir les frontières ne soient plus intouchables?

Oui, mais la Crimée n’est qu’un symptôme, elle n’est pas la cause. Et elle constitue un cas particulier: l’Ukraine a longtemps appartenu à la Russie même si, par principe, on ne peut pas accepter qu’un Etat s’approprie une province de son voisin. Reste que ça n’a rien à voir avec l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler.£

Pourquoi?

Poutine a dépensé des dizaines de milliards de dollars pour ses Jeux olympiques de Sotchi. La Russie voulait se présenter comme une nation avancée, tournée vers l’Occident et sa culture. Il n’y a aucun sens à ce que, quelques semaines plus tard, Poutine s’empare de la Crimée et entreprenne une guerre contre l’Ukraine. Pourquoi l’a-t-il fait?

Vous attribuez à l’Occident une coresponsabilité dans cette escalade?

Exactement. L’Europe et l’Amérique n’ont pas compris la signification des événements qui ont débuté avec les négociations sur les relations économiques entre l’Ukraine et l’UE, et culminé avec les manifestations de Kiev. Cela aurait dû être un élément de dialogue avec la Russie. Je ne dis pas pour autant que la réaction de Poutine a été adéquate.

Les relations avec la Russie sont plus tendues que jamais. Une nouvelle guerre froide menace?

C’est un risque que nous ne pouvons ignorer. Une réédition de la guerre froide serait une tragédie. Si un conflit peut être évité sur des fondements aussi bien moraux que sécuritaires, alors nous devons l’éviter.

Aurait-il fallu s’abstenir de sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée?

L’Occident ne pouvait accepter l’occupation de la Crimée. Mais personne n’a encore proposé un plan concret de restitution. Nul ne veut se battre pour l’est de l’Ukraine. Or, nous ne pouvons nous accommoder de la situation et, en droit international, nous ne devons pas considérer la Crimée comme une région russe.

Faudrait-il lever les sanctions, même sans concessions russes?

J’ai un problème avec les sanctions, surtout contre les personnes: nous publions des listes de gens dont nous gelons les comptes, qui ne peuvent plus voyager. Et après? Comment mettre fin aux sanctions? Retirons-nous l’un ou l’autre de la liste, et alors pourquoi celui-ci et pas celui-là? Quand on commence quelque chose, il faut toujours se demander comment on finit.

Cela vaut aussi pour Poutine, qui s’est fourré dans une impasse. Agit-il par force ou par faiblesse?

Il agit par faiblesse stratégique et le camoufle en force stratégique.

Comment devons-nous alors le traiter?

Nous devons garder à l’esprit que nous avons besoin de la Russie pour résoudre d’autres crises, notamment le conflit sur le nucléaire avec l’Iran et la guerre civile en Syrie. C’est prioritaire. Bien sûr que l’Ukraine doit rester un Etat indépendant, libre de conclure des alliances économiques. Mais il n’existe pas de droit à faire partie de l’OTAN. On le sait: jamais l’OTAN ne voterait unanimement pour l’intégration de l’Ukraine.

Mais nous ne pouvons pas dire aux Ukrainiens qu’ils ne sont pas libres de choisir leur destin.

Pourquoi pas? L’Amérique ne peut rien dicter. Mais, en ce qui concerne l’OTAN, elle a un droit de regard sur une décision qui est prise à l’unanimité. La chancelière allemande s’est exprimée semblablement.

Les Etats-Unis sont divisés, l’agressivité du débat politique interne n’a jamais été aussi forte. La superpuissance est-elle encore en mesure d’agir?

Je me fais aussi du souci à ce propos. Naguère, il y avait nettement plus de coopération entre les deux grands partis.

Et le président Obama vient de perdre la majorité au Sénat.

Formellement, c’est vrai. Mais en même temps il est désormais libre de défendre le programme qu’il croit juste. Tout comme le président Harry Truman entre 1946 et 1948, qui a lancé le plan Mar-shall après avoir perdu la majorité dans les deux Chambres.

La prochaine présidentielle est bientôt là. Hillary Clinton serait-elle une candidate appropriée?

Hillary est une amie et je pense qu’elle serait une présidente forte. Mais de manière générale je suis d’avis qu’un changement de gouvernement vaudrait mieux pour le pays. Encore que nous, les Républicains, devrions trouver un candidat convaincant.

Vous écrivez qu’un nouvel ordre doit naître mais ne doit pas être imposé. Que voulez-vous dire?

Cela signifie que les Etats-Unis restent irremplaçables sur la scène mondiale, pas leur force et leurs valeurs. On est une superpuissance quand on est fort, mais aussi intelligent et résolu. Mais aucun Etat n’est assez fort et intelligent pour créer un ordre mondial tout seul.

Jugez-vous l’actuelle politique étrangère américaine intelligente et résolue?

A la différence de l’Europe, nous croyons en tout cas que nous pouvons changer le monde, pas seulement à l’aide du soft power, mais, en cas de nécessité, par les armes. Les cinq guerres que l’Amérique a menées depuis la Deuxième Guerre mondiale ont été approuvées par une majorité de la population. L’engagement contre le pseudo-Etat islamique a aussi son soutien. Mais la question est: que se passera-t-il si le conflit s’éternise? Il faut être au clair sur ce qu’on veut avoir obtenu à la fin des combats.

L’objectif ultime ne devrait-il pas être la protection des civils en Irak et en Syrie?

Je ne crois pas que la crise syrienne se résume à un infâme dictateur qui massacre une population sans défense et que, lorsqu’il sera parti, la démocratie naîtra. Ce qui se passe est en partie un conflit multiethnique, en partie un soulèvement contre les structures vieillies du Moyen-Orient, en partie une rébellion contre le gouvernement. Si l’on pense pouvoir régler tous ces problèmes et qu’on est prêt à consentir des sacrifices, alors oui, on peut y aller. Cela comporte cependant une occupation durable. Voyez ce qui s’est passé en Libye. Nous n’étions pas prêts à combler le vide de pouvoir. La Libye est devenue un Etat failli et un dépôt d’armes pour toute l’Afrique.

En Syrie, c’est pareil. L’Etat s’effondre, des organisations terroristes règnent sur une bonne partie du pays. Une intervention ne se justifiait pas en soi?

Ma vie durant, j’ai presque toujours été partisan d’une politique étrangère active, mais il y faut des partenaires fiables. Or, ils manquent à l’appel.

Comme au temps du Vietnam. Vous regrettez votre politique agressive d’alors?

J’ai écrit un livre et plusieurs chapitres de mes mémoires à ce sujet. N’oubliez pas que le gouvernement que je servais avait hérité de cette guerre. L’administration Johnson avait envoyé là-bas un demi-million de soldats. Nixon les a retirés peu à peu. J’ai fait ce que moi et mes collègues nous jugions juste. En ce qui concerne mes choix stratégiques, j’ai agi en mon âme est conscience.

A la fin de votre livre figure une phrase que l’on peut comprendre comme une autocritique. Vous dites que lorsque vous étiez jeune vous vous pensiez capable d’écrire l’histoire. Et qu’aujourd’hui vous êtes devenu plus modeste.

J’ai appris que l’on pouvait rendre compte de l’histoire, mais pas l’annoncer. Reconnaître qu’on apprend toute la vie, ce n’est pas forcément une autocritique. J’ai voulu dire que l’on ne détermine pas l’histoire par sa seule volonté. C’est pourquoi je suis contre l’idée de toute intervention quand on ne sait pas où elle mène. Je jugeais justifiée une intervention contre Saddam Hussein mais, à mon avis, il était illusoire de croire qu’une occupation armée allait donner naissance à une démocratie. Il y faudrait des décennies et le soutien absolu de la population.

© Der spiegel traduction et adaptation Gian Pozzy

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La chronique de Werner De Schepper: Ecopop, c’est changer soi-même ses draps à l’hôpital

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:56

La politique, c’est la lutte pour le pouvoir à la «table des pèdzes». Le philosophe italien Antonio Gramsci a longtemps croupi à l’ombre sous Mussolini. Dans ses Cahiers de prison, il a beaucoup ruminé sur cette question déterminante de la boîte à outils politique: que faut-il pour gagner la majorité au sein de la population?

Tirant la leçon de son amère expérience personnelle, qui a vu le peuple italien se fier davantage à Mussolini qu’à ses adversaires politiques, Gramsci a compris qu’il ne suffisait pas d’être persuadé d’avoir les meilleures idées. Sa réponse est donc limpide: de belles idées comme la liberté et la justice ne valent rien tant qu’elles ne peuvent pas être ancrées dans la vie réelle des gens que l’on exploite et piétine. A cette fin, pense Gramsci, il faut des «intellectuels organiques», des gens capables de penser tout en étant enracinés dans le peuple.

Nous le remarquons de manière marquée dans le combat contre Ecopop. Il ne suffit pas de dire aux gens qui, depuis dix ans, ne bénéficient pas de la croissance économique de ce pays qu’Ecopop et son quota d’immigration ne changeront rien à leur statut de perdants de la croissance. Tous ceux qui déposeront un oui dans l’urne le savent déjà.

Mais ils ne font pas confiance à «ceux d’en haut». Ni aux politiques de Berne, ni aux dirigeants de l’économie sous perfusion de la Bahnhof­strasse.

Comment donc aborder le peuple aujourd’hui? Franz Steinegger, 71 ans, retiré du Conseil national depuis dix ans, en fait une fois de plus la démonstration. Dans la Schweizer Illustrierte du 17 novembre, il détruit le mythe Ecopop sur le terrain du réel: «Quel jeune homme vit encore sous le toit familial jusqu’à ce qu’il ait trouvé femme? Qui veut encore partager sa chambre avec ses frères et sœurs?» Steinegger y répond lui-même: «Les étrangers ne sont pas coupables de la disparition des espaces verts. Ce sont avant tout les Suisses qui exigent toujours plus de surface habitable.» Puis il demande: «Qui est mobile?» Et répond à nouveau: «Nous tous. Quand je suis à Zurich et que je prends le S-Bahn, je ne me sens pas cerné par les étrangers. Nous avons encore de la place. Il y a des vallées qui se dépeuplent.» Ce sont des phrases que nous pouvons comprendre: nous croyons l’homme venu d’Uri, nous sommes volontiers à côté de lui dans le S-Bahn de Zurich et, tout à coup, nous n’avons plus peur des étrangers censés nous cerner.

Que se passera-t-il si Ecopop est acceptée? Aucun conseiller fédéral, aucun autre politicien ne l’a mieux résumé que l’ex-président de la SUVA, qui l’illustre par un unique exemple concret, que tout le monde pige tout de suite: «Imaginez un hôpital avec deux entrées. L’une pour ceux qui rejettent Ecopop et l’autre pour ceux qui disent oui. Pour les adversaires, rien ne change. Mais les partisans dépendent avant tout du personnel suisse, entraînant des situations comparables à l’Italie: les parents doivent changer les draps et apporter à manger.»

Franz Steinegger est le dernier «intellectuel organique» parmi les radicaux de Suisse alémanique. Combien de temps devra-t-il attendre pour avoir un successeur?

werner.de.schepper@ringier.ch

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Pour plus d’éthique, la Finma veut robotiser la finance

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Jeudi, 20 Novembre, 2014 - 05:57

Zoom. Dans le but d’éviter les manipulations, le gendarme des banques oblige UBS à remplacer ses traders par des algorithmes.

Noël aura un goût amer pour les traders d’UBS. Le scandale de manipulation du marché des devises, dont la grande banque s’est sortie jeudi 14 novembre en versant 774 millions de francs d’amende aux régulateurs américain, britannique et suisse, va se retourner contre eux.

Outre le lot de mesures habituelles qui consistent à obliger la banque à renforcer ses contrôles internes, la Finma a imposé une «sanction» inédite en contraignant UBS à remplacer ses courtiers de devises par des algorithmes de trading. A terme, précise la Finma, UBS devra réaliser 95% de ses transactions en devises de manière automatisée. C’est la première fois qu’une autorité de surveillance astreint une banque à avoir recours au trading à haute fréquence.

«Le facteur humain a joué un grand rôle», a expliqué le directeur de la Finma, Mark Branson, lors d’une conférence de presse. «Limiter le facteur humain dans ce secteur réduira le potentiel de manipulation dans le futur», a-t-il ajouté. Dès la seconde phrase de son communiqué annonçant ses «sanctions», la Finma avait précisé que «des employés» – et non pas la banque elle-même – avaient agi «à l’encontre des intérêts de leurs clients».

Ce n’est pas la première fois que Mark Branson pointe la responsabilité de subalternes. Le Britannique, qui a passé le plus clair de sa carrière chez UBS, dirigeait la filiale de la banque au Japon entre 2006 et 2008, lorsque celle-ci était impliquée dans l’affaire de manipulation des taux d’intérêt. Il avait juré n’en avoir rien su, et la faute avait été mise sur le dos d’une poignée de traders.

La «sanction» de la Finma réjouira en premier lieu UBS. Elle permettra en effet à la banque d’accélérer une transition bien entamée. Elle réalise déjà 90% des transactions en devises de façon automatisée, explique Jean-Raphaël Fontannaz, porte-parole d’UBS. La «sanction» permettra aussi à la grande banque de renforcer sa nouvelle plateforme de trading à haute fréquence, appelée Neo. Cette «solution intégrée» donne la possibilité aux clients de soumettre leurs ordres sur le marché des devises sans avoir recours à un courtier, et de les exécuter directement dans les «vastes flux internes d’UBS». La plateforme, qui compte une application mobile, offre aussi toutes les fonctionnalités d’un réseau social, en permettant par exemple de «suivre» les «experts UBS» et de dialoguer par messagerie instantanée.

Mark Branson a souligné que le recours au trading automatisé s’était consolidé depuis l’ouverture des enquêtes sur les soupçons de manipulation des cours des devises il y a un an. UBS a lancé la plateforme Neo en octobre 2013.

L’initiative de la Finma laisse certains observateurs sceptiques. Interrogée par l’agence Bloomberg, Ann-Christina Lange, professeure de la Business School de Copenhague, estime que le recours au trading à haute fréquence pourrait aussi ouvrir la voie à «de nouveaux types d’abus, qui ne pourraient pas se dérouler sous une supervision humaine».

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